La Conquête de Plassans

Chapitre 16

 

À dix-sept ans, Désirée riait toujours de son rire d’innocente.Elle était devenue une grande belle enfant, toute grasse, avec desbras et des épaules de femme faite. Elle poussait comme une forteplante, heureuse de croître, insouciante du malheur qui vidait etassombrissait la maison.

« Tu ne ris pas, disait-elle à son père. Veux-tu jouer à lacorde ? C’est ça qui est amusant ! »

Elle s’était emparée de tout un carré du jardin ; ellebêchait, plantait des légumes, arrosait. Les gros travaux étaientsa joie. Puis, elle avait voulu avoir des poules, qui luimangeaient ses légumes, des poules qu’elle grondait avec destendresses de mère. À ces jeux, dans la terre, au milieu des bêtes,elle se salissait terriblement.

« C’est un vrai torchon ! criait Rose. D’abord, je neveux plus qu’elle entre dans ma cuisine, elle met de la bouepartout… Allez, madame, vous êtes bien bonne de la pomponner ;à votre place, je la laisserais patauger à son aise. »

Marthe, dans l’envahissement de son être, ne veilla même plus àce que Désirée changeât de linge. L’enfant gardait parfois la mêmechemise pendant trois semaines ; ses bas, qui tombaient surses souliers éculés, n’avaient plus de talons ; ses jupeslamentables pendaient comme des loques de mendiante. Mouret, unjour, dut prendre une aiguille ; la robe fendue par-derrière,du haut en bas, montrait sa peau. Elle riait d’être à moitié nue,les cheveux tombés sur les épaules, les mains noires, la figuretoute barbouillée.

Marthe finit par avoir une sorte de dégoût. Lorsqu’elle revenaitde la messe, gardant dans ses cheveux les vagues parfums del’église, elle était choquée de l’odeur puissante de terre que safille portait sur elle. Elle la renvoyait au jardin, dès la fin dudéjeuner ; elle ne pouvait la tolérer à côté d’elle, inquiétéepar cette santé robuste, ce rire clair qui s’amusait de tout.

« Mon Dieu ! que cette enfant estfatigante ! » murmurait-elle parfois, d’un air delassitude énervée.

Mouret, l’entendant se plaindre, lui dit dans un mouvement decolère :

« Si elle te gêne, on peut la mettre à la porte, comme lesdeux autres.

– Ma foi ! je serais bien tranquille, si elle n’étaitplus là », répondit-elle nettement.

Vers la fin de l’été, une après-midi, Mouret s’effraya de neplus entendre Désirée, qui faisait, quelques minutes auparavant, untapage affreux dans le fond du jardin. Il courut, il la trouva parterre, tombée d’une échelle sur laquelle elle était montée pourcueillir des figues ; les buis avaient heureusement amorti sachute. Mouret, épouvanté, la prit dans ses bras, en appelant ausecours. Il la croyait morte ; mais elle revint à elle, assuraqu’elle ne s’était pas fait de mal, et voulut remonter surl’échelle.

Cependant, Marthe avait descendu le perron. Quand elle entenditDésirée rire, elle se fâcha.

« Cette enfant me fera mourir, dit-elle ; elle ne saitqu’inventer pour me donner des secousses. Je suis sûre qu’elles’est jetée par terre exprès. Ce n’est plus tenable. Jem’enfermerai dans ma chambre, je partirai le matin pour ne rentrerque le soir… Oui, ris donc, grande bête ! Est-ce possibled’avoir mis au monde une pareille bête ! Va, tu me coûterascher.

– Ça, c’est sûr, ajouta Rose qui était accourue de lacuisine, c’est un gros embarras, et il n’y a pas de danger qu’onpuisse jamais la marier. »

Mouret, frappé au cœur, les écoutait, les regardait. Il nerépondit rien, il resta au fond du jardin avec la jeune fille.Jusqu’à la tombée de la nuit, ils parurent causer doucementensemble. Le lendemain, Marthe et Rose devaient s’absenter toute lamatinée ; elles allaient, à une lieue de Plassans, entendre lamesse dans une chapelle dédiée à saint Janvier, où toutes lesdévotes de la ville se rendaient ce jour-là en pèlerinage.Lorsqu’elles rentrèrent, la cuisinière se hâta de servir undéjeuner froid. Marthe mangeait depuis quelques minutes,lorsqu’elle s’aperçut que sa fille n’était pas à table.

« Désirée n’a donc pas faim ? demanda-t-elle ;pourquoi ne déjeune-t-elle pas avec nous ?

– Désirée n’est plus ici, dit Mouret, qui laissait lesmorceaux sur son assiette ; je l’ai menée ce matin àSaint-Eutrope, chez sa nourrice. »

Elle posa sa fourchette, un peu pâle, surprise et blessée.

« Tu aurais pu me consulter », reprit-elle.

Mais lui, continua, sans répondre directement :

« Elle est bien chez sa nourrice. Cette brave femme, quil’aime beaucoup, veillera sur elle… De cette façon, l’enfant ne tetourmentera plus, tout le monde sera content. »

Et, comme elle restait muette, il ajouta :

« Si la maison ne te semble pas assez tranquille, tu me lediras, et je m’en irai. »

Elle se leva à demi, une lueur passa dans ses yeux. Il venait dela frapper si cruellement, qu’elle avança la main, comme pour luijeter la bouteille à la tête. Dans cette nature si longtempssoumise, des colères inconnues soufflaient ; une hainegrandissait contre cet homme qui rôdait sans cesse autour d’elle,pareil à un remords. Elle se remit à manger avec affectation, sansparler davantage de sa fille. Mouret avait plié sa serviette ;il restait assis devant elle, écoutant le bruit de sa fourchette,jetant de lents regards autour de cette salle à manger, si joyeuseautrefois du tapage des enfants, si vide et si triste aujourd’hui.La pièce lui semblait glacée. Des larmes lui montaient aux yeux,lorsque Marthe appela Rose pour le dessert.

« Vous avez bon appétit, n’est-ce pas, madame ? ditcelle-ci en apportant une assiette de fruits. C’est que nous avonsjoliment marché !… Si monsieur, au lieu de faire le païen,était venu avec nous, il ne vous aurait pas laissé manger le restedu gigot à vous toute seule. »

Elle changea les assiettes, bavardant toujours.

« Elle est bien jolie, la chapelle de saint Janvier, maiselle est trop petite… Vous avez vu les dames qui sont arrivées enretard ; elles ont dû s’agenouiller dehors, sur l’herbe, enplein soleil… Ce que je ne comprends pas, c’est queMme de Condamin soit venue en voiture ;il n’y a plus de mérite alors, à faire le pèlerinage… Nous avonspassé une bonne matinée tout de même, n’est-ce pas,madame ?

– Oui, une bonne matinée, répéta Marthe. L’abbé Mousseau,qui a prêché, a été très touchant. »

Lorsque Rose s’aperçut à son tour de l’absence de Désirée, etqu’elle connut le départ de l’enfant, elle s’écria :

« Ma foi, monsieur a eu une bonne idée !… Elle meprenait toutes mes casseroles pour arroser ses salades… On vapouvoir respirer un peu.

– Sans doute », dit Marthe, qui entamait unepoire.

Mouret étouffait. Il quitta la salle à manger, sans écouterRose, qui lui criait que le café allait être prêt tout de suite.Marthe, restée seule dans la salle à manger, acheva tranquillementsa poire.

Mme Faujas descendait, lorsque la cuisinièreapporta le café.

« Entrez donc, lui dit cette dernière ; vous tiendrezcompagnie à madame, et vous prendrez la tasse de monsieur, quis’est sauvé comme un fou. »

La vieille dame s’assit à la place de Mouret.

« Je croyais que vous ne preniez jamais de café, fit-elleremarquer en se sucrant.

– Oui, autrefois, répondit Rose, lorsque monsieur tenait labourse… Maintenant, madame serait bien bête de se priver de cequ’elle aime. »

Elles causèrent une bonne heure. Marthe, attendrie, finit parconter ses chagrins à Mme Faujas ; son marivenait de lui faire une scène affreuse, à propos de sa fille, qu’ilavait conduite chez sa nourrice, dans un coup de tête. Et elle sedéfendait ; elle assurait qu’elle aimait beaucoup l’enfant,qu’elle irait la chercher un jour.

« Elle était un peu bruyante, insinuaMme Faujas. Je vous ai plainte bien souvent… Monfils aurait renoncé à venir lire son bréviaire dans lejardin ; elle lui cassait la tête. »

À partir de ce jour, les repas de Marthe et de Mouret furentsilencieux. L’automne était très humide ; la salle à mangerrestait mélancolique, avec les deux couverts isolés, séparés partoute la largeur de la grande table. L’ombre emplissait les coins,le froid tombait du plafond. On aurait dit un enterrement, selonl’expression de Rose.

« Ah bien ! disait-elle souvent en apportant lesplats, il ne faut pas faire tant de bruit… De ce train-là, il n’y apas de danger que vous vous écorchiez la langue… Soyez donc plusgai, monsieur ; vous avez l’air de suivre un mort. Vousfinirez par mettre madame au lit. Ce n’est pas bon pour la santé,de manger sans parler. »

Quand vinrent les premiers froids, Rose, qui cherchait à obligerMme Faujas, lui offrit son fourneau pour faire lacuisine. Cela commença par des bouillottes d’eau que la vieilledame descendit faire chauffer ; elle n’avait pas de feu, etl’abbé était pressé de se raser. Elle emprunta ensuite des fers àrepasser, se servit de quelques casseroles, demanda la rôtissoirepour mettre un gigot à la broche ; puis, comme elle n’avaitpas, en haut, une cheminée disposée d’une façon convenable, ellefinit par accepter les offres de Rose, qui alluma un feu desarments, à rôtir un mouton tout entier.

« Ne vous gênez donc pas, répétait-elle en tournantelle-même le gigot. La cuisine est grande, n’est-ce pas ? Il ya bien de la place pour deux… Je ne sais pas comment vous avez putenir jusqu’à présent à faire votre cuisine par terre, devant lacheminée de votre chambre, sur un méchant fourneau de tôle. Moi,j’aurais eu peur des coups de sang… Aussi monsieur Mouret estridicule ; on ne loue pas un appartement sans cuisine. Il fautque vous soyez de braves gens, pas fiers, commodes àvivre. »

Peu à peu, Mme Faujas fit son déjeuner et sondîner dans la cuisine des Mouret. Les premiers temps, elle fournitson charbon, son huile, ses épices. Dans la suite, lorsqu’elleoublia quelque provision, la cuisinière ne voulut pas qu’elleremontât chez elle ; elle la forçait à prendre dans l’armoirece qui lui manquait.

« Tenez, le beurre est là. Ce n’est pas ce que vous allezprendre sur le bout de votre couteau qui nous ruinera. Vous savezbien que tout est à votre disposition, ici… Madame me gronderait,si vous ne vous mettiez pas à votre aise. »

Alors, une grande intimité s’établit entre Rose etMme Faujas ; la cuisinière était ravie d’avoirtoujours là une personne qui consentît à l’écouter, pendant qu’elletournait ses sauces. Elle s’entendait à merveille, d’ailleurs, avecla mère du prêtre, dont les robes d’indienne, le masque rude, labrutalité populacière la mettaient presque sur un pied d’égalité.Pendant des heures, elles s’attardaient ensemble devant leursfourneaux éteints. Mme Faujas eut bientôt un empireabsolu dans la cuisine ; elle gardait son attitudeimpénétrable, ne disait que ce qu’elle voulait bien dire, sefaisait conter ce qu’elle désirait savoir. Elle décida du dîner desMouret, goûta avant eux aux plats qu’elle leur envoyait ;souvent même Rose faisait à part des friandises destinéesparticulièrement à l’abbé, des pommes au sucre, des gâteaux de riz,des beignets soufflés. Les provisions se mêlaient, les casserolesallaient à la débandade, les deux dîners se confondaient, à cepoint que la cuisinière s’écriait en riant, au moment deservir :

« Dites, madame, est-ce que les œufs sur le plat sont àvous ? Je ne sais plus, moi !… Ma parole ! Ilvaudrait mieux qu’on mangeât ensemble. »

Ce fut le jour de la Toussaint que l’abbé Faujas déjeuna pour lapremière fois dans la salle à manger des Mouret. Il était trèspressé, il devait retourner à Saint-Saturnin. Marthe, pour qu’ilperdît moins de temps, le fit asseoir devant la table, en luidisant que sa mère n’aurait pas deux étages à monter. Une semaineplus tard, l’habitude était prise, les Faujas descendaient à chaquerepas, s’attablaient, allaient jusqu’au café. Les premiers jours,les deux cuisines restèrent différentes ; puis, Rose trouva ça« très bête », disant qu’elle pouvait bien faire de lacuisine pour quatre personnes, et qu’elle s’entendrait avecMme Faujas.

« Ne me remerciez pas, ajouta-t-elle. C’est vous qui êtesbien gentils de descendre tenir compagnie à madame ; vousallez apporter un peu de gaieté… Je n’osais plus entrer dans lasalle à manger ; il me semblait que j’entrais chez un mort.C’était vide à faire peur… Si monsieur boude à présent, tant pispour lui ! Il boudera tout seul. »

Le poêle ronflait, la pièce était toute tiède. Ce fut un hivercharmant. Jamais Rose n’avait mis le couvert avec du linge plusnet ; elle plaçait la chaise de monsieur le curé près dupoêle, de façon qu’il eût le dos au feu. Elle soignaitparticulièrement son verre, son couteau, sa fourchette ; elleveillait, dès que la nappe avait la moindre tache, à ce que latache ne fût pas de son côté. Puis, c’étaient mille attentionsdélicates.

Quand elle lui ménageait un plat qu’il aimait, ellel’avertissait pour qu’il réservât son appétit. Parfois, aucontraire, elle lui faisait une surprise ; elle apportait leplat couvert, riait en dessous des regards interrogateurs, disait,d’un air de triomphe contenu :

« C’est pour monsieur le curé, une macreuse farcie auxolives, comme il les aime… Madame, donnez un filet à monsieur lecuré, n’est-ce pas ? Le plat est pour lui. »

Marthe servait. Elle insistait, avec des yeux suppliants, pourqu’il acceptât les bons morceaux. Elle commençait toujours par lui,fouillait le plat, tandis que Rose, penchée au-dessus d’elle, luiindiquait du doigt ce qu’elle croyait le meilleur. Et elles avaientmême de courtes querelles sur l’excellence de telles ou tellesparties d’un poulet ou d’un lapin. Rose poussait un coussin detapisserie sous les pieds du prêtre. Marthe exigeait qu’il eût sabouteille de bordeaux et son pain, un petit pain doré qu’ellecommandait tous les jours chez le boulanger.

« Eh ! rien n’est trop bon, répétait Rose, quandl’abbé les remerciait. Qui donc vivrait bien, si les braves cœurscomme vous n’avaient pas leurs aises ? Laissez-nous faire, lebon Dieu payera cette dette. »

Mme Faujas, assise à table en face de son fils,souriait de toutes ces cajoleries. Elle se prenait à aimer Martheet Rose ; elle trouvait, d’ailleurs, leur adoration naturelle,les regardait comme très heureuses d’être ainsi à genoux devant sondieu. La tête carrée, mangeant lentement et beaucoup, en paysannequi va loin en besogne, elle présidait réellement les repas, voyanttout sans perdre un coup de fourchette, veillant à ce que Martherestât dans son rôle de servante, couvant son fils d’un regard dejouissance satisfaite. Elle ne parlait que pour dire en trois motsles goûts de l’abbé ou pour couper court aux refus polis qu’ilhasardait encore. Parfois, elle haussait les épaules, lui poussaitle pied. Est-ce que la table n’était pas à lui ? Il pouvaitbien manger le plat tout entier, si cela lui faisait plaisir ;les autres se seraient contentés de mordre à leur pain sec en leregardant.

Quant à l’abbé Faujas, il restait indifférent aux soins tendresdont il était l’objet ; très frugal, mangeant vite, l’espritoccupé ailleurs, il ne s’apercevait souvent pas des gâteries qu’onlui réservait. Il avait cédé aux instances de sa mère, en acceptantla compagnie des Mouret ; il ne goûtait, dans la salle àmanger du rez-de-chaussée, que la joie d’être absolument débarrassédes soucis de la vie matérielle. Aussi gardait-il une tranquillitésuperbe, peu à peu habitué à voir ses moindres désirs devinés, nes’étonnant plus, ne remerciant plus, régnant dédaigneusement entrela maîtresse de la maison et la cuisinière, qui épiaient avecanxiété les moindres plis de son visage grave.

Et Mouret, assis en face de sa femme, restait oublié. Il setenait, les poignets au bord de la table, comme un enfant, enattendant que Marthe voulût bien songer à lui. Elle le servait ledernier, au hasard, maigrement. Rose, debout derrière elle,l’avertissait, lorsqu’elle se trompait et qu’elle tombait sur unbon morceau.

« Non, non, pas ce morceau-là… Vous savez que monsieur aimela tête ; il suce les petits os. »

Mouret, diminué, mangeait avec des hontes de pique-assiette. Ilsentait que Mme Faujas le regardait lorsqu’il secoupait du pain. Il réfléchissait une grande minute, les yeux surla bouteille, avant d’oser se servir à boire. Une fois, il setrompa, prit trois doigts du bordeaux de monsieur le curé. Ce futune belle affaire ! Pendant un mois, Rose lui reprocha cestrois doigts de vin. Quand elle faisait quelque plat de sucrerie,elle s’écriait :

« Je ne veux pas que monsieur y goûte… Il ne m’a jamaisfait un compliment. Une fois, il m’a dit que mon omelette au rhumétait brûlée. Alors, je lui ai répondu : « Elles seronttoujours brûlées pour vous. » Entendez-vous, madame, n’endonnez pas à monsieur. »

Puis c’étaient des taquineries. Elle lui passait les assiettesfêlées, lui mettait un pied de la table entre les jambes, laissaità son verre les peluches du torchon, posait le pain, le vin, lesel, à l’autre bout de la table. Mouret seul aimait lamoutarde ; il allait lui-même chez l’épicier en acheter despots, que la cuisinière faisait régulièrement disparaître, sousprétexte que « ça puait ». La privation de moutardesuffisait à lui gâter ses repas. Ce qui le désespérait plus encore,ce qui lui coupait absolument l’appétit, c’était d’avoir été chasséde sa place, de la place qu’il avait occupée de tout temps, devantla fenêtre, et qu’on donnait au prêtre comme étant la plusagréable. Maintenant, il faisait face à la porte ; il luisemblait manger chez des étrangers, depuis qu’à chaque bouchée ilne pouvait jeter un coup d’œil sur ses arbres fruitiers.

Marthe n’avait pas les aigreurs de Rose ; elle le traitaiten parent pauvre, qu’on tolère ; elle finissait par ignorerqu’il fût là, ne lui adressant presque jamais la parole, agissantcomme si l’abbé Faujas eût seul donné des ordres dans la maison.D’ailleurs, Mouret ne se révoltait pas ; il échangeaitquelques mots de politesse avec le prêtre, mangeait en silence,répondait par de lents regards aux attaques de la cuisinière. Puis,comme il avait toujours fini le premier, il pliait sa servietteméthodiquement, et se retirait, souvent avant le dessert.

Rose prétendait qu’il enrageait. Quand elle causait avecMme Faujas dans la cuisine, elle lui expliquait sonmaître tout au long.

« Je le connais bien, il ne m’a jamais bien effrayée… Avantque vous veniez ici, madame tremblait devant lui, parce qu’il étaittoujours à criailler, à faire l’homme terrible. Il nous embêtaittous d’une jolie manière, sans cesse sur notre dos, ne trouvantrien de bien, fourrant son nez partout, voulant montrer qu’il étaitle maître… Maintenant, il est doux comme un mouton, n’est-cepas ? C’est que madame a pris le dessus. Ah ! s’il étaitbrave, s’il ne craignait pas toutes sortes d’ennuis, vousentendriez une jolie chanson. Mais il a trop peur de votrefils ; oui, il a peur de monsieur le curé… On dirait qu’ildevient imbécile, par moments. Après tout, puisqu’il ne nous gêneplus, il peut bien être comme il lui plaît, n’est-ce pas,madame ? »

Mme Faujas répondait que M. Mouret luiparaissait un très digne homme ; il avait le seul tort de nepas être religieux. Mais il reviendrait certainement au bien, plustard. Et la vieille dame s’emparait lentement du rez-de-chaussée,allant de la cuisine à la salle à manger, trottant dans levestibule et dans le corridor. Mouret, quand il la rencontrait, serappelait le jour de l’arrivée des Faujas, lorsque, vêtue d’uneloque noire, ne lâchant pas le panier qu’elle tenait à deux mains,elle allongeait le cou dans chaque pièce, avec l’aisance tranquilled’une personne qui visite une maison à vendre.

Depuis que les Faujas mangeaient au rez-de-chaussée, le secondétage appartenait aux Trouche. Ils y devenaient bruyants ; desbruits de meubles roulés, des piétinements, des éclats de voix,descendaient par les portes ouvertes et violemment refermées.Mme Faujas, en train de causer dans la cuisine,levait la tête d’un air inquiet. Rose, pour arranger les choses,disait que cette pauvre Mme Trouche avait bien dumal. Une nuit, l’abbé, qui n’était point encore couché, entenditdans l’escalier un tapage étrange. Étant sorti avec son bougeoir,il aperçut Trouche abominablement gris, qui montait les marches surles genoux. Il le souleva de son bras robuste, le jeta chez lui.Olympe, couchée, lisait tranquillement un roman, en buvant à petitscoups un grog posé sur la table de nuit.

« Écoutez, dit l’abbé Faujas, livide de colère, vous ferezvos malles demain matin, et vous partirez.

– Tiens, pourquoi donc ? demanda Olympe sans setroubler ; nous sommes bien ici. »

Mais le prêtre l’interrompit rudement.

« Tais-toi ! Tu es une malheureuse, tu n’as jamaischerché qu’à me nuire. Notre mère avait raison, je n’aurais pas dûvous tirer de votre misère… Voilà qu’il me faut ramasser ton maridans l’escalier, maintenant ! C’est une honte. Et pense auscandale, si on le voyait dans cet état… Vous partirezdemain. »

Olympe s’était assise pour boire une gorgée de grog.

« Ah ! non, par exemple ! »murmura-t-elle.

Trouche riait. Il avait l’ivresse gaie. Il était tombé dans unfauteuil, épanoui, ravi.

« Ne nous fâchons pas, bégaya-t-il. Ce n’est rien, un petitétourdissement, à cause de l’air, qui est très vif. Avec ça, lesrues sont drôles dans cette sacrée ville… Je vais vous dire,Faujas, ce sont des jeunes gens très convenables. Il y a là le filsdu docteur Porquier. Vous connaissez bien, le docteurPorquier ?… Alors, nous nous voyons dans un café, derrière lesprisons. Il est tenu par une Arlésienne, une belle femme, unebrune… »

Le prêtre, les bras croisés, le regardait d’un air terrible.

« Non, je vous assure, Faujas, vous avez tort de m’envouloir… Vous savez que je suis un homme bien élevé ; jeconnais les convenances. Dans le jour, je ne prendrais pas un verrede sirop, de peur de vous compromettre… Enfin, depuis que je suisici, je vais à mon bureau comme si j’allais à l’école, avec destartines de confiture dans un panier ; c’est même bête, cemétier-là. Je me trouve bête, oui, parole d’honneur ; et si cen’était pas pour vous rendre service… Mais, la nuit, on ne me voitpas, peut-être. Je puis me promener la nuit. Ça me fait du bien, jefinirais par crever à rester sous clef. D’abord, il n’y a personnedans les rues, elles sont si drôles !…

– Ivrogne ! dit le prêtre entre ses dents serrées.

– Vous ne faites pas la paix ?… Tant pis ! moncher. Moi, je suis bon enfant ; je n’aime pas les fichuesmines. Si ça vous déplaît, je vous plante là avec vos béguines. Iln’y a guère que la petite Condamin qui soit gentille, et encorel’Arlésienne est mieux… Vous avez beau rouler vos yeux, je n’ai pasbesoin de vous. Tenez, voulez-vous que je vous prête centfrancs ? »

Et il tira des billets de banque, qu’il étala sur ses genoux, enriant aux éclats ; puis, il les fit voltiger, les passa sousle nez de l’abbé, les jeta en l’air. Olympe, d’un bond, se leva àmoitié nue ; elle ramassa les billets, qu’elle cacha sous letraversin, d’un air contrarié. Cependant, l’abbé Faujas regardaitautour de lui, très surpris ; il voyait des bouteilles deliqueur rangées le long de la commode, un pâté presque entier surla cheminée, des dragées dans une vieille boîte crevée. La chambreétait remplie d’achats récents : des robes jetées sur leschaises ; un paquet de dentelle déplié ; une superberedingote toute neuve, pendue à l’espagnolette de la fenêtre ;une peau d’ours étalée devant le lit. À côté du grog, sur la tablede nuit, une petite montre de femme, en or, luisait, dans une coupede porcelaine.

« Qui donc ont-ils dévalisé ? » pensa leprêtre.

Alors, il se souvint d’avoir vu Olympe baisant les mains deMarthe.

« Mais, malheureux, s’écria-t-il, vousvolez ! »

Trouche se leva. Sa femme l’envoya tomber sur le canapé.

« Tiens-toi tranquille, lui dit-elle ; dors, tu en asbesoin. »

Et, se tournant vers son frère :

« Et il est une heure, tu peux nous laisser dormir, si tun’as que des choses désagréables à nous dire… Mon mari a eu tort dese soûler, c’est vrai ; mais ce n’est pas une raison pour lemaltraiter… Nous avons eu déjà plusieurs explications ; ilfaut que celle-ci soit la dernière, entends-tu ? Ovide… Noussommes frère et sœur, n’est-ce pas ? Eh bien ! je te l’aidit, nous devons partager… Tu te goberges en bas, tu te fais fairedes petits plats, tu vis comme un bienheureux entre la propriétaireet la cuisinière. Ça te regarde. Nous n’allons pas, nous autres,regarder dans ton assiette ni te retirer les morceaux de la bouche.Nous te laissons conduire ta barque comme tu l’entends. Alors, nenous tourmente pas, accorde-nous la même liberté… Il me semble queje suis bien raisonnable… »

Et comme le prêtre faisait un geste :

« Oui, je comprends, continua-t-elle, tu as toujours peurque nous ne gâtions tes affaires… La meilleure façon pour que nousne les gâtions pas, c’est de ne point nous taquiner. Quand turépéteras : « Ah ! si j’avais su, je vous auraislaissés où vous étiez ! » Tiens ! tu n’es pas fort,malgré tes grands airs. Nous avons les mêmes intérêts quetoi ; nous sommes en famille, nous pouvons faire notre troutous ensemble. Ce serait tout à fait gentil, si tu voulais… Va tecoucher. Je gronderai Trouche demain ; je te l’enverrai, tului donneras tes ordres.

– Sans doute, murmura l’ivrogne, qui s’endormait. Faujasest drôle… Je ne veux pas de la propriétaire, j’aime mieux sesécus. » Alors, Olympe se mit à rire effrontément, en regardantson frère. Elle s’était recouchée, s’arrangeant commodément, le doscontre l’oreiller. Le prêtre, un peu pâle, réfléchissait ;puis, il s’en alla, sans dire un mot, tandis qu’elle reprenait sonroman et que Trouche ronflait sur le canapé.

Le lendemain, Trouche dégrisé eut un long entretien avec l’abbéFaujas. Lorsqu’il revint auprès de sa femme, il lui apprit àquelles conditions la paix était faite.

« Écoute, mon chéri, lui dit-elle, contente-le, fais bience qu’il demande ; tâche surtout de lui être utile, puisqu’ilt’en donne les moyens… J’ai l’air brave, quand il est là ;mais, au fond, je sais qu’il nous mettrait à la rue, comme deschiens, si nous le poussions à bout. Et je ne veux pas m’en aller…Es-tu sûr qu’il nous gardera ?

– Oui, ne crains rien, répondit l’employé. Il a besoin demoi, il nous laissera faire notre pelote. »

À partir de ce moment, Trouche sortit tous les soirs, vers neufheures, lorsque les rues étaient désertes. Il racontait à sa femmequ’il allait dans le vieux quartier faire de la propagande pourl’abbé. D’ailleurs, Olympe n’était pas jalouse ; elle riait,lorsqu’il lui rapportait quelque histoire risquée ; ellepréférait les chatteries solitaires, les petits verres pris touteseule, les gâteaux mangés en cachette, les longues soirées passéeschaudement dans le lit, à dévorer un vieux fonds de cabinet delecture, découvert par elle rue Canquoin. Trouche rentrait grisraisonnablement ; il ôtait ses souliers dans le vestibule pourmonter l’escalier sans bruit. Quand il avait trop bu, quand ilempoisonnait la pipe et l’eau-de-vie, sa femme ne le voulait pas àcôté d’elle ; elle le forçait à coucher sur le canapé. C’étaitalors une lutte sourde, silencieuse. Il revenait avec l’entêtementde l’ivresse, s’accrochait aux couvertures ; mais ilchancelait, glissait, tombait sur les mains, et elle finissait parle rouler comme une masse. S’il commençait à crier, elle le serraità la gorge, le regardant fixement, murmurant :

« Ovide t’entend, Ovide va venir. »

Il était alors pris de peur, ainsi qu’un enfant auquel on parledu loup ; puis, il s’endormait en mâchant des excuses.D’ailleurs, dès le soleil levé, il faisait sa toilette d’hommegrave, essuyait de son visage marbré les hontes de la nuit, mettaitune certaine cravate qui, selon son expression, lui donnait« l’air calotin ». Il passait devant les cafés enbaissant les yeux. À l’œuvre de la Vierge, on le respectait.Parfois, lorsque les jeunes filles jouaient dans la cour, il levaitun coin du rideau, les regardait d’un air paterne, avec des flammescourtes qui flambaient sous ses paupières à demi baissées.

Les Trouche étaient encore tenus en respect parMme Faujas. La fille et la mère restaient encontinuelle querelle, l’une se plaignant d’avoir toujours étésacrifiée à son frère, l’autre la traitant de mauvaise bête qu’elleaurait dû écraser au berceau. Mordant à la même proie, elles sesurveillaient, sans lâcher le morceau, furieuses, inquiètes desavoir laquelle des deux taillerait la plus grosse part.Mme Faujas voulait toute la maison ; elle endéfendait jusqu’aux balayures contre les doigts crochus d’Olympe.Lorsqu’elle s’aperçut des grosses sommes que celle-ci tirait despoches de Marthe, elle devint terrible. Son fils ayant haussé lesépaules en homme qui dédaigne ces misères, et qui se trouve forcéde fermer les yeux, elle eut à son tour une explicationépouvantable avec sa fille, qu’elle appela voleuse, comme si elleeût pris l’argent dans sa propre poche.

« Hein ? maman, c’est assez, n’est-ce pas ? ditOlympe, impatientée. Ce n’est pas votre bourse qui danse peut-être…Moi, je n’emprunte encore que de l’argent, je ne me fais pasnourrir.

– Que veux-tu dire, méchante gale ? balbutiaMme Faujas, au comble de l’exaspération. Est-ce quenous ne payons pas nos repas ? Demande à la cuisinière, ellete montrera notre livre de compte. »

Olympe éclata de rire.

« Ah ! très joli ! reprit-elle. Je le connais, lelivre de compte. Vous payez les radis et le beurre, n’est-cepas ?… Tenez, maman, restez au rez-de-chaussée ; je nevais pas vous y déranger, moi. Mais ne montez plus me tourmenter,ou je crie. Vous savez qu’Ovide a défendu qu’on fît dubruit. »

Mme Faujas redescendait en grondant. Cettemenace de tapage la forçait à battre en retraite. Olympe, pour semoquer, chantonnait derrière son dos. Mais, lorsqu’elle allait aujardin, sa mère se vengeait, sans cesse sur ses talons, regardantses mains, la guettant. Elle ne la tolérait ni dans la cuisine nidans la salle à manger. Elle l’avait fâchée avec Rose, à proposd’une casserole prêtée et non rendue. Cependant, elle n’osaitl’attaquer dans l’amitié de Marthe, de peur de quelque esclandre,dont l’abbé aurait souffert.

« Puisque tu es si peu soucieux de tes intérêts, dit-elleun jour à son fils, je saurai bien les défendre à ta place ;n’aie pas peur, je serai prudente… Si je n’étais pas là, vois-tu,ta sœur te retirerait le pain des mains. »

Marthe n’avait pas conscience du drame qui se nouait autourd’elle. La maison lui semblait simplement plus vivante, depuis quetout ce monde emplissait le vestibule, l’escalier, les corridors.On eût dit le vacarme d’un hôtel garni, avec le bruit étouffé desquerelles, les portes battantes, la vie sans gêne et personnelle dechaque locataire, la cuisine flambante, où Rose semblait avoirtoute une table d’hôte à traiter. Puis, c’était une processioncontinuelle de fournisseurs. Olympe, se soignant les mains, nevoulant plus laver la vaisselle, se faisait tout apporter dudehors, de chez un pâtissier de la rue de la Banne, qui préparaitdes repas pour la ville. Et Marthe souriait, se disait heureuse dece branle de la maison entière ; elle n’aimait plus resterseule, avait besoin d’occuper la fièvre dont elle était brûlée.

Cependant, Mouret, comme pour fuir ce vacarme, s’enfermait dansla pièce du premier étage, qu’il appelait son bureau ; ilavait vaincu sa répugnance de la solitude ; il ne descendaitpresque plus au jardin, disparaissait souvent du matin au soir.

« Je voudrais bien savoir ce qu’il peut faire, là-dedans,disait Rose à Mme Faujas. On ne l’entend pasremuer. On le croirait mort. S’il se cache, n’est-ce pas ?c’est qu’il n’a rien de propre à faire. »

Quand l’été vint, la maison s’anima encore. L’abbé Faujasrecevait les sociétés du sous-préfet et du président, au fond dujardin, sous la tonnelle. Rose, sur l’ordre de Marthe, avait achetéune douzaine de chaises rustiques, afin qu’on pût prendre le frais,sans toujours déménager les sièges de la salle à manger. L’habitudeétait prise. Chaque mardi, dans l’après-midi, les portes del’impasse restaient ouvertes ; ces messieurs et ces damesvenaient saluer monsieur le curé, en voisins, coiffés de chapeauxde paille, chaussés de pantoufles, les redingotes déboutonnées, lesjupes relevées par des épingles. Les visiteurs arrivaient un àun ; puis, les deux sociétés finissaient par se trouver aucomplet, mêlées, confondues, s’égayant, commérant dans la plusgrande intimité.

« Vous ne craignez pas, dit un jour M. de Bourdeuà M. Rastoil, que ces rencontres avec la bande de lasous-préfecture ne soient mal jugées ?… Voici les électionsgénérales qui approchent.

– Pourquoi seraient-elles mal jugées ? réponditM. Rastoil. Nous n’allons pas à la sous-préfecture, noussommes sur un terrain neutre… Puis, mon cher ami, il n’y a aucunecérémonie là-dedans. Je garde ma veste de toile. C’est de la vieprivée. Personne n’a le droit de juger ce que je fais sur lederrière de ma maison… Sur le devant, c’est autre chose ; nousappartenons au public, sur le devant… Nous ne nous saluonsseulement pas, monsieur Péqueur et moi dans les rues.

– Monsieur Péqueur des Saulaies est un homme qui gagnebeaucoup à être connu, hasarda l’ancien préfet, après unsilence.

– Sans doute, répliqua le président, je suis enchantéd’avoir fait sa connaissance… Et quel digne homme que l’abbéFaujas !… Non, certes, je ne crains pas les médisances, enallant saluer notre excellent voisin. »

M. de Bourdeu, depuis qu’il était question desélections générales, devenait inquiet ; il disait que lespremières chaleurs le fatiguaient beaucoup. Souvent, il avait desscrupules, il témoignait des doutes à M. Rastoil, pour quecelui-ci le rassurât. Jamais, d’ailleurs, on n’abordait lapolitique dans le jardin des Mouret. Une après-midi,M. de Bourdeu, après avoir vainement cherché unetransition, s’écria, en s’adressant au docteur Porquier :

« Dites donc, docteur, avez-vous lu le Moniteur,ce matin ? Le marquis a enfin parlé ; il a prononcétreize mots, je les ai comptés… Ce pauvre Lagrifoul ! Il a euun succès de fou rire. »

L’abbé Faujas avait levé un doigt, d’un air de finebonhomie.

« Pas de politique, messieurs, pas depolitique ! » murmura-t-il.

M. Péqueur des Saulaies causait avec M. Rastoil ;ils feignirent tous deux de n’avoir rien entendu.Mme de Condamin eut un sourire. Elle continua,en interpellant l’abbé Surin :

« N’est-ce pas, monsieur l’abbé, que l’on empèse vossurplis avec une eau gommée très faible ?

– Oui, madame, avec de l’eau gommée, répondit le jeuneprêtre. Il y a des blanchisseuses qui se servent d’empoiscuit ; mais ça coupe la mousseline, ça ne vaut rien.

– Eh bien ! reprit la jeune femme, je ne puis pasobtenir de ma blanchisseuse qu’elle emploie de la gomme pour mesjupons. »

Alors, l’abbé Surin lui donna obligeamment le nom et l’adressede sa blanchisseuse, sur le revers d’une de ses cartes de visite.On causait ainsi de toilette, du temps, des récoltes, desévénements de la semaine. On passait là une heure charmante. Desparties de raquettes, dans l’impasse, coupaient les conversations.L’abbé Bourrette venait très souvent, racontant de son air ravi depetites histoires de sainteté, que M. Maffre écoutait jusqu’aubout. Une seule fois Mme Delangre s’étaitrencontrée avec Mme Rastoil, toutes deux trèspolies, très cérémonieuses, gardant dans leurs yeux éteints laflamme brusque de leur ancienne rivalité. M. Delangre ne seprodiguait pas. Quant aux Paloque, s’ils fréquentaient toujours lasous-préfecture, ils évitaient de se trouver là, lorsqueM. Péqueur des Saulaies allait voisiner avec l’abbéFaujas ; la femme du juge restait perplexe, depuis sonexpédition malheureuse à l’oratoire de l’œuvre de la Vierge. Maisle personnage qui se montrait le plus assidu était certainementM. de Condamin, toujours admirablement ganté, venant làpour se moquer du monde, mentant, risquant des ordures avec unaplomb extraordinaire, s’amusant la semaine entière des intriguesqu’il avait flairées. Ce grand vieillard, si droit dans saredingote pincée à la taille, avait la passion de lajeunesse ; il se moquait des « vieux », s’isolaitavec les demoiselles de la bande, pouffait de rire dans lescoins.

« Par ici, la marmaille ! disait-il avec unsourire ; laissons les vieux ensemble. »

Un jour, il avait failli battre l’abbé Surin dans une formidablepartie de volant. La vérité était qu’il taquinait tout ce petitmonde. Il avait surtout pris pour victime le fils Rastoil, garçoninnocent auquel il contait des choses énormes. Il finit parl’accuser de faire la cour à sa femme, et il roulait des yeuxterribles, qui donnaient des sueurs d’angoisse au malheureuxSéverin. Le pis fut que celui-ci se crut réellement amoureux deMme de Condamin, devant laquelle il seplantait avec des mines attendries et effrayées, dont le maris’amusait extrêmement.

Les demoiselles Rastoil, pour lesquelles le conservateur desEaux et Forêts se montrait d’une galanterie de jeune veuf, étaientaussi le sujet de ses plaisanteries les plus cruelles. Bienqu’elles touchassent à la trentaine, il les poussait à des jeuxd’enfant, leur parlait comme à des pensionnaires. Son grand régalétait de les étudier, lorsque Lucien Delangre, le fils du maire, setrouvait là. Il prenait à part le docteur Porquier, un homme bon àtout entendre, il lui murmurait à l’oreille, en faisant allusion àl’ancienne liaison de M. Delangre avecMme Rastoil :

« Dites donc, Porquier, voilà un garçon bien embarrassé…Est-ce Angéline, est-ce Aurélie qui est de Delangre ?… Devine,si tu peux, et choisis, si tu l’oses. »

Cependant, l’abbé Faujas était aimable pour tous les visiteurs,même pour ce terrible Condamin, si inquiétant. Il s’effaçait leplus possible, parlait peu, laissait les deux sociétés se fondre,semblait n’avoir que la joie discrète d’un maître de maison,heureux d’être un trait d’union entre des personnes distinguées,faites pour se comprendre. Marthe, à deux reprises, avait crudevoir mettre les visiteurs à leur aise, en se montrant. Mais ellesouffrait de voir l’abbé au milieu de tout ce monde ; elleattendait qu’il fût seul, elle le préférait grave, marchantlentement, sous la paix de la tonnelle. Les Trouche, eux, le mardi,reprenaient leur espionnage envieux, derrière les rideaux ;tandis que Mme Faujas et Rose, du fond duvestibule, allongeaient la tête, admiraient avec des ravissementsla bonne grâce que monsieur le curé mettait à recevoir les gens lesmieux posés de Plassans.

« Allez, madame, disait la cuisinière, on voit bien tout desuite que c’est un homme distingué… Tenez, le voilà qui salue lesous-préfet. Moi, j’aime mieux monsieur le curé, quoique lesous-préfet soit un joli homme… Pourquoi donc n’allez-vous pas dansle jardin ? Si j’étais à votre place, je mettrais une robe desoie, et j’irais. Vous êtes sa mère, après tout. »

Mais la vieille paysanne haussait les épaules.

« Il n’a pas honte de moi, répondait-elle ; maisj’aurais peur de le gêner… J’aime mieux le regarder d’ici. Ça mefait davantage de plaisir.

– Ah ! je comprends ça. Vous devez être bienfière !… Ce n’est pas comme monsieur Mouret, qui avait clouéla porte pour que personne n’entrât. Jamais une visite, pas undîner à faire, le jardin vide à donner peur le soir. Nous vivionsen loups. Il est vrai que monsieur Mouret n’aurait pas surecevoir ; il avait une mine, quand il venait quelqu’un, parhasard !… Je vous demande un peu s’il ne devrait pas prendreexemple sur monsieur le curé. Au lieu de m’enfermer, je descendraisau jardin, je m’amuserais avec les autres ; je tiendrais monrang, enfin… Non, il est là-haut, caché comme s’il craignait qu’onlui donnât la gale… À propos, voulez-vous que nous montions voir cequ’il fait, là-haut ? »

Un mardi, elles montèrent. Ce jour-là, les deux sociétés étaienttrès bruyantes ; les rires montaient dans la maison par lesfenêtres ouvertes, pendant qu’un fournisseur, qui apportait auxTrouche un panier de vin, faisait au second étage un bruit devaisselle cassée, en reprenant les bouteilles vides. Mouret étaitenfermé à double tour dans son bureau.

« La clef m’empêche de voir, dit Rose, après avoir mis unœil à la serrure.

– Attendez », murmura Mme Faujas. Elletourna délicatement le bout de la clef, qui dépassait un peu.Mouret était assis au milieu de la pièce, devant la grande tablevide, couverte d’une épaisse couche de poussière, sans un livre,sans un papier ; il se renversait contre le dossier de sachaise, les bras ballants, la tête blanche et fixe, le regardperdu. Il ne bougeait pas. Les deux femmes, silencieusement,l’examinèrent l’une après l’autre.

« Il m’a donné froid aux os, dit Rose en redescendant.Avez-vous remarqué ses yeux ? Et quelle saleté ! Il y abien deux mois qu’il n’a posé une plume sur le bureau. Moi quim’imaginais qu’il écrivait là-dedans !… Quand on pense que lamaison est si gaie, et qu’il s’amuse à faire le mort, toutseul ! »

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