La Conquête de Plassans

Chapitre 15

 

Un vendredi, Mme Paloque, qui entrait àSaint-Saturnin, fut toute surprise d’apercevoir Marthe agenouilléedevant la chapelle Saint-Michel. L’abbé Faujas confessait.

« Tiens ! pensa-t-elle, est-ce qu’elle aurait fini partoucher le cœur de l’abbé ? Il faut que je reste. SiMme de Condamin venait, ce seraitdrôle. »

Elle prit une chaise, un peu en arrière, s’agenouillant à demi,la face entre les mains, comme abîmée dans une prièreardente ; elle écarta les doigts, elle regarda. L’église étaittrès sombre. Marthe, la tête tombée sur son livre de messe,semblait dormir ; elle faisait une masse noire contre lablancheur d’un pilier ; et, de tout son être, ses épaulesseules vivaient, soulevées par de gros soupirs. Elle était siprofondément abattue, qu’elle laissait passer son tour, à chaquenouvelle pénitente que l’abbé Faujas expédiait. L’abbé attendaitune minute, s’impatientait, frappait de petits coups secs contre lebois du confessionnal. Alors, une des femmes qui se trouvaient là,voyant que Marthe ne bougeait pas, se décidait à prendre sa place.La chapelle se vidait, Marthe restait immobile et pâmée.

« Elle est joliment prise, se dit la Paloque ; c’estindécent, de s’étaler comme ça dans une église… Ah ! voiciMme de Condamin. »

En effet, Mme de Condamin entrait. Elles’arrêta un instant devant le bénitier, ôtant son gant, se signantd’un geste joli. Sa robe de soie eut un murmure dans l’étroitchemin ménagé entre les chaises. Quand elle s’agenouilla, elleemplit la haute voûte du frisson de ses jupes. Elle avait son airaffable, elle souriait aux ténèbres de l’église. Bientôt, il neresta plus qu’elle et Marthe. L’abbé se fâchait, tapait plus fortcontre le bois du confessionnal.

« Madame, c’est à vous, je suis la dernière », murmuraobligeamment Mme de Condamin, en se penchantvers Marthe, qu’elle n’avait pas reconnue.

Celle-ci tourna la face, une face nerveusement amincie, pâled’une émotion extraordinaire ; elle ne parut pas comprendre.Elle sortait comme d’un sommeil extatique, les paupièresbattantes.

« Eh bien ! mesdames, eh bien ? » ditl’abbé, qui entrouvrit la porte du confessionnal.

Mme de Condamin se leva, souriante,obéissant à l’appel du prêtre. Mais, l’ayant reconnue, Marthe entrabrusquement dans la chapelle ; puis elle tomba de nouveau surles genoux, demeura là, à trois pas.

La Paloque s’amusait beaucoup ; elle espérait que les deuxfemmes allaient se prendre aux cheveux. Marthe devait toutentendre, car Mme de Condamin avait une voixde flûte ; elle bavardait ses péchés, elle animait leconfessionnal d’un commérage adorable. À un moment, elle eut mêmeun rire, un petit rire étouffé, qui fit lever la face souffrante deMarthe. D’ailleurs elle eut promptement fini. Elle s’en allait,lorsqu’elle revint, se courbant, causant toujours, mais sanss’agenouiller.

« Cette grande diablesse se moque deMme Mouret et de l’abbé, pensait la femme dujuge ; elle est trop fine pour déranger sa vie. »

Enfin, Mme de Condamin se retira. Marthe lasuivit des yeux, paraissant attendre qu’elle ne fût plus là. Alors,elle s’appuya au confessionnal, se laissa aller, heurta rudement lebois de ses genoux. Mme Paloque s’était rapprochée,allongeant le cou ; mais elle ne vit que la robe sombre de lapénitente qui débordait et s’étalait. Pendant près d’unedemi-heure, rien ne bougea. Elle crut un moment surprendre dessanglots étouffés dans le silence frissonnant, que coupait parfoisun craquement sec du confessionnal. Cet espionnage finissait parl’ennuyer ; elle ne restait que pour dévisager Marthe à sasortie.

L’abbé Faujas quitta le confessionnal le premier, fermant laporte d’une main irritée. Mme Mouret demeuralongtemps encore, immobile, courbée, dans l’étroite caisse. Quandelle se retira, la voilette baissée, elle paraissait brisée. Elleoublia de se signer.

« Il y a de la brouille, l’abbé n’a pas été gentil »,murmura la Paloque, qui la suivit jusque sur la place del’Archevêché.

Elle s’arrêta, hésita un instant ; puis, après s’êtreassurée que personne ne l’épiait, elle fila sournoisement dans lamaison qu’occupait l’abbé Fenil, à un des angles de la place.

Maintenant, Marthe vivait à Saint-Saturnin. Elle remplissait sesdevoirs religieux avec une grande ferveur. Même l’abbé Faujas lagrondait souvent de la passion qu’elle mettait dans la pratique. Ilne lui permettait de communier qu’une fois par mois, réglait sesheures d’exercices pieux, exigeait d’elle qu’elle ne s’enfermât pasdans la dévotion. Elle l’avait longtemps supplié, avant qu’il luiaccordât d’assister chaque matin à une messe basse. Un jour, commeelle lui racontait qu’elle s’était couchée pendant une heure sur lecarreau glacé de sa chambre, pour se punir d’une faute, ils’emporta, il lui dit que le confesseur avait seul le droitd’imposer des pénitences. Il la menait très durement, la menaçaitde la renvoyer à l’abbé Bourrette, si elle ne s’humiliait pas.

« J’ai eu tort de vous accepter, répétait-il souvent ;je ne veux que des âmes obéissantes. »

Elle était heureuse de ces coups. La main de fer qui la pliait,la main qui la retenait au bord de cette adoration continue, aufond de laquelle elle aurait voulu s’anéantir, la fouettait d’undésir sans cesse renaissant. Elle restait néophyte, elle nedescendait que peu à peu dans l’amour, arrêtée brusquement,devinant d’autres profondeurs, ayant le ravissement de ce lentvoyage vers des joies qu’elle ignorait. Ce grand repos qu’elleavait d’abord goûté dans l’église, cet oubli du dehors etd’elle-même, se changeait en une jouissance active, en un bonheurqu’elle évoquait, qu’elle touchait. C’était le bonheur dont elleavait vaguement senti le désir depuis sa jeunesse, et qu’elletrouvait enfin à quarante ans ; un bonheur qui lui suffisait,qui l’emplissait de ses belles années mortes, qui la faisait vivreen égoïste, occupée à toutes les sensations nouvelles s’éveillanten elle comme des caresses.

« Soyez bon, murmurait-elle à l’abbé Faujas ; soyezbon, car j’ai besoin de bonté. »

Et lorsqu’il était bon, elle l’aurait remercié à deux genoux. Ilse montrait souple alors, lui parlait paternellement, luiexpliquait qu’elle était trop vive d’imagination. Dieu, disait-il,n’aimait pas qu’on l’adorât ainsi, par coups de tête. Ellesouriait, elle redevenait belle, et jeune, et rougissante. Ellepromettait d’être sage. Puis, dans quelque coin noir, elle avaitdes actes de foi qui l’écrasaient sur les dalles ; ellen’était plus agenouillée, elle glissait, presque assise à terre,balbutiant des paroles ardentes ; et, quand les paroles semouraient, elle continuait sa prière par un élan de tout son être,par un appel à ce baiser divin qui passait sur ses cheveux, sans seposer jamais.

Marthe, au logis, devint querelleuse. Jusque-là elle s’étaittraînée, indifférente, lasse, heureuse, lorsque son mari lalaissait tranquille ; mais, depuis qu’il passait les journéesà la maison, ayant perdu son bavardage taquin, maigrissant etjaunissant, il l’impatientait.

« Il est toujours dans nos jambes, disait-elle à lacuisinière.

– Pardi, c’est par méchanceté, répondait celle-ci. Au fond,il n’est pas bon homme. Ce n’est pas d’aujourd’hui que je m’enaperçois. C’est comme la mine sournoise qu’il fait, lui qui aimetant à parler, croyez-vous qu’il ne joue pas la comédie pour nousapitoyer ? Il enrage de bouder, mais il tient bon, afin qu’onle plaigne et qu’on en passe par ses volontés. Allez, madame, vousavez joliment raison de ne pas vous arrêter à cessimagrées-là. »

Mouret tenait les deux femmes par l’argent. Il ne voulait pointse disputer, de peur de troubler davantage sa vie. S’il ne grondaitplus, tatillonnant, piétinant, il occupait encore les tristessesqui le prenaient en refusant une pièce de cent sous à Marthe ou àRose. Il donnait par mois cent francs à cette dernière pour lanourriture ; le vin, l’huile, les conserves étaient dans lamaison. Mais il fallait quand même que la cuisinière arrivât aubout du mois, quitte à y mettre du sien. Quant à Marthe, ellen’avait rien ; il la laissait absolument sans un sou. Elle enétait réduite à s’entendre avec Rose, à tâcher d’économiser dixfrancs sur les cent francs du mois. Souvent elle n’avait pas debottines à se mettre. Elle était obligée d’aller chez sa mère pourlui emprunter l’argent d’une robe ou d’un chapeau.

« Mais Mouret devient fou ! criaitMme Rougon ; tu ne peux pourtant pas allertoute nue. Je lui parlerai.

– Je vous en supplie, ma mère, n’en faites rien,répondait-elle. Il vous déteste. Il me traiterait encore plus mal,s’il savait que je vous raconte ces choses. »

Elle pleurait, elle ajoutait :

« Je l’ai longtemps défendu, mais aujourd’hui je n’ai plusla force de me taire… Vous vous rappelez, lorsqu’il ne voulait pasque je misse seulement le pied dans la rue. Il m’enfermait, ilusait de moi comme d’une chose. Maintenant, s’il se montre si dur,c’est qu’il voit bien que je lui ai échappé, et que je neconsentirai jamais plus à être sa bonne. C’est un homme sansreligion, un égoïste, un mauvais cœur.

– Il ne te bat pas, au moins ?

– Non, mais cela viendra. Il n’en est qu’à tout me refuser.Voilà cinq ans que je n’ai pas acheté de chemises. Hier, je luimontrais celles que j’ai ; elles sont usées, et si pleines dereprises, que j’ai honte de les porter. Il les a regardées, les atâtées, en disant qu’elles pouvaient parfaitement aller jusqu’àl’année prochaine… Je n’ai pas un centime à moi ; il faut queje pleure pour une pièce de vingt sous. L’autre jour, j’ai dûemprunter deux sous à Rose pour acheter du fil. J’ai recousu mesgants, qui s’ouvraient de tous les côtés. »

Et elle racontait vingt autres détails : les points qu’ellefaisait elle-même à ses bottines avec du fil poissé ; lesrubans qu’elle lavait dans du thé, pour rafraîchir seschapeaux ; l’encre qu’elle étalait sur les plis limés de sonunique robe de soie, afin d’en cacher l’usure.Mme Rougon s’apitoyait, l’encourageait à larévolte. Mouret était un monstre. Il poussait l’avarice, disaitRose, jusqu’à compter les poires du grenier et les morceaux desucre des armoires, surveillant les conserves, mangeant lui-mêmeles croûtes de pain de la veille.

Marthe souffrait surtout de ne pouvoir donner aux quêtes deSaint-Saturnin ; elle cachait des pièces de dix sous dans desmorceaux de papier, qu’elle gardait précieusement pour lesgrand-messes des dimanches. Maintenant, quand les damespatronnesses de l’œuvre de la Vierge offraient quelque cadeau à lacathédrale, un saint ciboire, une croix d’argent, une bannière,elle était toute honteuse ; elle les évitait, feignantd’ignorer leur projet. Ces dames la plaignaient beaucoup. Elleaurait volé son mari, si elle avait trouvé la clef sur lesecrétaire, tant le besoin d’orner cette église qu’elle aimait latorturait. Une jalousie de femme trompée la prenait aux entrailles,lorsque l’abbé Faujas se servait d’un calice donné parMme de Condamin ; tandis que, les joursoù il disait la messe sur la nappe d’autel qu’elle avait brodée,elle éprouvait une joie profonde, priant avec des frissons, commesi quelque chose d’elle-même se trouvait sous les mains élargies duprêtre. Elle aurait voulu qu’une chapelle tout entière luiappartînt ; elle rêvait d’y mettre une fortune, de s’yenfermer, de recevoir Dieu chez elle, pour elle seule.

Rose, qui recevait ses confidences, s’ingéniait pour luiprocurer de l’argent. Cette année-là, elle fit disparaître les plusbeaux fruits du jardin et les vendit ; elle débarrassaégalement le grenier d’un tas de vieux meubles, si bien qu’ellefinit par réunir une somme de trois cents francs, qu’elle remittriomphalement à Marthe. Celle-ci embrassa la vieillecuisinière.

« Ah ! que tu es bonne ! dit-elle en la tutoyant.Tu es sûre au moins qu’il n’a rien vu ?… J’ai regardé, l’autrejour, rue des Orfèvres, des petites burettes d’argent ciselé,toutes mignonnes ; elles sont de deux cents francs… Tu vas merendre un service, n’est-ce pas ? Je ne veux pas les achetermoi-même, parce qu’on pourrait me voir entrer. Dis à ta sœurd’aller les prendre ; elle les apportera à la nuit, elle teles remettra par la fenêtre de ta cuisine. »

Cet achat des burettes fut pour elle toute une intriguedéfendue, où elle goûta de vives jouissances. Elle les garda,pendant trois jours, au fond d’une armoire, cachées derrière despaquets de linge ; et, lorsqu’elle les donna à l’abbé Faujas,dans la sacristie de Saint-Saturnin, elle tremblait, ellebalbutiait. Lui, la gronda amicalement. Il n’aimait point lescadeaux ; il parlait de l’argent avec le dédain d’un hommefort, qui n’a que des besoins de puissance et de domination.Pendant ses deux premières années de misère, même les jours où samère et lui vivaient de pain et d’eau, il n’avait jamais songé àemprunter dix francs aux Mouret.

Marthe trouva une cachette sûre pour les cent francs qui luirestaient.

Elle devenait avare, elle aussi ; elle calculait l’emploide cet argent, achetait chaque matin une chose nouvelle. Comme ellerestait très hésitante, Rose lui apprit queMme Trouche voulait lui parler en particulier.Olympe, qui s’arrêtait pendant des heures dans la cuisine, étaitdevenue l’amie intime de Rose, à laquelle elle empruntait souventquarante sous, pour ne pas avoir à remonter les deux étages, lesjours où elle disait avoir oublié son porte-monnaie.

« Montez la voir, ajouta la cuisinière ; vous serezmieux pour causer… Ce sont de braves gens, et qui aiment beaucoupmonsieur le curé. Ils ont eu bien des tourments, allez. Ça fend lecœur, tout ce que madame Olympe m’a raconté. »

Marthe trouva Olympe en larmes. Ils étaient trop bons, on avaittoujours abusé d’eux ; et elle entra dans des explications surleurs affaires de Besançon, où la coquinerie d’un associé leuravait mis de lourdes dettes sur le dos. Le pis était que lescréanciers se fâchaient. Elle venait de recevoir une lettred’injures, dans laquelle on la menaçait d’écrire au maire et àl’évêque de Plassans.

« Je suis prête à tout souffrir, ajouta-t-elle ensanglotant ; mais je donnerais ma tête, pour que mon frère nefût pas compromis… Il a déjà trop fait pour nous ; je ne veuxlui parler de rien, car il n’est pas riche, il se tourmenteraitinutilement… Mon Dieu ! comment faire pour empêcher cet hommed’écrire ? Ce serait à mourir de honte, si une pareille lettrearrivait à la mairie et à l’évêché. Oui, je connais mon frère, ilen mourrait. »

Alors, les larmes montèrent aussi aux yeux de Marthe. Elle étaittoute pâle, elle serrait les mains d’Olympe. Puis, sans quecelle-ci lui eût rien demandé, elle offrit ses cent francs.

« C’est peu sans doute ; mais, si cela pouvaitconjurer le péril ? demanda-t-elle avec anxiété.

– Cent francs, cent francs, répétait Olympe ; non,non, il ne se contentera jamais de cent francs. »

Marthe fut désespérée. Elle jurait qu’elle ne possédait pasdavantage. Elle s’oublia jusqu’à parler des burettes. Si elle neles avait pas achetées, elle aurait pu donner les trois centsfrancs. Les yeux de Mme Trouche s’étaientallumés.

« Trois cents francs, c’est juste ce qu’il demande,dit-elle. Allez, vous auriez rendu un plus grand service à monfrère, en ne lui faisant pas ce cadeau, qui restera à l’église,d’ailleurs. Que de belles choses les dames de Besançon lui ontapportées ! Aujourd’hui, il n’en est pas plus riche pour cela.Ne donnez plus rien, c’est une volerie. Consultez-moi. Il y a tantde misères cachées ! Non, cent francs ne suffirontjamais. »

Au bout d’une grande demi-heure de lamentations, lorsqu’elle vitque Marthe n’avait réellement que cent francs, elle finit cependantpar les accepter.

« Je vais les envoyer pour faire patienter cet homme,murmura-t-elle, mais il ne nous laissera pas la paix longtemps… Etsurtout, je vous en supplie, ne parlez pas de cela à monfrère ; vous le tueriez… Il vaut mieux aussi que mon mariignore nos petites affaires ; il est si fier, qu’il ferait desbêtises pour s’acquitter envers vous. Entre femmes, on s’entendtoujours. »

Marthe fut très heureuse de ce prêt. Dès lors, elle eut unnouveau souci : écarter de l’abbé Faujas, sans qu’il s’endoutât, le danger qui le menaçait. Elle montait souvent chez lesTrouche, passait là des heures, à chercher avec Olympe le moyen depayer les créances. Celle-ci lui avait raconté que de nombreuxbillets en souffrance étaient endossés par le prêtre, et que lescandale serait énorme, si jamais ces billets étaient envoyés àquelque huissier de Plassans. Le chiffre des créances était sigros, selon elle, que longtemps elle refusa de le dire, pleurantplus fort, lorsque Marthe la pressait. Un jour enfin, elle parla devingt mille francs. Marthe resta glacée. Jamais elle ne trouveraitvingt mille francs. Les yeux fixes, elle pensait qu’il lui faudraitattendre la mort de Mouret, pour disposer d’une pareille somme.

« Je dis vingt mille francs en gros, se hâta d’ajouterOlympe, que sa mine grave inquiéta ; mais nous serions biencontents de pouvoir les payer en dix ans, par petits acomptes. Lescréanciers attendraient tout le temps qu’on voudrait, s’ilssavaient toucher régulièrement… C’est bien fâcheux que nous netrouvions pas une personne qui ait confiance en nous et qui nousfasse les quelques avances nécessaires. »

C’était là le sujet habituel de leur conversation. Olympeparlait souvent aussi de l’abbé Faujas, qu’elle paraissait adorer.Elle racontait à Marthe des particularités intimes sur leprêtre : il craignait les chatouilles ; il ne pouvait pasdormir sur le côté gauche ; il avait une fraise à l’épauledroite, qui rougissait en mai, comme un fruit naturel. Marthesouriait, ne se lassait jamais de ces détails ; ellequestionnait la jeune femme sur son enfance, sur celle de sonfrère. Puis, quand la question d’argent revenait, elle était commefolle de son impuissance ; elle se laissait aller à seplaindre amèrement de Mouret, qu’Olympe, enhardie, finit par neplus nommer devant elle que « le vieux grigou ». Parfois,lorsque Trouche rentrait de son bureau, les deux femmes étaientencore là, à causer ; elles se taisaient, changeaient deconversation. Trouche gardait une attitude digne. Les damespatronnesses de l’œuvre de la Vierge étaient très contentes de lui.On ne le voyait dans aucun café de la ville.

Cependant, Marthe, pour venir en aide à Olympe, qui parlaitcertains jours de se jeter par la fenêtre, poussa Rose à porterchez un brocanteur du marché toutes les vieilleries inutiles jetéesdans les coins. Les deux femmes furent d’abord timides ; ellesne firent enlever, pendant l’absence de Mouret, que les chaises etles tables éclopées ; puis, elles s’attaquèrent aux objetssérieux, vendirent des porcelaines, des bijoux, tout ce qui pouvaitdisparaître sans produire un trop grand vide. Elles étaient sur unepente fatale ; elles auraient fini par enlever les grosmeubles et ne laisser que les quatre murs, si Mouret n’avait traitéRose un jour de voleuse, en la menaçant du commissaire.

« Moi, une voleuse ! monsieur ! s’était-elleécriée. Faites bien attention à ce que vous dites !… Parce quevous m’avez vue vendre une bague de madame. Elle était à moi, cettebague ; madame me l’avait donnée, madame n’est pas chiennecomme vous… Vous n’avez pas honte, de laisser votre pauvre femmesans un sou ! Elle n’a pas de souliers à se mettre. L’autrejour, j’ai payé la laitière… Eh bien ! oui, j’ai vendu sabague. Après ? Est-ce que sa bague n’est pas à elle ?Elle peut bien en faire de l’argent, puisque vous lui refusez tout…Je vendrais la maison, vous entendez ? La maison tout entière.Cela me fait trop de peine de la voir aller nue comme un saintJean. »

Mouret alors exerça une surveillance de toutes les heures ;il ferma les armoires et prit les clefs. Quand Rose sortait, il luiregardait les mains d’un air défiant ; il tâtait ses poches,s’il croyait remarquer quelque gonflement suspect sous sa jupe. Ilracheta chez le brocanteur du marché certains objets qu’il posa àleur place, les essuyant, les soignant avec affection, devantMarthe, pour lui rappeler ce qu’il nommait « les vols deRose ». Jamais il ne la mettait directement en cause. Il latortura surtout avec une carafe en cristal taillé, vendue pourvingt sous par la cuisinière. Celle-ci, qui avait prétendu l’avoircassée, devait la lui apporter sur la table, à chaque repas. Unmatin, au déjeuner, exaspérée, elle la laissa tomber devantlui.

« Maintenant, monsieur, elle est bien cassée, n’est-cepas ? » dit-elle en lui riant au nez.

Et, comme il la chassait :

« Essayez donc !… Il y a vingt-cinq ans que je voussers, monsieur. Madame s’en irait avec moi. »

Marthe, poussée à bout, conseillée par Rose et par Olympe, serévolta enfin. Il lui fallait absolument cinq cents francs. Depuishuit jours, Olympe sanglotait, en prétendant que si elle n’avaitpas cinq cents francs à la fin du mois, un des billets endossés parl’abbé Faujas « allait être publié dans un journal dePlassans ». Ce billet publié, cette menace effrayante qu’ellene s’expliquait pas nettement, épouvanta Marthe et la décida à toutoser. Le soir, en se couchant, elle demanda les cinq cents francs àMouret ; puis, comme il la regardait, ahuri, elle parla de sesquinze années d’abnégation, des quinze années passées par elle àMarseille, derrière un comptoir, la plume à l’oreille, ainsi qu’uncommis.

« Nous avons gagné l’argent ensemble, dit-elle ; ilest à nous deux. Je veux cinq cents francs. »

Mouret sortit de son mutisme avec une violence extrême. Tout sonemportement bavard reparut.

« Cinq cents francs ! cria-t-il. Est-ce pour toncuré ?… Je fais l’imbécile, maintenant, je me tais, parce quej’en aurais trop à dire. Mais il ne faut pas croire que vous vousmoquerez de moi jusqu’à la fin… Cinq cents francs ! Pourquoipas la maison ! Il est vrai qu’elle est à lui, lamaison ! Et il veut l’argent, n’est-ce pas ? Il t’a ditde me demander l’argent ?… Quand je pense que je suis chez moicomme dans un bois ! On finira par me voler mon mouchoir dansma poche. Je parie que, si je montais fouiller sa chambre, jetrouverais toutes mes pauvres affaires au fond de ses tiroirs. Ilme manque trois caleçons, sept paires de chaussettes, quatre oucinq chemises ; j’ai fait le compte hier. Plus rien n’est àmoi, tout disparaît, tout s’en va… Non, pas un sou, pas un sou,entends-tu !

– Je veux cinq cents francs, la moitié de l’argentm’appartient », répéta-t-elle tranquillement.

Pendant une heure, Mouret tempêta, se fouettant, se laissant àcrier vingt fois le même reproche. Il ne reconnaissait plus safemme ; elle l’aimait avant l’arrivée du curé, ellel’écoutait, elle prenait les intérêts de la maison. Il fallaitvraiment que les gens qui la poussaient contre lui fussent de bienméchantes gens. Puis, sa voix s’embarrassa ; il se laissaaller dans un fauteuil, rompu, aussi faible qu’un enfant.

« Donne-moi la clef du secrétaire », demandaMarthe.

Il se releva, mit ses dernières forces dans un cri suprême.

« Tu veux tout prendre, n’est-ce pas ? laisser tesenfants sur la paille, ne pas nous garder un morceau depain ?… Eh bien ! prends tout, appelle Rose pour qu’elleemplisse son tablier. Tiens, voici la clef. »

Et il jeta la clef, que Marthe cacha sous son oreiller. Elleétait toute pâle de cette querelle, la première querelle violentequ’elle eût avec son mari. Elle se coucha ; lui, passa la nuitdans le fauteuil. Vers le matin, elle l’entendit sangloter. Ellelui aurait rendu la clef, s’il n’était descendu au jardin comme unfou, bien qu’il fît encore nuit noire.

La paix parut se rétablir. La clef du secrétaire restait pendueà un clou, près de la glace. Marthe, qui n’était pas habituée àvoir de grosses sommes à la fois, avait une sorte de peur del’argent. Elle se montra d’abord très discrète, honteuse, chaquefois qu’elle ouvrait le tiroir, où Mouret gardait toujours enespèces une dizaine de mille francs pour ses achats de vin. Elleprenait strictement ce dont elle avait besoin. Olympe, d’ailleurs,lui donnait d’excellents conseils : puisqu’elle avait la clefmaintenant, elle devait se montrer économe. Même, en la voyanttoute tremblante devant « le magot », elle cessa pendantquelque temps de lui parler des dettes de Besançon.

Mouret retomba dans son silence morne. Il avait reçu un nouveaucoup, plus violent encore que le premier, lors de l’entrée de Sergeau séminaire. Ses amis du cours Sauvaire, les petits rentiers quifaisaient régulièrement un tour de promenade, de quatre à sixheures, commençaient à s’inquiéter sérieusement, lorsqu’ils levoyaient arriver, les bras ballants, l’air hébété, répondant àpeine, comme envahi par un mal incurable.

« Il baisse, il baisse, murmuraient-ils. À quarante-quatreans, c’est inconcevable. La tête finira par déménager. »

Il semblait ne plus entendre les allusions qu’on risquaitméchamment devant lui. Si on le questionnait d’une façon directesur l’abbé Faujas, il rougissait légèrement, en répondant quec’était un bon locataire, qu’il payait son terme avec une grandeexactitude. Derrière son dos, les petits rentiers ricanaient, assissur quelque banc du cours, au soleil.

« Il n’a que ce qu’il mérite, après tout, disait un ancienmarchand d’amandes. Vous vous rappelez comme il était chaud pour lecuré ; c’est lui qui allait faire son éloge aux quatre coinsde Plassans. Aujourd’hui, quand on le remet sur ce sujet-là, il aune drôle de mine. »

Ces messieurs répétaient alors certains cancans scandaleuxqu’ils se confiaient à l’oreille, d’un bout du banc à l’autre.

« N’importe, reprenait à demi-voix un maître tanneurretiré, Mouret n’est pas crâne ; moi, je flanquerais le curé àla porte. »

Et tous déclaraient, en effet, que Mouret n’était pas crâne, luiqui s’était tant moqué des maris que leurs femmes menaient par lebout du nez.

Dans la ville, ces calomnies, malgré la persistance quecertaines personnes semblaient mettre à les répandre, nedépassaient pas un certain monde d’oisifs et de bavards. Si l’abbé,refusant d’aller occuper la maison curiale, était resté chez lesMouret, ce ne pouvait être, comme il le disait lui-même, que partendresse pour ce beau jardin, où il lisait si tranquillement sonbréviaire. Sa haute piété, sa vie rigide, son dédain descoquetteries que les prêtres se permettent, le mettaient au-dessusde tous les soupçons. Les membres du cercle de la Jeunesseaccusaient l’abbé Fenil de chercher à le perdre. Toute la villeneuve, d’ailleurs, lui appartenait. Il n’avait plus contre lui quele quartier Saint-Marc, dont les nobles habitants se tenaient surla réserve, lorsqu’ils le rencontraient dans les salons deMgr Rousselot. Cependant, il hochait la tête, lesjours où la vieille Mme Rougon lui disait qu’ilpouvait tout oser.

« Rien n’est solide encore, murmurait-il ; je ne tienspersonne. Il ne faudrait qu’une paille pour faire croulerl’édifice. »

Marthe l’inquiétait depuis quelque temps. Il se sentaitimpuissant à calmer cette fièvre de dévotion qui la brûlait. Ellelui échappait, désobéissait, se jetait plus avant qu’il n’auraitvoulu. Cette femme si utile, cette patronne respectée, pouvait leperdre. Il y avait en elle une flamme intérieure qui brisait sataille, lui bistrait la peau, lui meurtrissait les yeux. C’étaitcomme un mal grandissant, un affolement de l’être entier, gagnantde proche en proche le cerveau et le cœur. Sa face se noyaitd’extase, ses mains se tendaient avec des tremblements nerveux. Unetoux sèche parfois la secouait de la tête aux pieds, sans qu’elleparût en sentir le déchirement. Et lui, se faisait plus dur,repoussait cet amour qui s’offrait, lui défendait de venir àSaint-Saturnin.

« L’église est glacée, disait-il ; vous toussez trop.Je ne veux pas que vous aggraviez votre mal. »

Elle assurait que ce n’était rien, une simple irritation de lagorge. Puis, elle pliait, elle acceptait cette défense d’aller àl’église, comme un châtiment mérité, qui lui fermait la porte duciel. Elle sanglotait, se croyait damnée, traînait des journéesvides ; et malgré elle, comme une femme qui retourne à latendresse défendue, lorsque arrivait le vendredi, elle se glissaithumblement dans la chapelle Saint-Michel, venait appuyer son frontbrûlant contre le bois du confessionnal. Elle ne parlait pas, ellerestait là, écrasée ; tandis que l’abbé Faujas, irrité, latraitait brutalement en fille indigne. Il la renvoyait. Alors, elles’en allait, soulagée, heureuse.

Le prêtre eut peur des ténèbres de la chapelle Saint-Michel. Ilfit intervenir le docteur Porquier, qui décida Marthe à seconfesser dans le petit oratoire de l’œuvre de la Vierge, aufaubourg. L’abbé Faujas promit de l’y attendre toutes lesquinzaines, le samedi. Cet oratoire, établi dans une grande pièceblanchie à la chaux, avec quatre immenses fenêtres, était d’unegaieté sur laquelle il comptait pour calmer l’imaginationsurexcitée de sa pénitente. Là, il la dominerait, il en ferait uneesclave soumise, sans avoir à craindre un scandale possible.D’ailleurs, pour couper court à tous les mauvais bruits, il voulutque sa mère accompagnât Marthe. Pendant qu’il confessait cettedernière, Mme Faujas restait à la porte. La vieilledame, n’aimant pas à perdre son temps, apportait un bas, qu’elletricotait.

« Ma chère enfant, lui disait-elle souvent, lorsqu’ellesrevenaient ensemble à la rue Balande, j’ai encore entendu Ovideparler bien fort aujourd’hui. Vous ne pouvez donc pas lecontenter ? Vous ne l’aimez donc pas ? Ah ! que jevoudrais être à votre place, pour lui baiser les pieds… Je finiraipar vous détester, si vous ne savez que lui faire duchagrin. »

Marthe baissait la tête. Elle avait une grande honte devantMme Faujas. Elle ne l’aimait pas, la jalousait, enla trouvant toujours entre elle et le prêtre. Puis, elle souffraitsous les regards noirs de la vieille dame, qu’elle rencontrait sanscesse, pleins de recommandations étranges et inquiétantes.

Le mauvais état de la santé de Marthe suffit pour expliquer sesrendez-vous avec l’abbé Faujas, dans l’oratoire de l’œuvre de laVierge. Le docteur Porquier assurait qu’elle suivait simplement làune de ses ordonnances. Ce mot fit beaucoup rire les promeneurs ducours.

« N’importe, dit Mme Paloque à son mari, unjour qu’elle regardait Marthe descendre la rue Balande, encompagnie de Mme Faujas, je serais bien curieused’être dans un petit coin, pour voir ce que le curé fait avec sonamoureuse… Elle est amusante, lorsqu’elle parle de son grosrhume ! Comme si un gros rhume empêchait de se confesser dansune église ! J’ai été enrhumée, moi ; je ne suis pasallée pour cela me cacher dans les chapelles avec les abbés.

– Tu as tort de t’occuper des affaires de l’abbé Faujas,répondit le juge. On m’a averti. C’est un homme qu’il fautménager ; tu es trop rancunière, tu nous empêcherasd’arriver.

– Tiens ! reprit-elle aigrement, ils m’ont marché surle ventre ; ils auront de mes nouvelles… Ton abbé Faujas estun grand imbécile. Est-ce que tu crois que l’abbé Fenil ne seraitpas reconnaissant, si je surprenais le curé et sa belle se disantdes douceurs ! Va, il payerait bien cher un pareil scandale…Laisse-moi faire, tu n’entends rien à ces choses-là. »

Quinze jours plus tard, le samedi, Mme Paloqueguetta la sortie de Marthe. Elle était tout habillée derrière sesrideaux, cachant sa figure de monstre, surveillant la rue par untrou de la mousseline. Quand les deux femmes eurent disparu au coinde la rue Taravelle, elle ricana, la bouche fendue. Elle ne sepressa pas, mit des gants, s’en alla tout doucement par la place dela Sous-Préfecture, faisant le grand tour, s’attardant sur le pavépointu. En passant devant le petit hôtel deMme de Condamin, elle eut un instant l’idée demonter la prendre ; mais celle-ci aurait peut-être desscrupules. Somme toute, il valait mieux se passer d’un témoin etconduire l’expédition rondement.

« Je leur ai laissé le temps d’arriver aux gros péchés, jecrois que je puis me présenter maintenant », pensa-t-elle, aubout d’un quart d’heure de promenade.

Alors, elle hâta le pas. Elle venait souvent à l’œuvre de laVierge pour s’entendre avec Trouche sur des détails decomptabilité. Ce jour-là, au lieu d’entrer dans le cabinet del’employé, elle longea le corridor, redescendit, alla directement àl’oratoire. Devant la porte, sur une chaise,Mme Faujas tricotait tranquillement. La femme dujuge avait prévu cet obstacle ; elle arriva droit dans laporte, de l’air brusque d’une personne affairée. Mais, avant mêmequ’elle eût allongé le bras pour tourner le bouton, la vieilledame, qui s’était levée, l’avait jetée de côté avec une vigueurextraordinaire.

« Où allez-vous ? lui demanda-t-elle de sa voix rudede paysanne.

– Je vais où j’ai besoin, réponditMme Paloque, le bras meurtri, la face touteconvulsée de colère. Vous êtes une insolente et une brutale…Laissez-moi passer. Je suis trésorière de l’œuvre de la Vierge,j’ai le droit d’entrer partout ici. »

Mme Faujas, debout, appuyée contre la porte,avait rajusté ses lunettes sur son nez. Elle se remit à son tricotavec le plus beau sang-froid du monde.

« Non, dit-elle carrément, vous n’entrerez pas.

– Ah !… Et pourquoi, je vous prie ?

– Parce que je ne veux pas. »

La femme du juge sentit que son coup était manqué ; la bilel’étouffait. Elle devint effrayante, répétant, bégayant :

« Je ne vous connais pas, je ne sais pas ce que vous faiteslà, je pourrais crier et vous faire arrêter ; car vous m’avezbattue. Il faut qu’il se passe de bien vilaines choses, derrièrecette porte, pour que vous soyez chargée d’empêcher les gens de lamaison d’entrer. Je suis de la maison, entendez-vous ?…Laissez-moi passer, ou je vais appeler tout le monde.

– Appelez qui vous voudrez, répondit la vieille dame enhaussant les épaules. Je vous ai dit que vous n’entreriezpas ; je ne veux pas, c’est clair… Est-ce que je sais si vousêtes de la maison ? D’ailleurs, vous en seriez, que celaserait tout comme. Personne ne peut entrer… C’est monaffaire. »

Alors, Mme Paloque perdit toute mesure ;elle éleva le ton, elle cria :

« Je n’ai pas besoin d’entrer. Ça me suffit. Je suisédifiée. Vous êtes la mère de l’abbé Faujas, n’est-ce pas ? Ehbien ! c’est du propre, vous faites là un joli métier !…Certes non, je n’entrerai pas ; je ne veux pas me mêler detoutes ces saletés. »

Mme Faujas, posant son tricot sur la chaise, laregardait à travers ses lunettes avec des yeux luisants, un peucourbée, les mains en avant, comme près de se jeter sur elle, pourla faire taire. Elle allait s’élancer, lorsque la porte s’ouvritbrusquement et que l’abbé Faujas parut sur le seuil. Il était ensurplis, l’air sévère.

« Eh bien ! mère, demanda-t-il, que se passe-t-ildonc ? »

La vieille dame baissa la tête, recula comme un dogue qui se metderrière les jambes de son maître.

« C’est vous, chère madame Paloque, continua le prêtre.Vous désiriez me parler ? »

La femme du juge, par un effort suprême de volonté, s’étaitfaite souriante. Elle répondit d’un ton terriblement aimable, avecune raillerie aiguë :

« Comment ! vous étiez là, monsieur le curé ?Ah ! si je l’avais su, je n’aurais point insisté. Je voulaisvoir la nappe de notre autel, qui ne doit plus être en bon état.Vous savez, je suis la bonne ménagère, ici ; je veille auxpetits détails. Mais du moment que vous êtes occupé, je ne veux pasvous déranger. Faites, faites vos affaires, la maison est à vous.Madame n’avait qu’un mot à dire, je l’aurais laissée veiller àvotre tranquillité. »

Mme Faujas laissa échapper un grondement. Unregard de son fils la calma.

« Entrez, je vous en prie, reprit-il ; vous ne medérangez nullement. Je confessais Mme Mouret, quiest un peu souffrante… Entrez donc. La nappe de l’autel pourraitêtre changée, en effet.

– Non, non, je reviendrai, répéta-t-elle ; je suisconfuse de vous avoir interrompu. Continuez, continuez, monsieur lecuré. »

Elle entra cependant. Pendant qu’elle regardait avec Marthe lanappe de l’autel, le prêtre gronda sa mère, à voix basse :

« Pourquoi l’avez-vous arrêtée, mère ? Je ne vous aipas dit de garder la porte. »

Elle regardait fixement devant elle, de son air de bêtetêtue.

« Elle m’aurait passé sur le ventre avant d’entrer,murmura-t-elle.

– Mais pourquoi ?

– Parce que… Écoute, Ovide, ne te fâche pas ; tu saisque tu me tues, lorsque tu te fâches… Tu m’avais dit d’accompagnerla propriétaire ici, n’est-ce pas ? Eh bien ! j’ai cruque tu avais besoin de moi, à cause des curieux. Alors je me suisassise là. Va, je te réponds que vous étiez libres de faire ce quevous auriez voulu ; personne n’y aurait mis le nez. »

Il comprit, il lui saisit les mains, la secouant, luidisant :

« Comment, mère, c’est vous qui avez pusupposer… ?

– Eh ! je n’ai rien supposé, répondit-elle avec uneinsouciance sublime. Tu es maître de faire ce qu’il te plaît, ettout ce que tu fais est bien fait, vois-tu ; tu es mon enfant…J’irais voler pour toi, c’est clair. »

Mais lui, n’écoutait plus. Il avait lâché les mains de sa mère,il la regardait, comme perdu dans les réflexions qui rendaient saface plus austère et plus dure.

« Non, jamais, jamais, dit-il avec un orgueil âpre. Vousvous trompez, mère… Les hommes chastes sont les seulsforts. »

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer