La Conquête de Plassans

Chapitre 2

 

Mouret fit un geste de contrariété. Il n’attendait réellementson locataire que le surlendemain, au plus tôt. Il se levaitvivement, lorsque l’abbé Faujas parut à la porte, dans le corridor.C’était un homme grand et fort, une face carrée, aux traits larges,au teint terreux. Derrière lui, dans son ombre, se tenait une femmeâgée qui lui ressemblait étonnamment, plus petite, l’air plus rude.En voyant la table mise, ils eurent tous les deux un mouvementd’hésitation ; ils reculèrent discrètement, sans se retirer.La haute figure noire du prêtre faisait une tache de deuil sur lagaieté du mur blanchi à la chaux.

« Nous vous demandons pardon de vous déranger, dit-il àMouret. Nous venons de chez M. l’abbé Bourrette ; il a dûvous prévenir…

– Mais pas du tout ! s’écria Mouret. L’abbé n’en faitjamais d’autres ; il a toujours l’air de descendre du paradis…Ce matin encore, monsieur, il m’affirmait que vous ne seriez pasici avant deux jours… Enfin, il va falloir vous installer tout demême. »

L’abbé Faujas s’excusa. Il avait une voix grave, d’une grandedouceur dans la chute des phrases. Vraiment, il était désoléd’arriver à un pareil moment. Quand il eut exprimé ses regrets,sans bavardage, en dix paroles nettement choisies, il se tournapour payer le commissionnaire qui avait apporté sa malle. Sesgrosses mains bien faites tirèrent d’un pli de sa soutane unebourse, dont on n’aperçut que les anneaux d’acier ; il fouillaun instant, palpant du bout des doigts, avec précaution, la têtebaissée. Puis, sans qu’on eût vu la pièce de monnaie, lecommissionnaire s’en alla. Lui, reprit de sa voix polie :

« Je vous en prie, monsieur, remettez-vous à table… Votredomestique nous indiquera l’appartement. Elle m’aidera à monterceci. »

Il se baissait déjà pour prendre une poignée de la malle.C’était une petite malle de bois, garantie par des coins et desbandes de tôle ; elle paraissait avoir été réparée, sur un desflancs, à l’aide d’une traverse de sapin. Mouret resta surpris,cherchant des yeux les autres bagages du prêtre ; mais iln’aperçut qu’un grand panier, que la dame âgée tenait à deux mains,devant ses jupes, s’entêtant, malgré la fatigue, à ne pas le poserà terre. Sous le couvercle soulevé, parmi des paquets de linge,passaient le coin d’un peigne enveloppé dans du papier, et le coud’un litre mal bouché.

« Non, non, laissez cela, dit Mouret en poussant légèrementla malle du pied. Elle ne doit pas être lourde ; Rose lamontera bien toute seule. »

Il n’eut sans doute pas conscience du secret dédain qui perçaitdans ses paroles. La dame âgée le regarda fixement de ses yeuxnoirs ; puis, elle revint à la salle à manger, à la tableservie, qu’elle examinait depuis qu’elle était là. Elle passaitd’un objet à l’autre, les lèvres pincées. Elle n’avait pas prononcéune parole. Cependant, l’abbé Faujas consentit à laisser la malle.Dans la poussière jaune du soleil qui entrait par la porte dujardin, sa soutane râpée semblait toute rouge ; des reprisesen brodaient les bords ; elle était très propre, mais simince, si lamentable, que Marthe, restée assise jusque-là avec unesorte de réserve inquiète, se leva à son tour. L’abbé, qui n’avaitjeté sur elle qu’un coup d’œil rapide, aussitôt détourné, la vitquitter sa chaise, bien qu’il ne parût nullement la regarder.

« Je vous en prie, répéta-t-il, ne vous dérangez pas ;nous serions désolés de troubler votre dîner.

– Eh bien ! c’est cela, dit Mouret, qui avait faim.Rose va vous conduire. Demandez-lui tout ce dont vous aurez besoin…Installez-vous, installez-vous à votre aise. »

L’abbé Faujas, après avoir salué, se dirigeait déjà versl’escalier, lorsque Marthe s’approcha de son mari, enmurmurant :

« Mais, mon ami, tu ne songes pas…

– Quoi donc ? demanda-t-il, voyant qu’ellehésitait.

– Les fruits, tu sais bien.

– Ah ! diantre ! c’est vrai, il y a lesfruits », dit-il d’un ton consterné.

Et, comme l’abbé Faujas revenait, l’interrogeant duregard :

« Je suis vraiment bien contrarié, monsieur, reprit-il. Lepère Bourrette est sûrement un digne homme, seulement il estfâcheux que vous l’ayez chargé de votre affaire… Il n’a pas pourdeux liards de tête… Si nous avions su, nous aurions tout préparé.Au lieu que nous voilà maintenant avec un déménagement à faire…Vous comprenez, nous utilisions les chambres. Il y a là-haut, surle plancher, toute notre récolte de fruits, des figues, des pommes,du raisin… »

Le prêtre l’écoutait avec une surprise que sa grande politessene réussissait plus à cacher.

« Oh ! mais ça ne sera pas long, continua Mouret. Endix minutes, si vous voulez bien prendre la peine d’attendre, Roseva débarrasser vos chambres. »

Une vive inquiétude grandissait sur le visage terreux del’abbé.

« Le logement est meublé, n’est-ce pas ?demanda-t-il.

– Du tout, il n’y a pas un meuble ; nous ne l’avonsjamais habité. » Alors, le prêtre perdit son calme ; unelueur passa dans ses yeux gris. Il s’écria avec une violencecontenue :

« Comment ! mais j’avais formellement recommandé dansma lettre de louer un logement meublé. Je ne pouvais pas apporterdes meubles dans ma malle, bien sûr.

– Hein ! qu’est-ce que je disais ? cria Mouretd’un ton plus haut. Ce Bourrette est incroyable… Il est venu,monsieur, et il a vu certainement les pommes, puisqu’il en a mêmepris une dans la main, en déclarant qu’il avait rarement admiré uneaussi belle pomme. Il a dit que tout lui semblait très bien, quec’était ça qu’il fallait, et qu’il louait. »

L’abbé Faujas n’écoutait plus ; tout un flot de colèreétait monté à ses joues. Il se tourna, il balbutia, d’une voixanxieuse :

« Mère, vous entendez ? il n’y a pas demeubles. »

La vieille dame, serrée dans son mince châle noir, venait devisiter le rez-de-chaussée, à petits pas furtifs, sans lâcher sonpanier. Elle s’était avancée jusqu’à la porte de la cuisine, enavait inspecté les quatre murs ; puis, revenant sur le perron,elle avait lentement, d’un regard, pris possession du jardin. Maisla salle à manger surtout l’intéressait ; elle se tenait denouveau debout, en face de la table servie, regardant fumer lasoupe, lorsque son fils lui répéta :

« Entendez-vous, mère ? il va falloir aller àl’hôtel. »

Elle leva la tête sans répondre ; toute sa face refusait dequitter cette maison, dont elle connaissait déjà les moindrescoins. Elle eut un imperceptible haussement d’épaules, les yeuxvagues, allant de la cuisine au jardin et du jardin à la salle àmanger.

Mouret, cependant, s’impatientait. Voyant que ni la mère ni lefils ne paraissaient décidés à quitter la place, ilreprit :

« C’est que nous n’avons pas de lits, malheureusement… Il ya bien, au grenier, un lit de sangle, dont madame, à la rigueur,pourrait s’accommoder jusqu’à demain ; seulement, je ne voispas trop sur quoi coucherait monsieur l’abbé. »

Alors Mme Faujas ouvrit enfin les lèvres ;elle dit d’une voix brève, au timbre un peu rauque :

« Mon fils prendra le lit de sangle… Moi, je n’ai besoinque d’un matelas par terre, dans un coin. »

L’abbé approuva cet arrangement d’un signe de tête. Mouretallait se récrier, chercher autre chose ; mais, devant l’airsatisfait de ses nouveaux locataires, il se tut, se contentantd’échanger avec sa femme un regard d’étonnement.

« Demain il fera jour, dit-il avec sa pointe de moqueriebourgeoise ; vous pourrez vous meubler comme vous l’entendrez.Rose va monter enlever les fruits et faire les lits. Si vous voulezattendre un instant sur la terrasse… Allons, donnez deux chaises,mes enfants. »

Les enfants, depuis l’arrivée du prêtre et de sa mère, étaientdemeurés tranquillement assis devant la table. Ils les examinaientcurieusement.

L’abbé n’avait pas semblé les apercevoir ; maisMme Faujas s’était arrêtée un instant à chacund’eux, les dévisageant, comme pour pénétrer d’un coup dans cesjeunes têtes. En entendant les paroles de leur père, ilss’empressèrent tous trois et sortirent des chaises.

La vieille dame ne s’assit pas. Comme Mouret se tournait, nel’apercevant plus, il la vit plantée devant une des fenêtresentrebâillées du salon ; elle allongeait le cou, elle achevaitson inspection, avec l’aisance tranquille d’une personne qui visiteune propriété à vendre. Au moment où Rose soulevait la petitemalle, elle rentra dans le vestibule, en disantsimplement :

« Je monte l’aider. »

Et elle monta derrière la domestique. Le prêtre ne tourna pasmême la tête ; il souriait aux trois enfants, restés deboutdevant lui. Son visage avait une expression de grande douceur,quand il voulait, malgré la dureté du front et les plis rudes de labouche.

« C’est toute votre famille, madame ? demanda-t-il àMarthe, qui s’était approchée.

– Oui, monsieur », répondit-elle, gênée par le regardclair qu’il fixait sur elle.

Mais il regarda de nouveau les enfants, il continua :

« Voilà deux grands garçons qui seront bientôt des hommes…Vous avez fini vos études, mon ami ? »

Il s’adressait à Serge. Mouret coupa la parole à l’enfant.

« Celui-ci a fini, bien qu’il soit le cadet. Quand je disqu’il a fini, je veux dire qu’il est bachelier, car il est rentréau collège pour faire une année de philosophie : c’est lesavant de la famille… L’autre, l’aîné, ce grand dadais ne vaut pasgrand-chose, allez. Il s’est déjà fait refuser deux fois aubaccalauréat, et vaurien avec cela, toujours le nez en l’air,toujours polissonnant. »

Octave écoutait ces reproches en souriant, tandis que Sergeavait baissé la tête sous les éloges. Faujas parut un instantencore les étudier en silence ; puis, passant à Désirée,retrouvant son air tendre :

« Mademoiselle, demanda-t-il, me permettrez-vous d’êtrevotre ami ? »

Elle ne répondit pas ; elle vint, presque effrayée, secacher le visage contre l’épaule de sa mère. Celle-ci, au lieu delui dégager la face, la serra davantage, en lui passant un bras àla taille.

« Excusez-la, dit-elle avec quelque tristesse ; ellen’a pas la tête forte, elle est restée petite fille… C’est uneinnocente… Nous ne la tourmentons pas pour apprendre. Elle aquatorze ans, et elle ne sait encore qu’aimer les bêtes. »

Désirée, sous les caresses de sa mère, s’était rassurée ;elle avait tourné la tête, elle souriait. Puis, d’un airhardi :

« Je veux bien que vous soyez mon ami… Seulement vous nefaites jamais de mal aux mouches, dites ? »

Et, comme tout le monde s’égayait autour d’elle :

« Octave les écrase, les mouches, continua-t-ellegravement. C’est très mal. »

L’abbé Faujas s’était assis. Il semblait très las. Ils’abandonna un moment à la paix tiède de la terrasse, promenant sesregards ralentis sur le jardin, sur les arbres des propriétésvoisines. Ce grand calme, ce coin désert de petite ville, luicausaient une sorte de surprise. Son visage se tacha de plaquessombres.

« On est très bien ici », murmura-t-il.

Puis il garda le silence, comme absorbé et perdu. Il eut unléger sursaut, lorsque Mouret lui dit avec un rire :

« Si vous le permettez, maintenant, monsieur, nous allonsnous mettre à table. »

Et, sur le regard de sa femme :

« Vous devriez faire comme nous, accepter une assiette desoupe. Cela vous éviterait d’aller dîner à l’hôtel… Ne vous gênezpas, je vous en prie.

– Je vous remercie mille fois, nous n’avons besoin derien », répondit l’abbé d’un ton d’extrême politesse, quin’admettait pas une seconde invitation.

Alors, les Mouret retournèrent dans la salle à manger, où ilss’attablèrent. Marthe servit la soupe. Il y eut bientôt un tapageréjouissant de cuillers. Les enfants jasaient. Désirée eut desrires clairs, en écoutant une histoire que son père racontait,enchanté d’être enfin à table. Cependant, l’abbé Faujas, qu’ilsavaient oublié, restait assis sur la terrasse, immobile, en face dusoleil couchant. Il ne tournait pas la tête ; il semblait nepas entendre. Comme le soleil allait disparaître, il se découvrit,étouffant sans doute. Marthe, placée devant la fenêtre, aperçut sagrosse tête nue, aux cheveux courts, grisonnant déjà vers lestempes. Une dernière lueur rouge alluma ce crâne rude de soldat, oùla tonsure était comme la cicatrice d’un coup de massue ;puis, la lueur s’éteignit, le prêtre, entrant dans l’ombre, ne futplus qu’un profil noir sur la cendre grise du crépuscule.

Ne voulant pas appeler Rose, Marthe alla chercher elle-même unelampe et servit le premier plat. Comme elle revenait de la cuisine,elle rencontra, au pied de l’escalier, une femme qu’elle nereconnut pas d’abord. C’était Mme Faujas. Elleavait mis un bonnet de linge ; elle ressemblait à uneservante, avec sa robe de cotonnade, serrée au corsage par un fichujaune, noué derrière la taille ; et, les poignets nus, encoretoute soufflante de la besogne qu’elle venait de faire, elle tapaitses gros souliers lacés sur le dallage du corridor.

« Voilà qui est fait, n’est-ce pas, madame ? lui ditMarthe en souriant.

– Oh ! une misère, répondit-elle ; en deux coupsde poing, l’affaire a été bâclée. »

Elle descendit le perron, elle radoucit sa voix :

« Ovide, mon enfant, veux-tu monter ? Tout est prêtlà-haut. »

Elle dut toucher son fils à l’épaule pour le tirer de sarêverie. L’air fraîchissait. Il frissonna, il la suivit sansparler. Comme il passait devant la porte de la salle à manger,toute blanche de la clarté vive de la lampe, toute bruyante dubavardage des enfants, il allongea la tête, disant de sa voixsouple :

« Permettez-moi de vous remercier encore et de nous excuserde tout ce dérangement… Nous sommes confus…

– Mais non, mais non ! cria Mouret ; c’est nousautres qui sommes désolés de n’avoir pas mieux à vous offrir pourcette nuit. »

Le prêtre salua, et Marthe rencontra de nouveau ce regard clair,ce regard d’aigle qui l’avait émotionnée. Il semblait qu’au fond del’œil, d’un gris morne d’ordinaire, une flamme passât brusquement,comme ces lampes qu’on promène derrière les façades endormies desmaisons.

« Il a l’air de ne pas avoir froid aux yeux, le curé, ditrailleusement Mouret, quand la mère et le fils ne furent pluslà.

– Je les crois peu heureux, murmura Marthe.

– Pour ça, il n’apporte certainement pas le Pérou dans samalle… Elle est lourde, sa malle ! Je l’aurais soulevée dubout de mon petit doigt. »

Mais il fut interrompu dans son bavardage par Rose, qui venaitde descendre l’escalier en courant, afin de raconter les chosessurprenantes qu’elle avait vues.

« Ah ! bien, dit-elle en se plantant devant la tableoù mangeaient ses maîtres, en voilà une gaillarde ! Cette damea au moins soixante-cinq ans, et ça ne paraît guère, allez !Elle vous bouscule, elle travaille comme un cheval.

– Elle t’a aidée à déménager les fruits ? demandacurieusement Mouret.

– Je crois bien, monsieur. Elle emportait les fruits commeça, dans son tablier ; des charges à tout casser. Je medisais : « Bien sûr, la robe va y rester. » Mais pasdu tout ; c’est de l’étoffe solide, de l’étoffe comme j’enporte moi-même. Nous avons dû faire plus de dix voyages. Moi,j’avais les bras rompus. Elle bougonnait, disant que ça ne marchaitpas. Je crois que je l’ai entendue jurer, sauf votrerespect. »

Mouret semblait s’amuser beaucoup.

« Et les lits ? reprit-il.

– Les lits, c’est elle qui les a faits… Il faut la voirretourner un matelas. Ça ne pèse pas lourd, je vous enréponds ; elle le prend par un bout, le jette en l’air commeune plume… Avec ça, très soigneuse. Elle a bordé le lit de sangle,comme un dodo d’enfant. Elle aurait eu à coucher l’enfant Jésus,qu’elle n’aurait pas tiré les draps avec plus de dévotion… Desquatre couvertures, elle en a mis trois sur le lit de sangle. C’estcomme des oreillers : elle n’en a pas voulu pour elle ;son fils a les deux.

– Alors elle va coucher par terre ?

– Dans un coin, comme un chien. Elle a jeté un matelas surle plancher de l’autre chambre, en disant qu’elle allait dormir là,mieux que dans le paradis. Jamais je n’ai pu la décider às’arranger plus proprement. Elle prétend qu’elle n’a jamais froidet que sa tête est trop dure pour craindre le carreau… Je leur aidonné de l’eau et du sucre, comme madame me l’avait recommandé, etvoilà… N’importe, ce sont de drôles de gens. »

Rose acheva de servir le dîner. Les Mouret, ce soir-là, firenttraîner le repas. Ils causèrent longuement des nouveaux locataires.Dans leur vie d’une régularité d’horloge, l’arrivée de ces deuxpersonnes étrangères était un gros événement. Ils en parlaientcomme d’une catastrophe, avec ces minuties de détails qui aident àtuer les longues soirées de province. Mouret, particulièrement, seplaisait aux commérages de petite ville. Au dessert, les coudes surla table, dans la tiédeur de la salle à manger, il répéta pour ladixième fois, de l’air satisfait d’un homme heureux :

« Ce n’est pas un beau cadeau que Besançon fait à Plassans…Avez-vous vu le derrière de sa soutane, quand il s’esttourné ?… Ça m’étonnerait beaucoup, si les dévotes couraientaprès celui-là. Il est trop râpé ; les dévotes aiment lesjolis curés.

– Sa voix a de la douceur, dit Marthe, qui étaitindulgente.

– Pas lorsqu’il est en colère, toujours, reprit Mouret.Vous ne l’avez donc pas entendu se fâcher, quand il a su quel’appartement n’était pas meublé ? C’est un rude homme ;il ne doit pas flâner dans les confessionnaux, allez ! Je suisbien curieux de savoir comment il va se meubler, demain. Pourvuqu’il me paye, au moins. Tant pis ! je m’adresserai à l’abbéBourrette ; je ne connais que lui. »

On était peu dévot dans la famille. Les enfants eux-mêmes semoquèrent de l’abbé et de sa mère. Octave imita la vieille dame,lorsqu’elle allongeait le cou pour voir au fond des pièces, ce quifit rire Désirée.

Serge, plus grave, défendit « ces pauvres gens ».D’ordinaire, à dix heures précises, lorsqu’il ne faisait pas sapartie de piquet, Mouret prenait un bougeoir et allait secoucher ; mais, ce soir-là, à onze heures, il tenait encorebon contre le sommeil. Désirée avait fini par s’endormir, la têtesur les genoux de Marthe. Les deux garçons étaient montés dans leurchambre. Mouret bavardait toujours, seul en face de sa femme.

« Quel âge lui donnes-tu ? demanda-t-ilbrusquement.

– À qui ? dit Marthe, qui commençait, elle aussi, às’assoupir.

– À l’abbé, parbleu ! Hein ? entre quarante etquarante-cinq ans, n’est-ce pas ? C’est un beau gaillard. Sice n’est pas dommage que ça porte la soutane ! Il aurait faitun fameux carabinier. »

Puis, au bout d’un silence, parlant seul, continuant à voixhaute des réflexions qui le rendaient tout songeur :

« Ils sont arrivés par le train de six heures trois quarts.Ils n’ont donc eu que le temps de passer chez l’abbé Bourrette etde venir ici… Je parie qu’ils n’ont pas dîné. C’est clair. Nous lesaurions bien vus sortir pour aller à l’hôtel… Ah ! parexemple, ça me ferait plaisir de savoir où ils ont pumanger. »

Rose, depuis un instant, rôdait dans la salle à manger,attendant que ses maîtres allassent se coucher, pour fermer lesportes et les fenêtres.

« Moi je le sais, où ils ont mangé », dit-elle.

Et comme Mouret se tournait vivement :

« Oui, j’étais remontée pour voir s’ils ne manquaient derien. N’entendant pas de bruit, je n’ai point osé frapper ;j’ai regardé par la serrure.

– Mais c’est mal, très mal, interrompit Marthe sévèrement.Vous savez bien, Rose, que je n’aime point cela.

– Laisse donc, laisse donc ! s’écria Mouret, qui, dansd’autres circonstances, se serait emporté contre la curieuse. Vousavez regardé par la serrure ?

– Oui, monsieur, c’était pour le bien.

– Évidemment… Qu’est-ce qu’ils faisaient ?

– Eh bien ! donc, monsieur, ils mangeaient… Je les aivus qui mangeaient sur le coin du lit de sangle. La vieille avaitétalé une serviette. Chaque fois qu’ils se servaient du vin, ilsrecouchaient le litre bouché contre l’oreiller.

– Mais que mangeaient-ils ?

– Je ne sais pas au juste, monsieur. Ça m’a paru un restede pâté, dans un journal. Ils avaient aussi des pommes, des petitespommes de rien du tout.

– Et ils causaient, n’est-ce pas ? Vous avez entenduce qu’ils disaient ?

– Non, monsieur, ils ne causaient pas… Je suis restée unbon quart d’heure à les regarder. Ils ne disaient rien, pas ça,tenez ! Ils mangeaient, ils mangeaient ! »

Marthe s’était levée, réveillant Désirée, faisant mine demonter ; la curiosité de son mari la blessait. Celui-ci sedécida enfin à se lever également ; tandis que la vieilleRose, qui était dévote, continuait d’une voix plus basse :

« Le pauvre cher homme devait avoir joliment faim… Sa mèrelui passait les plus gros morceaux et le regardait avaler avec unplaisir… Enfin, il va dormir dans des draps bien blancs. À moinsque l’odeur des fruits ne l’incommode. C’est que ça ne sent pas bondans la chambre ; vous savez, cette odeur aigre des poires etdes pommes. Et pas un meuble, rien que le lit dans un coin. Moi,j’aurais peur, je garderais la lumière toute la nuit. »

Mouret avait pris son bougeoir. Il resta un instant deboutdevant Rose, résumant la soirée dans ce mot de bourgeois tiré deses idées accoutumées :

« C’est extraordinaire. »

Puis, il rejoignit sa femme au pied de l’escalier. Elle étaitcouchée, elle dormait déjà, qu’il écoutait encore les bruits légersqui venaient de l’étage supérieur. La chambre de l’abbé était justeau-dessus de la sienne. Il l’entendit ouvrir doucement la fenêtre,ce qui l’intrigua beaucoup. Il leva la tête de l’oreiller, luttantdésespérément contre le sommeil, voulant savoir combien de temps leprêtre resterait à la fenêtre. Mais le sommeil fut le plusfort ; Mouret ronflait à poings fermés, avant d’avoir pusaisir de nouveau le sourd grincement de l’espagnolette.

En haut, à la fenêtre, l’abbé Faujas, tête nue, regardait lanuit noire. Il demeura longtemps là, heureux d’être enfin seul,s’absorbant dans ces pensées qui lui mettaient tant de dureté aufront. Sous lui, il sentait le sommeil tranquille de cette maisonoù il était depuis quelques heures, l’haleine pure des enfants, lesouffle honnête de Marthe, la respiration grosse et régulière deMouret. Et il y avait un mépris dans le redressement de son cou delutteur, tandis qu’il levait la tête comme pour voir au loin,jusqu’au fond de la petite ville endormie. Les grands arbres dujardin de la sous-préfecture faisaient une masse sombre, lespoiriers de M. Rastoil allongeaient des membres maigres ettordus ; puis, ce n’était plus qu’une mer de ténèbres, unnéant, dont pas un bruit ne montait. La ville avait une innocencede fille au berceau.

L’abbé Faujas tendit les bras d’un air de défi ironique, commes’il voulait prendre Plassans pour l’étouffer d’un effort contre sapoitrine robuste. Il murmura :

« Et ces imbéciles qui souriaient, ce soir, en me voyanttraverser leurs rues ! »

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