La Conquête de Plassans

Chapitre 13

 

Serge avait alors dix-neuf ans. Il occupait au second étage unepetite chambre, en face de l’appartement du prêtre, où il vivaitpresque cloîtré, lisant beaucoup.

« Il faudra que je jette tes bouquins au feu, lui disaitMouret avec colère. Tu verras que tu finiras par te mettre aulit. »

En effet, le jeune homme était d’un tempérament si nerveux,qu’il avait, à la moindre imprudence, des indispositions de fille,des bobos qui le retenaient dans sa chambre pendant deux ou troisjours. Rose le noyait alors de tisane et, lorsque Mouret montaitpour le secouer un peu, comme il le disait, si la cuisinière étaitlà, elle mettait son maître à la porte, en lui criant :

« Laissez-le donc tranquille, ce mignon ! vous voyezbien que vous le tuez avec vos brutalités… Allez, il ne tient guèrede vous, il est tout le portrait de sa mère. Vous ne les comprenezjamais, ni l’un ni l’autre. » Serge souriait. Son père, en levoyant si délicat, hésitait, depuis sa sortie du collège, àl’envoyer faire son droit à Paris. Il ne voulait pas entendreparler d’une faculté de province ; Paris, selon lui, étaitnécessaire à un garçon qui voulait aller loin. Il mettait dans sonfils une grande ambition, disant que de plus bêtes – ses cousinsRougon, par exemple – avaient fait un joli chemin. Chaque fois quele jeune homme lui semblait gaillard, il fixait son départ auxpremiers jours du mois suivant ; puis, la malle n’était jamaisprête, le jeune homme toussait un peu, le départ se trouvait denouveau renvoyé.

Marthe, avec sa douceur indifférente, se contentait de murmurerchaque fois :

« Il n’a pas encore vingt ans. Ce n’est guère prudentd’envoyer un enfant si jeune à Paris… D’ailleurs il ne perd pas sontemps ici. Tu trouves toi-même qu’il travaille trop. »

Serge accompagnait sa mère à la messe. Il était d’espritreligieux, très tendre et très grave. Le docteur Porquier lui ayantrecommandé beaucoup d’exercice, il s’était pris de passion pour labotanique, faisant des excursions, passant ensuite ses après-midi àdessécher les herbes qu’il avait cueillies, à les coller, à lesclasser, à les étiqueter. Ce fut alors que l’abbé Faujas devint songrand ami. L’abbé avait herborisé autrefois ; il lui donnacertains conseils pratiques dont le jeune homme se montra trèsreconnaissant. Ils se prêtèrent quelques livres, ils allèrent unjour ensemble à la recherche d’une plante que le prêtre disaitdevoir pousser dans le pays. Quand Serge était souffrant, chaquematin, il recevait la visite de son voisin, qui causait longuementau chevet de son lit. Les autres jours, lorsqu’il se retrouvait surpied, c’était lui qui frappait à la porte de l’abbé Faujas, dèsqu’il l’entendait marcher dans sa chambre. Ils n’étaient séparésque par l’étroit palier, ils finissaient par vivre l’un chezl’autre.

Souvent Mouret s’emportait encore, malgré la tranquillitéimpassible de Marthe et les yeux irrités de Rose.

« Qu’est-ce qu’il peut faire là-haut, ce garnement ?grondait-il. Je passe des journées entières sans seulementl’apercevoir. Il ne sort plus de chez le curé ; ils sonttoujours à causer dans les coins… D’abord il va partir pour Paris.Il est fort comme un Turc. Tous ces bobos-là sont des frimes pourse faire dorloter. Vous avez beau me regarder toutes les deux, jene veux pas que le curé fasse un cagot du petit. »

Alors, il guetta son fils. Lorsqu’il le croyait chez l’abbé, ill’appelait rudement.

« J’aimerais mieux qu’il allât voir les femmes !cria-t-il un jour, exaspéré.

– Oh ! monsieur, dit Rose, c’est abominable, des idéespareilles.

– Oui, les femmes ! Et je l’y mènerai moi-même, sivous me poussez à bout avec votre prêtraille ! »

Serge fit naturellement partie du cercle de la Jeunesse. Il yallait peu, d’ailleurs, préférant sa solitude. Sans la présence del’abbé Faujas, avec lequel il s’y rencontrait parfois, il n’yaurait sans doute jamais mis les pieds. L’abbé, dans le salon delecture, lui apprit à jouer aux échecs. Mouret, qui sut que« le petit » se retrouvait avec le curé, même au café,jura qu’il le conduirait au chemin de fer, dès le lundi suivant. Lamalle était faite, et sérieusement cette fois, lorsque Serge, quiavait voulu passer une dernière matinée en pleins champs, rentra,trempé par une averse brusque. Il dut se mettre au lit, les dentsclaquant de fièvre. Pendant trois semaines, il fut entre la vie etla mort. La convalescence dura deux grands mois. Les premiers jourssurtout, il était si faible, qu’il restait la tête soulevée sur desoreillers, les bras étendus le long des draps, pareil à une figurede cire.

« C’est votre faute, monsieur ! criait la cuisinière àMouret. Si l’enfant meurt, vous aurez ça sur laconscience. »

Tant que son fils fut en danger, Mouret, assombri, les yeuxrouges de larmes, rôda silencieusement dans la maison. Il montaitrarement, piétinait dans le vestibule, à attendre le médecin à sasortie. Quand il sut que Serge était sauvé, il se glissa dans lachambre, offrant ses services. Mais Rose le mit à la porte. Onn’avait pas besoin de lui ; l’enfant n’était pas encore assezfort pour supporter ses brutalités ; il ferait bien mieuxd’aller à ses affaires, que d’encombrer ainsi le plancher. Alors,Mouret resta tout seul au rez-de-chaussée, plus triste et plusdésœuvré ; il n’avait de goût à rien, disait-il. Quand iltraversait le vestibule, il entendait souvent, au second, la voixde l’abbé Faujas, qui passait les après-midi entières au chevet deSerge convalescent.

« Comment va-t-il aujourd’hui, monsieur le curé ?demandait Mouret au prêtre timidement, lorsque de dernierdescendait au jardin.

– Assez bien ; ce sera long, il faut de grandsménagements. »

Et il lisait tranquillement son bréviaire, tandis que le père,un sécateur à la main, le suivait dans les allées, cherchant àrenouer la conversation, pour avoir des nouvelles plus détailléessur « le petit ». Lorsque la convalescence s’avança, ilremarqua que le prêtre ne quittait plus la chambre de Serge. Étantmonté à plusieurs reprises, pendant que les femmes n’étaient paslà, il l’avait toujours trouvé assis auprès du jeune homme, causantdoucement avec lui, lui rendant les petits services de sucrer satisane, de relever ses couvertures, de lui donner les objets qu’ildésirait. Et c’était dans la maison tout un murmure adouci, desparoles échangées à voix basse entre Marthe et Rose, unrecueillement particulier qui transformait le second étage en uncoin de couvent. Mouret sentait comme une odeur d’encens chezlui ; il lui semblait parfois, au balbutiement des voix, qu’ondisait la messe, en haut.

« Que font-ils donc ? pensait-il. Le petit est sauvé,pourtant ; ils ne lui donnent pasl’extrême-onction. »

Serge lui-même l’inquiétait. Il ressemblait à une fille, dansses linges blancs. Ses yeux s’étaient agrandis ; son sourireétait une extase douce des lèvres, qu’il gardait même au milieu desplus cruelles souffrances. Mouret n’osait plus parler de Paris,tant le cher malade lui paraissait féminin et pudique.

Une après-midi, il était monté en étouffant le bruit de ses pas.Par la porte entrebâillée, il aperçut Serge au soleil, dans unfauteuil. Le jeune homme pleurait, les yeux au ciel, tandis que samère, devant lui, sanglotait également. Ils se tournèrent tous lesdeux au bruit de la porte, sans essuyer leurs larmes. Et, tout desuite, de sa voix faible de convalescent :

« Mon père, dit Serge, j’ai une grâce à vous demander. Mamère prétend que vous vous fâcherez, que vous me refuserez uneautorisation qui me comblerait de joie… Je voudrais entrer auséminaire. » Il avait joint les mains avec une sorte dedévotion fiévreuse.

« Toi ! toi ! » murmura Mouret.

Et il regarda Marthe qui détournait la tête. Il n’ajouta rien,alla à la fenêtre, revint s’asseoir au pied du lit, machinalement,comme assommé sous le coup.

« Mon père, reprit Serge au bout d’un long silence, j’ai vuDieu, si près de la mort ; j’ai juré d’être à lui. Je vousassure que toute ma joie est là. Croyez-moi, ne me désolezpoint. »

Mouret, la face morne, les yeux à terre, ne prononçait toujourspas une parole. Il fit un geste de suprême découragement, enmurmurant :

« Si j’avais le moindre courage, je mettrais deux chemisesdans un mouchoir et je m’en irais. »

Puis il se leva, vint battre contre les vitres du bout desdoigts. Comme Serge allait l’implorer de nouveau :

« Non, non ; c’est entendu, dit-il simplement.Fais-toi curé, mon garçon. »

Et il sortit. Le lendemain, sans avertir personne, il partitpour Marseille, où il passa huit jours avec son fils Octave. Maisil revint soucieux, vieilli. Octave lui donnait peu de consolation.Il l’avait trouvé menant joyeuse vie, criblé de dettes, cachant desmaîtresses dans ses armoires ; d’ailleurs, il n’ouvrit pas leslèvres sur ces choses. Il devenait tout à fait sédentaire, nefaisait plus un seul de ces bons coups, un de ces achats de récoltesur pied, dont il était si glorieux autrefois. Rose remarqua qu’ilaffectait un silence presque absolu, qu’il évitait même de saluerl’abbé Faujas.

« Savez-vous que vous n’êtes guère poli ? lui dit-elleun jour hardiment ; monsieur le curé vient de passer, et vouslui avez tourné le dos… Si c’est à cause de l’enfant que vousfaites ça, vous avez bien tort. Monsieur le curé ne voulait pasqu’il entrât au séminaire ; il l’a assez chapitrélà-dessus ; je l’ai entendu… Ah ! la maison est gaie,maintenant ; vous ne causez plus, même avec madame ;quand vous vous mettez à table, on dirait un enterrement… Moi, jecommence à en avoir assez, monsieur. »

Mouret quittait la pièce, mais la cuisinière le poursuivait dansle jardin.

« Est-ce que vous ne devriez pas être heureux de voirl’enfant sur ses pieds ? Il a mangé une côtelette hier, lechérubin, et avec bon appétit encore… Ça vous est bien égal,n’est-ce pas ? Vous vouliez en faire un païen comme vous…Allez, vous avez trop besoin de prières ; c’est le bon Dieuqui veut notre salut à tous. À votre place, je pleurerais de joie,en pensant que ce pauvre petit cœur va prier pour moi. Mais vousêtes de pierre, vous, monsieur… Et comme il sera gentil, le mignon,en soutane ! »

Alors, Mouret montait au premier étage. Là, il s’enfermait dansune chambre, qu’il appelait son bureau, une grande pièce nue,meublée d’une table et de deux chaises. Cette pièce devint sonrefuge, aux heures où la cuisinière le traquait. Il s’y ennuyait,redescendait au jardin, qu’il cultivait avec une sollicitude plusgrande. Marthe ne semblait pas avoir conscience des bouderies deson mari ; il restait parfois une semaine silencieux, sansqu’elle s’inquiétât ni se fâchât. Elle se détachait chaque jourdavantage de ce qui l’entourait ; elle crut même, tant lamaison lui parut paisible, lorsqu’elle n’entendit plus, à touteheure, la voix grondeuse de Mouret, que celui-ci s’était raisonné,qu’il s’était arrangé comme elle un coin de bonheur. Cela latranquillisa, l’autorisa à s’enfoncer plus avant dans son rêve.Quand il la regardait, les yeux troubles, ne la reconnaissant plus,elle lui souriait, elle ne voyait pas les larmes qui lui gonflaientles paupières.

Le jour où Serge, complètement guéri, entra au séminaire, Mouretresta seul à la maison avec Désirée. Maintenant, il la gardaitsouvent. Cette grande enfant, qui touchait à sa seizième année,aurait pu tomber dans le bassin, ou mettre le feu à la maison, enjouant avec des allumettes, comme une gamine de six ans. LorsqueMarthe rentra, elle trouva les portes ouvertes, les pièces vides.La maison lui sembla toute nue. Elle descendit sur la terrasse, etaperçut, au fond d’une allée, son mari qui jouait avec la jeunefille. Il était assis par terre, sur le sable ; il emplissaitgravement, à l’aide d’une petite pelle de bois, un chariot queDésirée tenait par une ficelle.

« Hue ! hue ! criait l’enfant.

– Mais attends donc, disait patiemment le bonhomme ;il n’est pas plein… Puisque tu veux faire le cheval, il fautattendre qu’il soit plein. »

Alors, elle battit des pieds en faisant le cheval quis’impatiente ; puis, ne pouvant rester en place, elle partit,riant aux éclats. Le chariot sautait, se vidait. Quand elle eutfait le tour du jardin, elle revint, criant :

« Remplis-le, remplis-le encore ! »

Mouret le remplit de nouveau, à petites pelletées. Marthe étaitrestée sur la terrasse, regardant, émue, mal à l’aise ; cesportes ouvertes, cet homme jouant avec cette enfant, au fond de lamaison vide, l’attristaient, sans qu’elle eût une conscience nettede ce qui se passait en elle. Elle monta se déshabiller, entendantRose, qui était rentrée également, dire du haut duperron :

« Mon Dieu ! que monsieur est bête ! »

Selon l’expression de ses amis du cours Sauvaire, des petitsrentiers avec lesquels il faisait tous les jours son tour depromenade, Mouret « était touché ». Ses cheveux avaientgrisonné en quelques mois, il fléchissait sur les jambes, iln’était plus le terrible moqueur que toute la ville redoutait. Oncrut un instant qu’il s’était lancé dans des spéculationshasardeuses et qu’il pliait sous quelque grosse perte d’argent.

Mme Paloque, accoudée à la fenêtre de sa salle àmanger, qui donnait sur la rue Balande, disait même « qu’ilfilait un vilain coton », chaque fois qu’elle le voyaitsortir. Et si l’abbé Faujas traversait la rue, quelques minutesplus tard, elle prenait plaisir à s’écrier, surtout lorsqu’elleavait du monde chez elle :

« Voyez donc monsieur le curé ; en voilà un quiengraisse… S’il mangeait dans la même assiette que M. Mouret,on croirait qu’il ne lui laisse que les os. »

Elle riait, et l’on riait avec elle. L’abbé Faujas, en effet,devenait superbe, toujours ganté de noir, la soutane luisante. Ilavait un sourire particulier, un plissement ironique des lèvres,lorsque Mme de Condamin le complimentait sursa bonne mine. Ces dames l’aimaient bien mis, vêtu d’une façoncossue et douillette. Lui, devait rêver la lutte à poings fermés,les bras nus, sans souci du haillon. Mais, lorsqu’il se négligeait,le moindre reproche de la vieille Mme Rougon letirait de son abandon ; il souriait, il allait acheter des basde soie, un chapeau, une ceinture neuve. Il usait beaucoup, songrand corps faisait tout craquer.

Depuis la fondation de l’œuvre de la Vierge, toutes les femmesétaient pour lui ; elles le défendaient contre les vilaineshistoires qui couraient encore parfois, sans qu’on pût en devinernettement la source. Elles le trouvaient bien un peu rude parmoments ; mais cette brutalité ne leur déplaisait pas, surtoutdans le confessionnal, où elles aimaient à sentir cette main de fers’abattre sur leur nuque.

« Ma chère, dit un jourMme de Condamin à Marthe, il m’a grondée hier.Je crois qu’il m’aurait battue, s’il n’y avait pas eu une plancheentre nous… Ah ! il n’est pas toujourscommode ! »

Et elle eut un petit rire, jouissant encore de cette querelleavec son directeur. Il faut dire queMme de Condamin avait cru remarquer la pâleurde Marthe, quand elle lui faisait certaines confidences sur lafaçon dont l’abbé Faujas confessait ; elle devinait sajalousie, elle prenait un méchant plaisir à la torturer, enredoublant de détails intimes.

Lorsque l’abbé Faujas eut créé le cercle de la Jeunesse, il sefit bon enfant ; ce fut comme une nouvelle incarnation. Sousl’effort de la volonté, sa nature sévère se pliait ainsi qu’unecire molle. Il laissa conter la part qu’il avait prise àl’ouverture du cercle, il devint l’ami de tous les jeunes gens dela ville, se surveillant davantage, sachant que les collégienséchappés n’ont pas le goût des femmes pour les brutalités. Ilfaillit se fâcher avec le fils Rastoil, dont il menaça de tirer lesoreilles, à propos d’une altercation sur le règlement intérieur ducercle ; mais, avec un empire surprenant sur lui-même, il luitendit la main presque aussitôt, s’humiliant, mettant lesassistants de son côté par sa bonne grâce à offrir des excuses« à cette grande bête de Saturnin », comme on lenommait.

Si l’abbé avait conquis les femmes et les enfants, il restaitsur un pied de simple politesse avec les pères et les maris. Lespersonnages graves continuaient à se méfier de lui, en le voyantrester à l’écart de tout groupe politique. À la sous-préfecture,M. Péqueur des Saulaies le discutait vivement ; tandisque M. Delangre, sans le défendre d’une façon nette, disaitavec de fins sourires qu’il fallait attendre pour juger. ChezM. Rastoil, il était devenu un véritable trouble-ménage.Séverin et sa mère ne cessaient de fatiguer le président des élogesdu prêtre.

« Bien ! Bien ! il a toutes les qualités que vousvoudrez, criait le malheureux. C’est convenu, laissez-moitranquille. Je l’ai fait inviter à dîner ; il n’est pas venu.Je ne puis pourtant pas aller le prendre par le bras pourl’amener.

– Mais, mon ami, disait Mme Rastoil, quandtu le rencontres, tu le salues à peine. C’est cela qui a dû lefroisser.

– Sans doute, ajoutait Séverin ; il s’aperçoit bienque vous n’êtes pas avec lui comme vous devriez être. »

M. Rastoil haussait les épaules. LorsqueM. de Bourdeu était là, tous deux accusaient l’abbéFaujas de pencher vers la sous-préfecture.Mme Rastoil faisait remarquer qu’il n’y dînait pas,qu’il n’y avait même jamais mis les pieds.

« Certainement, répondait le président, je ne l’accuse pasd’être bonapartiste… Je dis qu’il penche, voilà tout. Il a eu desrapports avec M. Delangre.

– Eh ! vous aussi, s’écriait Séverin, vous avez eu desrapports avec le maire ! On y est bien forcé, dans certainescirconstances… Dites que vous ne pouvez pas souffrir l’abbé Faujas,cela vaudra mieux. »

Et tout le monde se boudait dans la maison Rastoil pendant desjournées entières. L’abbé Fenil n’y venait plus que rarement, sedisant cloué chez lui par la goutte. D’ailleurs, à deux reprises,mis en demeure de se prononcer sur le curé de Saint-Saturnin, ilavait fait son éloge, en quelques paroles brèves. L’abbé Surin etl’abbé Bourrette, ainsi que M. Maffre, étaient toujours dumême avis que la maîtresse de maison. L’opposition venait doncuniquement du président, soutenu par M. de Bourdeu, tousdeux déclarant gravement ne pouvoir compromettre leur situationpolitique en accueillant un homme qui cachait ses opinions.

Séverin, par taquinerie, inventa alors d’aller frapper à lapetite porte de l’impasse des Chevillottes, lorsqu’il voulait direquelque chose au prêtre. Peu à peu, l’impasse devint un terrainneutre. Le docteur Porquier, qui avait le premier usé de ce chemin,le fils Delangre, le juge de paix, indistinctement, y vinrentcauser avec l’abbé Faujas. Parfois, pendant toute une après-midi,les petites portes des deux jardins, ainsi que la porte charretièrede la sous-préfecture, restaient grandes ouvertes. L’abbé était là,au fond de ce cul-de-sac, appuyé au mur, souriant, donnant despoignées de main aux personnes des deux sociétés qui voulaient bienle venir saluer. Mais M. Péqueur des Saulaies affectait de nepas vouloir mettre les pieds hors du jardin de lasous-préfecture ; tandis que M. Rastoil etM. de Bourdeu, s’obstinant également à ne point semontrer dans l’impasse, restaient assis sous les arbres, devant lacascade. Rarement la petite cour du prêtre envahissait la tonnelledes Mouret. De temps à autre, seulement une tête s’allongeait,jetait un coup d’œil, disparaissait.

D’ailleurs, l’abbé Faujas ne se gênait point ; il nesurveillait guère avec inquiétude que la fenêtre des Trouche, oùluisaient à toute heure les yeux d’Olympe. Les Trouche se tenaientlà en embuscade, derrière les rideaux rouges, rongés par une envierageuse de descendre, eux aussi, de goûter aux fruits, de causeravec le beau monde. Ils tapaient les persiennes, s’accoudaient uninstant, se retiraient, furieux, sous les regards dompteurs duprêtre ; puis, ils revenaient, à pas de loup, coller leursfaces blêmes à un coin des vitres, espionnant chacun de sesmouvements, torturés de le voir jouir si à l’aise de ce paradisqu’il leur défendait.

« C’est trop bête ! dit un jour Olympe à sonmari ; il nous mettrait dans une armoire, s’il pouvait, pourgarder tout le plaisir… Nous allons descendre, si tu veux. Nousverrons ce qu’il dira. »

Trouche venait de rentrer de son bureau. Il changea de faux col,épousseta ses souliers, voulant être tout à fait bien. Olympe mitune robe claire. Puis, ils descendirent bravement dans le jardin,marchant à petits pas le long des grands buis, s’arrêtant devantles fleurs. Justement, l’abbé Faujas tournait le dos, causant avecM. Maffre, sur le seuil de la petite porte de l’impasse.Lorsqu’il entendit crier le sable, les Trouche étaient derrière sondos, sous la tonnelle. Il se tourna, s’arrêta net au milieu d’unephrase, stupéfait de les trouver là. M. Maffre, qui ne lesconnaissait pas, les regardait curieusement.

« Un bien joli temps, n’est-ce pas, messieurs ? »dit Olympe, qui avait pâli sous le regard de son frère.

L’abbé, brusquement, entraîna le juge de paix dans l’impasse, oùil se débarrassa de lui.

« Il est furieux, murmura Olympe. Tant pis ! il fautrester. Si nous remontons, il croira que nous avons peur… J’en aiassez. Tu vas voir comme je vais lui parler. »

Et elle fit asseoir Trouche sur une des chaises que Rose avaitapportées, quelques instants auparavant. Quand l’abbé rentra, illes aperçut tranquillement installés. Il poussa les verrous de lapetite porte, s’assura d’un coup d’œil que les feuilles lescachaient suffisamment ; puis s’approchant, à voixétouffée :

« Vous oubliez nos conventions, dit-il : vous m’aviezpromis de rester chez vous.

– Il fait trop chaud, là-haut, répondit Olympe. Nous necommettons pas un crime, en venant respirer le fraisici. »

Le prêtre allait s’emporter ; mais sa sœur, toute blême del’effort qu’elle faisait en lui résistant, ajouta d’un tonsingulier :

« Ne crie pas ; il y a du monde à côté, tu pourrais tefaire du tort. »

Les Trouche eurent un petit rire. Il les regarda, il se prit lefront, d’un geste silencieux et terrible.

« Assieds-toi, dit Olympe. Tu veux une explication,n’est-ce pas ? Eh bien ! la voici… Nous sommes las denous claquemurer. Toi, tu vis ici comme un coq en pâte ; lamaison est à toi, le jardin est à toi. C’est tant mieux, ça nousfait plaisir de voir que tes affaires marchent bien ; mais ilne faut pas pour cela nous traiter en va-nu-pieds. Jamais tu n’aseu l’attention de me monter une grappe de raisin ; tu nous asdonné la plus vilaine chambre ; tu nous caches, tu as honte denous, tu nous enfermes, comme si nous avions la peste…Comprends-tu, ça ne peut plus durer !

– Je ne suis pas le maître, dit l’abbé Faujas.Adressez-vous à M. Mouret, si vous voulez dévaster lapropriété. »

Les Trouche échangèrent un nouveau sourire.

« Nous ne te demandons pas tes affaires, poursuivitOlympe ; nous savons ce que nous savons, cela suffit… Toutceci prouve que tu as un mauvais cœur. Crois-tu que, si nous étionsdans ta position, nous ne te dirions pas de prendre tapart ?

– Mais enfin que voulez-vous de moi ? demanda l’abbé.Est-ce que vous vous imaginez que je nage dans l’or ? Vousconnaissez ma chambre, je suis plus mal meublé que vous. Je ne puispourtant pas vous donner cette maison, qui ne m’appartientpas. »

Olympe haussa les épaules ; elle fit taire son mari quiallait répondre, et tranquillement :

« Chacun entend la vie à sa façon. Tu aurais des millionsque tu n’achèterais pas une descente de lit ; tu dépenseraiston argent à quelque grande affaire bête. Nous autres, nous aimonsà être à notre aise chez nous… Ose donc dire que, si tu voulais lesplus beaux meubles de la maison, et le linge, et les provisions, ettout, tu ne l’aurais pas ce soir ?… Eh bien ! un bonfrère, dans ce cas-là, aurait déjà songé à ses parents ; il neles laisserait pas dans la crotte, comme tu nous y laisses. »L’abbé Faujas regarda profondément les Trouche. Ils se dandinaienttous les deux sur leurs chaises.

« Vous êtes ingrats, leur dit-il au bout d’un silence. J’aidéjà fait beaucoup pour vous. Si vous mangez du pain aujourd’hui,c’est à moi que vous le devez ; car j’ai encore tes lettres,Olympe, ces lettres où tu me suppliais de vous sauver de la misère,en vous faisant venir à Plassans. Maintenant que vous voilà auprèsde moi, avec votre vie assurée, ce sont de nouvelles exigences…

– Bah ! interrompit brutalement Trouche, si vous nousavez fait venir, c’était que vous aviez besoin de nous. Je suispayé pour ne croire aux beaux sentiments de personne… Je laissaisparler ma femme tout à l’heure ; mais les femmes n’arriventjamais au fait… En deux mots, mon cher ami, vous avez tort de noustenir en cage, comme des dogues fidèles, qu’on sort seulement lesjours de danger. Nous nous ennuyons, nous finirons par faire desbêtises. Laissez-nous un peu de liberté, que diable ! Puisquela maison n’est pas à vous et que vous dédaignez les douceurs,qu’est-ce que cela peut vous faire, si nous nous installons à notreguise ? Nous ne mangerons pas les murs, peut-être !

– Sans doute, insista Olympe ; on deviendrait enragé,toujours sous clef… Nous serons bien gentils pour toi. Tu sais quemon mari n’attend qu’un signe… Va ton chemin, compte surnous ; mais nous voulons notre part… N’est-ce pas, c’estentendu ? »

L’abbé Faujas avait baissé la tête ; il resta un momentsilencieux ; puis, se levant :

« Écoutez, dit-il, sans répondre directement, si vousdevenez jamais un empêchement pour moi, je vous jure que je vousrenvoie dans un coin crever sur la paille. »

Et il remonta, les laissant sous la tonnelle. À partir de cemoment, les Trouche descendirent presque chaque jour aujardin ; mais ils y mettaient quelque discrétion, ilsévitaient de s’y trouver aux heures où le prêtre causait avec lessociétés des jardins voisins.

La semaine suivante, Olympe se plaignait tellement de la chambrequ’elle occupait, que Marthe, obligeamment, lui offrit celle deSerge, restée libre. Les Trouche gardèrent les deux pièces. Ilscouchèrent dans l’ancienne chambre du jeune homme, dont pas unmeuble d’ailleurs ne fut enlevé, et ils firent de l’autre pièce unesorte de salon, pour lequel Rose leur trouva dans le grenier unancien meuble de velours. Olympe, ravie, se commanda un peignoirrose chez la meilleure couturière de Plassans.

Mouret, oubliant un soir que Marthe lui avait demandé de prêterla chambre de Serge, fut tout surpris d’y trouver les Trouche. Ilmontait pour prendre un couteau que le jeune homme avait dû laisserau fond de quelque tiroir. Justement, Trouche taillait avec cecouteau une canne de poirier, qu’il venait de couper dans lejardin. Alors, Mouret redescendit, en s’excusant.

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