La Conquête de Plassans

Chapitre 17

 

La santé de Marthe causait des inquiétudes au docteur Porquier.Il gardait son sourire affable, la traitait en médecin de la bellesociété, pour lequel la maladie n’existait jamais, et qui donnaitune consultation comme une couturière essaye une robe ; maiscertain pli de ses lèvres disait que « la chère madame »n’avait pas seulement une légère toux de sang, ainsi qu’il le luipersuadait. Dans les beaux jours, il lui conseilla de se distraire,de faire des promenades en voiture, sans se fatiguer pourtant.Alors, Marthe, qui était prise de plus en plus d’une angoissevague, d’un besoin d’occuper ses impatiences nerveuses, organisades promenades aux villages voisins. Deux fois par semaine, ellepartait après le déjeuner, dans une vieille calèche repeinte, quelui louait un carrossier de Plassans ; elle allait à deux outrois lieues, de façon à être de retour vers six heures. Son rêvecaressé était d’emmener avec elle l’abbé Faujas ; elle n’avaitmême consenti à suivre l’ordonnance du docteur que dans cetespoir ; mais l’abbé, sans refuser nettement, se prétendaittoujours trop occupé. Elle devait se contenter de la compagnied’Olympe ou de Mme Faujas.

Une après-midi, comme elle passait avec Olympe au village desTulettes, le long de la petite propriété de l’oncle Macquart,celui-ci l’ayant aperçue lui cria, du haut de sa terrasse plantéede deux mûriers :

« Et Mouret ? Pourquoi Mouret n’est-il pasvenu ? »

Elle dut s’arrêter un instant chez l’oncle, auquel il fallutexpliquer longuement qu’elle était souffrante et qu’elle ne pouvaitdîner avec lui. Il voulait absolument tuer un poulet.

« Ça ne fait rien, dit-il enfin. Je le tuerai tout de même.Tu l’emporteras. »

Et il alla le tuer tout de suite. Quand il eut rapporté lepoulet, il l’étendit sur la table de pierre, devant la maison, enmurmurant d’un air ravi :

« Hein ? est-il gras, ce gaillard-là ! »

L’oncle était justement en train de boire une bouteille de vin,sous ses mûriers, en compagnie d’un grand garçon maigre, touthabillé de gris. Il avait décidé les deux femmes à s’asseoir,apportant des chaises, faisant les honneurs de chez lui avec unricanement de satisfaction.

« Je suis bien ici, n’est-ce pas ?… Mes mûriers sontjoliment beaux. L’été, je fume ma pipe au frais. L’hiver, jem’asseois là-bas, contre le mur, au soleil… Tu vois meslégumes ? Le poulailler est au fond. J’ai encore une pièce deterre, derrière la maison, où il y a des pommes de terre et de laluzerne… Ah ! dame, je me fais vieux ; c’est bien letemps que je jouisse un peu. »

Il se frottait les mains, roulant doucement la tête, couvant sapropriété d’un regard attendri. Mais une pensée parutl’assombrir.

« Est-ce qu’il y a longtemps que tu as vu ton père ?demanda-t-il brusquement. Rougon n’est pas gentil… Là, à gauche, lechamp de blé est à vendre. S’il avait voulu, nous l’aurions acheté.Un homme qui dort sur les pièces de cent sous, qu’est-ce que çapouvait lui faire ? une méchante somme de trois mille francs,je crois… Il a refusé. La dernière fois, il m’a même fait dire parta mère qu’il n’y était pas… Tu verras, ça ne leur portera pasbonheur. »

Et il répéta plusieurs fois, hochant la tête, retrouvant sonrire mauvais :

« Non, ça ne leur portera pas bonheur. »

Puis, il alla chercher des verres, voulant absolument fairegoûter son vin aux deux femmes. C’était le petit vin deSaint-Eutrope, un vin qu’il avait découvert ; il le buvaitavec religion. Marthe trempa à peine ses lèvres. Olympe acheva devider la bouteille. Elle accepta ensuite un verre de sirop. Le vinétait bien fort, disait-elle.

« Et ton curé, qu’est-ce que tu en fais ? »demanda tout à coup l’oncle à sa nièce.

Marthe, surprise, choquée, le regarda sans répondre.

« On m’a dit qu’il te serrait de près, continua l’onclebruyamment. Ces soutanes n’aiment qu’à godailler. Quand on m’araconté ça, j’ai répondu que c’était bien fait pour Mouret. Jel’avais averti… Ah ! c’est moi qui te flanquerais le curé à laporte. Mouret n’a qu’à venir me demander conseil ; je luidonnerai même un coup de main, s’il veut. Je n’ai jamais pu lessouffrir, ces animaux-là… J’en connais un, l’abbé Fenil, qui a unemaison de l’autre côté de la route. Il n’est pas meilleur que lesautres ; mais il est malin comme un singe, il m’amuse. Jecrois qu’il ne s’entend pas très bien avec ton curé, n’est-cepas ? »

Marthe était devenue toute pâle.

« Madame est la sœur de monsieur l’abbé Faujas, dit-elle enmontrant Olympe, qui écoutait curieusement.

– Ça ne touche pas madame, ce que je dis, reprit l’onclesans se déconcerter. Madame n’est pas fâchée… Elle va reprendre unpeu de sirop. »

Olympe se laissa verser trois doigts de sirop. Mais Marthe, quis’était levée, voulait partir. L’oncle la força à visiter sapropriété. Au bout du jardin, elle s’arrêta, regardant une grandemaison blanche, bâtie sur la pente, à quelques centaines de mètresdes Tulettes. Les cours intérieures ressemblaient aux préaux d’uneprison ; les étroites fenêtres, régulières, qui marquaient lesfaçades de barres noires, donnaient au corps de logis central unenudité blafarde d’hôpital.

« C’est la maison des aliénés, murmura l’oncle, qui avaitsuivi la direction des yeux de Marthe. Le garçon qui est là est undes gardiens. Nous sommes très bien ensemble, il vient boire unebouteille de temps à autre. »

Et se tournant vers l’homme vêtu de gris, qui achevait son verresous les mûriers :

« Hé ! Alexandre, cria-t-il, viens donc dire à manièce où est la fenêtre de notre pauvre vieille. »

Alexandre s’avança obligeamment.

« Voyez-vous ces trois arbres ? dit-il, le doigttendu, comme s’il eût tracé un plan dans l’air. Eh bien ! unpeu au-dessus de celui de gauche, vous devez apercevoir unefontaine, dans le coin d’une cour… Suivez les fenêtres durez-de-chaussée, à droite : c’est la cinquièmefenêtre. »

Marthe restait silencieuse, les lèvres blanches, les yeux clouésmalgré elle sur cette fenêtre qu’on lui montrait. L’oncle Macquartregardait aussi, mais avec une complaisance qui lui faisait clignerles yeux.

« Quelquefois, je la vois, reprit-il, le matin, lorsque lesoleil est de l’autre côté. Elle se porte très bien, n’est-ce pas,Alexandre ? C’est ce que je leur dis toujours, lorsque je vaisà Plassans… Je suis bien placé ici pour veiller sur elle. On nepeut pas être mieux placé. »

Il laissa échapper son ricanement de satisfaction.

« Vois-tu, ma fille, la tête n’est pas plus solide chez lesRougon que chez les Macquart. Quand je m’assois à cette place, enface de cette grande coquine de maison, je me dis souvent que toutela clique y viendra peut-être un jour, puisque la maman y est… Dieumerci ! je n’ai pas peur pour moi, j’ai la caboche à sa place.Mais j’en connais qui ont un joli coup de marteau… Eh bien !je serai là pour les recevoir, je les verrai de mon trou, je lesrecommanderai à Alexandre, bien qu’on n’ait pas toujours été gentilpour moi dans la famille. »

Et il ajouta avec son effrayant sourire de loup rangé :« C’est une fameuse chance pour vous tous que je sois auxTulettes. »

Marthe fut prise d’un tremblement. Bien qu’elle connût le goûtde l’oncle pour les plaisanteries féroces et la joie qu’il goûtaità torturer les gens auxquels il portait des lapins, il lui semblaqu’il disait vrai, que toute la famille viendrait se loger là, dansces files grises de cabanons. Elle ne voulut pas rester une minutede plus, malgré les instances de Macquart, qui parlait de déboucherune autre bouteille.

« Eh bien ! et le poulet ? » cria-t-il, aumoment où elle montait en voiture.

Il courut le chercher, il le lui mit sur les genoux.

« C’est pour Mouret, entends-tu ? répétait-il avec uneintention méchante ; pour Mouret, pas pour un autre, n’est-cepas ? D’ailleurs, quand j’irai vous voir, je lui demanderaicomment il l’a trouvé. »

Il clignait les yeux, en regardant Olympe. Le cocher allaitfouetter, lorsqu’il se cramponna de nouveau à la voiture,continuant :

« Va chez ton père, parle-lui du champ de blé… Tiens, c’estle champ qui est là devant nous… Rougon a tort. Nous sommes de tropvieux compères pour nous fâcher. Ça serait tant pis pour lui, il lesait bien… Fais-lui comprendre qu’il a tort. »

La calèche partit. Olympe, en se tournant, vit Macquart sous sesmûriers, ricanant avec Alexandre, débouchant cette secondebouteille dont il avait parlé. Marthe recommanda expressément aucocher de ne plus passer aux Tulettes. D’ailleurs, elle sefatiguait de ces promenades ; elle les fit de plus en plusrares, les abandonna tout à fait, lorsqu’elle comprit que jamaisl’abbé Faujas ne consentirait à l’accompagner.

Toute une nouvelle femme grandissait en Marthe. Elle étaitaffinée par la vie nerveuse qu’elle menait. Son épaisseurbourgeoise, cette paix lourde acquise par quinze années desomnolence derrière un comptoir, semblait se fondre dans la flammede sa dévotion. Elle s’habillait mieux, causait chez les Rougon, lejeudi.

« Mme Mouret redevient jeune fille, disaitMme de Condamin, émerveillée.

– Oui, murmurait le docteur Porquier en hochant la tête,elle descend la vie à reculons. »

Marthe, plus mince, les joues rosées, les yeux superbes, ardentset noirs, eut alors pendant quelques mois une beauté singulière. Laface rayonnait ; une dépense extraordinaire de vie sortait detout son être, l’enveloppait d’une vibration chaude. Il semblaitque sa jeunesse oubliée brûlât en elle, à quarante ans, avec unesplendeur d’incendie. Maintenant, lâchée dans la prière, emportéepar un besoin de toutes les heures, elle désobéissait à l’abbéFaujas. Elle usait ses genoux sur les dalles de Saint-Saturnin,vivait dans les cantiques, dans les adorations, se soulageait enface des ostensoirs rayonnants, des chapelles flambantes, desautels et des prêtres luisants avec des lueurs d’astres sur le fondnoir de la nef. Il y avait, chez elle, une sorte d’appétit physiquede ces gloires, un appétit qui la torturait, qui lui creusait lapoitrine, lui vidait le crâne, lorsqu’elle ne le contentait pas.Elle souffrait trop, elle se mourait, et il lui fallait venirprendre la nourriture de sa passion, se blottir dans leschuchotements des confessionnaux, se courber sous le frissonpuissant des orgues, s’évanouir dans le spasme de la communion.Alors, elle ne sentait plus rien, son corps ne lui faisait plusmal. Elle était ravie à la terre, agonisant sans souffrance,devenant une pure flamme qui se consumait d’amour.

L’abbé Faujas redoublait de sévérité, la contenait encore en larudoyant. Elle l’étonnait par ce réveil passionné, par cette ardeurà aimer et à mourir. Souvent, il la questionnait de nouveau sur sonenfance. Il alla chez Mme Rougon, resta quelquetemps perplexe, mécontent de lui.

« La propriétaire se plaint de toi, lui disait sa mère.Pourquoi ne la laisses-tu pas aller à l’église quand ça luiplaît ?… Tu as tort de la contrarier ; elle est trèsbonne pour nous.

– Elle se tue », murmurait le prêtre.

Mme Faujas avait alors le haussement d’épaulesqui lui était habituel.

« Ça la regarde. Chacun prend son plaisir où il le trouve.Il vaut mieux se tuer à prier qu’à se donner des indigestions,comme cette coquine d’Olympe… Sois moins sévère pourMme Mouret. Ça finirait par rendre la maisonimpossible. »

Un jour qu’elle lui donnait ces conseils, il dit d’une voixsombre :

« Mère, cette femme sera l’obstacle.

– Elle ! s’écria la vieille paysanne, mais ellet’adore, Ovide !… Tu feras d’elle tout ce que tu voudras,lorsque tu ne la gronderas plus. Les jours de pluie, elle teporterait d’ici à la cathédrale, pour que tu ne te mouilles pas lespieds. »

L’abbé Faujas comprit lui-même la nécessité de ne pas employerla rudesse davantage. Il redoutait un éclat. Peu à peu, il laissaune plus grande liberté à Marthe, lui permettant les retraites, leslongs chapelets, les prières répétées devant chaque station duchemin de la croix ; il lui permit même de venir deux fois parsemaine, à son confessionnal de Saint-Saturnin. Marthe, n’entendantplus cette voix terrible qui l’accusait de sa piété comme d’un vicehonteusement satisfait, pensa que Dieu lui avait fait grâce. Elleentra enfin dans les délices du paradis. Elle eut desattendrissements, des larmes intarissables qu’elle pleurait sansles sentir couler ; crises nerveuses, d’où elle sortaitaffaiblie, évanouie, comme si toute sa vie s’en était allée le longde ses joues. Rose la portait alors sur son lit, où elle restaitpendant des heures avec les lèvres minces, les yeux entrouvertsd’une morte.

Une après-midi, la cuisinière, effrayée de son immobilité, crutqu’elle expirait. Elle ne songea pas à frapper à la porte de lapièce où Mouret était enfermé ; elle monta au second étage,supplia l’abbé Faujas de descendre auprès de sa maîtresse. Quand ilfut là, dans la chambre à coucher, elle courut chercher de l’éther,le laissant seul, en face de cette femme évanouie, jetée en traversdu lit. Lui, se contenta de prendre les mains de Marthe entre lessiennes. Alors, elle s’agita, répétant des mots sans suite. Puis,lorsqu’elle le reconnut, debout au seuil de l’alcôve, un flot desang lui monta à la face, elle ramena sa tête sur l’oreiller, fitun geste comme pour tirer les couvertures à elle.

« Allez-vous mieux, ma chère enfant ? luidemanda-t-il. Vous me donnez bien de l’inquiétude. »

La gorge serrée, ne pouvant répondre, elle éclata en sanglots,elle laissa rouler sa tête entre les bras du prêtre.

« Je ne souffre pas, je suis trop heureuse, murmura-t-elled’une voix faible comme un souffle. Laissez-moi pleurer, les larmessont ma joie. Ah ! que vous êtes bon d’être venu ! Il y alongtemps que je vous attendais, que je vous appelais. »

Sa voix faiblissait de plus en plus, n’était plus qu’un murmurede prière ardente.

« Qui me donnera des ailes pour voler vers vous ? Monâme, éloignée de vous, impatiente d’être remplie de vous, languitsans vous, vous souhaite avec ardeur, et soupire après vous, ô monDieu, ô mon unique bien, ma consolation, ma douceur, mon trésor,mon bonheur et ma vie, mon Dieu et mon tout… »

Elle souriait, en balbutiant ce lambeau de l’acte de désir. Ellejoignait les mains, semblait voir la tête grave de l’abbé Faujasdans une auréole. Celui-ci avait toujours réussi à arrêter un aveusur les lèvres de Marthe ; il eut peur un instant, dégageavivement ses bras. Et, se tenant debout :

« Soyez raisonnable, je le veux, dit-il avec autorité. Dieurefusera vos hommages, si vous ne les lui adressez pas dans lecalme de votre raison… Il s’agit de vous soigner en cemoment. »

Rose revenait, désespérée de n’avoir pas trouvé de l’éther. Ill’installa auprès du lit, répétant à Marthe d’une voixdouce :

« Ne vous tourmentez pas. Dieu sera touché de votre amour.Quand l’heure viendra, il descendra en vous, il vous emplira d’uneéternelle félicité. »

Quand il quitta la chambre, il laissa Marthe rayonnante, commeressuscitée. À partir de ce jour, il la mania ainsi qu’une ciremolle. Elle lui devint très utile, dans certaines missionsdélicates auprès de Mme de Condamin ;elle fréquenta aussi assidûment Mme Rastoil, sur unsimple désir qu’il exprima. Elle était d’une obéissance absolue, necherchant pas à comprendre, répétant ce qu’il la priait de répéter.Il ne prenait même plus aucune précaution avec elle, lui faisaitcrûment sa leçon, se servait d’elle comme d’une pure machine. Elleaurait mendié dans les rues, s’il lui en avait donné l’ordre. Etquand elle devenait inquiète, qu’elle tendait les mains vers lui,le cœur crevé, les lèvres gonflées de passion, il la jetait à terred’un mot, il l’écrasait sous la volonté du ciel. Jamais elle n’osaparler. Il y avait entre elle et cet homme un mur de colère et dedégoût. Quand il sortait des courtes luttes qu’il avait à souteniravec elle, il haussait les épaules, plein du mépris d’un lutteurarrêté par un enfant. Il se lavait, il se brossait, comme s’il eûttouché malgré lui à une bête impure.

« Pourquoi ne te sers-tu pas de la douzaine de mouchoirsque Mme Mouret t’a donnée ? lui demandait samère. La pauvre femme serait si heureuse de les voir dans tesmains. Elle a passé un mois à les broder à ton chiffre. »

Il avait un geste rude, il répondait :

« Non, usez-les, mère. Ce sont des mouchoirs de femme. Ilsont une odeur qui m’est insupportable. »

Si Marthe pliait devant le prêtre, si elle n’était plus que sachose, elle s’aigrissait chaque jour davantage, devenaitquerelleuse dans les mille petits soucis de la vie. Rose disaitqu’elle ne l’avait jamais vue « si chipotière ». Mais sahaine grandissait surtout contre son mari. Le vieux levain derancune des Rougon s’éveillait en face de ce fils d’une Macquart,de cet homme qu’elle accusait d’être le tourment de sa vie. En bas,dans la salle à manger, lorsque Mme Faujas ouOlympe venait lui tenir compagnie, elle ne se gênait plus, elleaccablait Mouret.

« Quand on pense qu’il m’a tenue vingt ans, comme unemployé, la plume à l’oreille, entre une jarre d’huile et un sacd’amandes ! Jamais un plaisir, jamais un cadeau… Il m’a enlevémes enfants. Il est capable de se sauver, un de ces matins, pourfaire croire que je lui rends la vie impossible. Heureusement quevous êtes là. Vous diriez partout la vérité. »

Elle se jetait ainsi sur Mouret sans provocation aucune. Tout cequ’il faisait, ses regards, ses gestes, les rares paroles qu’ilprononçait la mettaient hors d’elle-même. Elle ne pouvait même plusl’apercevoir, sans être comme soulevée par une fureur inconsciente.Les querelles éclataient surtout à la fin des repas, lorsqueMouret, sans attendre le dessert, pliait sa serviette et se levaitsilencieusement.

« Vous pourriez bien quitter la table en même temps quetout le monde, lui disait-elle aigrement ; ce n’est guèrepoli, ce que vous faites là !

– J’ai fini, je m’en vais », répondait-il de sa voixlente.

Mais elle voyait dans cette retraite de chaque jour une tactiqueimaginée par son mari pour blesser l’abbé Faujas. Alors, elleperdait toute mesure :

« Vous êtes un mal élevé, vous me faites honte,tenez !… Ah ! je serais heureuse avec vous, si je n’avaispas rencontré des amis qui veulent bien me consoler de vosbrutalités. Vous ne savez pas même vous tenir à table ; vousm’empêchez de faire un seul repas paisible… Restez,entendez-vous ! Si vous ne mangez pas, vous nousregarderez. »

Il achevait de plier sa serviette en toute tranquillité, commes’il n’avait pas entendu ; puis, à petits pas, il s’en allait.On l’entendait monter l’escalier et s’enfermer à double tour.Alors, elle étouffait, balbutiait :

« Oh ! le monstre… Il me tue, il metue ! »

Il fallait que Mme Faujas la consolât. Rosecourait au bas de l’escalier, criant de toutes ses forces, pour queMouret entendit à travers la porte :

« Vous êtes un monstre, monsieur ; madame a bienraison de dire que vous êtes un monstre ! »

Certaines querelles furent particulièrement violentes. Marthe,dont la raison chancelait, s’imagina que son mari voulait labattre : ce fut une idée fixe. Elle prétendait qu’il laguettait, qu’il attendait une occasion. Il n’osait pas,disait-elle, parce qu’il ne la trouvait jamais seule ; lanuit, il avait peur qu’elle ne criât, qu’elle n’appelât à sonsecours. Rose jura qu’elle avait vu monsieur cacher un gros bâtondans son bureau. Mme Faujas et Olympe ne firentaucune difficulté de croire ces histoires ; elles plaignaientbeaucoup leur propriétaire, elles se la disputaient, seconstituaient ses gardiennes. « Ce sauvage », comme ellesnommaient à présent Mouret, ne la brutaliserait peut-être pas enleur présence. Le soir, elles lui recommandaient bien de les venirchercher s’il bougeait. La maison ne vécut plus que dans lesalarmes.

« Il est capable d’un mauvais coup », affirmait lacuisinière.

Cette année-là, Marthe suivit les cérémonies religieuses de lasemaine sainte avec une grande ferveur. Le vendredi, dans l’églisenoire, elle agonisa, pendant que les cierges, un à un,s’éteignaient sous la tempête lamentable des voix qui roulait aufond des ténèbres de la nef. Il lui semblait que son souffle s’enallait avec ces lueurs. Quand le dernier cierge expira, que le murd’ombre, en face d’elle, fut implacable et fermé, elle s’évanouit,les flancs serrés, la poitrine vide. Elle resta une heure pliée sursa chaise, dans l’attitude de la prière, sans que les femmesagenouillées autour d’elle s’aperçussent de cette crise. L’égliseétait déserte, lorsqu’elle revint à elle. Elle rêvait qu’on labattait de verges, que le sang coulait de ses membres ; elleéprouvait à la tête de si intolérables douleurs qu’elle y portaitles mains, comme pour arracher les épines dont elle sentait lespointes dans son crâne. Le soir, au dîner, elle fut singulière.L’ébranlement nerveux persistait ; elle revoyait, en fermantles yeux, les âmes mourantes des cierges s’envolant dans lenoir ; elle examinait machinalement ses mains, cherchant lestrous par lesquels son sang avait coulé. Toute la Passion saignaiten elle.

Mme Faujas, la voyant souffrante, voulut qu’ellese couchât de bonne heure. Elle l’accompagna, la mit au lit.Mouret, qui avait une clef de la chambre à coucher, s’était déjàretiré dans son bureau, où il passait les soirées. Quand Marthe,les couvertures au menton, dit qu’elle avait chaud, qu’elle setrouvait mieux, Mme Faujas parla de souffler labougie, pour qu’elle dormit tranquillement ; mais la malade sesouleva effarée, suppliante :

« Non, n’éteignez pas la lumière ; mettez-la sur lacommode, que je puisse la voir… Je mourrais dans cesténèbres. »

Et, les yeux agrandis, comme frissonnant au souvenir de quelquedrame affreux :

« C’est horrible, horrible ! » murmura-t-elleplus bas avec une pitié épouvantée.

Elle retomba sur l’oreiller, elle parut s’assoupir, etMme Faujas quitta la chambre doucement. Ce soir-là,toute la maison fut couchée à dix heures. Rose, en montant,remarqua que Mouret était encore dans son bureau. Elle regarda parla serrure, elle le vit endormi sur la table, à côté d’unechandelle de la cuisine dont la mèche lugubre charbonnait.

« Ma foi, tant pis ! je ne le réveille pas, dit-elleen continuant à monter. Qu’il prenne un torticolis, si ça lui faitplaisir. »

Vers minuit, la maison dormait profondément, lorsque des cris sefirent entendre au premier étage. Ce furent d’abord des plaintessourdes, qui devinrent bientôt de véritables hurlements, des appelsétranglés et rauques de victime qu’on égorge. L’abbé Faujas,éveillé en sursaut, appela sa mère. Celle-ci prit à peine le tempsde passer un jupon. Elle alla frapper à la porte de Rose,disant :

« Descendez vite, je crois qu’on assassine madameMouret. »

Cependant, les cris redoublaient. La maison fut bientôt debout.Olympe se montra, les épaules couvertes d’un simple fichu, suiviede Trouche, qui rentrait à peine, légèrement gris. Rose descendit,suivie des autres locataires.

« Ouvrez, ouvrez, madame ! » cria-t-elle, la têteperdue, tapant du poing contre la porte.

De grands soupirs répondirent seuls ; puis, un corps tomba,une lutte atroce parut s’engager sur le parquet, au milieu desmeubles renversés. Des coups sourds ébranlaient les murs ; unrâle passait sous la porte, si terrible que les Faujas et lesTrouche se regardèrent en pâlissant.

« C’est son mari qui l’assomme, murmura Olympe.

– Vous avez raison, c’est ce sauvage ! dit lacuisinière. Je l’ai vu, en montant, qui faisait semblant de dormir.Il préparait son coup. »

Et heurtant de nouveau la porte des deux poings, à la briser,elle reprit :

« Ouvrez, monsieur. Nous allons faire venir la garde, sivous n’ouvrez pas… Oh ! le gueux, il finira surl’échafaud ! »

Alors, les hurlements recommencèrent. Trouche prétendait que legaillard devait saigner la pauvre dame comme un poulet.

« On ne peut pourtant pas se contenter de frapper, ditl’abbé Faujas en s’avançant. Attendez. »

Il mit une de ses fortes épaules contre la porte, qu’il enfonça,d’un effort lent et continu. Les femmes se précipitèrent dans lachambre, où le plus étrange des spectacles s’offrit à leursyeux.

Au milieu de la pièce, sur le carreau, Marthe gisait, haletante,la chemise déchirée, la peau saignante d’écorchures, bleuie decoups. Ses cheveux dénoués s’étaient enroulés au pied d’unechaise ; ses mains avaient dû se cramponner à la commode avecune telle force, que le meuble se trouvait en travers de la porte.Dans un coin, Mouret debout, tenant le bougeoir, la regardait setordre à terre, d’un air hébété.

Il fallut que l’abbé Faujas repoussât la commode.

« Vous êtes un monstre ! s’écria Rose en allantmontrer le poing à Mouret. Mettre une femme dans un étatpareil !… Il l’aurait achevée, si nous n’étions pas arrivés àtemps. »

Mme Faujas et Olympe s’empressaient autour deMarthe.

« Pauvre amie ! murmurait la première. Elle avait unpressentiment ce soir, elle était tout effrayée.

– Où avez-vous mal ? demandait l’autre. Vous n’avezrien de cassé, n’est-ce pas ?… Voilà une épaule toutenoire ; le genou a une grande écorchure… Calmez-vous. Noussommes avec vous, nous vous défendrons. »

Marthe ne geignait plus que comme un enfant. Tandis que les deuxfemmes l’examinaient, oubliant qu’il y avait là des hommes, Troucheallongeait la tête en jetant des regards sournois à l’abbé, qui,sans affectation, achevait de ranger les meubles. Rose vint aider àla recoucher. Quand elle fut dans le lit, les cheveux noués, ilsrestèrent tous là un instant, étudiant curieusement la chambre,attendant des détails. Mouret était demeuré debout dans le mêmecoin, sans lâcher le bougeoir, comme pétrifié par ce qu’il avaitvu.

« Je vous assure, balbutia-t-il, je ne lui ai pas fait demal, je ne l’ai pas touchée du bout du doigt.

– Eh ! il y a un mois que vous guettez une occasion,cria Rose exaspérée ; nous le savons bien, nous vous avonsassez surveillé. La chère femme s’attendait à vos mauvaistraitements. Tenez, ne mentez pas ; cela me met hors demoi ! »

Les deux autres femmes, si elles ne se croyaient pas autoriséesà lui parler de la sorte, lui jetaient des regards menaçants.

« Je vous assure, répéta Mouret d’une voix douce, je nel’ai pas battue. Je venais me coucher, j’avais mis mon foulard.C’est lorsque j’ai touché à la bougie, qui était sur la commode,qu’elle s’est éveillée en sursaut : elle a étendu les bras enpoussant un cri, elle s’est mise à se taper le front avec lespoings, à se déchirer le corps avec les ongles. »

La cuisinière branla terriblement la tête.

« Pourquoi n’avez-vous pas ouvert ?demanda-t-elle ; nous avons cogné assez fort.

– Je vous assure, ce n’est pas moi, dit-il de nouveau avecplus de douceur encore. Je ne savais pas ce qu’elle avait. Elles’est jetée par terre, elle se mordait, elle faisait des bonds àcrever les meubles. Je n’ai pas osé passer ; j’étais imbécile.Je vous ai crié deux fois d’entrer, mais vous n’avez pas dûm’entendre parce qu’elle criait trop fort. J’ai eu bien peur. Cen’est pas moi, je vous assure.

– Oui, c’est elle qui s’est battue, n’est-cepas ? » reprit Rose en ricanant.

Et elle ajouta, en s’adressant àMme Faujas :

« Il aura jeté son bâton par la fenêtre, lorsqu’il nousaura entendu arriver. »

Mouret, reposant enfin le bougeoir sur la commode, s’étaitassis, les mains aux genoux. Il ne se défendait plus ; ilregardait stupidement ces femmes, à moitié vêtues, agitant leursbras maigres devant le lit. Trouche avait échangé un coup d’œilavec l’abbé Faujas. Le pauvre homme leur paraissait peu féroce, enbras de chemise, un foulard jaune noué sur son crâne chauve. Ils serapprochèrent, examinèrent Marthe, qui, la face convulsée, semblaitsortir d’un rêve.

« Qu’y a-t-il, Rose ? demanda-t-elle. Pourquoi tout cemonde est-il là ? Je suis brisée. Je t’en prie, dis qu’on melaisse tranquille. »

Rose hésita un moment.

« Votre mari est dans la chambre, madame, murmura-t-elle.Vous ne craignez pas de rester seule avec lui ? »

Marthe la regarda, étonnée.

« Non, non, répondit-elle. Allez-vous-en, j’ai biensommeil. »

Alors, les cinq personnes quittèrent la chambre, laissant Mouretassis, les yeux perdus, fixés sur l’alcôve.

« Il ne pourra pas refermer la porte, dit la cuisinière enremontant. Au premier cri, je dégringole, je lui tombe sur lacarcasse. Je vais me coucher habillée… Avez-vous entendu, la chèrefemme, comme elle mentait, pour qu’on ne fît pas un mauvais parti àce sauvage ? Elle se laisserait tuer sans l’accuser. Quellemine d’hypocrite il avait, hein ? »

Les trois femmes causèrent un instant, sur le palier du secondétage, tenant leurs bougeoirs, montrant les sécheresses de leurs ossous les fichus mal attachés ; elles conclurent qu’il n’yavait pas de supplice assez fort pour un tel homme. Trouche, quiétait monté le dernier, murmura en ricanant, derrière la soutane del’abbé Faujas :

« Elle est encore grassouillette, la propriétaire ;seulement ça ne doit pas être toujours agréable, une femme quigigote comme un ver sur le carreau. »

Ils se séparèrent. La maison rentra dans son grand silence, lanuit s’acheva paisiblement. Le lendemain, lorsque les trois femmesvoulurent revenir sur l’épouvantable scène, elles trouvèrent Marthesurprise, comme honteuse et embarrassée ; elle ne répondaitpas, coupait court à la conversation. Elle attendit que personne nefût là pour faire venir un ouvrier qui répara la porte.Mme Faujas et Olympe en conclurent queMme Mouret voulait éviter le scandale en ne parlantpas.

Le surlendemain, le jour de Pâques, Marthe goûta, àSaint-Saturnin, tout un réveil ardent, dans les joies triomphantesde la résurrection. Les ténèbres du vendredi étaient balayées parune aurore ; l’église s’enfonçait, blanche, embaumée,illuminée, comme pour des noces divines ; les voix des enfantsde chœur avaient des sons filés de flûte ; et elle, au milieude ce cantique d’allégresse, se sentait soulevée par une jouissanceplus terrible encore que ses angoisses du crucifiement. Ellerentra, les yeux brûlants, la voix sèche ; elle fit traîner lasoirée, causant avec une gaieté qui ne lui était pas ordinaire.Lorsqu’elle monta se coucher, Mouret était déjà au lit. Et, versminuit, des cris terrifiants réveillèrent de nouveau la maison.

La scène de l’avant-veille se renouvela ; seulement, aupremier coup de poing donné dans la porte, Mouret vint ouvrir, enchemise, le visage bouleversé. Marthe, toute vêtue, pleurait à grossanglots, allongée sur le ventre, se cognant la tête contre le pieddu lit. Le corsage de sa robe semblait arraché ; deuxmeurtrissures se voyaient sur son cou mis à nu.

« Il aura voulu l’étrangler cette fois », murmuraRose.

Les femmes la déshabillèrent. Mouret, après avoir ouvert laporte, s’était remis au lit, frissonnant, pâle comme un linge. Ilne se défendit pas, ne parut même pas entendre les mauvaisesparoles, disparaissant, s’enfonçant dans la ruelle.

Dès lors, de semblables scènes eurent lieu à des intervallesirréguliers. La maison ne vivait plus que dans la peur de quelquecrime ; au moindre bruit, les locataires du second étaient surpied. Marthe évitait toujours les allusions ; elle ne voulaitabsolument pas que Rose dressât un lit de sangle pour Mouret dansle bureau. Lorsque le jour se levait, il semblait qu’il emportâtjusqu’au souvenir du drame de la nuit.

Cependant, peu à peu, dans le quartier, le bruit se répandaitqu’il se passait d’étranges choses chez les Mouret. On racontaitque le mari assommait la femme, toutes les nuits, à coups detrique. Rose avait fait jurer à Mme Faujas et àOlympe de ne rien dire, puisque sa maîtresse paraissait vouloir setaire ; mais elle-même, par ses apitoiements, par sesallusions et ses restrictions, avait contribué à former chez lesfournisseurs la légende qui circulait. Le boucher, un farceur,prétendait que Mouret tapait sur sa femme parce qu’il l’avaittrouvée avec le curé ; mais la fruitière défendait « lapauvre dame », un véritable agneau, incapable de maltourner ; tandis que la boulangère voyait dans le mari« un de ces hommes qui brutalisent leur femme pour leplaisir ». Au marché, on ne nommait plus Marthe que les yeuxau ciel, avec ces cajoleries de paroles qu’on a pour les enfantsmalades. Lorsque Olympe allait acheter une livre de cerises ou unpot de fraises, la conversation tombait inévitablement sur lesMouret. C’était pendant un quart d’heure un flot de parolesattendries.

« Eh bien ! et chez vous ?

– Ne m’en parlez pas. Elle pleure toutes les larmes de soncorps… Ça fait pitié. On voudrait la savoir morte.

– Elle m’a acheté des artichauts, l’autre jour ; elleavait la joue déchirée.

– Pardi ! il la massacre… Et si vous voyiez son corpscomme je l’ai vu !… Ce n’est plus qu’une plaie… Il lui donnedes coups de talon, lorsqu’elle est par terre. J’ai toujours peurde lui trouver la tête écrasée, la nuit, quand nous descendons.

– Ça ne doit pas être amusant pour vous, de demeurer danscette maison-là. Moi, je déménagerais ; je tomberais malade, àassister toutes les nuits à de pareilles horreurs.

– Et cette malheureuse, qu’est-ce qu’elledeviendrait ? Elle est si distinguée, si douce ! Nousrestons pour elle… C’est cinq sous, n’est-ce pas, la livre decerises ?

– Oui, cinq sous… N’importe, vous avez de la constance,vous êtes une bonne âme. »

Cette histoire d’un mari qui attendait minuit pour tomber sur safemme avec un bâton était surtout destinée à passionner lescommères du marché. Des détails effrayants grossissaient l’histoirede jour en jour. Une dévote affirmait que Mouret était possédé,qu’il prenait sa femme au cou avec les dents, si rudement quel’abbé Faujas devait faire du pouce gauche trois croix en l’airpour l’obliger à lâcher prise. Alors, ajouta-t-elle, Mouret tombaitcomme une masse sur le carreau, et un gros rat noir sautait de sabouche et disparaissait, sans que jamais on pût découvrir lemoindre trou dans le plancher. Le tripier du coin de la rueTaravelle terrifia le quartier en émettant l’opinion que « cebrigand avait peut-être été mordu par un chien enragé ».

Mais l’histoire trouvait des incrédules parmi les personnescomme il faut de Plassans. Lorsqu’elle parvint sur le coursSauvaire, elle amusa beaucoup les petits rentiers, alignés en filesur les bancs, au tiède soleil de mai.

« Mouret est incapable de battre sa femme, disaient lesmarchands d’amandes retirés ; il a l’air d’avoir reçu lefouet, il ne fait même plus son tour de promenade… C’est sa femmequi doit le mettre au pain sec.

– On ne peut pas savoir, reprenait un capitaine enretraite. J’ai connu un officier de mon régiment que sa femmesouffletait pour un oui, pour un non. Cela durait depuis dix ans.Un jour, elle s’avisa de lui donner des coups de pied ; ildevint furieux et faillit l’étrangler… Peut-être que Mouret n’aimepas non plus les coups de pied.

– Il aime encore moins les curés, sans doute »,concluait une voix en ricanant.

Mme Rougon parut ignorer quelque temps lescandale qui occupait la ville. Elle restait souriante, évitait decomprendre les allusions qu’on faisait devant elle. Mais un jour,après une longue visite que lui avait rendue M. Delangre, ellearriva chez sa fille, l’air effaré, les larmes aux yeux.

« Ah ! ma bonne chérie, dit-elle en prenant Martheentre ses bras, que vient-on de m’apprendre ? Ton maris’oublierait jusqu’à lever la main sur toi !… Ce sont desmensonges, n’est-ce pas ?… J’ai donné le démenti le plusformel. Je connais Mouret. Il est mal élevé, mais il n’est pasméchant. »

Marthe rougit ; elle eut cet embarras, cette honte qu’elleéprouvait, chaque fois qu’on abordait ce sujet en sa présence.

« Allez, madame ne se plaindra pas ! s’écria Rose avecsa hardiesse ordinaire. Il y a longtemps que je serais allée vousavertir, si je n’avais pas eu peur d’être grondée parmadame. »

La vieille dame laissa tomber ses mains, d’un air d’immense etdouloureuse surprise.

« C’est donc vrai, murmura-t-elle, il te bat ?…Oh ! le malheureux ! »

Elle se mit à pleurer.

« Être arrivée à mon âge pour voir des chosespareilles !… Un homme que nous avons comblé de bienfaits, à lamort de son père, lorsqu’il n’était que petit employé cheznous !… C’est Rougon qui a voulu votre mariage. Je lui disaisbien que Mouret avait l’œil faux. D’ailleurs, jamais il ne s’estbien conduit à notre égard ; il n’est venu se retirer àPlassans que pour nous narguer avec les quatre sous qu’il avaitamassés. Dieu merci ! nous n’avions pas besoin de lui, nousétions plus riches que lui, et c’est bien ce qui l’a fâché. Il al’esprit petit ; il est tellement jaloux, qu’il s’est toujoursrefusé comme un malotru à mettre les pieds dans mon salon ; ily serait crevé d’envie… Mais je ne te laisserai pas avec un telmonstre, ma fille. Il y a des lois, heureusement.

– Calmez-vous ; on exagère beaucoup, je vous assure,murmura Marthe de plus en plus gênée.

– Vous allez voir qu’elle va le défendre ! » ditla cuisinière.

À ce moment, l’abbé Faujas et Trouche, qui étaient en grandeconférence au fond du jardin, s’avancèrent, attirés par lebruit.

« Monsieur le curé, je suis une bien malheureuse mère,reprit Mme Rougon en se lamentant plus haut ;je n’ai plus qu’une fille auprès de moi, et j’apprends qu’elle n’apas assez de ses yeux pour pleurer… Je vous en supplie, vous quivivez auprès d’elle, consolez-la, protégez-la. »

L’abbé la regardait, comme pour pénétrer le mot de cette douleursubite.

« Je viens de voir une personne que je ne veux pas nommer,continua-t-elle, fixant à son tour ses regards sur le prêtre. Cettepersonne m’a effrayée… Dieu sait si je cherche à accabler mongendre ! Mais j’ai le devoir, n’est-ce pas, de défendre lesintérêts de ma fille ?… Eh bien ! mon gendre est unmalheureux ; il maltraite sa femme, il scandalise la ville, ilse met de toutes les sales affaires. Vous verrez qu’il secompromettra encore dans la politique, lorsque les élections vontvenir. La dernière fois, c’était lui qui conduisait la crapule desfaubourgs… J’en mourrai, monsieur le curé.

– Monsieur Mouret ne permettrait pas qu’on lui fît desobservations, hasarda l’abbé.

– Pourtant je ne puis abandonner ma fille à un telhomme ! s’écria Mme Rougon. Je ne nouslaisserai pas déshonorer… La justice n’est pas faite pour leschiens. »

Trouche se dandinait. Il profita d’un silence.

« Monsieur Mouret est fou », déclara-t-ilbrusquement.

Le mot tomba comme un coup de massue, tout le monde seregarda.

« Je veux dire qu’il n’a pas la tête solide, continuaTrouche. Vous n’avez qu’à étudier ses yeux… Moi, je vous avoue queje ne suis pas tranquille. Il y avait un homme à Besançon quiadorait sa fille et qui l’a assassinée une nuit, sans savoir cequ’il faisait.

– Il y a beau temps que monsieur est fêlé, murmuraRose.

– Mais c’est épouvantable ! ditMme Rougon. Vous avez raison, il m’a eu l’air toutextraordinaire, la dernière fois que je l’ai vu. Il n’a jamais eul’intelligence bien nette… Ah ! ma pauvre chérie, promets-moide tout me confier. Je ne vais plus dormir en paix maintenant.Entends-tu, à la première extravagance de ton mari, n’hésite pas,ne t’expose pas davantage… Les fous, on lesenferme ! »

Elle partit sur ce mot. Quand Trouche fut seul avec l’abbéFaujas, il ricana de son mauvais rire, qui montrait ses dentsnoires.

« C’est la propriétaire qui me devra un beau cierge !murmura-t-il. Elle pourra gigoter tant qu’elle voudra, lanuit. »

Le prêtre, le visage terreux, les yeux à terre, ne répondit pas.Puis, il haussa les épaules, il alla lire son bréviaire, sous latonnelle, au fond du jardin.

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