La Conquête de Plassans

Chapitre 18

 

Le dimanche, par une habitude d’ancien commerçant, Mouretsortait, faisait un tour en ville. Il ne quittait plus que cejour-là la solitude étroite où il s’enfermait avec une sorte dehonte. C’était machinal. Dès le matin, il se rasait, passait unechemise blanche, brossait sa redingote et son chapeau ; puis,après le déjeuner, sans qu’il sût comment, il se trouvait dans larue, marchant à petits pas, l’air propre, les mains derrière ledos.

Un dimanche, comme il mettait le pied hors de chez lui, ilaperçut, sur le trottoir de la rue Balande, Rose, qui causaitvivement avec la bonne de M. Rastoil. Les deux cuisinières seturent en le voyant. Elles l’examinaient d’un air tellementsingulier, qu’il s’assura si un bout de son mouchoir ne pendait pasd’une de ses poches de derrière. Lorsqu’il fut arrivé à la place dela Sous-Préfecture, il tourna la tête, il les retrouva plantées àla même place : Rose imitait le balancement d’un homme ivre,tandis que la bonne du président riait aux éclats.

« Je marche trop vite, elles se moquent de moi »,pensa Mouret.

Il ralentit encore le pas. Dans la rue de la Banne, à mesurequ’il avançait vers le marché, les boutiquiers accouraient sur lesportes, le suivaient curieusement des yeux. Il fit un petit signede tête au boucher, qui resta ahuri, sans lui rendre son salut. Laboulangère, à laquelle il adressa un coup de chapeau, parut sieffrayée qu’elle se rejeta en arrière. La fruitière, l’épicier, lepâtissier se le montraient du doigt, d’un trottoir à l’autre.Derrière lui, il laissait toute une agitation ; des groupes seformaient, des bruits de voix s’élevaient, mêlés dericanements.

« Avez-vous vu comme il marche raide ?

– Oui… Quand il a voulu enjamber le ruisseau, il a faillifaire la cabriole.

– On dit qu’ils sont tous comme ça.

– N’importe, j’ai eu bien peur… Pourquoi le laisse-t-onsortir ? Ça devrait être défendu. »

Mouret, intimidé, n’osait plus se retourner ; il était prisd’une vague inquiétude, tout en ne comprenant pas nettement qu’onparlait de lui. Il marcha plus vite, fit aller les bras d’un airaisé. Il regretta d’avoir mis sa vieille redingote, une redingotenoisette, qui n’était plus à la mode. Arrivé au marché, il hésitaun moment, puis s’engagea résolument au milieu des marchandes delégumes. Mais là sa vue produisit une véritable révolution.

Les ménagères de tout Plassans firent la haie sur son passage.Les marchandes, debout à leurs bancs, les poings aux côtés, ledévisagèrent. Il y eut des poussées, des femmes montèrent sur lesbornes de la halle au blé. Lui, hâtait toujours le pas, cherchant àse dégager, ne pouvant croire décidément qu’il était la cause de cevacarme.

« Ah ! bien, on dirait que ses bras sont des ailes demoulin à vent, dit une paysanne qui vendait des fruits.

– Il marche comme un dératé ; il a failli renversermon étalage, ajouta une marchande de salades.

– Arrêtez-le ! arrêtez-le ! » crièrentplaisamment les meuniers.

Mouret, pris de curiosité, s’arrêta net, se haussa vivement surla pointe des pieds, pour voir ce qui se passait : il croyaitqu’on venait de surprendre un voleur. Un immense éclat de rirecourut dans la foule ; des huées, des sifflets, des crisd’animaux se firent entendre.

« Il n’est pas méchant, ne lui faites pas de mal.

– Tiens ! je ne m’y fierais pas… Il se lève la nuitpour étrangler les gens.

– Le fait est qu’il a de vilains yeux.

– Alors ça lui a pris tout d’un coup ?

– Oui, tout d’un coup… Ce que c’est que de nous,pourtant ! Un homme qui était si doux !… Je m’envais ; ça me fait du mal… Voici trois sous pour lesnavets. »

Mouret venait de reconnaître Olympe au milieu d’un groupe defemmes. Elle avait acheté des pêches superbes, qu’elle portait dansun petit sac à ouvrage de dame comme il faut. Elle devait raconterquelque histoire émouvante, car les commères qui l’entouraientpoussaient des exclamations étouffées, en joignant les mains d’unefaçon lamentable.

« Alors, achevait-elle, il l’a saisie par les cheveux etlui aurait coupé la gorge avec un rasoir qui était sur la commode,si nous n’étions pas arrivés à temps pour empêcher le crime… Ne luidites rien, il ferait un malheur.

– Hein ? quel malheur ? demanda Mouret effaré àOlympe. Les femmes s’étaient écartées, Olympe avait l’air de setenir sur ses gardes ; elle s’esquiva prudemment,murmurant :

« Ne vous fâchez pas, monsieur Mouret… Vous feriez mieux derentrer à la maison. »

Mouret se réfugia dans une ruelle qui menait au cours Sauvaire.Les cris redoublaient, il fut poursuivi un instant par la rumeurgrondante du marché.

« Qu’ont-ils donc aujourd’hui ? pensa-t-il. C’étaitpeut-être de moi qu’ils se moquaient ; pourtant je n’ai pasentendu mon nom… Il y aura eu quelque accident. »

Il ôta son chapeau, le regarda, craignant que quelque gamin nelui eût jeté une poignée de plâtre ; il n’avait non plus nicerf-volant ni queue de rat pendu dans le dos. Cette inspection lecalma. Il reprit sa marche de bourgeois en promenade, dans lesilence de la ruelle ; il déboucha tranquillement sur le coursSauvaire. Les petits rentiers étaient à leur place, sur un banc, ausoleil.

« Tiens ! c’est Mouret », dit le capitaine enretraite, d’un air de profond étonnement.

La plus vive curiosité se peignit sur les visages endormis deces messieurs. Ils allongèrent le cou, sans se lever, laissantMouret debout devant eux ; ils l’étudiaient, des pieds à latête, minutieusement.

« Alors, vous faites un petit tour ? reprit lecapitaine, qui paraissait le plus hardi.

– Oui, un petit tour, répéta Mouret, d’une façondistraite ; le temps est très beau. »

Ces messieurs échangèrent des sourires d’intelligence. Ilsavaient froid, et le ciel venait de se couvrir.

« Très beau, murmura l’ancien tanneur, vous n’êtes pasdifficile… Il est vrai que vous voilà déjà habillé en hiver. Vousavez une drôle de redingote. »

Les sourires se changèrent en ricanements. Mouret sembla prisd’une idée subite.

« Regardez donc, demanda-t-il en se tournant brusquement,si je n’ai pas un soleil dans le dos. »

Les marchands d’amandes retirés ne purent tenir leur sérieuxdavantage, ils éclatèrent. Le farceur de la bande, le capitaine,cligna les yeux.

« Où donc, un soleil ? demanda-t-il. Je ne vois qu’unelune. »

Les autres pouffaient, trouvaient cela extrêmementspirituel.

« Une lune ? dit Mouret. Rendez-moi le service del’effacer ; elle m’a causé des ennuis. »

Le capitaine lui donna trois ou quatre tapes, enajoutant :

« Là ! mon brave, vous voilà débarrassé. Ça ne doitpas être commode d’avoir une lune dans le dos… Vous avez l’airsouffrant ?

– Je ne me porte pas très bien », répondit-il de savoix indifférente.

Et, croyant surprendre des chuchotements sur le banc :

« Oh ! je suis joliment soigné à la maison. Ma femmeest très bonne, elle me gâte… Mais j’ai besoin de beaucoup derepos. C’est pour cela que je ne sors plus, qu’on ne me voit pluscomme autrefois. Quand je serai guéri, je reprendrai lesaffaires.

– Tiens ! interrompit brutalement l’ancien maîtretanneur, on prétend que c’est votre femme qui ne se porte pasbien.

– Ma femme ! Elle n’est pas malade, ce sont desmensonges ! s’écria-t-il en s’animant. Elle n’a rien, rien dutout… On nous en veut, parce que nous nous tenons tranquilles cheznous… Ah bien ! malade, ma femme ! Elle est très forte,elle n’a seulement jamais mal à la tête. »

Et il continua par phrases courtes, balbutiant avec des yeuxinquiets d’homme qui ment et une langue embarrassée de bavarddevenu silencieux. Les petits rentiers avaient des hochements detête apitoyés, tandis que le capitaine se frappait le front del’index. Un ancien chapelier du faubourg, qui avait examiné Mouretdepuis son nœud de cravate jusqu’au dernier bouton de sa redingote,s’était finalement absorbé dans le spectacle de ses souliers. Lelacet du soulier gauche se trouvait dénoué, ce qui paraissaitexorbitant au chapelier ; il poussait du coude ses voisins,leur montrant, d’un clignement d’yeux, ce lacet dont les boutspendaient. Bientôt tout le banc n’eut plus de regards que pour lelacet. Ce fut le comble. Ces messieurs haussèrent les épaules, defaçon à montrer qu’ils ne gardaient plus le moindre espoir.

« Mouret, dit paternellement le capitaine, nouez donc lescordons de votre soulier. »

Mouret regarda ses pieds ; mais il ne sembla pascomprendre, il se remit à parler. Puis, comme on ne lui répondaitplus, il se tut, resta là encore un instant, finit par continuerdoucement sa promenade.

« Il va tomber, c’est sûr, déclara le maître tanneur en selevant pour le voir plus longtemps. Hein ! est-il drôle ?A-t-il assez déménagé ? »

Au bout du cours Sauvaire, lorsque Mouret passa devant le cerclede la Jeunesse, il retrouva les rires étouffés qui l’accompagnaientdepuis qu’il avait mis les pieds dans la rue. Il vit parfaitement,sur le seuil du cercle, Séverin Rastoil qui le désignait à ungroupe de jeunes gens. Décidément, c’était de lui que la villeriait ainsi. Il baissa la tête, pris d’une sorte de peur, nes’expliquant pas cet acharnement, filant le long des maisons. Commeil allait entrer dans la rue Canquoin, il entendit un bruitderrière lui ; il tourna la tête, il aperçut trois gamins quile suivaient : deux grands, l’air effronté, et un tout petit,très sérieux, tenant à la main une vieille orange ramassée dans unruisseau. Alors, il suivit la rue Canquoin, coupa par la place desRécollets, se trouva dans la rue de la Banne. Les gamins lesuivaient toujours.

« Voulez-vous que j’aille vous tirer lesoreilles ? » leur cria-t-il en marchant sur euxbrusquement.

Ils se jetèrent de côté, riant, hurlant, s’échappant à quatrepattes. Mouret, très rouge, se sentit ridicule. Il fit un effortpour se calmer, il reprit son pas de promenade. Ce quil’épouvantait, c’était de traverser la place de la Sous-Préfecture,de passer sous les fenêtres des Rougon, avec cette suite devauriens qu’il entendait grossir et s’enhardir derrière son dos.Comme il avançait, il fut justement obligé de faire un détour pouréviter sa belle-mère qui rentrait des vêpres en compagnie deMme de Condamin.

« Au loup, au loup ! » criaient les gamins.

Mouret, la sueur au front, les pieds butant contre les pavés,entendit la vieille Mme Rougon dire à la femme duconservateur des Eaux et Forêts :

« Oh ! voyez donc, le malheureux ! C’est unehonte. Nous ne pouvons tolérer cela plus longtemps. »

Alors, irrésistiblement, Mouret se mit à courir. Les brastendus, la tête perdue, il se précipita dans la rue Balande, oùs’engouffra avec lui la bande des gamins, au nombre de dix à douze.Il lui semblait que les boutiquiers de la rue de la Banne, lesfemmes du marché, les promeneurs du cours, les jeunes messieurs ducercle, les Rougon, les Condamin, tout Plassans, avec ses riresétouffés, roulaient derrière son dos, le long de la pente raide dela rue. Les enfants tapaient des pieds, glissaient sur les pavéspointus, faisaient un vacarme de meute lâchée dans le quartiertranquille.

« Attrape-le ! hurlaient-ils.

– Houp ! houp ! il est rien cocasse, avec saredingote !

– Ohé ! vous autres, prenez par la rueTaravelle ; vous le pincerez.

– Au galop ! au galop ! »

Mouret, affolé, prit un élan désespéré pour atteindre saporte ; mais le pied lui manqua, il roula sur le trottoir, oùil resta quelques secondes, abattu. Les gamins, craignant lesruades, firent le cercle en poussant des cris de triomphe ;tandis que le tout petit, s’avançant gravement, lui jeta l’orangepourrie, qui s’écrasa sur son œil gauche. Il se releva péniblement,rentra chez lui, sans s’essuyer. Rose dut prendre un balai pourchasser les vauriens.

À partir de ce dimanche, tout Plassans fut convaincu que Mouretétait fou à lier. On citait des faits surprenants. Par exemple, ils’enfermait des journées entières dans une pièce nue, où l’onn’avait pas balayé depuis un an ; et la chose n’était pasinventée à plaisir, puisque les personnes qui la contaient latenaient de la bonne même de la maison. Que pouvait-il faire danscette pièce nue ? Les versions différaient ; la bonnedisait qu’il faisait le mort, ce qui épouvantait tout le quartier.Au marché, on croyait fermement qu’il cachait une bière, danslaquelle il s’étendait tout de son long, les yeux ouverts, lesmains sur la poitrine ; et cela du matin au soir, parplaisir.

« Il y a longtemps que la crise le menaçait, répétaitOlympe dans toutes les boutiques. Ça couvait ; il devenaittriste, il cherchait les coins pour se cacher, vous savez, commeles bêtes qui tombent malades. Moi, dès le jour où j’ai mis le pieddans la maison, j’ai dit à mon mari : « Le propriétairefile un vilain coton. » Il avait les yeux jaunes, la minesournoise. Et depuis lors la maison a été en l’air… Il a eu toutessortes de lubies. Il comptait les morceaux de sucre, enfermaitjusqu’au pain. Il était d’une avarice tellement crasse, que sapauvre femme n’avait plus de chaussures à se mettre… En voilà unemalheureuse, que je plains de tout mon cœur ! Elle en a passé,allez ! Vous figurez-vous sa vie avec ce maniaque, qui ne saitplus même se tenir proprement à table ; il jette sa servietteau milieu du dîner, il s’en va comme un hébété, après avoir pataugédans son assiette… Et taquin avec cela ! Il faisait des scènespour un pot de moutarde dérangé. Maintenant il ne dit plusrien ; il a des regards de bête sauvage, il saute à la gorgedes gens sans pousser un cri… J’en vois de drôles. Si je voulaisparler… »

Lorsqu’elle avait éveillé d’ardentes curiosités et qu’on lapressait de questions, elle murmurait :

« Non, non, ça ne me regarde pas… Madame Mouret est unesainte femme, qui souffre en vraie chrétienne ; elle a sesidées là-dessus, il faut les respecter… Croyez-vous qu’il a voulului couper le cou avec un rasoir ! »

C’était toujours la même histoire, mais elle obtenait un effetcertain : les poings se fermaient, les femmes parlaientd’étrangler Mouret. Quand un incrédule hochait la tête, onl’embarrassait tout net en lui demandant d’expliquer lesépouvantables scènes de chaque nuit ; un fou seul étaitcapable de sauter ainsi à la gorge de sa femme, dès qu’elle secouchait. Il y avait là une pointe de mystère qui aidasingulièrement à répandre l’histoire dans la ville. Pendant prèsd’un mois, la rumeur grossit. Rue Balande, malgré les comméragestragiques colportés par Olympe, le calme s’était fait, les nuits sepassaient tranquillement. Marthe avait des impatiences nerveuses,lorsque, sans parler clairement, ses intimes lui recommandaientd’être très prudente.

« Vous voulez n’en faire qu’à votre tête, n’est-cepas ? disait Rose. Vous verrez… Il recommencera. Nous voustrouverons assassinée, un de ces quatre matins. »

Mme Rougon affectait maintenant d’accourir tousles deux jours. Elle entrait d’un air plein d’angoisse, elledemandait à Rose, dès le vestibule :

« Eh bien ! aucun accident,aujourd’hui ? »

Puis, quand elle voyait sa fille, elle l’embrassait avec unefureur de tendresse, comme si elle avait eu peur de ne plus latrouver là. Elle passait des nuits affreuses, disait-elle ;elle tremblait à chaque coup de sonnette, s’imaginant toujoursqu’on venait lui apprendre quelque malheur ; elle ne vivaitplus. Et, lorsque Marthe lui affirmait qu’elle ne courait aucundanger, elle la regardait avec admiration, elles’écriait :

« Tu es un ange ! Si je n’étais pas là, tu telaisserais tuer sans pousser un soupir. Mais, sois tranquille, jeveille sur toi, je prends mes précautions. Le jour où ton marilèvera le petit doigt, il aura de mes nouvelles. »

Elle ne s’expliquait pas davantage. La vérité était qu’ellerendait visite à toutes les autorités de Plassans. Elle avait ainsiraconté les malheurs de sa fille au maire, au sous-préfet, auprésident du tribunal, d’une façon confidentielle, en leur faisantjurer une discrétion absolue.

« C’est une mère au désespoir qui s’adresse à vous,murmurait-elle avec une larme ; je vous livre l’honneur, ladignité de ma pauvre enfant. Mon mari tomberait malade, si unscandale public avait lieu, et pourtant je ne puis attendre quelquefatale catastrophe… Conseillez-moi, dites-moi ce que je doisfaire. »

Ces messieurs furent charmants. Ils la tranquillisèrent, luipromirent de veiller sur Mme Mouret, tout en setenant à l’écart ; d’ailleurs, au moindre danger, ilsagiraient. Elle insista particulièrement auprès de M. Péqueurdes Saulaies et de M. Rastoil, tous les deux voisins de songendre, pouvant intervenir sur-le-champ, si quelque malheurarrivait.

Cette histoire de fou raisonnable, attendant le coup de minuitpour devenir furieux, donna un vif intérêt aux réunions des deuxsociétés dans le jardin des Mouret. On se montra très empressé devenir saluer l’abbé Faujas. Dès quatre heures, celui-ci descendait,faisant avec bonhomie les honneurs de la tonnelle ; ilcontinuait à s’effacer, répondant par des hochements de tête. Lespremiers jours, on ne fit que des allusions détournées au drame quise passait dans la maison ; mais, un mardi, M. Maffre,qui regardait la façade d’un air inquiet, se hasarda à demander, endésignant d’un coup d’œil une fenêtre du premier étage :

« C’est la chambre, n’est-ce pas ? »

Alors, en baissant la voix, les deux sociétés causèrent del’étrange aventure qui bouleversait le quartier. Le prêtre donnaquelques vagues explications : c’était bien fâcheux, bientriste, et il plaignait tout le monde, sans s’aventurerdavantage.

« Mais vous, docteur, demandaMme de Condamin à M. Porquier, vous quiêtes le médecin de la maison, qu’est-ce que vous pensez de toutcela ? »

Le docteur Porquier hocha longtemps la tête avant de répondre.Il se posa d’abord en homme discret.

« C’est bien délicat, murmura-t-il. Madame Mouret n’est pasd’une forte santé. Quant à monsieur Mouret…

– J’ai vu madame Rougon, dit le sous-préfet. Elle est trèsinquiète.

– Son gendre l’a toujours gênée, interrompit brutalementM. de Condamin. Moi, j’ai rencontré Mouret, l’autre jour,au cercle. Il m’a battu au piquet. Je l’ai trouvé aussi intelligentqu’à l’ordinaire… Le digne homme n’a jamais été un aigle.

– Je n’ai point dit qu’il fût fou, comme le vulgairel’entend, reprit le docteur, qui se crut attaqué ; seulement,je ne dis pas non plus qu’il soit prudent de le laisser enliberté. »

Cette déclaration produisit une certaine émotion.M. Rastoil regarda instinctivement le mur qui séparait lesdeux jardins. Tous les visages se tendaient vers le docteur.

« J’ai connu, continuait-il, une dame charmante, qui tenaitgrand train, donnant à dîner, recevant les personnes les plusdistinguées, causant elle-même avec beaucoup d’esprit. Ehbien ! dès que cette dame était rentrée dans sa chambre, elles’enfermait et passait une partie de la nuit à marcher à quatrepattes autour de la pièce, en aboyant comme une chienne. Ses genscrurent longtemps qu’elle cachait une chienne chez elle… Cette dameoffrait un cas de ce que nous autres médecins nous nommons la folielucide. »

L’abbé Surin retenait des petits rires en regardant lesdemoiselles Rastoil, qu’égayait cette histoire d’une personne commeil faut faisant le chien. Le docteur Porquier se mouchagravement.

« Je pourrais citer vingt histoires semblables,ajouta-t-il ; des gens qui paraissent avoir toute leur raisonet qui se livrent aux extravagances les plus surprenantes, dèsqu’ils se trouvent seuls. M. de Bourdeu a parfaitementconnu un marquis, que je ne veux pas nommer, à Valence…

– Il a été mon ami intime, ditM. de Bourdeu ; il dînait souvent à la préfecture.Son histoire a fait un bruit énorme.

– Quelle histoire ? demandaMme de Condamin, en voyant que le docteur etl’ancien préfet se taisaient.

– L’histoire n’est pas très propre, repritM. de Bourdeu, qui se mit à rire. Le marquis, d’uneintelligence faible, d’ailleurs, passait les journées entières dansson cabinet, où il se disait occupé à un grand ouvrage d’économiepolitique… Au bout de dix ans, on découvrit qu’il y faisait, dumatin au soir, de petites boulettes d’égale grosseur avec…

– Avec ses excréments, acheva le docteur d’une voix sigrave que le mot passa et ne fit pas même rougir les dames.

– Moi, dit l’abbé Bourrette, que ces anecdotes amusaientcomme des contes de fées, j’ai eu une pénitente bien singulière…Elle avait la passion de tuer les mouches ; elle ne pouvait envoir une, sans éprouver l’irrésistible envie de la prendre. Chezelle, elle les enfilait dans des aiguilles à tricoter. Puis,lorsqu’elle se confessait, elle pleurait à chaudes larmes ;elle s’accusait de la mort des pauvres bêtes, elle se croyaitdamnée… Jamais je n’ai pu la corriger. »

L’histoire de l’abbé eut du succès. M. Péqueur des Saulaieset M. Rastoil eux-mêmes daignèrent sourire.

« Il n’y a pas grand mal, lorsqu’on ne tue que des mouches,fit remarquer le docteur. Mais les fous lucides n’ont pas touscette innocence. Il en est qui torturent leur famille par quelquevice caché, passé à l’état de manie : des misérables quiboivent, qui se livrent à des débauches secrètes, qui volent parbesoin de voler, qui agonisent d’orgueil, de jalousie, d’ambition.Et ils ont l’hypocrisie de leur folie, à ce point qu’ilsparviennent à se surveiller, à mener jusqu’au bout les projets lesplus compliqués, à répondre raisonnablement, sans que personnepuisse se douter de leurs lésions cérébrales ; puis, dèsqu’ils rentrent dans l’intimité, dès qu’ils sont seuls avec leursvictimes, ils s’abandonnent à leurs conceptions délirantes, ils sechangent en bourreaux… S’ils n’assassinent pas, ils tuent endétail.

– Alors M. Mouret ? demandaMme de Condamin.

– M. Mouret a toujours été taquin, inquiet,despotique. La lésion paraît s’être aggravée avec l’âge.Aujourd’hui, je n’hésite pas à le placer parmi les fous méchants…J’ai eu une cliente qui s’enfermait comme lui dans une pièceécartée, où elle passait les journées entières à combiner lesactions les plus abominables.

– Mais, docteur, si tel est votre avis, il fautaviser ! s’écria M. Rastoil. Vous devriez faire unrapport à qui de droit. »

Le docteur Porquier resta légèrement embarrassé.

« Nous causons, dit-il, en reprenant son sourire de médecindes dames. Si je suis requis, si les choses deviennent graves, jeferai mon devoir.

– Bah ! conclut méchamment M. de Condamin,les plus fous ne sont pas ceux qu’on pense… Il n’y a pas decervelle saine, pour un médecin aliéniste… Le docteur vient de nousréciter là une page d’un livre sur la folle lucide, que j’ai lu, etqui est intéressant comme un roman. »

L’abbé Faujas avait écouté curieusement, sans prendre part à laconversation. Puis, comme on se taisait, il fit entendre que ceshistoires de fou attristaient les dames ; il voulut qu’onparlât d’autre chose. Mais la curiosité était éveillée, les deuxsociétés se mirent à épier les moindres actes de Mouret. Celui-cine descendait plus qu’une heure par jour au jardin, après ledéjeuner, pendant que les Faujas restaient à table avec sa femme.Dès qu’il y avait mis les pieds, il tombait sous la surveillanceactive de la famille Rastoil et des familiers de lasous-préfecture. Il ne pouvait s’arrêter devant un carré delégumes, s’intéresser à une salade, hasarder un geste, sans donnerlieu, à droite et à gauche, dans les deux jardins, aux commentairesles plus désobligeants. Tout le monde se tournait contre lui.M. de Condamin seul le défendait encore. Mais, un jour,la belle Octavie lui dit, en déjeunant :

« Qu’est-ce que cela peut vous faire que ce Mouret soitfou ?

– À moi ? chère amie, absolument rien, répondit-il,étonné.

– Eh bien ! alors, laissez-le fou, puisque tout lemonde vous dit qu’il est fou… Je ne sais quelle rage vous avezd’être d’un autre avis que votre femme. Cela ne vous portera pasbonheur, mon cher… Ayez donc l’esprit, à Plassans, de n’être passpirituel. »

M. de Condamin sourit.

« Vous avez raison comme toujours, dit-il galamment ;vous savez que j’ai mis ma fortune entre vos mains… Ne m’attendezpas pour dîner. Je vais à cheval jusqu’à Saint-Eutrope, pour donnerun coup d’œil à une coupe de bois. »

Il partit, mâchonnant un cigare.

Mme de Condamin n’ignorait pas qu’il avaitdes tendresses pour une petite fille, du côté de Saint-Eutrope.Mais elle était tolérante, elle l’avait même sauvé deux fois desconséquences de très vilaines histoires. Quant à lui, il était bientranquille sur la vertu de sa femme ; il la savait trop finepour avoir une intrigue à Plassans.

« Vous n’imagineriez jamais à quoi Mouret passe son tempsdans la pièce où il s’enferme ? dit le lendemain leconservateur des Eaux et Forêts, lorsqu’il se rendit à lasous-préfecture. Eh bien ! il compte les s qui setrouvent dans la Bible. Il a craint de s’être trompé, et il a déjàrecommencé trois fois son calcul… Ma foi ! vous aviez raison,il est fêlé du haut en bas, ce farceur-là ! »

Et, à partir de ce moment, M. de Condamin chargeaterriblement Mouret. Il poussait même les choses un peu loin,mettant toute sa hâblerie à inventer des histoires saugrenues quiahurissaient la famille Rastoil. Il prit surtout pour victimeM. Maffre. Un jour, il lui racontait qu’il avait aperçu Mouretà une des fenêtres de la rue, tout nu, coiffé seulement d’un bonnetde femme, faisant des révérences dans le vide. Un autre jour, ilaffirmait avec un aplomb étonnant qu’il était certain d’avoirrencontré à trois heures Mouret, dansant au fond d’un petit bois,comme un homme sauvage ; puis, comme le juge de paix semblaitdouter, il se fâchait, il disait que Mouret pouvait bien s’en allerpar les tuyaux de descente, sans qu’on s’en aperçût. Les familiersde la sous-préfecture souriaient ; mais, dès le lendemain, labonne des Rastoil répandait ces récits extraordinaires dans laville, où la légende de l’homme qui battait sa femme prenait desproportions extraordinaires.

Une après-midi, l’aînée des demoiselles Rastoil, Aurélie,raconta en rougissant que, la veille, s’étant mise à la fenêtre,vers minuit, elle avait aperçu le voisin qui se promenait dans sonjardin avec un grand cierge. M. de Condamin crut que lajeune fille se moquait de lui ; mais elle donnait des détailsprécis.

« Il tenait le cierge de la main gauche. Il s’estagenouillé par terre ; puis, il s’est traîné sur les genoux ensanglotant.

– Peut-être qu’il a commis un crime et qu’il a enterré lecadavre dans son jardin », dit M. Maffre, devenublême.

Alors, les deux sociétés convinrent de veiller un soir, jusqu’àminuit, s’il le fallait, pour avoir le cœur net de cette aventure.La nuit suivante, elles se tinrent aux aguets dans les deuxjardins ; mais Mouret ne parut pas. Trois soirées furent ainsiperdues. La sous-préfecture abandonnait la partie ;Mme de Condamin refusait de rester sous lesmarronniers, où il faisait un noir terrible, lorsque, la quatrièmenuit, par un ciel d’encre, une lumière tremblota au rez-de-chausséedes Mouret. M. Péqueur des Saulaies, averti, se glissalui-même dans l’impasse des Chevillottes, pour inviter la familleRastoil à venir sur la terrasse de son hôtel, d’où l’on dominait lejardin voisin. Le président, à l’affût avec ses demoisellesderrière sa cascade, eut une courte hésitation, réfléchissant que,politiquement, il s’engageait beaucoup en allant ainsi chez lesous-préfet ; mais la nuit était si sombre, sa fille Aurélietenait tellement à prouver la réalité de son histoire, qu’il suivitM. Péqueur des Saulaies, à pas étouffés, dans l’ombre. Ce futde la sorte que la légitimité, à Plassans, pénétra pour la premièrefois chez un fonctionnaire bonapartiste.

« Ne faites pas de bruit, recommanda le sous-préfet ;penchez-vous sur la terrasse. »

M. Rastoil et ses demoiselles trouvèrent là le docteurPorquier, Mme de Condamin et son mari. Lesténèbres étaient si épaisses, qu’on se salua sans se voir.Cependant, toutes les respirations restaient suspendues. Mouretvenait de se montrer sur le perron, avec une bougie plantée dans ungrand chandelier de cuisine.

« Vous voyez qu’il tient un cierge », murmuraAurélie.

Personne ne protesta. Le fait fut acquis, Mouret tenait uncierge. Il descendit lentement le perron, tourna à gauche, demeuraimmobile devant un carré de laitue. Il levait la bougie pouréclairer les salades ; sa face apparaissait toute jaune sur lefond noir de la nuit.

« Quelle figure ! ditMme de Condamin ; j’en rêverai, c’estcertain… Est-ce qu’il dort, docteur ?

– Non, non, répondit M. Porquier, il n’est passomnambule, il est bien éveillé… Vous distinguez la fixité de sesregards ; je vous prie aussi de remarquer la sécheresse de sesmouvements…

– Taisez-vous donc, nous n’avons pas besoin d’uneconférence », interrompit M. Péqueur des Saulaies.

Alors, le silence le plus profond régna. Mouret, ayant enjambéles buis, s’était agenouillé au milieu des salades. Il baissait labougie, il cherchait le long des rigoles, sous les feuilles vertesétalées. De temps à autre, il avait un petit grognement ; ilsemblait écraser, enfoncer quelque chose en terre. Cela dura prèsd’une demi-heure.

« Il pleure, je vous le disais bien, répétaitcomplaisamment Aurélie.

– C’est réellement très effrayant, balbutiaitMme de Condamin. Rentrons, je vous enprie. »

Mouret laissa tomber sa bougie, qui s’éteignit. On l’entendit sefâcher et remonter le perron en butant contre les marches. Lesdemoiselles Rastoil avaient poussé un léger cri de terreur. Ellesne se rassurèrent que dans le petit salon éclairé, oùM. Péqueur des Saulaies voulut absolument que la sociétéacceptât une tasse de thé et des biscuits.Mme de Condamin continuait à être toutetremblante ; elle se pelotonnait dans le coin d’unecauseuse ; elle assurait, avec un sourire attendri, que jamaiselle ne s’était sentie si impressionnée, même un matin où elleavait eu la vilaine curiosité d’aller voir une exécutioncapitale.

« C’est singulier, dit M. Rastoil, qui réfléchissaitprofondément depuis un instant, Mouret avait l’air de chercher deslimaces sous ses salades. Les jardins en sont empoisonnés, et je mesuis laissé dire qu’on ne les détruit bien que la nuit.

– Les limaces ! s’écriaM. de Condamin ; allez, il s’inquiète bien deslimaces ! Est-ce qu’on va chercher des limaces avec uncierge ? Je crois plutôt, comme M. Maffre, qu’il y aquelque crime là-dessous… Ce Mouret n’a-t-il jamais eu unedomestique qui ait disparu ? Il faudrait faire uneenquête. »

M. Péqueur des Saulaies comprit que son ami le conservateurdes Eaux et Forêts allait un peu loin. Il murmura, en buvant unegorgée de thé :

« Non, non, mon cher. Il est fou, il a des imaginationsextraordinaires, voilà tout… C’est déjà bien assezterrifiant. »

Il prit l’assiette de biscuits, qu’il présenta aux demoisellesRastoil en cambrant sa taille de bel officier ; puis, reposantl’assiette, il continua :

« Quand on pense que ce malheureux s’est occupé depolitique ! Je ne veux pas vous reprocher votre alliance avecles républicains, monsieur le président ; mais avouez que lemarquis de Lagrifoul avait là un partisan bien étrange. »

M. Rastoil était devenu très grave. Il fit un geste vague,sans répondre.

« Et il s’en occupe toujours ; c’est peut-être lapolitique qui lui tourne la tête, dit la belle Octavie ens’essuyant délicatement les lèvres. On le donne comme très ardentpour les prochaines élections, n’est-ce pas, monami ? »

Elle s’adressait à son mari, auquel elle jeta un regard.

« Il en crèvera ! s’écriaM. de Condamin ; il répète partout qu’il est lemaître du scrutin, qu’il fera nommer un cordonnier, si cela luiplaît.

– Vous exagérez, dit le docteur Porquier ; il n’a plusautant d’influence, la ville entière se moque de lui.

– Eh ! c’est ce qui vous trompe ! S’il le veut,il mènera aux urnes tout le vieux quartier et un grand nombre devillages… Il est fou, c’est vrai, mais c’est une recommandation… Jele trouve encore très raisonnable, pour un républicain. »

Cette plaisanterie médiocre obtint un vif succès. Lesdemoiselles Rastoil eurent elles-mêmes de petits rires depensionnaire. Le président voulut bien approuver de la tête ;il sortit de sa gravité, il dit en évitant de regarder lesous-préfet :

« Lagrifoul ne nous a peut-être pas rendu les services quenous étions en droit d’attendre ; mais un cordonnier, ceserait vraiment honteux pour Plassans ! »

Et il ajouta vivement, comme pour couper court sur ladéclaration qu’il venait de faire :

« Il est une heure et demie ; c’est une débauche…Monsieur le sous-préfet, tous nos remerciements. »

Ce fut Mme de Condamin, qui, en jetant unchâle sur ses épaules, trouva moyen de conclure.

« Enfin, dit-elle, on ne peut pas laisser conduire lesélections par un homme qui va s’agenouiller au milieu de sessalades, à minuit passé. » Cette nuit devint légendaire.M. de Condamin eut beau jeu, lorsqu’il raconta l’aventureà M. de Bourdeu, à M. Maffre et aux abbés, quin’avaient pas vu le voisin avec un cierge. Trois jours plus tard,le quartier jurait avoir aperçu le fou qui battait sa femme sepromenant la tête couverte d’un drap de lit. Sous la tonnelle, auxréunions de l’après-midi, on se préoccupait surtout de lacandidature possible du cordonnier de Mouret. On riait, tout ens’étudiant les uns les autres. C’était une façon de se tâterpolitiquement. M. de Bourdeu, à certaines confidences deson ami le président, croyait comprendre qu’une entente tacitepourrait se faire sur son nom entre la sous-préfecture etl’opposition modérée, de façon à battre honteusement lesrépublicains. Aussi se montrait-il de plus en plus sarcastiquecontre le marquis de Lagrifoul, dont il relevait scrupuleusementles moindres bévues à la Chambre. M. Delangre, qui ne venaitque de loin en loin, en alléguant les soucis de son administrationmunicipale, souriait finement, à chaque nouvelle moquerie del’ancien préfet.

« Vous n’avez plus qu’à enterrer le marquis, monsieur lecuré », dit-il un jour à l’oreille de l’abbé Faujas.

Mme de Condamin, qui l’entendit, tourna latête, posant un doigt sur ses lèvres avec une moue d’une maliceexquise.

L’abbé Faujas, maintenant, laissait parler politique devant lui.Il donnait même parfois un avis, était pour l’union des espritshonnêtes et religieux. Alors, tous renchérissaient, M. Péqueurdes Saulaies, M. Rastoil, M. de Bourdeu, jusqu’àM. Maffre. Il devait être si facile de s’entendre entre gensde bien, de travailler en commun à la consolidation des grandsprincipes, sans lesquels aucune société ne saurait exister !Et la conversation tournait sur la propriété, sur la famille, surla religion. Parfois le nom de Mouret revenait, etM. de Condamin murmurait :

« Je ne laisse venir ma femme ici qu’en tremblant. J’aipeur, que voulez-vous !… Vous verrez de drôles de choses, auxélections, s’il est encore libre ! »

Cependant, tous les matins, Trouche tâchait d’effrayer l’abbéFaujas, dans l’entretien qu’il avait régulièrement avec lui. Il luidonnait les nouvelles les plus alarmantes : les ouvriers duvieux quartier s’occupaient beaucoup trop de la maisonMouret ; ils parlaient de voir le bonhomme, de juger son état,de prendre son avis.

Le prêtre, d’ordinaire, haussait les épaules. Mais, un jour,Trouche sortit de chez lui, l’air enchanté. Il vint embrasserOlympe en s’écriant :

« Cette fois, ma fille, c’est fait.

– Il te permet d’agir ? demanda-t-elle.

– Oui, en toute liberté… Nous allons être jolimenttranquilles, quand l’autre ne sera plus là. »

Elle était encore couchée ; elle se renfonça sous lacouverture, faisant des sauts de carpe, riant comme une enfant.

« Ah bien ! tout va être à nous, n’est-ce pas ?…Je prendrai une autre chambre. Et je veux aller dans le jardin, jeveux faire ma cuisine en bas… Tiens ! mon frère nous doit biença. Tu lui auras donné un fier coup de main ! »

Le soir, Trouche arriva vers dix heures seulement au café borgnedans lequel il se rencontrait avec Guillaume Porquier et d’autresjeunes gens comme il faut de la ville. On le plaisanta sur sonretard, on l’accusa d’être allé aux remparts avec une des jeunescoquines de l’œuvre de la Vierge. Cette plaisanterie, d’habitude,le flattait ; mais il resta grave. Il dit qu’il avait eu desaffaires, des affaires sérieuses. Ce ne fut que vers minuit, quandil eut vidé les carafons du comptoir, qu’il devint tendre etexpansif. Il tutoya Guillaume, il balbutia, le dos contre le mur,rallumant sa pipe à chaque phrase :

« J’ai vu ton père, ce soir. C’est un brave homme… J’avaisbesoin d’un papier. Il a été très gentil, très gentil. Il me l’adonné. Je l’ai là, dans ma poche… Ah ! il ne voulait pasd’abord. Il disait que ça regardait la famille. Je lui aidit : « Moi, je suis la famille, j’ai l’ordre de lamaman… » Tu la connais, la maman ; tu vas chez elle. Unebrave femme. Elle avait paru très contente, lorsque j’étais allélui conter l’affaire, auparavant… Alors, il m’a donné le papier. Tupeux le toucher, tu le sentiras dans ma poche… »

Guillaume le regardait fixement, cachant sa vive curiosité sousun rire de doute.

« Je ne mens pas, continua l’ivrogne ; le papier estdans ma poche… Tu l’as senti ?

– C’est un journal », dit le jeune homme.

Trouche, en ricanant, tira de sa redingote une grande enveloppe,qu’il posa sur la table au milieu des tasses et des verres. Il ladéfendit un instant contre Guillaume, qui avait allongé lamain ; puis, il la lui laissa prendre, riant plus fort, commesi on l’avait chatouillé. C’était une déclaration du docteurPorquier, fort détaillée, sur l’état mental du sieur FrançoisMouret, propriétaire, à Plassans.

« Alors on va le coffrer ? demanda Guillaume enrendant le papier.

– Ça ne te regarde pas, mon petit, répondit Trouche,redevenu méfiant. C’est pour sa femme, ce papier-là. Moi, je nesuis qu’un ami qui aime à rendre service. Elle fera ce qu’ellevoudra… Elle ne peut pas non plus se laisser massacrer, cettepauvre dame. »

Il était si gris, que, lorsqu’on les mit à la porte du café,Guillaume dut l’accompagner jusqu’à la rue Balande. Il voulait secoucher sur tous les bancs du cours Sauvaire. Arrivé à la place dela Sous-Préfecture, il sanglota, il répéta :

« Il n’y a plus d’amis, c’est parce que je suis pauvrequ’on me méprise… Toi, tu es un bon garçon. Tu viendras prendre lecafé avec nous, quand nous serons les maîtres. Si l’abbé nous gêne,nous l’enverrons rejoindre l’autre… Il n’est pas fort, l’abbé,malgré ses grands airs ; je lui fais voir les étoiles en pleinmidi… Tu es un ami, un vrai, n’est-ce pas ? Le Mouret estenfoncé, nous boirons son vin. »

Lorsqu’il eut mit Trouche à sa porte, Guillaume traversaPlassans endormi et vint siffler doucement devant la maison du jugede paix. C’était un signal. Les fils Maffre, que leur pèreenfermait de sa main dans leur chambre, ouvrirent une croisée dupremier étage, d’où ils descendirent en s’aidant des barreaux dontles fenêtres du rez-de-chaussée étaient barricadées. Chaque nuit,ils allaient ainsi au vice, en compagnie du fils Porquier.

« Ah bien ! leur dit celui-ci, lorsqu’ils eurent gagnéen silence les ruelles noires des remparts, nous aurions tort denous gêner… Si mon père parle encore de m’envoyer faire pénitencedans quelque trou, j’ai de quoi lui répondre… Voulez-vous parierque je me fais recevoir du cercle de la Jeunesse, quand jevoudrai ? »

Les fils Maffre tinrent le pari. Tous trois se glissèrent dansune maison jaune, à persiennes vertes, adossée dans un angle desremparts, au fond d’un cul-de-sac.

La nuit suivante, Marthe eut une crise épouvantable. Elle avaitassisté, le matin, à une longue cérémonie religieuse, qu’Olympeavait tenu à voir jusqu’au bout. Lorsque Rose et les locatairesaccoururent aux cris déchirants qu’elle jetait, ils la trouvèrentétendue au pied du lit, le front fendu. Mouret, à genoux au milieudes couvertures, frissonnait.

« Cette fois, il l’a tuée ! » cria lacuisinière.

Et elle le prit entre ses bras, bien qu’il fût en chemise, lepoussa à travers la chambre, jusque dans son bureau, dont la portese trouvait de l’autre côté du palier ; elle retourna luijeter un matelas et des couvertures. Trouche était parti en courantchercher le docteur Porquier. Le docteur pansa la plaie deMarthe ; deux lignes plus bas, dit-il, le coup était mortel.En bas, dans le vestibule, devant tout le monde, il déclara qu’ilfallait agir, qu’on ne pouvait laisser plus longtemps la vie deMme Mouret à la merci d’un fou furieux.

Marthe dut garder le lit, le lendemain. Elle avait encore un peude délire ; elle voyait une main de fer qui lui ouvrait lecrâne avec une épée flamboyante. Rose refusa absolument à Mouret dele laisser entrer. Elle lui servit à déjeuner dans le bureau, surla table poussiéreuse. Il ne mangea pas. Il regardait stupidementson assiette, lorsque la cuisinière introduisit auprès de lui troismessieurs vêtus de noir.

« Vous êtes les médecins ? demanda-t-il. Commentva-t-elle ?

– Elle va mieux », répondit un des messieurs.

Mouret coupa machinalement du pain, comme s’il allait se mettreà manger.

« J’aurais voulu que les enfants fussent là,murmura-t-il ; ils la soigneraient, nous serions moins seuls…C’est depuis que les enfants sont partis qu’elle est malade… Je nesuis pas bien, moi non plus. »

Il avait porté une bouchée de pain à sa bouche, et de grosseslarmes coulaient sur ses joues. Le personnage qui avait déjà parlélui dit alors, en jetant un regard sur ses deuxcompagnons :

« Voulez-vous que nous allions les chercher, vosenfants ?

– Je veux bien ! s’écria Mouret, qui se leva. Partonstout de suite. »

Dans l’escalier, il ne vit pas Trouche et sa femme, penchésau-dessus de la rampe du second étage, qui le suivaient à chaquemarche, de leurs yeux ardents. Olympe descendit rapidement derrièrelui, se jeta dans la cuisine, où Rose guettait par la fenêtre, trèsémotionnée. Et quand une voiture, qui attendait à la porte, eutemmené Mouret, elle remonta quatre à quatre les deux étages, pritTrouche par les épaules, le fit danser autour du palier, crevant dejoie.

« Emballé ! » cria-t-elle.

Marthe resta huit jours couchée. Sa mère la venait voir chaqueaprès-midi, se montrait d’une tendresse extraordinaire. Les Faujas,les Trouche, se succédaient autour de son lit.Mme de Condamin elle-même lui rendit plusieursvisites. Il n’était plus question de Mouret. Rose répondait à samaîtresse que monsieur avait dû aller à Marseille ; mais,lorsque Marthe put descendre pour la première fois et se mettre àtable dans la salle à manger, elle s’étonna, elle demanda son mariavec un commencement d’inquiétude.

« Voyons, chère dame, ne vous faites pas de mal, ditMme Faujas ; vous retomberez au lit. Il afallu prendre un parti. Vos amis ont dû se consulter et agir dansvos intérêts.

– Vous n’avez pas à le regretter, s’écria brutalement Rose,après le coup de bâton qu’il vous a donné sur la tête. Le quartierrespire depuis qu’il n’est plus là. On craignait toujours qu’il nemît le feu ou qu’il ne sortit dans la rue avec un couteau. Moi, jecachais tous les couteaux de ma cuisine ; la bonne deM. Rastoil aussi… Et votre pauvre mère qui ne vivaitplus !… Allez, le monde qui venait vous voir pendant votremaladie, toutes ces dames, tous ces messieurs, me le disaient bien,lorsque je les reconduisais : « C’est un bon débarraspour Plassans. Une ville est toujours sur le qui-vive quand unhomme comme ça va et vient en liberté. »

Marthe écoutait ce flux de paroles, les yeux agrandis,horriblement pâle. Elle avait laissé retomber sa cuiller ;elle regardait en face d’elle, par la fenêtre ouverte, comme siquelque vision, montant derrière les arbres fruitiers du jardin,l’avait terrifiée.

« Les Tulettes, les Tulettes ! » bégaya-t-elle ense cachant les yeux sous ses mains frémissantes.

Elle se renversait, se raidissait déjà dans une attaque denerfs, lorsque l’abbé Faujas, qui avait achevé son potage, lui pritles mains, qu’il serra fortement, et en murmurant de sa voix laplus souple :

« Soyez forte devant cette épreuve que Dieu vous envoie. Ilvous accordera des consolations, si vous ne vous révoltezpas ; il saura vous ménager le bonheur que vousméritez. »

Sous la pression des mains du prêtre, sous la tendre inflexionde ses paroles, Marthe se redressa, comme ressuscitée, les jouesardentes.

« Oh ! oui, dit-elle en sanglotant, j’ai besoin debeaucoup de bonheur, promettez-moi beaucoup de bonheur. »

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