La Conquête de Plassans

Chapitre 4

 

Arrivé au second étage, Mouret était plus ému qu’un écolier quiva entrer pour la première fois dans la chambre d’une femme. Lasatisfaction inespérée d’un désir longtemps contenu, l’espoir devoir des choses tout à fait extraordinaires, lui coupaient larespiration. Cependant, l’abbé Faujas, cachant la clef entre sesgros doigts, l’avait glissée dans la serrure, sans qu’on entenditle bruit du fer. La porte tourna comme sur des gonds de velours.L’abbé, reculant, invita silencieusement Mouret à entrer.

Les rideaux de coton pendus aux deux fenêtres étaient si épais,que la chambre avait une pâleur crayeuse, un demi-jour de cellulemurée. Cette chambre était immense, haute de plafond, avec unpapier déteint et propre, d’un jaune effacé. Mouret se hasarda,marchant à petits pas sur le carreau, net comme une glace, dont illui semblait sentir le froid sous la semelle de ses souliers. Iltourna sournoisement les yeux, examina le lit de fer, sans rideaux,aux draps si bien tendus qu’on eût dit un banc de pierre blancheposé dans un coin. La commode, perdue à l’autre bout de la pièce,une petite table placée au milieu, avec deux chaises, une devantchaque fenêtre, complétaient le mobilier. Pas un papier sur latable, pas un objet sur la commode, pas un vêtement aux murs :le bois nu, le marbre nu, le mur nu. Au-dessus de la commode, ungrand christ de bois noir coupait seul d’une croix sombre cettenudité grise.

« Tenez, monsieur, venez par ici, dit l’abbé ; c’estdans ce coin que s’est produite une tache au plafond. »

Mais Mouret ne se pressait pas, il jouissait. Bien qu’il ne vitpas les choses singulières qu’il s’était vaguement promis de voir,la chambre avait pour lui, esprit fort, une odeur particulière.Elle sentait le prêtre, pensait-il ; elle sentait un hommeautrement fait que les autres, qui souffle sa bougie pour changerde chemise, qui ne laisse traîner ni ses caleçons ni ses rasoirs.Ce qui le contrariait, c’était de ne rien trouver d’oublié sur lesmeubles ni dans les coins, qui pût lui donner matière à hypothèses.La pièce était, comme ce diable d’homme, muette, froide, polie,impénétrable. Sa vive surprise fut de ne pas y éprouver, ainsiqu’il s’y attendait, une impression de misère ; au contraire,elle lui produisait un effet qu’il avait ressenti autrefois, unjour qu’il était entré dans le salon très richement meublé d’unpréfet de Marseille. Le grand christ semblait l’emplir de ses brasnoirs.

Il fallut pourtant qu’il se décidât à s’approcher del’encoignure où l’abbé Faujas l’appelait.

« Vous voyez la tache, n’est-ce pas ? reprit celui-ci.Elle s’est un peu effacée depuis hier. »

Mouret se haussait sur les pieds, clignait les yeux, sans rienvoir. Le prêtre ayant tiré les rideaux, il finit par apercevoir unelégère teinte de rouille.

« Ce n’est pas bien grave, murmura-t-il.

– Sans doute ; mais j’ai cru devoir vous prévenir…L’infiltration a dû avoir lieu au bord du toit.

– Oui, vous avez raison, au bord du toit. »

Mouret ne répondait plus ; il regardait la chambre,éclairée par la lumière crue du plein jour. Elle était moinssolennelle, mais elle gardait son silence absolu. Décidément, pasun grain de poussière n’y contait la vie de l’abbé.

« D’ailleurs, continuait ce dernier, nous pourrionspeut-être voir par la fenêtre… Attendez. »

Et il ouvrit la fenêtre. Mais Mouret s’écria qu’il n’entendaitpas le déranger davantage, que c’était une misère, que les ouvrierssauraient bien trouver le trou.

« Vous ne me dérangez nullement, je vous assure, dit l’abbéen insistant d’une façon aimable. Je sais que les propriétairesaiment à se rendre compte… Je vous en prie, examinez tout endétail… La maison est à vous. »

Il sourit même en prononçant cette dernière phrase, ce qui luiarrivait rarement ; puis, quand Mouret se fut penché avec luisur la barre d’appui, levant tous deux les yeux vers la gouttière,il entra dans des explications d’architecte, disant comment latache avait pu se produire.

« Voyez-vous, je crois à un léger affaissement des tuiles,peut-être même y en a-t-il une de brisée ; à moins que ce nesoit cette lézarde que vous apercevez là, le long de la corniche,qui se prolonge dans le mur de soutènement.

– Oui, c’est bien possible, répondit Mouret. Je vous avoue,monsieur l’abbé, que je n’y entends rien. Le maçonverra. »

Alors, le prêtre ne causa plus réparations. Il resta là,tranquillement, regardant les jardins, au-dessous de lui. Mouret,accoudé à son côté, n’osa se retirer, par politesse. Il fut tout àfait gagné, lorsque son locataire lui dit de sa voix douce, au boutd’un silence :

« Vous avez un joli jardin, monsieur.

– Oh ! bien ordinaire, répondit-il. Il y avaitquelques beaux arbres que j’ai dû faire couper, car rien nepoussait à leur ombre. Que voulez-vous ? il faut songer àl’utile. Ce coin nous suffit, nous avons des légumes pour toute lasaison. »

L’abbé s’étonna, se fit donner des détails. Le jardin était unde ces vieux jardins de province, entourés de tonnelles, divisés enquatre carrés réguliers par de grands buis. Au milieu, se trouvaitun étroit bassin sans eau. Un seul carré était réservé aux fleurs.Dans les trois autres, plantés à leurs angles d’arbres fruitiers,poussaient des choux magnifiques, des salades superbes. Les allées,sablées de jaune, étaient tenues bourgeoisement.

« C’est un petit paradis, répétait l’abbé Faujas.

– Il y a bien des inconvénients, allez, dit Mouret,plaidant contre la vive satisfaction qu’il éprouvait à entendre sibien parler de sa propriété. Par exemple, vous avez dû remarquerque nous sommes ici sur une côte. Les jardins sont étagés. Ainsicelui de M. Rastoil est plus bas que le mien, qui estégalement plus bas que celui de la sous-préfecture. Souvent, leseaux de pluie font des dégâts. Puis, ce qui est encore moinsagréable, les gens de la sous-préfecture voient chez moi, d’autantplus qu’ils ont établi cette terrasse qui domine mon mur. Il estvrai que je vois chez M. Rastoil, un pauvre dédommagement, jevous assure, car je ne m’occupe jamais de ce que font lesautres. »

Le prêtre semblait écouter par complaisance, hochant la tête,n’adressant aucune question. Il suivait des yeux les explicationsque son propriétaire lui donnait de la main.

« Tenez, il y a encore un ennui, continua ce dernier, enmontrant une ruelle longeant le fond du jardin. Vous voyez ce petitchemin pris entre deux murailles ? C’est l’impasse desChevillottes, qui aboutit à une porte charretière ouvrant sur lesterrains de la sous-préfecture. Toutes les propriétés voisines ontune petite porte de sortie sur l’impasse, et il y a sans cesse desallées et venues mystérieuses… Moi qui ai des enfants, j’ai faitcondamner ma porte avec deux bons clous. »

Il cligna les yeux en regardant l’abbé, espérant peut-être quecelui-ci allait lui demander quelles étaient ces allées et venuesmystérieuses. Mais l’abbé ne broncha pas ; il examinal’impasse des Chevillottes, sans plus de curiosité ; il ramenapaisiblement ses regards dans le jardin des Mouret. En bas, au bordde la terrasse, à sa place ordinaire, Marthe ourlait desserviettes. Elle avait d’abord brusquement levé la tête enentendant les voix ; puis, étonnée de reconnaître son mari encompagnie du prêtre, à une fenêtre du second étage, elle s’étaitremise au travail. Elle semblait ne plus savoir qu’ils étaient là.Mouret avait pourtant haussé le ton, par une sorte de vantardiseinconsciente, heureux de montrer qu’il venait enfin de pénétrerdans cet appartement obstinément fermé. Et le prêtre par instantsarrêtait ses yeux tranquilles sur elle, sur cette femme dont il nevoyait que la nuque baissée, avec la masse noire du chignon.

Il y eut un silence. L’abbé Faujas ne semblait toujours pasdisposé à quitter la fenêtre. Il paraissait maintenant étudier lesplates-bandes du voisin. Le jardin de M. Rastoil était disposéà l’anglaise, avec de petites allées, de petites pelouses, coupéesde petites corbeilles. Au fond, il y avait une rotonde d’arbres, oùse trouvaient une table et des chaises rustiques.

« M. Rastoil est fort riche, reprit Mouret, qui avaitsuivi la direction des yeux de l’abbé. Son jardin lui coûtebon ; la cascade que vous ne voyez pas, là-bas, derrière lesarbres, lui est revenue à plus de trois cents francs. Et pas unlégume, rien que des fleurs. Un moment, les dames avaient mêmeparlé de faire couper les arbres fruitiers ; c’eût été unvéritable meurtre, car les poiriers sont superbes. Bah ! il araison d’arranger son jardin à sa convenance. Quand on a lesmoyens ! »

Et comme l’abbé se taisait toujours :

« Vous connaissez M. Rastoil, n’est-ce pas ?continua-t-il en se tournant vers lui. Tous les matins, il sepromène sous ses arbres, de huit à neuf heures. Un gros homme, unpeu court, chauve, sans barbe, la tête ronde comme une boule. Il aatteint la soixantaine dans les premiers jours d’août, je crois.Voilà près de vingt ans qu’il est président de notre tribunalcivil. On le dit bonhomme. Moi, je ne le fréquente pas. Bonjour,bonsoir, et c’est tout. »

Il s’arrêta, en voyant plusieurs personnes descendre le perronde la maison voisine et se diriger vers la rotonde.

« Eh ! mais, dit-il en baissant la voix, c’est mardi,aujourd’hui… On dîne, chez les Rastoil. »

L’abbé n’avait pu retenir un léger mouvement. Il s’était penché,pour mieux voir. Deux prêtres, qui marchaient aux côtés de deuxgrandes filles, paraissaient particulièrement l’intéresser.

« Vous savez qui sont ces messieurs ? » demandaMouret.

Et, sur un geste vague de Faujas :

« Ils traversaient la rue Balande, au moment où nous noussommes rencontrés… Le grand, le jeune, celui qui est entre les deuxdemoiselles Rastoil, est l’abbé Surin, le secrétaire de notreévêque. Un garçon bien aimable, dit-on. L’été, je le vois qui joueau volant, avec ces demoiselles… Le vieux, que vous apercevez unpeu en arrière, est un de nos grands vicaires, M. l’abbéFenil. C’est lui qui dirige le séminaire. Un terrible homme, platet pointu comme un sabre. Je regrette qu’il ne se tourne pas ;vous verriez ses yeux… Il est surprenant que vous ne connaissiezpas ces messieurs.

– Je sors peu, répondit l’abbé ; je ne fréquentepersonne dans la ville.

– Et vous avez tort ! Vous devez vous ennuyer souvent…Ah ! monsieur l’abbé, il faut vous rendre une justice :vous n’êtes pas curieux. Comment ! depuis un mois que vousêtes ici, vous ne savez seulement pas que M. Rastoil donne àdîner tous les mardis ! Mais ça crève les yeux, de cettefenêtre ! »

Mouret eut un léger rire. Il se moquait de l’abbé. Puis, d’unton de voix confidentiel :

« Vous voyez, ce grand vieillard qui accompagneMme Rastoil ; oui, le maigre, l’homme auchapeau à larges bords. C’est M. de Bourdeu, l’ancienpréfet de la Drôme, un préfet que la révolution de 1848 a mis àpied. Encore un que vous ne connaissiez pas, je parie ?… EtM. Maffre, le juge de paix ? ce monsieur tout blanc, avecde gros yeux à fleur de tête, qui arrive le dernier avecM. Rastoil. Que diable ! pour celui-là vous n’êtes paspardonnable. Il est chanoine honoraire de Saint-Saturnin… Entrenous, on l’accuse d’avoir tué sa femme par sa dureté et sonavarice. »

Il s’arrêta, regarda l’abbé en face et lui dit avec unebrusquerie goguenarde :

« Je vous demande pardon, mais je ne suis pas dévot,monsieur l’abbé. »

L’abbé fit de nouveau un geste vague de la main, ce geste quirépondait à tout en le dispensant de s’expliquer plusnettement.

« Non, je ne suis pas dévot, répéta railleusement Mouret.Il faut laisser tout le monde libre, n’est-ce pas ?… Chez lesRastoil, on pratique. Vous avez dû voir la mère et les filles àSaint-Saturnin. Elles sont vos paroissiennes… Ces pauvresdemoiselles ! L’aînée, Angéline, a bien vingt-six ans ;l’autre, Aurélie, va en avoir vingt-quatre. Et pas belles avecça ; toutes jaunes, l’air maussade. Le pis est qu’il fautmarier la plus vieille d’abord. Elles finiront par trouver, à causede la dot… Quant à la mère, cette petite femme grasse qui marcheavec une douceur de mouton, elle en a fait voir de rudes à cepauvre Rastoil. »

Il cligna l’œil gauche, tic qui lui était habituel, quand illançait une plaisanterie un peu risquée. L’abbé avait baissé lespaupières, attendant la suite ; puis, l’autre se taisant, illes rouvrit et regarda la société d’à côté s’installer sous lesarbres, autour de la table ronde.

Mouret reprit ses explications.

« Ils vont rester là jusqu’au dîner, à prendre le frais.C’est tous les mardis la même chose… Cet abbé Surin a beaucoup desuccès. Le voilà qui rit aux éclats avec mademoiselle Aurélie…Ah ! le grand vicaire nous a aperçus. Hein ? quelsyeux ! Il ne m’aime guère, parce que j’ai eu une contestationavec un de ses parents… Mais où donc est l’abbé Bourrette ?Nous ne l’avons pas vu, n’est-ce pas ? C’est bien surprenant.Il ne manque pas un des mardis de M. Rastoil. Il faut qu’ilsoit indisposé… Vous le connaissez, celui-là. Et quel dignehomme ! La bête du bon Dieu. »

Mais l’abbé Faujas n’écoutait plus. Son regard se croisait àtout instant avec celui de l’abbé Fenil. Il ne détournait pas latête, il soutenait l’examen du grand vicaire avec une froideurparfaite. Il s’était installé plus carrément sur la barre d’appui,et ses yeux semblaient être devenus plus grands.

« Voilà la jeunesse, continua Mouret, en voyant arrivertrois jeunes gens. Le plus âgé est le fils Rastoil ; il vientd’être reçu avocat. Les deux autres sont les enfants du juge depaix, qui sont encore au collège… Tiens, pourquoi donc mes deuxpolissons ne sont-ils pas rentrés ? » À ce moment, Octaveet Serge parurent justement sur la terrasse. Ils s’adossèrent à larampe, taquinant Désirée, qui venait de s’asseoir auprès de samère. Les enfants, ayant vu leur père au second étage, baissaientla voix, riant à rires étouffés.

« Toute ma petite famille, murmura Mouret aveccomplaisance. Nous restons chez nous, nous autres ; nous nerecevons personne. Notre jardin est un paradis fermé, où je défiebien le diable de venir nous tenter. »

Il riait, en disant cela, parce qu’au fond de lui il continuaitde s’amuser aux dépens de l’abbé. Celui-ci avait lentement ramenéles yeux sur le groupe que formait, juste au-dessous de la fenêtre,la famille de son propriétaire. Il s’y arrêta un instant, considérale vieux jardin aux carrés de légumes entourés de grandsbuis ; puis, il regarda encore les allées prétentieuses deM. Rastoil ; et, comme s’il eût voulu lever un plan deslieux, il passa au jardin de la sous-préfecture. Là, il n’y avaitqu’une large pelouse centrale, un tapis d’herbe aux ondulationsmolles ; des arbustes à feuillage persistant formaient desmassifs ; de hauts marronniers très touffus changeaient enparc ce bout de terrain étranglé entre les maisons voisines.

Cependant, l’abbé Faujas regardait avec affectation sous lesmarronniers. Il se décida à murmurer :

« C’est très gai, ces jardins… Il y a aussi du monde danscelui de gauche. »

Mouret leva les yeux.

« Comme toutes les après-midi, dit-il tranquillement :ce sont les intimes de M. Péqueur des Saulaies, notresous-préfet… L’été, ils se réunissent également le soir, autour dubassin que vous ne pouvez voir, à gauche… Ah !M. de Condamin est de retour. Ce beau vieillard, l’airconservé, fort de teint ; c’est notre conservateur des Eaux etForêts, un gaillard qu’on rencontre toujours à cheval, ganté, lesculottes collantes. Et menteur avec ça ! Il n’est pas dupays ; il a épousé dernièrement une toute jeune femme… Enfin,ce ne sont pas mes affaires, heureusement. »

Il baissa de nouveau la tête, en entendant Désirée, qui jouaitavec Serge, rire de son rire de gamine. Mais l’abbé, dont le visagese colorait légèrement, le ramena d’un mot :

« Est-ce le sous-préfet, demanda-t-il, le gros monsieur encravate blanche ? »

Cette question amusa Mouret extrêmement.

« Ah ! non, répondit-il en riant. On voit bien quevous ne connaissez pas M. Péqueur des Saulaies. Il n’a pasquarante ans. Il est grand, joli garçon, très distingué… Ce grosmonsieur est le docteur Porquier, le médecin qui soigne la sociétéde Plassans. Un homme heureux, je vous assure. Il n’a qu’unchagrin, son fils Guillaume… Maintenant, vous voyez les deuxpersonnes qui sont assises sur le banc, et qui nous tournent ledos. C’est M. Paloque, le juge, et sa femme. Le ménage le pluslaid du pays. On ne sait lequel est le plus abominable de la femmeou du mari. Heureusement qu’ils n’ont pas d’enfants. »

Et Mouret se mit à rire plus haut. Il s’échauffait, se démenait,frappant de la main la barre d’appui.

« Non, reprit-il, montrant d’un double mouvement de tête lejardin des Rastoil et le jardin de la sous-préfecture, je ne puisregarder ces deux sociétés, sans que cela me fasse faire du bonsang… Vous ne vous occupez pas de politique, monsieur l’abbé,autrement je vous ferais bien rire… Imaginez-vous qu’à tort ou àraison je passe pour un républicain. Je cours beaucoup lescampagnes, à cause de mes affaires ; je suis l’ami despaysans ; on a même parlé de moi pour le conseilgénéral ; enfin, mon nom est connu… Eh bien ! j’ai là, àdroite, chez les Rastoil, la fine fleur de la légitimité, et là, àgauche, chez le sous-préfet, les gros bonnets de l’Empire.Hein ! est-ce assez drôle ? mon pauvre vieux jardin sitranquille, mon petit coin de bonheur, entre ces deux campsennemis. J’ai toujours peur qu’ils ne se jettent des pierrespar-dessus mes murs… Vous comprenez, leurs pierres pourraienttomber dans mon jardin. »

Cette plaisanterie acheva d’enchanter Mouret. Il se rapprocha del’abbé, de l’air d’une commère qui va en dire long.

« Plassans est fort curieux, au point de vue politique. Lecoup d’État a réussi ici, parce que la ville est conservatrice.Mais, avant tout, elle est légitimiste et orléaniste, si bien que,dès le lendemain de l’Empire, elle a voulu dicter ses conditions.Comme on ne l’a pas écoutée, elle s’est fâchée, elle est passée àl’opposition. Oui, monsieur l’abbé, à l’opposition. L’annéedernière, nous avons nommé député le marquis de Lagrifoul, un vieuxgentilhomme d’une intelligence médiocre, mais dont l’élection ajoliment embêté la sous-préfecture… Et regardez, le voilà,M. Péqueur des Saulaies ; il est avec le maire,M. Delangre. » L’abbé regarda vivement. Le sous-préfet,très brun, souriait, sous ses moustaches cirées ; il étaitd’une correction irréprochable ; son allure tenait du belofficier et du diplomate aimable. À côté de lui, le maires’expliquait, avec toute une fièvre de gestes et de paroles. Ilparaissait petit, les épaules carrées, le masque fouillé, tournantau Polichinelle. Il devait parler trop.

« M. Péqueur des Saulaies, continua Mouret, a faillien tomber malade. Il croyait l’élection du candidat officielassurée… Je me suis bien amusé. Le soir de l’élection, le jardin dela sous-préfecture est resté noir et sinistre comme uncimetière ; tandis que chez les Rastoil, il y avait desbougies sous les arbres, et des rires, et tout un vacarme detriomphe. Sur la rue, on ne laisse rien voir ; dans lesjardins, au contraire, on ne se gêne pas, on se déboutonne… Allez,j’assiste à de singulières choses, sans rien dire. »

Il se tint un instant, comme ne voulant pas en conterdavantage ; mais la démangeaison de parler fut trop forte.

« Maintenant, reprit-il, je me demande ce qu’ils vontfaire, à la sous-préfecture. Jamais plus leur candidat ne passera.Ils ne connaissent pas le pays, ils ne sont pas de force. On m’aassuré que M. Péqueur des Saulaies devait avoir unepréfecture, si l’élection avait bien marché. Va-t’en voir s’ilsviennent, Jean ! Le voilà sous-préfet pour longtemps…Hein ! que vont-ils inventer pour jeter par terre lemarquis ? car ils inventeront quelque chose, ils tâcheront,d’une façon ou d’une autre, de faire la conquête dePlassans. »

Il avait levé les yeux sur l’abbé, qu’il ne regardait plusdepuis un instant. La vue du visage du prêtre, attentif, les yeuxluisants, les oreilles comme élargies, l’arrêta net. Toute saprudence de bourgeois paisible se réveilla ; il sentit qu’ilvenait d’en dire beaucoup trop. Aussi murmura-t-il d’une voixfâchée :

« Après tout, je ne sais rien. On répète tant de chosesridicules… Je demande seulement qu’on me laisse vivre tranquillechez moi. »

Il aurait bien voulu quitter la fenêtre, mais il n’osait pass’en aller brusquement, après avoir bavardé d’une façon si intime.Il commençait à soupçonner que, si l’un des deux s’était moqué del’autre, il n’avait certainement pas joué le beau rôle. L’abbé,avec son grand calme, continuait à jeter des regards à droite et àgauche, dans les deux jardins. Il ne fit pas la moindre tentativepour encourager Mouret à continuer. Celui-ci, qui souhaitait avecimpatience que sa femme ou un de ses enfants eût la bonne idée del’appeler, fut soulagé, lorsqu’il vit Rose paraître sur le perron.Elle leva la tête.

« Eh bien ! monsieur, cria-t-elle, ce n’est donc paspour aujourd’hui ?… Il y a un quart d’heure que la soupe estsur la table.

– Bien ! Rose, je descends », répondit-il.

Il quitta la fenêtre, s’excusant. La froideur de la chambre,qu’il avait oubliée derrière son dos, acheva de le troubler. Ellelui parut être un grand confessionnal, avec son terrible christnoir, qui devait avoir tout entendu. Comme l’abbé Faujas prenaitcongé de lui, en lui faisant un court salut silencieux, il ne putsupporter cette chute brusque de la conversation, il revint, levantles yeux vers le plafond.

« Alors, dit-il, c’est bien dans cetteencoignure-là ?

– Quoi donc ? demanda l’abbé, très surpris.

– La tache dont vous m’avez parlé. »

Le prêtre ne put cacher un sourire. De nouveau, il s’efforça defaire voir la tache à Mouret.

« Oh ! je l’aperçois très bien, maintenant, ditcelui-ci. C’est convenu ; dès demain, je ferai venir lesouvriers. »

Il sortit enfin. Il était encore sur le palier, que la portes’était refermée derrière lui, sans bruit. Le silence de l’escalierl’irrita profondément. Il descendit en murmurant :

« Ce diable d’homme ! il ne demande rien et on lui dittout ! »

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