La Conquête de Plassans

Chapitre 22

 

Dans le cabanon des Tulettes, il faisait nuit noire. Un souffleglacial tira Mouret de la stupeur cataleptique où l’avait jeté lacrise de la soirée. Accroupi contre le mur, il resta un momentimmobile, les yeux ouverts, roulant doucement la tête sur le froidde la pierre, geignant comme un enfant qui s’éveille. Mais il avaitles jambes coupées par un courant d’air si humide, qu’il se leva etregarda. En face de lui, il aperçut la porte du cabanon grandeouverte.

« Elle a laissé la porte ouverte, dit le fou à voixhaute ; elle doit m’attendre, il faut que je parte. »

Il sortit, revint en tâtant ses vêtements, de l’air minutieuxd’un homme rangé qui craint d’oublier quelque chose ; puis, ilreferma la porte, soigneusement. Il traversa la première cour, deson petit pas tranquille de bourgeois flâneur. Comme il entraitdans la seconde, il vit un gardien qui semblait guetter. Ils’arrêta, se consulta un moment. Mais, le gardien ayant disparu, ilse trouva à l’autre bout de la cour, devant une nouvelle porteouverte donnant sur la campagne. Il la referma derrière lui, sanss’étonner, sans se presser.

« C’est une bonne femme tout de même, murmura-t-il ;elle aura entendu que je l’appelais… Il doit être tard. Je vaisrentrer, pour qu’ils ne soient pas inquiets à la maison. »

Il prit un chemin. Cela lui semblait naturel d’être en pleinschamps. Au bout de cent pas, il oublia les Tulettes derrièrelui ; il s’imagina qu’il venait de chez un vigneron auquel ilavait acheté cinquante millerolles de vin. Comme il arrivait à uncarrefour où se croisaient cinq routes, il reconnut le pays. Il semit à rire, en disant :

« Que je suis bête ! j’allais monter sur le plateau,du côté de Saint-Eutrope ; c’est à gauche que je dois prendre…Dans une bonne heure et demie, je serai à Plassans. »

Alors, il suivit la grand-route, gaillardement, regardant commeune vieille connaissance chaque borne kilométrique. Il s’arrêtaitdevant certains champs, devant certaines maisons de campagne, d’unair d’intérêt. Le ciel était couleur de cendre, avec de grandestraînées rosâtres, éclairant la nuit d’un pâle reflet de brasieragonisant. De fortes gouttes commençaient à tomber ; le ventsoufflait de l’est, trempé de pluie.

« Diable ! il ne faut pas que je m’amuse, dit Moureten examinant le ciel avec inquiétude ; le vent est à l’est, ilva en tomber une jolie décoction ! Jamais je n’aurai le tempsd’arriver à Plassans avant la pluie. Avec ça, je suis peucouvert. »

Et il ramena sur sa poitrine la veste de grosse laine grisequ’il avait mise en lambeaux aux Tulettes. Il avait à la mâchoireune profonde meurtrissure, à laquelle il portait la main, sans serendre compte de la vive douleur qu’il éprouvait là. La grand-routerestait déserte ; il ne rencontra qu’une charrette, descendantune côte, d’une allure paresseuse. Le charretier, qui dormait, nerépondit pas au bonsoir amical qu’il lui jeta. Ce fut au pont de laViorne que la pluie le surprit. L’eau lui étant très désagréable,il descendit sous le pont se mettre à l’abri, en grondant quec’était insupportable, que rien n’abîmait les vêtements comme cela,que s’il avait su, il aurait emporté un parapluie. Il patienta unebonne demi-heure, s’amusant à écouter le ruissellement del’eau ; puis, quand l’averse fut passée, il remonta sur laroute, il entra enfin à Plassans. Il mettait un soin extrême àéviter les flaques de boue.

Il était alors près de minuit. Mouret calculait que huit heuresne devaient pas encore avoir sonné. Il traversa les rues vides,tout à l’ennui d’avoir fait attendre sa femme si longtemps.

« Elle ne doit plus savoir ce que cela veut dire,pensait-il. Le dîner sera froid… Ah ! bien, c’est Rose qui vajoliment me recevoir ! »

Il était arrivé rue Balande ; il se tenait debout devant saporte.

« Tiens ! dit-il, je n’ai pas monpasse-partout. »

Cependant, il ne frappait pas. La fenêtre de la cuisine restaitsombre, les autres fenêtres de la façade semblaient égalementmortes. Une grande défiance s’empara du fou ; avec un instincttout animal, il flaira un danger. Il recula dans l’ombre desmaisons voisines, examina encore la façade ; puis, il parutprendre un parti, fit le tour par l’impasse des Chevillottes. Maisla petite porte du jardin était fermée au verrou. Alors, avec uneforce prodigieuse, emporté par une rage brusque, il se jeta danscette porte, qui se fendit en deux, rongée d’humidité. La violencedu choc le laissa étourdi, ne sachant plus pourquoi il venait debriser la porte, qu’il essayait de raccommoder en rapprochant lesmorceaux.

« Voilà un beau coup, lorsqu’il était si facile defrapper ! murmura-t-il avec un regret subit. Une porte neuveme coûtera au moins trente francs. »

Il était dans le jardin. Ayant levé la tête, apercevant, aupremier étage, la chambre à coucher vivement éclairée, il crut quesa femme se mettait au lit. Cela lui causa un grand étonnement.Sans doute il avait dormi sous le pont en attendant la fin del’averse. Il devait être très tard. En effet, les fenêtresvoisines, celles de M. Rastoil aussi bien que celles de lasous-préfecture, étaient noires. Et il ramenait les yeux, lorsqu’ilvit une lueur de lampe, au second étage, derrière les rideaux épaisde l’abbé Faujas. Ce fut comme un œil flamboyant, allumé au frontde la façade, qui le brûlait. Il se serra les tempes entre sesmains brûlantes, la tête perdue, roulant dans un souvenirabominable, dans un cauchemar évanoui, où rien de net ne seformulait, où s’agitait, pour lui et les siens, la menace d’unpéril ancien, grandi lentement, devenu terrible, au fond duquel lamaison allait s’engloutir, s’il ne la sauvait.

« Marthe, Marthe, où es-tu ? balbutia-t-il àdemi-voix. Viens, emmène les enfants. »

Il chercha Marthe dans le jardin. Mais il ne reconnaissait plusle jardin. Il lui semblait plus grand, et vide, et gris, et pareilà un cimetière. Les buis avaient disparu, les laitues n’étaientplus là, les arbres fruitiers semblaient avoir marché. Il revintsur ses pas, se mit à genoux pour voir si ce n’était pas leslimaces qui avaient tout mangé. Les buis surtout, la mort de cettehaute verdure lui serrait le cœur, comme la mort d’un coin vivantde la maison. Qui donc avait tué les buis ? Quelle faux avaitpassé là, rasant tout, bouleversant jusqu’aux touffes de violettesqu’il avait plantées au pied de la terrasse ? Un sourdgrondement montait en lui, en face de cette ruine.

« Marthe, Marthe, où es-tu ? » appela-t-il denouveau.

Il la chercha dans la petite serre, à droite de la terrasse. Lapetite serre était encombrée des cadavres séchés des grandsbuis ; ils s’empilaient, en fascines, au milieu de tronçonsd’arbres fruitiers, épars comme des membres coupés. Dans un coin,la cage qui avait servi aux oiseaux de Désirée pendait à un clou,lamentable, la porte crevée, avec des bouts de fil de fer qui sehérissaient. Le fou recula, pris de peur, comme s’il avait ouvertla porte d’un caveau. Bégayant, le sang à la gorge, il monta sur laterrasse, rôda devant la porte et les fenêtres closes. La colère,qui grandissait en lui, donnait à ses membres une souplesse debête ; il se ramassait, marchait sans bruit, cherchait unefissure. Un soupirail de la cave lui suffit. Il s’amincit, seglissa avec une habileté de chat, égratignant le mur de ses ongles.Enfin il était dans la maison.

La cave ne fermait qu’au loquet. Il s’avança au milieu desténèbres épaisses du vestibule, tâtant les murs, poussant la portede la cuisine. Les allumettes étaient à gauche, sur une planche. Ilalla droit à cette planche, frotta une allumette, s’éclaira pourprendre une lampe sur le manteau de la cheminée, sans rien casser.Puis, il regarda. Il devait y avoir eu, le soir, quelque grosrepas. La cuisine était dans un désordre de bombance : lesassiettes, les plats, les verres sales, encombraient latable ; une débandade de casseroles, tièdes encore, traînaientsur l’évier, sur les chaises, sur le carreau ; une cafetière,oubliée au bord d’un fourneau allumé, bouillait, le ventre roulé enavant comme une personne soûle. Mouret redressa la cafetière,rangea les casseroles ; il les sentait, flairait les restes deliqueur dans les verres, comptait les plats et les assiettes avecun grondement plus irrité. Ce n’était pas sa cuisine propre etfroide de commerçant retiré ; on avait gâché là la nourriturede toute une auberge ; cette malpropreté goulue suaitl’indigestion.

« Marthe ! Marthe ! reprit-il en revenant dans levestibule, la lampe à la main ; réponds-moi, dis-moi où ilst’ont enfermée ? Il faut partir, partir tout desuite. »

Il la chercha dans la salle à manger. Les deux armoires à droiteet à gauche du poêle étaient ouvertes ; au bord d’une planche,un sac de papier gris, crevé, laissait couler des morceaux de sucrejusque sur le plancher. Plus haut, il aperçut une bouteille decognac sans goulot bouchée avec un tampon de linge. Et il monta surune chaise pour visiter les armoires. Elles étaient à moitiévides : les bocaux de fruits à l’eau-de-vie tous entamés à lafois, les pots de confiture ouverts et sucés, les fruits mordus,les provisions de toutes sortes rongées, salies comme par lepassage d’une armée de rats. Ne trouvant pas Marthe dans lesarmoires, il regarda partout, derrière les rideaux, sous latable ; des os y roulaient, parmi des mies de paingâchées ; sur la toile cirée, les culs des verres avaientlaissé des ronds de sirop. Alors, il traversa le corridor, il lachercha dans le salon. Mais, dès le seuil, il s’arrêta : iln’était plus chez lui. Le papier mauve clair du salon, le tapis àfleurs rouges, les nouveaux fauteuils recouverts de damas cerise,l’étonnèrent profondément. Il craignit d’entrer chez un autre, ilreferma la porte.

« Marthe ! Marthe ! » bégaya-t-il encoreavec désespoir.

Il était revenu au milieu du vestibule, réfléchissant, nepouvant apaiser ce souffle rauque qui s’enflait dans sa gorge. Oùse trouvait-il donc, qu’il ne reconnaissait aucune pièce ? Quidonc lui avait ainsi changé sa maison ? Et les souvenirs senoyaient. Il ne voyait que des ombres se glisser le long ducorridor : deux ombres noires d’abord, pauvres, polies,s’effaçant ; puis deux ombres grises et louches, quiricanaient. Il leva la lampe dont la mèche s’effarait ; lesombres grandissaient, s’allongeaient contre les murs, montaientdans la cage de l’escalier, emplissaient, dévoraient la maisonentière. Quelque ordure mauvaise, quelque ferment de décompositionintroduit là, avait pourri les boiseries, rouillé le fer, fendu lesmurailles. Alors, il entendit la maison s’émietter comme un plâtrastombé de moisissure, se fondre comme un morceau de sel jeté dansune eau tiède.

En haut, des rires clairs sonnaient, qui lui hérissaient lepoil. Posant la lampe à terre, il monta pour chercher Marthe ;il monta à quatre pattes, sans bruit, avec une légèreté et unedouceur de loup. Quand il fut sur le palier du premier étage, ils’accroupit devant la porte de la chambre à coucher. Une raie delumière passait sous la porte. Marthe devait se mettre au lit.

« Ah bien ! dit la voix d’Olympe, il est joliment bonleur lit ! Vois donc comme on enfonce, Honoré ; j’ai dela plume jusqu’aux yeux. »

Elle riait, elle s’étalait, sautait au milieu descouvertures.

« Veux-tu que je te dise ? reprit-elle. Eh bien !depuis que je suis ici, j’ai envie de coucher dans ce dodo-là…C’était une maladie, quoi ! Je ne pouvais pas voir cettebringue de propriétaire se carrer là-dedans, sans avoir une enviefurieuse de la jeter par terre pour me mettre à sa place… C’estqu’on a chaud tout de suite ! Il me semble que je suis dans ducoton. »

Trouche, qui n’était pas couché, remuait les flacons de latoilette.

« Elle a toutes sortes d’odeurs, murmurait-il.

– Tiens ! continua Olympe, puisqu’elle n’y est pas,nous pouvons bien nous payer la belle chambre ! Il n’y a pasde danger qu’elle vienne nous déranger ; j’ai poussé lesverrous… Tu vas prendre froid, Honoré. »

Il ouvrait les tiroirs de la commode, fouillait dans lelinge.

« Mets donc cela, dit-il en jetant une chemise de nuit àOlympe ; c’est plein de dentelles. J’ai toujours rêvé decoucher avec une femme qui aurait de la dentelle… Moi, je vaisprendre ce foulard rouge… Est-ce que tu as changé lesdraps ?

– Ma foi ! non, répondit-elle ; je n’y ai paspensé ; ils sont encore propres… Elle est très soigneuse de sapersonne, elle ne me dégoûte pas. »

Et, comme Trouche se couchait enfin, elle lui cria :

« Apporte les grogs sur la table de nuit ! Nousn’allons pas nous relever pour les boire à l’autre bout de lachambre… Là, mon gros chéri, nous sommes comme de vraispropriétaires. »

Ils s’étaient allongés côte à côte, l’édredon au menton, cuisantdans une chaleur douce.

« J’ai bien mangé ce soir, murmura Trouche au bout d’unsilence.

– Et bien bu ! ajouta Olympe en riant. Moi, je suistrès chic ; je vois tout tourner… Ce qui est embêtant, c’estque maman est toujours sur notre dos ; aujourd’hui, elle a étéassommante. Je ne puis plus faire un pas dans la maison… Ce n’estpas la peine que la propriétaire s’en aille si maman reste ici àfaire le gendarme. Ça m’a gâté ma journée.

– Est-ce que l’abbé ne songe pas à s’en aller ?demanda Trouche, après un nouveau silence. Si on le nomme évêque,il faudra bien qu’il nous lâche la maison.

– On ne sait pas, répondit-elle, de méchante humeur. Mamanpense peut-être à la garder… On serait si bien, tout seuls !Je ferais coucher la propriétaire dans la chambre de mon frère, enhaut ; je lui dirais qu’elle est plus saine… Passe-moi donc leverre, Honoré. »

Ils burent tous les deux, ils se renfoncèrent sous lescouvertures.

« Bah ! reprit Trouche, ce ne serait pas facile de lesfaire déguerpir ; mais on pourrait toujours essayer… Je croisque l’abbé aurait déjà changé de logement, s’il ne craignait que lapropriétaire fit un scandale, en se voyant lâchée… J’ai envie detravailler la propriétaire ; je lui conterai des histoires,pour les faire flanquer à la porte. »

Il but de nouveau.

« Si je lui faisais la cour, hein ! ma chérie ?dit-il plus bas.

– Ah ! non, s’écria Olympe, qui se mit à rire comme sion la chatouillait. Tu es trop vieux, tu n’es pas assez beau. Ça meserait bien égal, mais elle ne voudrait pas de toi, c’est sûr…Laisse-moi faire, je lui monterai la tête. C’est moi qui donneraicongé à maman et à Ovide, puisqu’ils sont si peu gentils avecnous.

– D’ailleurs, si tu ne réussis pas, murmura-t-il, j’iraidire partout qu’on a trouvé l’abbé couché avec la propriétaire.Cela fera un tel bruit, qu’il sera bien forcé dedéménager. »

Olympe s’était assise sur son séant.

« Tiens, dit-elle, mais c’est une bonne idée, ça ! Dèsdemain, il faut commencer. Avant un mois la cambuse est à nous… Jevais t’embrasser pour la peine. »

Cela les égaya beaucoup. Ils dirent comment ils arrangeraient lachambre ; ils changeraient la commode de place, ilsmonteraient deux fauteuils du salon. Leur langue s’embarrassait deplus en plus. Un silence se fit.

« Allons, bon ! te voilà parti, bégaya Olympe ;tu ronfles les yeux ouverts. Laisse-moi me mettre sur ledevant ; au moins, je finirai mon roman. Je n’ai pas sommeil,moi. »

Elle se leva, le roula comme une masse vers la ruelle, et se mità lire. Mais, dès la première page, elle tourna la tête avecinquiétude du côté de la porte. Elle croyait entendre un singuliergrondement dans le corridor. Puis, elle se fâcha.

« Tu sais bien que je n’aime pas ces plaisanteries-là,dit-elle en donnant un coup de coude à son mari. Ne fais pas leloup… On dirait qu’il y a un loup à la porte. Continue, si çat’amuse. Va, tu es bien agaçant. »

Et elle se replongea dans son roman, furieuse, après avoir sucéla tranche de citron de son grog.

Mouret, de son allure souple, quitta la porte où il était restéblotti. Il monta au second étage, s’agenouiller devant la chambrede l’abbé Faujas, se haussant jusqu’au trou de la serrure. Ilétouffait le nom de Marthe dans sa gorge, l’œil ardent, fouillantles coins de la chambre, s’assurant qu’on ne la cachait point là.La grande pièce nue était pleine d’ombre, une petite lampe posée aubord de la table laissait tomber sur le carreau un rond étroit declarté ; le prêtre, qui écrivait, ne faisait lui-même qu’unetache noire, au milieu de cette lueur jaune. Après avoir cherchéderrière la commode, derrière les rideaux, Mouret s’était arrêté aulit de fer, sur lequel le chapeau du prêtre étalait comme unechevelure de femme. Marthe sans doute était dans le lit. LesTrouche l’avaient dit, elle couchait là, maintenant. Mais il vit lelit froid, aux draps bien tirés, qui ressemblait à une pierretombale ; il s’habituait à l’ombre. L’abbé Faujas dut entendrequelque bruit, car il regarda la porte. Lorsque le fou aperçut levisage calme du prêtre, ses yeux rougirent, une légère écume parutaux coins de ses lèvres ; il retint un hurlement, il s’en allaà quatre pattes par l’escalier, par les corridors, répétant à voixbasse :

« Marthe ! Marthe ! »

Il la chercha dans toute la maison : dans la chambre deRose, qu’il trouva vide ; dans le logement des Trouche, emplidu déménagement des autres pièces ; dans les ancienneschambres des enfants, où il sanglota en rencontrant sous sa mainune paire de petites bottines éculées que Désirée avait portées. Ilmontait, descendait, s’accrochait à la rampe, se glissait le longdes murs, faisait le tour des pièces à tâtons, sans se cogner, avecson agilité extraordinaire de fou prudent. Bientôt, il n’y eut pasun coin, de la cave au grenier, qu’il n’eût flairé. Marthe n’étaitpas dans la maison, les enfants non plus, Rose non plus. La maisonétait vide, la maison pouvait crouler.

Mouret s’assit sur une marche de l’escalier, entre le premier etle second étage. Il étouffait ce souffle puissant qui, malgré lui,gonflait sa poitrine. Il attendait, les mains croisées, le dosappuyé à la rampe, les yeux ouverts dans la nuit, tout à l’idéefixe qu’il mûrissait patiemment. Ses sens prenaient une finessetelle, qu’il surprenait les plus petits bruits de la maison. Enbas, Trouche ronflait ; Olympe tournait les pages de sonroman, avec le léger froissement du doigt contre le papier. Ausecond étage, la plume de l’abbé Faujas avait un bruissement depattes d’insecte ; tandis que, dans la chambre voisine,Mme Faujas endormie semblait accompagner cetteaigre musique de sa respiration forte. Mouret passa une heure, lesoreilles aux aguets. Ce fut Olympe qui succomba la première ausommeil ; il entendit le roman tomber sur le tapis. Puisl’abbé Faujas posa sa plume, se déshabilla avec des frôlementsdiscrets de pantoufles ; les vêtements glissaient mollement,le lit ne craqua même pas. Toute la maison était couchée. Mais lefou sentait, à l’haleine trop grêle de l’abbé, qu’il ne dormaitpas. Peu à peu, cette haleine grossit. Toute la maison dormait.

Mouret attendit encore une demi-heure. Il écoutait toujours avecun grand soin, comme s’il eût entendu les quatre personnes couchéeslà, descendre, d’un pas de plus en plus lourd, dansl’engourdissement du profond sommeil. La maison, écrasée dans lesténèbres, s’abandonnait. Alors il se leva, gagna lentement levestibule. Il grondait :

« Marthe n’y est plus, la maison n’y est plus, rien n’y estplus. »

Il ouvrit la porte donnant sur le jardin, il descendit à lapetite serre. Là, il déménagea méthodiquement les grands buisséchés ; il en emportait des brassées énormes, qu’il montait,qu’il empilait devant les portes des Trouche et des Faujas. Commeil était pris d’un besoin de grande clarté, il alla allumer dans lacuisine toutes les lampes, qu’il revint poser sur les tables despièces, sur les paliers de l’escalier, le long des corridors. Puis,il transporta le reste des fascines de buis. Les tas s’élevaientplus haut que les portes. Mais, en faisant un dernier voyage, ilaperçut les fenêtres. Alors, il retourna chercher les arbresfruitiers et dressa un bûcher sous les fenêtres, en ménageant forthabilement les courants d’air pour que la flamme fût belle. Lebûcher lui parut petit.

« Il n’y a plus rien, répétait-il ; il faut qu’il n’yait plus rien. »

Il se souvint, il descendit à la cave, recommença ses voyages.Maintenant, il remontait la provision de chauffage pourl’hiver : le charbon, les sarments, le bois. Le bûcher, sousles fenêtres, grandissait. À chaque paquet de sarments qu’ilrangeait proprement, il était secoué d’une satisfaction plus vive.Il distribua ensuite le combustible dans les pièces durez-de-chaussée, en laissa un tas dans le vestibule, un autre dansla cuisine. Il finit par renverser les meubles, par les pousser surles tas. Une heure lui avait suffi pour cette rude besogne. Sanssouliers, courant les bras chargés, il s’était glissé partout,avait tout charrié avec une telle adresse qu’il n’avait pas laissétomber une seule bûche trop rudement. Il semblait doué d’une vienouvelle, d’une logique de mouvements extraordinaires. Il était,dans l’idée fixe, très fort, très intelligent.

Quand tout fut prêt, il jouit un instant de son œuvre. Il allaitde tas en tas, se plaisait à la forme carrée des bûchers, faisaitle tour de chacun d’eux, en frappant doucement dans ses mains d’unair de satisfaction extrême. Quelques morceaux de charbon étanttombés le long de l’escalier, il courut chercher un balai, enlevaproprement la poussière noire des marches. Il acheva ainsi soninspection, en bourgeois soigneux qui entend faire les choses commeelles doivent être faites, d’une façon réfléchie. La jouissancel’effarait peu à peu ; il se courbait, se retrouvait à quatrepattes, courant sur les mains, soufflant plus fort, avec unronflement de joie terrible.

Alors, il prit un sarment. Il alluma les tas. Il commença parles tas de la terrasse, sous les fenêtres. D’un bond, il rentra,enflamma les tas du salon et de la salle à manger, de la cuisine etdu vestibule. Puis il sauta d’étage en étage, jetant les débrisembrasés de son sarment sur les tas barrant les portes des Troucheet des Faujas. Une fureur croissante le secouait, la grande clartéde l’incendie achevait de l’affoler. Il descendit à deux reprisesavec des sauts prodigieux, tournant sur lui-même, traversantl’épaisse fumée, activant de son souffle les brasiers, danslesquels il rejetait des poignées de charbons ardents. La vue desflammes s’écrasant déjà aux plafonds des pièces le faisait asseoirpar moments sur le derrière, riant, applaudissant de toute la forcede ses mains.

Cependant, la maison ronflait comme un poêle trop bourré.L’incendie éclatait sur tous les points à la fois, avec uneviolence qui fendait les planchers. Le fou remonta, au milieu desnappes de feu, les cheveux grillés, les vêtements noircis. Il seposta au second étage, accroupi sur les poings, avançant sa têtegrondante de bête. Il gardait le passage, il ne quittait pas duregard la porte du prêtre.

« Ovide ! Ovide ! » appela une voixterrible.

Au fond du corridor, la porte de Mme Faujass’étant brusquement ouverte, la flamme s’engouffra dans la chambreavec le roulement d’une tempête. La vieille femme parut au milieudu feu. Les mains en avant, elle écarta les fascines quiflambaient, sauta dans le corridor, rejeta à coups de pied, à coupsde poing, les tisons qui masquaient la porte de son fils, qu’ellecontinuait à appeler désespérément. Le fou s’était aplatidavantage, les yeux ardents, se plaignant toujours.

« Attends-moi, ne descends pas par la fenêtre »,criait-elle, en frappant à la porte.

Elle dut l’enfoncer ; la porte, qui brûlait, cédafacilement. Elle reparut, tenant son fils entre les bras. Il avaitpris le temps de mettre sa soutane ; il étouffait, suffoquépar la fumée.

« Écoute, Ovide, je vais t’emporter, dit-elle avec unerudesse énergique. Tiens-toi bien à mes épaules ;cramponne-toi à mes cheveux, si tu te sens glisser… Va, j’iraijusqu’au bout. »

Elle le chargea sur ses épaules comme un enfant, et cette mèresublime, cette vieille paysanne, dévouée jusqu’à la mort, nechancela point sous le poids écrasant de ce grand corps évanoui quis’abandonnait. Elle éteignait les charbons sous ses pieds nus,s’ouvrait un passage en repoussant les flammes de sa main ouverte,pour que son fils n’en fût pas même effleuré. Mais, au moment oùelle allait descendre, le fou, qu’elle n’avait pas vu, sauta surl’abbé Faujas, qu’il lui arracha des épaules. Sa plainte lugubres’achevait dans un hurlement tandis qu’une crise le tordait au bordde l’escalier. Il meurtrissait le prêtre, l’égratignait,l’étranglait.

« Marthe ! Marthe ! » cria-t-il.

Et il roula avec le corps le long des marches embrasées ;pendant que Mme Faujas, qui lui avait enfoncé lesdents en pleine gorge, buvait son sang. Les Trouche flambaient dansleur ivresse, sans un soupir. La maison, dévastée et minée,s’abattait au milieu d’une poussière d’étincelles.

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