La Conquête de Plassans

Chapitre 12

 

Quand l’été revint, l’abbé et sa mère descendirent de nouveauchaque soir prendre le frais sur la terrasse. Mouret devenaitmorose. Il refusait les parties de piquet que la vieille dame luioffrait ; il restait là, à se dandiner, sur une chaise. Commeil bâillait, sans même chercher à cacher son ennui, Marthe luidisait :

« Mon ami, pourquoi ne vas-tu pas à toncercle ? »

Il y allait plus souvent qu’autrefois. Lorsqu’il rentrait, ilretrouvait sa femme et l’abbé à la même place, sur laterrasse ; tandis que Mme Faujas, à quelquespas, avait toujours son attitude de gardienne muette etaveugle.

Dans la ville, lorsqu’on parlait à Mouret du nouveau curé, ilcontinuait à en faire le plus grand éloge. C’était décidément unhomme supérieur. Lui, Mouret, n’avait jamais douté de ses bellesfacultés. Jamais Mme Paloque ne put tirer de lui unmot d’aigreur, malgré la méchanceté qu’elle mettait à lui demanderdes nouvelles de sa femme, au beau milieu d’une phrase sur l’abbéFaujas. La vieille Mme Rougon ne réussissait pasmieux à lire les chagrins secrets qu’elle croyait deviner sous sabonhomie ; elle le dévisageait en souriant finement, luitendait des pièges ; mais ce bavard incorrigible, par lalangue duquel toute la ville passait, était maintenant pris d’unepudeur, lorsqu’il s’agissait des choses de son ménage.

« Ton mari a donc fini par être raisonnable ? demandaun jour Félicité à sa fille. Il te laisse libre. »

Marthe la regarda d’un air de surprise.

« J’ai toujours été libre, dit-elle.

– Chère enfant, tu ne veux pas l’accuser… Tu m’avais ditqu’il voyait l’abbé Faujas d’un mauvais œil.

– Mais non, je vous assure. C’est vous, au contraire, quivous étiez imaginé cela… Mon mari est au mieux avec M. l’abbéFaujas. Ils n’ont aucune raison pour être mal ensemble. »

Marthe s’étonnait de la persistance que tout le monde mettait àvouloir que son mari et l’abbé ne fussent pas bons amis. Souvent,au comité de l’œuvre de la Vierge, ces dames lui posaient desquestions qui l’impatientaient. La vérité était qu’elle se trouvaittrès heureuse, très calme ; jamais la maison de la rue Balandene lui avait paru plus tiède. L’abbé Faujas lui ayant laisséentendre qu’il se chargerait de sa conscience, lorsqu’il jugeraitque l’abbé Bourrette deviendrait insuffisant, elle vivait danscette espérance, avec des joies naïves de première communiante àlaquelle on a promis des images de sainteté, si elle est sage. Ellecroyait, par instants, redevenir enfant ; elle avait desfraîcheurs de sensation, des puérilités de désir, quil’attendrissaient. Au printemps, Mouret, qui taillait ses grandsbuis, la surprit, les yeux baignés de larmes, sous la tonnelle dufond, au milieu des jeunes pousses, dans l’air chaud.

« Qu’as-tu donc, ma bonne ? lui demanda-t-il avecinquiétude.

– Rien, je t’assure, lui dit-elle en souriant. Je suiscontente, bien contente. »

Il haussa les épaules, tout en donnant de délicats coups deciseaux pour bien égaliser la ligne des buis ; il mettait ungrand amour-propre, chaque année, à avoir les buis les pluscorrects du quartier. Marthe, qui avait essuyé ses yeux, pleura denouveau, à grosses larmes chaudes, serrée à la gorge, touchéejusqu’au cœur par l’odeur de toute cette verdure coupée. Elle avaitalors quarante ans, et c’était sa jeunesse qui pleurait.

Cependant, l’abbé Faujas, depuis qu’il était curé deSaint-Saturnin, avait une dignité douce, qui semblait le grandirencore. Il portait son bréviaire et son chapeau magistralement. Àla cathédrale, il s’était révélé par des coups de force, qui luiassurèrent le respect du clergé. L’abbé Fenil, vaincu de nouveausur deux ou trois questions de détail, paraissait laisser la placelibre à son adversaire. Mais celui-ci ne commettait pas la sottisede triompher brutalement. Il avait une fierté à lui, d’unesouplesse et d’une humilité surprenantes. Il sentait parfaitementque Plassans était loin de lui appartenir encore. Ainsi, ils’arrêtait parfois dans la rue pour serrer la main deM. Delangre, il échangeait simplement de courts saluts avecM. de Bourdeu, M. Maffre et les autres invités duprésident Rastoil. Toute une partie de la société de la villegardait à son égard une grande méfiance. On l’accusait d’avoir desopinions politiques fort louches. Il fallait qu’il s’expliquât,qu’il se déclarât pour un parti. Mais lui, souriait, disait qu’ilétait du parti des honnêtes gens, ce qui le dispensait de répondreplus nettement. D’ailleurs, il ne montrait aucune hâte, ilcontinuait de rester à l’écart, attendant que les portess’ouvrissent d’elles-mêmes.

« Non, mon ami, plus tard, nous verrons », disait-il àl’abbé Bourrette, qui le pressait de faire une visite àM. Rastoil.

Et l’on sut qu’il avait refusé deux invitations à dîner de lasous-préfecture. Il ne fréquentait toujours que les Mouret. Ilrestait là, comme en observation, entre les deux camps ennemis. Lemardi, lorsque les deux sociétés étaient réunies dans les jardins,à droite et à gauche, il se mettait à la fenêtre, regardait lesoleil se coucher au loin, derrière les forêts de la Seille ;puis, avant de se retirer, il baissait les yeux, il répondait d’unefaçon également aimable aux saluts des Rastoil et aux saluts de lasous-préfecture. C’étaient là tous les rapports qu’il eût encoreavec les voisins.

Un mardi, pourtant, il descendit au jardin. Le jardin de Mouretlui appartenait maintenant. Il ne se contentait plus de se réserverla tonnelle du fond, aux heures de son bréviaire ; toutes lesallées, toutes les plates-bandes étaient à lui ; sa soutanetachait de noir toutes les verdures. Ce mardi-là, il fit le tour,salua M. Maffre et Mme Rastoil, qu’il aperçuten contrebas ; puis il vint passer sous la terrasse de lasous-préfecture, où se trouvait accoudé M. de Condamin,en compagnie du docteur Porquier. Ces messieurs l’ayant salué, ilremontait l’allée, lorsque le docteur l’appela.

« Monsieur l’abbé, un mot, je vous prie ? »

Et il lui demanda à quelle heure il pourrait le voir, lelendemain. C’était la première fois qu’une des deux sociétésadressait ainsi la parole au prêtre, d’un jardin à l’autre. Ledocteur était dans un grand souci : son garnement de filsvenait d’être surpris, avec une bande d’autres vauriens, dans unemaison suspecté, derrière les prisons. Le pis était qu’on accusaitGuillaume d’être le chef de la bande et d’avoir corrompu les filsMaffre, beaucoup plus jeunes que lui.

« Bah ! dit M. de Condamin avec son riresceptique, il faut bien que jeunesse se passe. Voilà une belleaffaire ! Toute la ville est en révolution, parce que cesjeunes gens jouaient au baccarat et qu’on a trouvé une dame aveceux. »

Le docteur se montra très choqué.

« Je veux vous demander conseil, dit-il en s’adressant auprêtre. M. Maffre est venu comme un furieux chez moi ; ilm’a fait les plus sanglants reproches, en criant que c’est mafaute, que j’ai mal élevé mon fils… Ma position est vraiment bienpénible. On devrait pourtant mieux me connaître. J’ai soixante ansde vie sans tache derrière moi. »

Et il continua à gémir, disant les sacrifices qu’il avait faitspour son fils, parlant de sa clientèle, qu’il craignait de perdre.L’abbé Faujas, debout au milieu de l’allée, levait la tête,écoutait gravement.

« Je ne demande pas mieux que de vous être utile, dit-ilavec obligeance. Je verrai M. Maffre, je lui ferai comprendrequ’une juste indignation l’a emporté trop loin ; je vais mêmele prier de m’accorder rendez-vous pour demain. Il est là, àcôté. »

Il traversa le jardin, se pencha vers M. Maffre, qui, eneffet, était toujours là, en compagnie deMme Rastoil. Mais, quand le juge de paix sut que lecuré désirait avoir un entretien avec lui, il ne voulut pas qu’ilse dérangeât, il se mit à sa disposition, en lui disant qu’ilaurait l’honneur de lui rendre visite le lendemain.

« Ah ! monsieur le curé, ajoutaMme Rastoil, mes compliments pour votre prône dedimanche. Toutes ces dames étaient bien émues, je vousassure. »

Il salua, il traversa de nouveau le jardin, pour venir rassurerle docteur Porquier. Puis, lentement, il se promena jusqu’à la nuitdans les allées, sans se mêler davantage aux conversations,écoutant les rires des deux sociétés, à droite et à gauche.

Le lendemain, lorsque M. Maffre se présenta, l’abbé Faujassurveillait les travaux de deux ouvriers qui réparaient le bassin.Il avait témoigné le désir de voir le jet d’eau marcher ; cebassin sans eau était triste, disait-il. Mouret ne voulait pas,prétendait qu’il pouvait arriver des accidents ; mais Martheavait arrangé les choses, en décidant qu’on entourerait le bassind’un grillage.

« Monsieur le curé, cria Rose, il y a là monsieur le jugede paix qui vous demande. »

L’abbé Faujas se hâta. Il voulait faire monter M. Maffre ausecond, à son appartement ; mais Rose avait déjà ouvert laporte du salon.

« Entrez donc, disait-elle. Est-ce que vous n’êtes pas chezvous ici ! Il est inutile de faire monter deux étages àmonsieur le juge de paix… Seulement, si vous m’aviez prévenue cematin, j’aurais épousseté le salon. »

Comme elle refermait la porte sur eux, après avoir ouvert lesvolets, Mouret l’appela dans la salle à manger.

« C’est ça, Rose, dit-il, tu lui donneras mon dîner, cesoir, à ton curé, et, s’il n’a pas assez de couvertures en haut, tul’apporteras dans mon lit n’est-ce pas ? »

La cuisinière échangea un regard d’intelligence avec Marthe, quitravaillait devant la fenêtre, en attendant que le soleil eûtquitté la terrasse. Puis, haussant les épaules :

« Tenez, monsieur, murmurait-elle, vous n’avez jamais eubon cœur. »

Et elle s’en alla. Marthe continua à travailler sans lever latête. Depuis quelques jours, elle s’était remise au travail avecune sorte de fièvre. Elle brodait une nappe d’autel ; c’étaitun cadeau pour la cathédrale. Ces dames voulaient donner un auteltout entier. Mmes Rastoil et Delangre s’étaient chargéesdes candélabres, Mme de Condamin faisait venirde Paris un superbe christ d’argent.

Cependant, dans le salon, l’abbé Faujas adressait de doucesremontrances à M. Maffre, en lui disant que le docteurPorquier était un homme religieux, d’une grande honorabilité, etqu’il souffrait le premier de la déplorable conduite de son fils.Le juge de paix l’écoutait béatement ; sa face épaisse, sesgros yeux à fleur de tête, prenaient un air d’extase, à certainsmots pieux que le prêtre prononçait d’une façon plus pénétrante. Ilconvint qu’il s’était montré un peu vif, il dit être prêt à toutesles excuses, du moment que monsieur le curé pensait qu’il avaitpéché.

« Et vos fils ? demanda l’abbé ; il faudra me lesenvoyer, je leur parlerai. »

M. Maffre secoua la tête avec un léger ricanement.

« N’ayez pas peur, monsieur le curé : les gredins nerecommenceront pas… Il y a trois jours qu’ils sont enfermés dansleur chambre, au pain et à l’eau. Voyez-vous, quand j’ai apprisl’affaire, si j’avais eu un bâton, je le leur aurais cassé surl’échine. »

L’abbé le regarda, en se souvenant que Mouret l’accusait d’avoirtué sa femme par sa dureté et son avarice ; puis, avec ungeste de protestation :

« Non, non, dit-il, ce n’est pas ainsi qu’il faut prendreles jeunes gens. Votre aîné, Ambroise, a une vingtaine d’années, etle cadet va sur ses dix-huit ans, n’est-ce pas ? Songez que cene sont plus des bambins ; il faut leur tolérer quelquesamusements. »

Le juge de paix restait muet de surprise.

« Alors, vous les laisseriez fumer, vous leur permettriezd’aller au café ? murmura-t-il.

– Sans doute, reprit le prêtre en souriant. Je vous répèteque les jeunes gens doivent pouvoir se réunir pour causer ensemble,fumer des cigarettes, jouer même une partie de billard ou d’échecs…Ils se permettront tout, si vous ne leur tolérez rien… Seulement,vous devez bien penser que je ne les enverrais pas dans tous lescafés. Je voudrais pour eux un établissement particulier, uncercle, comme j’en ai vu dans plusieurs villes. »

Et il développa tout un plan. M. Maffre, peu à peu,comprenait, hochait la tête, disant :

« Parfait, parfait… Ce serait le digne pendant de l’œuvrede la Vierge. Ah ! monsieur le curé, il faut mettre àexécution un si beau projet.

– Eh bien ! conclut le prêtre en le reconduisantjusque dans la rue, puisque l’idée vous semble bonne, dites-en unmot à vos amis. Je verrai M. Delangre, je lui en parleraiégalement… Dimanche, après les vêpres, nous pourrions nous réunir àla cathédrale, pour prendre une décision. »

Le dimanche, M. Maffre amena M. Rastoil. Ilstrouvèrent l’abbé Faujas et M. Delangre dans une petite pièceattenante à la sacristie. Ces messieurs se montraient trèsenthousiastes. En principe, la création d’un cercle de jeunes gensfut résolue, seulement, on batailla quelque temps sur le nom que cecercle porterait. M. Maffre voulait absolument qu’on le nommâtle cercle de Jésus.

« Eh non ! finit par s’écrier le prêtreimpatienté ; vous n’aurez personne, on se moquera des raresadhérents. Comprenez donc qu’il ne s’agit pas de mettre quand mêmela religion dans l’affaire ; au contraire, je compte bienlaisser la religion à la porte. Nous voulons distraire honnêtementla jeunesse, la gagner à notre cause, rien de plus. »

Le juge de paix regardait le président d’un air si étonné, sianxieux, que M. Delangre dut baisser le nez pour cacher unsourire. Il tira sournoisement la soutane de l’abbé. Celui-ci, secalmant, reprit avec plus de douceur :

« J’imagine que vous ne doutez pas de moi, messieurs.Laissez-moi, je vous en prie, la conduite de cette affaire. Jepropose de choisir un nom tout simple, par exemple celui-ci :le cercle de la Jeunesse, qui dit bien ce qu’il veutdire. »

M. Rastoil et M. Maffre s’inclinèrent, bien que celaleur parût un peu fade. Ils parlèrent ensuite de nommer monsieur lecuré président d’un comité provisoire.

« Je crois, murmura M. Delangre en jetant un coupd’œil à l’abbé Faujas, que cela n’entre pas dans les idées demonsieur le curé.

– Sans doute, je refuse, dit l’abbé en haussant légèrementles épaules ; ma soutane effrayerait les timides, les tièdes.Nous n’aurions que les jeunes gens pieux, et ce n’est pas pourceux-là que nous ouvrons le cercle. Nous désirons ramener à nousles égarés ; en un mot, faire des disciples, n’est-cepas ?

– Évidemment, répondit le président.

– Eh bien ! Il est préférable que nous nous tenionsdans l’ombre, moi surtout. Voici ce que je vous propose. Votrefils, monsieur Rastoil, et le vôtre, monsieur Delangre, vont seulsse mettre en avant. Ce seront eux qui auront eu l’idée du cercle.Envoyez-les-moi demain, je m’entendrai tout au long avec eux. J’aidéjà un local en vue, avec un projet de statuts tout prêt… Quant àvos deux fils, monsieur Maffre, ils seront naturellement inscritsen tête de la liste des adhérents. »

Le président parut flatté du rôle destiné à son fils. Aussi leschoses furent-elles ainsi convenues, malgré la résistance du jugede paix, qui avait espéré tirer quelque gloire de la fondation ducercle. Dès le lendemain, Séverin Rastoil et Lucien Delangre semirent en rapport avec l’abbé Faujas. Séverin était un grand jeunehomme de vingt-cinq ans, le crâne mal fait, la cervelle obtuse, quivenait d’être reçu avocat, grâce à la position occupée par sonpère ; celui-ci rêvait anxieusement d’en faire un substitut,désespérant de lui voir se créer une clientèle. Lucien, aucontraire, petit de taille, l’œil vif, la tête futée, plaidait avecl’aplomb d’un vieux praticien, bien que plus jeune d’uneannée ; la Gazette de Plassans l’annonçait comme unelumière future du barreau. Ce fut surtout à ce dernier que l’abbédonna les instructions les plus minutieuses ; le fils duprésident faisait les courses, crevait d’importance. En troissemaines, le cercle de la Jeunesse fut créé et installé.

Il y avait alors, sous l’église des Minimes, située au bout ducours Sauvaire, de vastes offices et un ancien réfectoire ducouvent, dont on ne se servait plus. C’était là le local que l’abbéFaujas avait en vue. Le clergé de la paroisse le céda trèsvolontiers. Un matin, le comité provisoire du cercle de la Jeunesseayant mis les ouvriers dans ces sortes de caves, les bourgeois dePlassans restèrent stupéfaits en constatant qu’on installait uncafé sous l’église. Dès le cinquième jour, le doute ne fut pluspermis. Il s’agissait bel et bien d’un café. On apportait desdivans, des tables de marbre, des chaises, deux billards, troiscaisses de vaisselle et de verrerie. Une porte fut percée, àl’extrémité du bâtiment, le plus loin possible du portail desMinimes ; de grands rideaux rouges, des rideaux de restaurant,pendaient derrière la porte vitrée, que l’on poussait, après avoirdescendu cinq marches de pierre. Là se trouvait d’abord une grandesalle ; puis, à droite, s’ouvraient une salle plus étroite etun salon de lecture ; enfin, dans une pièce carrée, au fond,on avait placé les deux billards. Ils étaient juste sous lemaître-autel.

« Ah ! mes pauvres petits, dit un jour GuillaumePorquier aux fils Maffre, qu’il rencontra sur le cours, on va doncvous faire servir la messe, maintenant, entre deux parties debésigue. »

Ambroise et Alphonse le supplièrent de ne plus leur parler enplein jour, parce que leur père les avait menacés de les engagerdans la marine, s’ils le fréquentaient encore. La vérité était que,le premier étonnement passé, le cercle de la Jeunesse obtenait ungrand succès. Mgr Rousselot en avait accepté laprésidence honoraire ; il y vint même un soir, en compagnie deson secrétaire, l’abbé Surin ; ils burent chacun un verre desirop de groseille, dans le petit salon ; et l’on garda avecrespect, sur un dressoir, le verre dont s’était servi Monseigneur.On raconte encore cette anecdote avec émotion à Plassans. Celadétermina l’adhésion de tous les jeunes gens de la société. Il futtrès mauvais genre de ne pas faire partie du cercle de laJeunesse.

Cependant, Guillaume Porquier rôdait autour du cercle, avec desrires de jeune loup rêvant d’entrer dans la bergerie. Les filsMaffre, malgré la peur affreuse qu’ils avaient de leur père,adoraient ce grand garçon éhonté, qui leur racontait des histoiresde Paris, et leur ménageait des parties fines, dans les campagnesdes environs. Aussi finirent-ils par lui donner un rendez-vouschaque samedi, à neuf heures, sur un banc de la promenade du Mail.Ils s’échappaient du cercle, bavardaient jusqu’à onze heures,cachés dans l’ombre noire des platanes. Guillaume revenait avecinsistance aux soirées qu’ils passaient sous l’église desMinimes.

« Vous êtes encore bons, vous autres, disait-il, de vouslaisser mener par le bout du nez… C’est le bedeau, n’est-ce pas,qui vous sert des verres d’eau sucrée, comme s’il vous donnait lacommunion ?

– Mais non, tu te trompes, je t’assure, affirmait Ambroise.On se croirait absolument dans un des cafés du Cours, le café deFrance ou le café des Voyageurs… On boit de la bière, du punch, dumadère, ce qu’on veut enfin, tout ce qu’on boitailleurs. »

Guillaume continuait de ricaner.

« N’importe, murmurait-il ; moi, je ne voudrais pasboire de toutes leurs saletés ; j’aurais trop peur qu’ilsn’eussent mis dedans quelque drogue pour me faire aller à confesse.Je parie que vous jouez la consommation à la main chaude ou àpigeon vole ? »

Les fils Maffre riaient beaucoup de ces plaisanteries. Ils ledétrompaient pourtant, lui racontaient que les cartes elles-mêmesétaient permises. Ça ne sentait pas du tout l’église. Et l’on étaittrès bien, les divans étaient bons, il y avait des glacespartout.

« Voyons, reprenait Guillaume, vous ne me ferez pas croirequ’on n’entend pas les orgues, lorsqu’il y a une cérémonie, lesoir, aux Minimes… J’avalerais mon café de travers, rien que desavoir qu’on baptise, qu’on marie et qu’on enterre au-dessus de mademi-tasse.

– Ça, c’est un peu vrai, disait Alphonse ; l’autrejour, pendant que je faisais une partie de billard avec Séverin,dans la journée, nous avons parfaitement entendu qu’on enterraitquelqu’un. C’était la petite du boucher qui est au coin de la ruede la Banne… Ce Séverin est bête comme tout ; il croyait mefaire peur, en me racontant que l’enterrement allait me tomber surla tête.

– Ah bien ! il est joli, votre cercle ! s’écriaitGuillaume. Je n’y mettrais pas les pieds pour tout l’or du monde.Autant vaut-il prendre son café dans une sacristie. »

Guillaume se trouvait très blessé de ne pas faire partie ducercle de la Jeunesse. Son père lui avait défendu de se présenter,craignant qu’il ne fût pas admis. Mais l’irritation qu’il éprouvaitdevint trop forte ; il lança une demande, sans avertirpersonne. Cela fit toute une grosse affaire. La commission chargéede se prononcer sur les admissions comptait alors les fils Maffreparmi ses membres. Lucien Delangre était président, et SéverinRastoil, secrétaire. L’embarras de ces jeunes gens fut terrible.Tout en n’osant appuyer la demande, ils ne voulaient pas êtredésagréables au docteur Porquier, cet homme si digne, si biencravaté, qui avait l’absolue confiance des dames de la société.Ambroise et Alphonse conjurèrent Guillaume de ne pas pousser leschoses plus loin, en lui donnant à entendre qu’il n’avait aucunechance.

« Laissez donc ! leur répondit-il ; vous êtes deslâches tous les deux… Est-ce que vous croyez que je tiens à entrerdans votre confrérie ? C’est une farce que je fais. Je veuxvoir si vous aurez le courage de voter contre moi… Je rirai bien,le jour où ces cagots me fermeront la porte au nez. Quant à vous,mes petits, vous pourrez aller vous amuser où vous voudrez ;je ne vous reparlerai de la vie. »

Les fils Maffre, consternés, supplièrent Lucien Delangred’arranger les choses de façon à éviter un éclat. Lucien soumit ladifficulté à son conseiller ordinaire, l’abbé Faujas, pour lequelil s’était pris d’une admiration de disciple. L’abbé, tous lesaprès-midi, de cinq à six heures, venait au cercle de la Jeunesse.Il traversait la grande salle d’un air affable, saluant, s’arrêtantparfois, debout devant une table, à causer quelques minutes avec ungroupe de jeunes gens. Jamais il n’acceptait rien, pas même unverre d’eau pure. Puis, il entrait dans le salon de lecture,s’asseyait devant la grande table couverte d’un tapis vert, lisaitattentivement tous les journaux que recevait le cercle, lesfeuilles légitimistes de Paris et des départements voisins.Parfois, il prenait une note rapide, sur un petit carnet. Aprèsquoi, il se retirait discrètement, souriant de nouveau auxhabitués, leur donnant des poignées de main. Certains jours,pourtant, il demeurait plus longtemps, s’intéressait à une partied’échecs, parlait avec gaieté de toutes choses. Les jeunes gens,qui l’aimaient beaucoup, disaient de lui :

« Quand il cause, on ne croirait jamais que c’est unprêtre. »

Lorsque le fils du maire lui eut parlé de l’embarras où lademande de Guillaume mettait la commission, l’abbé Faujas promit des’interposer. En effet, dès le lendemain, il vit le docteurPorquier, auquel il conta l’affaire. Le docteur fut atterré. Sonfils voulait donc le faire mourir de chagrin, en déshonorant sescheveux blancs. Et que résoudre, à cette heure ? Si la demandeétait retirée, la honte n’en serait pas moins grande. Le prêtre luiconseilla d’exiler Guillaume, pendant deux ou trois mois, dans unepropriété qu’il possédait à quelques lieues ; lui, sechargeait du reste. Le dénouement fut des plus simples. Dès queGuillaume fut parti, la commission mit la demande de côté, endéclarant que rien ne pressait et qu’une décision serait priseultérieurement.

Le docteur Porquier apprit cette solution par Lucien Delangre,une après-midi, comme il se trouvait dans le jardin de lasous-préfecture. Il courut à la terrasse. C’était l’heure dubréviaire de l’abbé Faujas ; il était là, sous la tonnelle desMouret.

« Ah ! monsieur le curé, que de remerciements !dit le docteur en se penchant. Je serais bien heureux de vousserrer la main.

– C’est un peu haut », répondit le prêtre, quiregardait le mur avec un sourire.

Mais le docteur Porquier était un homme plein d’effusion, queles obstacles ne décourageaient pas.

« Attendez ! s’écria-t-il. Si vous le permettez,monsieur le curé, je vais faire le tour. »

Et il disparut. L’abbé, toujours souriant, se dirigea lentementvers la petite porte qui s’ouvrait sur l’impasse des Chevillottes.Le docteur donnait déjà contre le bois de petits coupsdiscrets.

« C’est que cette porte est condamnée, murmura le prêtre…Il y a un des clous qui est cassé… Si l’on avait un outil, ça neserait pas difficile d’enlever l’autre. »

Il regarda autour de lui, aperçut une bêche. Alors, d’un légereffort, il ouvrit la porte, dont il avait tiré les verrous. Puis,il sortit dans l’impasse des Chevillottes, où le docteur Porquierl’accabla de bonnes paroles. Comme ils se promenaient en causant lelong de l’impasse, M. Maffre, qui se trouvait justement dansle jardin de M. Rastoil, ouvrit de son côté la petite portecachée derrière la cascade. Et ces messieurs rirent beaucoup de setrouver ainsi tous les trois dans cette ruelle déserte.

Ils restèrent là un instant. Lorsqu’ils prirent congé de l’abbé,le juge de paix et le docteur allongèrent la tête dans le jardindes Mouret, regardant curieusement autour d’eux.

Cependant, Mouret, qui mettait des tuteurs à des pieds detomates, les aperçut en levant les yeux. Il resta muet desurprise.

« Eh bien ! les voilà chez moi maintenant,murmura-t-il. Il ne manque plus que le curé amène ici les deuxbandes ! »

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