La Conquête de Plassans

Chapitre 20

 

L’abbé Faujas posa la main sur l’épaule de Marthe.

« Que faites-vous là ? demanda-t-il. Pourquoin’êtes-vous pas allée vous coucher ?… Je vous avais défendu dem’attendre. »

Elle s’éveilla comme en sursaut. Elle balbutia :

« Je croyais que vous rentreriez de meilleure heure. Je mesuis endormie… Rose a dû faire du thé. »

Mais le prêtre, appelant la cuisinière, la gronda de ne pasavoir forcé sa maîtresse à se coucher. Il lui parlait sur un ton decommandement, ne souffrant pas de réplique.

« Rose, donnez le thé à monsieur le curé, dit Marthe.

– Eh ! je n’ai pas besoin de thé ! s’écria-t-ilen se fâchant. Couchez-vous tout de suite. C’est ridicule. Je nesuis plus mon maître… Rose, éclairez-moi. »

La cuisinière l’accompagna jusqu’au pied de l’escalier.

« Monsieur le curé sait bien qu’il n’y a pas de ma faute,disait-elle. Madame est bien drôle. Toute malade qu’elle est, ellene peut pas rester une heure dans sa chambre. Il faut qu’elleaille, qu’elle vienne, qu’elle s’essouffle, qu’elle tourne pour leplaisir de tourner, sans rien faire… Allez, j’en souffre lapremière ; elle est toujours dans mes jambes, à me gêner…Puis, lorsqu’elle tombe sur une chaise, c’est pour longtemps. Ellereste là, à regarder devant elle, d’un air effrayé, comme si ellevoyait des choses abominables… Je lui ai dit plus de dix fois, cesoir, qu’elle vous fâcherait en ne montant pas. Elle n’a passeulement fait mine d’entendre. »

Le prêtre prit la rampe, sans répondre. En haut, devant lachambre des Trouche, il allongea le bras, comme pour heurter laporte du poing. Mais les chants avaient cessé ; il comprit, aubruit des chaises, que les convives se retiraient ; il se hâtade rentrer chez lui. Trouche, en effet, descendit presque aussitôtavec deux camarades ramassés sous les tables de quelque caféborgne ; il criait dans l’escalier qu’il savait vivre et qu’ilallait les reconduire. Olympe se pencha sur la rampe.

« Vous pouvez mettre les verrous, dit-elle à Rose. Il nerentrera encore que demain matin. »

Rose, à laquelle elle n’avait pu cacher l’inconduite de sonmari, la plaignait beaucoup. Elle poussa les verrous,grommelant :

« Mariez-vous donc ! Les hommes vous battent ou vontcourir la gueuse… Ah bien ! j’aime encore mieux être comme jesuis. »

Quand elle revint, elle trouva de nouveau sa maîtresse assise,retombée dans une sorte de stupeur douloureuse, les regards sur lalampe. Elle la bouscula, la fit monter se mettre au lit. Martheétait devenue très peureuse. La nuit, disait-elle, elle voyait degrandes clartés sur les murs de sa chambre, elle entendait descoups violents à son chevet. Rose, maintenant, couchait à côtéd’elle, dans un cabinet, d’où elle accourait la rassurer, aumoindre gémissement. Cette nuit-là, elle se déshabillait encore,lorsqu’elle l’entendit râler ; elle la trouva au milieu descouvertures arrachées, les yeux agrandis par une horreur muette,les poings sur la bouche, pour ne pas crier. Elle dut lui parlerainsi qu’à un enfant, écartant les rideaux, regardant sous lesmeubles, lui jurant qu’elle s’était trompée, que personne n’étaitlà. Ces peurs se terminaient par des crises de catalepsie, qui latenaient comme morte, la tête sur les oreillers, les paupièreslevées.

« C’est monsieur qui la tourmente », murmura lacuisinière, en se mettant enfin au lit.

Le lendemain était un des jours de visite du docteur Porquier.Il venait voir Mme Mouret deux fois par semaine,régulièrement. Il lui tapota dans les mains, lui répéta avec sonoptimisme aimable :

« Allons, chère dame, ce ne sera rien… Vous tousseztoujours un peu, n’est-ce pas ? Un simple rhume négligé quenous guérirons avec des sirops. »

Alors, elle se plaignit de douleurs intolérables dans le dos etdans la poitrine, sans le quitter du regard, cherchant sur sonvisage, sur toute sa personne, les choses qu’il ne disait pas.

« J’ai peur de devenir folle ! » laissa-t-elleéchapper dans un sanglot.

Il la rassura en souriant. La vue du docteur lui causaittoujours une vive anxiété ; elle avait une épouvante de cethomme si poli et si doux. Souvent, elle défendait à Rose de lelaisser entrer, disant qu’elle n’était pas malade, qu’elle n’avaitpas besoin de voir constamment un médecin chez elle. Rose haussaitles épaules, introduisait le docteur quand même. D’ailleurs, ilfinissait par ne plus lui parler de son mal, il semblait lui fairede simples visites de politesse.

Quand il sortit, il rencontra l’abbé Faujas, qui se rendait àSaint-Saturnin. Le prêtre l’ayant questionné sur l’état deMme Mouret :

« La science est parfois impuissante, répondit-ilgravement ; mais la Providence reste inépuisable en bontés… Lapauvre dame a été bien ébranlée. Je ne la condamne pas absolument.La poitrine n’est encore que faiblement attaquée, et le climat estbon, ici. »

Il entama alors une dissertation sur le traitement des maladiesde poitrine, dans l’arrondissement de Plassans. Il préparait unebrochure sur ce sujet, non pas pour la publier, car il avaitl’adresse de n’être point un savant, mais pour la lire à quelquesamis intimes.

« Et voilà les raisons, dit-il en terminant, qui me fontcroire que la température égale, la flore aromatique, les eauxsalubres de nos coteaux sont d’une excellence absolue pour laguérison des affections de poitrine. »

Le prêtre l’avait écouté de son air dur et silencieux.

« Vous avez tort, répliqua-t-il lentement.Mme Mouret est fort mal à Plassans… Pourquoi nel’envoyez-vous pas passer l’hiver à Nice ?

– À Nice ! » répéta le docteur, inquiet.

Il regarda le prêtre un instant ; puis, de sa voixcomplaisante :

« Elle serait, en effet, très bien à Nice. Dans l’état desurexcitation nerveuse où elle se trouve, un déplacement aurait debons résultats. Il faudra que je lui conseille ce voyage… Vous avezlà une excellente idée, monsieur le curé. »

Il salua, il entra chez Mme de Condamin,dont les moindres migraines lui causaient des soucisextraordinaires. Le lendemain, au dîner, Marthe parla du docteur entermes presque violents. Elle jurait de ne plus le recevoir.

« C’est lui qui me rend malade, dit-elle. N’est-il pas venume conseiller de voyager, cette après-midi ?

– Et je l’approuve fort », déclara l’abbé Faujas, quipliait sa serviette.

Elle le regarda fixement, très pâle, murmurant à voix plusbasse :

« Alors, vous aussi, vous me renvoyez de Plassans ?Mais je mourrais, dans un pays inconnu, loin de mes habitudes, loinde ceux que j’aime ! »

Le prêtre était debout, près de quitter la salle à manger. Ils’approcha, il reprit avec un sourire :

« Vos amis ne désirent que votre santé. Pourquoi vousrévoltez-vous ainsi ?

– Non, je ne veux pas, je ne veux pas,entendez-vous ! » s’écria-t-elle en reculant.

Il y eut une courte lutte. Le sang était monté aux joues del’abbé ; il avait croisé les bras, comme pour résister à latentation de la battre. Elle, adossée au mur, s’était redressée,avec le désespoir de sa faiblesse. Puis, vaincue, elle tendit lesmains, elle balbutia :

« Je vous en supplie, laissez-moi ici… Je vousobéirai. »

Et, comme elle éclatait en sanglots, il s’en alla, en haussantles épaules, de l’air d’un mari qui redoute les crises de larmes.Mme Faujas, qui achevait tranquillement de dîner,avait assisté à cette scène, la bouche pleine. Elle laissa pleurerMarthe tout à son aise.

« Vous n’êtes pas raisonnable, ma chère enfant, dit-elleenfin en reprenant des confitures. Vous finirez par vous fairedétester d’Ovide. Vous ne savez pas le prendre… Pourquoirefusez-vous de voyager, si cela doit vous faire du bien ?Nous garderions votre maison. Vous retrouveriez tout à sa place,allez ! »

Marthe sanglotait toujours, sans paraître entendre.

« Ovide a tant de soucis, continua la vieille dame.Savez-vous qu’il travaille souvent jusqu’à quatre heures du matin…Quand vous toussez la nuit, cela l’affecte beaucoup et lui ôtetoutes ses idées. Il ne peut plus travailler, il souffre plus quevous… Faites-le pour Ovide, ma chère enfant ; allez-vous-en,revenez-nous bien portante. »

Mais, relevant sa face rouge de larmes, mettant dans un critoute son angoisse, Marthe cria :

« Ah ! tenez, le ciel ment ! »

Les jours suivants, il ne fut plus question du voyage à Nice.Mme Mouret s’affolait à la moindre allusion. Ellerefusait de quitter Plassans, avec une énergie si désespérée, quele prêtre lui-même comprit le danger d’insister sur ce projet. Ellecommençait à l’embarrasser terriblement dans son triomphe. Comme ledisait Trouche en ricanant, c’était elle qu’on aurait dû envoyeraux Tulettes la première. Depuis l’enlèvement de Mouret, elles’enfermait dans les pratiques religieuses les plus rigides,évitant de prononcer le nom de son mari, demandant à la prière unengourdissement de tout son être. Mais elle restait inquiète,revenant de Saint-Saturnin, avec un besoin plus âpre d’oubli.

« La propriétaire tourne joliment de l’œil, racontaitchaque soir Olympe à son mari. Aujourd’hui je l’ai accompagnée àl’église ; j’ai dû la ramasser par terre… Tu rirais, si je terépétais tout ce qu’elle vomit contre Ovide ; elle estfurieuse, elle dit qu’il n’a pas de cœur, qu’il l’a trompée en luipromettant un tas de consolations. Et contre le bon Dieu,donc ! Il faut l’entendre ! Il n’y a qu’une dévote poursi mal parler de la religion. On croirait que le bon Dieu lui afait tort d’une grosse somme d’argent… Veux-tu que je tedise ? Je crois que son mari vient lui tirer les pieds, lanuit. »

Trouche s’amusait beaucoup de toutes ces histoires.

« Tant pis pour elle, répondait-il. Si ce farceur de Mouretest là-bas, c’est qu’elle l’a bien voulu. À la place de Faujas, jesais comment j’arrangerais les choses ; je la rendraiscontente et douce comme un mouton. Mais il est bête, Faujas ;il y laissera sa peau, tu verras… Écoute, ma fille, ton frère n’estpas assez gentil avec nous pour qu’on le tire d’embarras. Moi, jerirai le jour où la propriétaire lui fera faire le plongeon. Quediable, quand on est bâti comme ça, on ne met pas une femme dansson jeu !

– Oui, Ovide nous méprise trop », murmuraitOlympe.

Alors Trouche baissait la voix.

« Dis donc, si la propriétaire se jetait dans quelque puitsavec ton bêta de frère, nous resterions les maîtres ; lamaison serait à nous. Il y aurait une jolie pelote à faire… Ceserait un vrai dénouement, celui-là. »

Les Trouche, d’ailleurs, avaient envahi le rez-de-chaussée,depuis le départ de Mouret. Olympe s’était plainte d’abord que lescheminées fumaient, en haut ; puis, elle avait fini parpersuader à Marthe que le salon, abandonné jusque-là, était lapièce la plus saine de la maison. Rose ayant reçu l’ordre d’y faireun grand feu, les deux femmes passèrent là les journées, dans descauseries sans fin, en face des bûches énormes qui flambaient. Undes rêves d’Olympe était de vivre ainsi, bien habillée, allongéesur un canapé, au milieu du luxe d’un bel appartement. Elle décidaMarthe à changer le papier du salon, à acheter des meubles et untapis. Alors, elle fut une dame. Elle descendait en pantoufles eten peignoir, elle parlait en maîtresse de maison.

« Cette pauvre madame Mouret, disait-elle, a tant detracas, qu’elle m’a suppliée de l’aider. Je m’occupe un peu de sesaffaires. Que voulez-vous ? c’est une bonne œuvre. »

Elle avait, en effet, su gagner la confiance de Marthe, qui, parlassitude, se déchargeait sur elle des menus soins de la maison.C’était elle qui tenait les clefs de la cave et des armoires ;en outre, elle payait les fournisseurs. Longtemps elle se consultapour savoir si elle manœuvrerait de façon à s’installer égalementdans la salle à manger. Mais Trouche l’en dissuada : ils neseraient plus libres de manger ni de boire à leur gré ; ilsn’oseraient seulement pas boire leur vin pur ni inviter un ami àvenir prendre le café. Seulement, Olympe promit à son mari de luimonter sa portion des desserts. Elle s’emplissait les poches desucre, elle apportait jusqu’à des bouts de bougie. À cet effet,elle avait cousu de grandes poches de toile, qu’elle attachait soussa jupe et qu’elle mettait un bon quart d’heure à vider chaquesoir.

« Vois-tu, c’est une poire pour la soif, murmurait-elle enentassant les provisions pêle-mêle dans une malle, qu’elle poussaitensuite sous son lit. Si nous venions à nous fâcher avec lapropriétaire, nous trouverions là de quoi aller un bout de temps…Il faudra que je monte des pots de confitures et du petit salé.

– Tu es bien bonne de te cacher, répondait Trouche. À taplace, je me ferais apporter tout ça par Rose, puisque tu es lamaîtresse. »

Lui, s’était donné le jardin. Longtemps il avait jalousé Moureten le voyant tailler ses arbres, sabler ses allées, arroser seslaitues ; il caressait le rêve d’avoir à son tour un coin deterre, où il bêcherait et planterait à son aise. Aussi, lorsqueMouret ne fut plus là, envahit-il le jardin avec des projets debouleversements, de transformations complètes. Il commença parcondamner les légumes. Il se disait d’âme tendre et aimait lesfleurs. Mais le travail de la bêche le fatigua dès le secondjour ; un jardinier fut appelé, qui défonça les carrés sousses ordres, jeta au fumier les salades, prépara le sol à recevoirau printemps des pivoines, des rosiers, des lis, des graines depied-d’alouette et de volubilis, des boutures d’œillets et degéraniums. Puis, une idée lui poussa : il crut comprendre quele deuil, l’air noir des plates-bandes, leur venait de ces grandsbuis sombres qui les bordaient, et il médita longuement d’arracherles buis.

« Tu as bien raison, déclara Olympe consultée ; çaressemble à un cimetière. Moi, j’aimerais pour bordure des branchesde fonte imitant des bois rustiques… Je déciderai la propriétaire.Fais toujours arracher les buis. »

Les buis furent arrachés. Huit jours plus tard, le jardinierposait les bois rustiques. Trouche déplaça encore plusieurs arbresfruitiers qui gênaient la vue, fit repeindre les tonnelles en vertclair, orna le jet d’eau de rocailles. La cascade deM. Rastoil le tentait furieusement ; mais il se contentade choisir la place où il en établirait une semblable, « siles affaires marchaient bien ».

« Ce sont les voisins qui doivent ouvrir des yeux !disait-il le soir à sa femme. Ils voient bien qu’un homme de goûtest là maintenant… Au moins, cet été, quand nous nous mettrons à lafenêtre, ça sentira bon, et nous aurons une jolie vue. »

Marthe laissait faire, approuvait tous les projets qu’on luisoumettait ; d’ailleurs, on finissait par ne plus même laconsulter. Les Trouche n’avaient à lutter que contreMme Faujas, qui continuait à leur disputer lamaison pied à pied. Lorsque Olympe s’était emparée du salon, elleavait dû livrer une bataille en règle à sa mère. Peu s’en étaitfallu que celle-ci ne l’emportât. Ce fut le prêtre qui dérangea lavictoire.

« Ta gueuse de sœur dit pis que pendre de nous à lapropriétaire, se plaignait sans cesse Mme Faujas.Je vois dans son jeu, elle veut nous supplanter, avoir toutl’agrément pour elle… Est-ce qu’elle ne s’établit pas maintenantdans le salon, comme une dame, cette vaurienne ! »

Le prêtre n’écoutait pas, avait des gestes brusquesd’impatience. Un jour, il se fâcha, il cria :

« Je vous en prie, mère, laissez-moi tranquille. Ne meparlez plus d’Olympe ni de Trouche… Qu’ils se fassent pendre, s’ilsveulent !

– Ils prennent la maison, Ovide, ils ont des dents de rat.Quand tu voudras ta part, ils auront tout rongé… Il n’y a que toiqui puisses les faire tenir tranquilles. »

Il regarda sa mère avec son sourire mince.

« Mère, vous m’aimez bien, murmura-t-il ; je vouspardonne… Rassurez-vous, je veux autre chose que la maison ;elle n’est pas à moi, et je ne garde que ce que je gagne. Vousserez glorieuse, lorsque vous verrez ma part… Trouche m’a étéutile. Il faut bien fermer un peu les yeux. »

Mme Faujas dut alors battre en retraite. Elle lefit de très mauvaise grâce, en grondant sous les rires de triomphedont Olympe la poursuivait. Le désintéressement absolu de son filsla désespérait dans ses rudes appétits, dans ses économiesprudentes de paysanne. Elle aurait voulu mettre la maison ensûreté, vide et propre, pour qu’Ovide la trouvât, le jour où il enaurait besoin. Aussi les Trouche, avec leurs dents longues, luicausaient-ils un désespoir d’avare dépouillé par desétrangers ; il lui semblait qu’ils dévoraient son bien, qu’ilslui mangeaient la chair, qu’ils les mettaient sur la paille, elleet son enfant préféré. Quand l’abbé lui eut défendu de s’opposer aulent envahissement des Trouche, elle résolut tout au moins desauver du pillage ce qu’elle pourrait. Alors, elle se prit à volerdans les armoires, comme Olympe ; elle s’attacha aussi degrandes poches sous les jupes ; elle eut un coffre qu’elleemplit de tout ce qu’elle ramassa, provisions, linge, petitsobjets.

« Que cachez-vous donc là, mère ? » lui demandaun soir l’abbé en entrant dans sa chambre, attiré par le bruitqu’elle faisait en remuant le coffre.

Elle balbutia. Mais lui, comprenant, s’abandonna à une colèreépouvantable.

« Quelle honte ! cria-t-il. Vous voilà voleuse,maintenant ! Et qu’arriverait-il, si l’on voussurprenait ? Je serais la fable de la ville.

– C’est pour toi, Ovide, murmurait-elle.

– Voleuse, ma mère est voleuse ! Vous croyez peut-êtreque je vole aussi, moi, que je suis venu ici pour voler, que maseule ambition est d’allonger les mains et de voler ! MonDieu ! quelle idée avez-vous donc de moi ?… Il faudranous séparer, mère, si nous ne nous entendons pasdavantage. »

Cette parole terrassa la vieille femme. Elle était restéeagenouillée devant le coffre ; elle se trouva assise sur lecarreau, toute pâle, étranglant, les mains tendues. Puis, quandelle put parler :

« C’est pour toi, mon enfant, pour toi seul, je te jure… Jete l’ai dit, ils prennent tout ; elle emporte tout dans sespoches. Toi, tu n’auras rien, pas un morceau de sucre… Non, non, jene prendrai plus rien, puisque cela te contrarie ; mais tu megarderas avec toi, n’est-ce pas ? tu me garderas avectoi… »

L’abbé Faujas ne voulut rien lui promettre, tant qu’ellen’aurait pas remis en place tout ce qu’elle avait enlevé. Ilprésida lui-même, pendant près d’une semaine, au déménagementsecret du coffre ; il lui regardait emplir ses poches etattendait qu’elle remontât pour faire un nouveau voyage. Parprudence, il ne lui laissait faire que deux voyages, le soir. Lavieille femme avait le cœur crevé, à chaque objet qu’ellerendait ; elle n’osait pleurer, mais des larmes de regret luigonflaient les paupières ; ses mains étaient plus tremblantesque lorsqu’elle avait vidé les armoires. Ce qui l’acheva, ce fut deconstater, dès le second jour, que sa fille Olympe, à chaque chosequ’elle replaçait, venait derrière elle et s’en emparait. Le linge,les provisions, les bouts de bougie ne faisaient que changer depoche.

« Je ne descends plus rien, dit-elle à son fils en serévoltant sous ce coup imprévu. C’est inutile, ta sœur ramasse toutderrière mon dos. Ah ! la coquine ! Autant valait-il luidonner le coffre. Elle doit avoir un joli magot, là-haut… Je t’ensupplie, Ovide, laisse-moi garder ce qui reste. Ça ne fait pas detort à la propriétaire, puisque, de toutes les façons, c’est perdupour elle.

– Ma sœur est ce qu’elle est, répondit tranquillement leprêtre ; mais je veux que ma mère soit une honnête femme. Vousm’aiderez davantage en ne commettant pas de pareillesactions. »

Elle dut tout rendre, et elle vécut dès lors dans une hainefarouche des Trouche, de Marthe, de la maison entière. Elle disaitque le jour viendrait où il lui faudrait défendre Ovide contre toutce monde.

Les Trouche alors régnèrent en maîtres. Ils achevèrent laconquête de la maison, ils pénétrèrent dans les coins les plusétroits. L’appartement de l’abbé fut seul respecté. Ils netremblaient que devant lui. Ce qui ne les empêchait pas d’inviterdes amis, de faire des « gueuletons » qui duraientjusqu’à deux heures du matin. Guillaume Porquier vint avec desbandes de tout jeunes gens. Olympe, malgré ses trente-sept ans,minaudait, et plus d’un collégien échappé la serra de fort près, cequi lui donnait des rires de femme chatouillée et heureuse. Lamaison devint pour elle un paradis. Trouche ricanait, laplaisantait, lorsqu’il était seul avec elle ; il prétendaitavoir trouvé un cartable d’écolier sous ses jupons.

« Tiens ! disait-elle sans se fâcher, est-ce que tu net’amuses pas, toi ?… Tu sais bien que nous sommeslibres. »

La vérité était que Trouche avait failli compromettre cette viede cocagne par une escapade trop forte. Une religieuse l’avaitsurpris en compagnie de la fille d’un tanneur, de cette grandegamine blonde qu’il couvait des yeux depuis longtemps. La petiteraconta qu’elle n’était pas la seule, que d’autres aussi avaientreçu des bonbons. La religieuse, connaissant la parenté de Troucheavec le curé de Saint-Saturnin, eut la prudence de ne pas ébruiterl’aventure, avant d’avoir vu ce dernier. Il la remercia, lui fitentendre que la religion serait la première à souffrir d’un pareilscandale. L’affaire fut étouffée, les dames patronnesses de l’œuvrene soupçonnèrent rien. Mais l’abbé Faujas eut avec son beau-frèreune explication terrible, qu’il provoqua devant Olympe, pour que lafemme possédât une arme contre le mari et pût le tenir en respect.Aussi depuis cette histoire, chaque fois que Trouche lacontrariait, Olympe lui disait-elle sèchement :

« Va donc donner des bonbons aux petitesfilles ! »

Ils eurent longtemps une autre épouvante. Malgré la vie grassequ’ils menaient, bien que fournis de tout par les armoires de lapropriétaire, ils étaient criblés de dettes dans le quartier.Trouche mangeait ses appointements au café ; Olympe employaità des fantaisies l’argent qu’elle tirait des poches de Marthe, enlui racontant des histoires extraordinaires. Quant aux chosesnécessaires à la vie, elles étaient prises religieusement à créditpar le ménage. Une note qui les inquiéta beaucoup fut surtout celledu pâtissier de la rue de la Banne – elle montait à plus de centfrancs – d’autant plus que ce pâtissier était un homme brutal quiles menaçait de tout dire à l’abbé Faujas. Les Trouche vivaientdans les transes, redoutant quelque scène épouvantable ; maisle jour où la note lui fut présentée, l’abbé Faujas paya sansdiscussion, oubliant même de leur adresser des reproches. Le prêtresemblait au-dessus de ces misères ; il continuait à vivre,noir et rigide, dans cette maison livrée au pillage, sanss’apercevoir des dents féroces qui mangeaient les murs, de la ruinelente qui peu à peu faisait craquer les plafonds. Tout s’abîmaitautour de lui, pendant qu’il allait droit à son rêve d’ambition. Ilcampait toujours en soldat dans sa grande chambre nue, nes’accordant aucun bien-être, se fâchant quand on voulait le gâter.Depuis qu’il était le maître de Plassans, il redevenait sale :son chapeau était rouge, ses bas se crottaient ; sa soutane,reprisée chaque matin par sa mère, ressemblait à la loquelamentable, usée, blanchie, qu’il portait dans les premierstemps.

« Bah ! elle est encore très bonne »,répondait-il, lorsqu’on hasardait autour de lui quelques timidesobservations.

Et il l’étalait, la promenait dans les rues, la tête haute, sanss’inquiéter des étranges regards qu’on lui jetait. Il n’y avait pasde bravade dans son cas ; c’était une pente naturelle.Maintenant qu’il croyait ne plus avoir besoin de plaire, ilretournait à son dédain de toute grâce. Son triomphe était des’asseoir tel qu’il était, avec son grand corps mal taillé, sarudesse, ses vêtements crevés, au milieu de Plassans conquis.

Mme de Condamin blessée de cette odeur âcrede combattant qui montait de sa soutane, voulut un jour le grondermaternellement.

« Savez-vous que ces dames commencent à vousdétester ? lui dit-elle en riant. Elles vous accusent de neplus faire le moindre frais de toilette… Auparavant, lorsque voustiriez votre mouchoir, il semblait qu’un enfant de chœur balançâtun encensoir derrière vous. »

Il parut très étonné. Il n’avait pas changé, croyait-il. Maiselle se rapprocha, et d’une voix amicale :

« Voyons, mon cher curé, vous me permettrez de vous parlerà cœur ouvert. Eh bien ! vous avez tort de vous négliger.C’est à peine si votre barbe est faite, vous ne vous peignez plus,vos cheveux sont ébouriffés comme si vous veniez de vous battre àcoups de poing. Je vous assure, cela produit un très mauvais effet…Madame Rastoil et madame Delangre me disaient hier qu’elles ne vousreconnaissaient plus. Vous compromettez vos succès. »

Il se mit à rire, d’un rire de défi, en branlant sa tête inculteet puissante.

« Maintenant c’est fait, se contenta-t-il derépondre ; il faudra bien qu’elles me prennent malpeigné. »

Plassans, en effet, dut le prendre mal peigné. Du prêtre souplese dégageait une figure sombre, despotique, pliant toutes lesvolontés. Sa face redevenue terreuse avait des regardsd’aigle ; ses grosses mains se levaient, pleines de menaces etde châtiments. La ville fut positivement terrifiée, en voyant lemaître qu’elle s’était donné grandir ainsi démesurément, avec ladéfroque immonde, l’odeur forte, le poil roussi d’un diable. Lapeur sourde des femmes affermit encore son pouvoir. Il fut cruelpour ses pénitentes, et pas une n’osa le quitter ; ellesvenaient à lui avec des frissons dont elles goûtaient lafièvre.

« Ma chère, avouait Mme de Condamin àMarthe, j’avais tort en voulant qu’il se parfumât ; jem’habitue, je trouve même qu’il est beaucoup mieux… Voilà unhomme ! »

L’abbé Faujas régnait surtout à l’évêché. Depuis les élections,il avait fait à Mgr Rousselot une vie de prélatfainéant. L’évêque vivait avec ses chers bouquins, dans soncabinet, où l’abbé, qui dirigeait le diocèse de la pièce voisine,le tenait réellement sous clef, le laissant voir seulement auxpersonnes dont il ne se défiait pas. Le clergé tremblait sous cemaître absolu ; les vieux prêtres en cheveux blancs secourbaient avec leur humilité ecclésiastique, leur abandon de toutevolonté. Souvent, Mgr Rousselot, enfermé avecl’abbé Surin, pleurait de grosses larmes silencieuses ; ilregrettait la main sèche de l’abbé Fenil, qui avait des heures decaresse, tandis que, maintenant, il se sentait comme écrasé sousune pression implacable et continue. Puis, il souriait, il serésignait, murmurant avec son égoïsme aimable :

« Allons, mon enfant, mettons-nous au travail… Je nedevrais pas me plaindre, j’ai la vie que j’ai toujours rêvée :une solitude absolue et des livres. »

Il soupirait, il ajoutait à voix basse :

« Je serais heureux, si je ne craignais de vous perdre, moncher Surin… Il finira par ne plus vous tolérer ici. Hier, il m’aparu vous regarder avec des yeux soupçonneux. Je vous en conjure,dites toujours comme lui, mettez-vous de son côté, ne m’épargnezpas. Hélas ! je n’ai plus que vous. »

Deux mois après les élections, l’abbé Vial, un des grandsvicaires de Monseigneur, alla s’installer à Rome. Naturellementl’abbé Faujas se donna la place, bien qu’elle fût promise depuislongtemps à l’abbé Bourrette. Il ne nomma pas même ce dernier à lacure de Saint-Saturnin, qu’il quittait ; il mit là un jeuneprêtre ambitieux, dont il avait fait sa créature.

« Monseigneur n’a pas voulu entendre parler de vous »,dit-il sèchement à l’abbé Bourrette, lorsqu’il le rencontra.

Et comme le vieux prêtre balbutiait qu’il verrait Monseigneur,qu’il lui demanderait une explication, il ajouta plusdoucement :

« Monseigneur est trop souffrant pour vous recevoir.Reposez-vous sur moi, je plaiderai votre cause. »

Dès son entrée à la Chambre, M. Delangre avait voté avec lamajorité. Plassans était conquis ouvertement à l’Empire. Ilsemblait même que l’abbé mit quelque vengeance à brutaliser cesbourgeois prudents, condamnant de nouveau les petites portes del’impasse des Chevillottes, forçant M. Rastoil et ses amis àentrer chez le sous-préfet par la place, par la porte officielle.Quand il se montrait aux réunions intimes, ces messieurs restaienttrès humbles devant lui. Et telle était la fascination, la terreursourde de son grand corps débraillé, que, même lorsqu’il n’étaitpas là, personne n’osait risquer le moindre mot équivoque sur soncompte.

« C’est un homme du plus grand mérite, déclaraitM. Péqueur des Saulaies, qui comptait sur une préfecture.

– Un homme bien remarquable », répétait le docteurPorquier.

Tous hochaient la tête. M. de Condamin, que ce concertd’éloges finissait par agacer, se donnait parfois la joie de lesmettre dans l’embarras.

« Il n’a pas un bon caractère, en tout cas »,murmurait-il.

Cette phrase glaçait la société. Chacun de ces messieurssoupçonnait son voisin d’être vendu au terrible abbé.

« Le grand vicaire a le cœur excellent, hasardaitM. Rastoil prudemment ; seulement, comme tous les grandsesprits, il est peut-être d’un abord un peu sévère.

– C’est absolument comme moi, je suis très facile à vivreet j’ai toujours passé pour un homme dur », s’écriaitM. de Bourdeu, réconcilié avec la société depuis qu’ilavait eu un long entretien particulier avec l’abbé Faujas.

Et, voulant remettre tout le monde à son aise, le présidentreprenait :

« Savez-vous qu’il est question d’un évêché pour le grandvicaire ? » Alors, c’était un épanouissement.M. Maffre comptait bien que ce serait à Plassans même quel’abbé Faujas deviendrait évêque, après le départ deMgr Rousselot, dont la santé était chancelante.

« Chacun y gagnerait, disait naïvement l’abbé Bourrette. Lamaladie a aigri Monseigneur, et je sais que notre excellent Faujasfait les plus grands efforts pour détruire dans son espritcertaines préventions injustes.

– Il vous aime beaucoup, assurait le juge Paloque, quivenait d’être décoré ; ma femme l’a entendu se plaindre del’oubli dans lequel on vous laisse. »

Lorsque l’abbé Surin était là, il faisait chorus ; mais,bien qu’il eût la mitre dans la poche, selon l’expression desprêtres du diocèse, le succès de l’abbé Faujas l’inquiétait. Il leregardait de son air joli, blessé de sa rudesse, se souvenant de laprédiction de Monseigneur, cherchant la fente qui ferait tomber enpoudre le colosse.

Cependant, ces messieurs étaient satisfaits, saufM. de Bourdeu et M. Péqueur des Saulaies, quiattendaient encore les bonnes grâces du gouvernement. Aussi cesdeux-là étaient-ils les plus chauds partisans de l’abbé Faujas. Lesautres, à la vérité, se seraient révoltés volontiers, s’ils avaientosé ; ils étaient las de la reconnaissance continue exigée parle maître, ils souhaitaient ardemment qu’une main courageuse lesdélivrât. Aussi échangèrent-ils d’étranges regards, aussitôtdétournés, le jour où Mme Paloque demanda, enaffectant une grande indifférence :

« Et l’abbé Fenil, que devient-il donc ? Il y a unsiècle que je n’ai entendu parler de lui. »

Un profond silence s’était fait. M. de Condamin étaitseul capable de se hasarder sur un terrain aussi brûlant ; onle regarda.

« Mais, répondit-il tranquillement, je le crois claquemurédans sa propriété des Tulettes. »

Et Mme de Condamin ajouta avec un rired’ironie :

« On peut dormir en paix : c’est un homme fini, qui nese mêlera plus des affaires de Plassans. »

Marthe seule restait un obstacle. L’abbé Faujas la sentait luiéchapper chaque jour davantage ; il raidissait sa volonté,appelait ses forces de prêtre et d’homme pour la plier, sansparvenir à modérer en elle l’ardeur qu’il lui avait soufflée. Elleallait au but logique de toute passion, exigeait d’entrer plusavant à chaque heure dans la paix, dans l’extase, dans le néantparfait du bonheur divin. Et c’était en elle une angoisse mortelled’être comme murée au fond de sa chair, de ne pouvoir se hausser àce seuil de lumière, qu’elle croyait apercevoir, toujours plusloin, toujours plus haut. Maintenant, elle grelottait, àSaint-Saturnin, dans cette ombre froide où elle avait goûté desapproches si pleines d’ardentes délices ; les ronflements desorgues passaient sur sa nuque inclinée, sans soulever ses poilsfollets d’un frisson de volupté ; les fumées blanches del’encens ne l’assoupissaient plus au milieu d’un rêvemystique ; les chapelles flambantes, les saints ciboiresrayonnant comme des astres, les chasubles d’or et d’argent,pâlissaient, se noyaient, sous ses regards obscurcis de larmes.Alors, ainsi qu’une damnée, brûlée des feux du paradis, elle levaitles bras désespérément, elle réclamait l’amant qui se refusait àelle, balbutiant, criant :

« Mon Dieu, mon Dieu ! pourquoi vous êtes-vous retiréde moi ? » Honteuse, comme blessée de la froideur muettedes voûtes, Marthe quittait l’église avec la colère d’une femmedédaignée. Elle rêvait des supplices pour offrir son sang ;elle se débattait furieusement dans cette impuissance à aller plusloin que la prière, à ne pas se jeter d’un bond entre les bras deDieu. Puis, rentrée chez elle, elle n’avait d’espoir qu’en l’abbéFaujas. Lui seul pouvait la donner à Dieu ; il lui avaitouvert les joies de l’initiation, il devait maintenant déchirer levoile entier. Et elle imaginait une suite de pratiques aboutissantà la satisfaction complète de son être. Mais le prêtre s’emportait,s’oubliait jusqu’à la traiter grossièrement, refusait del’entendre, tant qu’elle ne serait point à genoux, humiliée,inerte, ainsi qu’un cadavre. Elle l’écoutait, debout, soulevée parune révolte de tout son corps, tournant contre lui la rancune deses désirs trompés, l’accusant de la lâche trahison dont elleagonisait.

Souvent, la vieille Mme Rougon crut devoirintervenir entre l’abbé et sa fille, comme elle le faisaitautrefois entre celle-ci et Mouret. Marthe lui ayant conté seschagrins, elle parla au prêtre en belle-mère voulant le bonheur deses enfants, passant le temps à mettre la paix dans leurménage.

« Voyons, lui dit-elle en souriant, vous ne pouvez doncvivre tranquilles ! Marthe se plaint toujours, et vous semblezcontinuellement la bouder… Je sais bien que les femmes sontexigeantes, mais avouez aussi que vous manquez un peu decomplaisance… Je suis vraiment peinée de ce qui se passe ; ilserait si facile de vous entendre ! Je vous en prie, mon cherabbé, soyez plus doux. »

Elle le grondait aussi amicalement de sa mauvaise tenue. Ellesentait, de son flair de femme adroite, qu’il abusait de lavictoire. Puis elle excusait sa fille ; la chère enfant avaitbeaucoup souffert, sa sensibilité nerveuse demandait de grandsménagements ; d’ailleurs, elle possédait un excellentcaractère, un naturel aimant, dont un homme habile devait disposerà sa guise. Mais, un jour qu’elle lui enseignait ainsi la façon defaire de Marthe tout ce qu’il voudrait, l’abbé Faujas se lassa deces éternels conseils.

« Eh non ! cria-t-il brutalement, votre fille estfolle, elle m’assomme, je ne veux plus m’occuper d’elle… Jepayerais cher le garçon qui m’en débarrasserait. »

Mme Rougon le regarda fixement, les lèvrespincées.

« Écoutez, mon cher, lui répondit-elle au bout d’unsilence, vous manquez de tact ; cela vous perdra. Faites laculbute, si ça vous amuse. Moi, en somme, je m’en lave les mains.Je vous ai aidé, non pas pour vos beaux yeux, mais pour êtreagréable à nos amis de Paris. On m’écrivait de vous piloter, jevous pilotais… Seulement, retenez bien ceci : je ne souffriraipas que vous veniez faire le maître chez moi. Que le petit Péqueur,que le bonhomme Rastoil tremblent à la vue de votre soutane, celaest bon. Nous autres, nous n’avons pas peur, nous entendons resterles maîtres. Mon mari a conquis Plassans avant vous, et nousgarderons Plassans, je vous en préviens. »

À partir de ce jour, il y eut un grand froid entre les Rougon etl’abbé Faujas. Lorsque Marthe vint se plaindre de nouveau, sa mèrelui dit nettement.

« Ton abbé se moque de toi. Tu n’auras jamais la moindresatisfaction avec cet homme… À ta place, je ne me gênerais pas pourlui jeter à la figure ses quatre vérités. D’abord, il est salecomme un peigne depuis quelque temps ; je ne comprends pascomment tu peux manger à côté de lui. »

La vérité était que Mme Rougon avait soufflé àson mari un plan fort ingénieux. Il s’agissait d’évincer l’abbépour bénéficier de son succès. Maintenant que la ville votaitcorrectement, Rougon, qui n’avait point voulu risquer une campagneouverte, devait suffire à la maintenir dans le bon chemin. Le salonvert n’en serait que plus puissant. Félicité, dès lors, attenditavec cette ruse patiente à laquelle elle devait sa fortune.

Le jour où sa mère lui jura que l’abbé « se moquaitd’elle », Marthe se rendit à Saint-Saturnin, le cœur saignant,résolue à un appel suprême. Elle demeura là deux heures, dansl’église déserte, épuisant les prières, attendant l’extase, setorturant à chercher le soulagement. Des humilités l’aplatissaientsur les dalles, des révoltes la redressaient les dents serrées,tandis que tout son être, tendu follement, se brisait à ne saisir,à ne baiser que le vide de sa passion. Quand elle se leva, quandelle sortit, le ciel lui parut noir ; elle ne sentait pas lepavé sous ses pieds, et les rues étroites lui laissaientl’impression d’une immense solitude. Elle jeta son chapeau et sonchâle sur la table de la salle à manger, elle monta droit à lachambre de l’abbé Faujas.

L’abbé, assis devant sa petite table, songeait, la plume tombéedes doigts. Il lui ouvrit, préoccupé ; mais, lorsqu’ill’aperçut toute pâle devant lui, avec une résolution ardente dansles yeux, il eut un geste de colère.

« Que voulez-vous ? demanda-t-il, pourquoi êtes-vousmontée ?… Redescendez et attendez-moi, si vous avez quelquechose à me dire. »

Elle le poussa, elle entra sans prononcer une parole.

Lui, hésita un instant, luttant contre la brutalité qui luifaisait déjà lever la main. Il restait debout, en face d’elle, sansrefermer la porte grande ouverte.

« Que voulez-vous ? répéta-t-il ; je suisoccupé. »

Alors, elle alla fermer la porte. Puis, seule avec lui, elles’approcha. Elle dit enfin :

« J’ai à vous parler. »

Elle s’était assise, regardant la chambre, le lit étroit, lacommode pauvre, le grand christ de bois noir, dont la brusqueapparition sur la nudité du mur lui donna un court frisson. Unepaix glaciale tombait du plafond. Le foyer de la cheminée étaitvide, sans une pincée de cendre.

« Vous allez prendre froid, dit le prêtre d’une voixcalmée. Je vous en prie, descendons.

– Non, j’ai à vous parler », dit-elle de nouveau.

Et, les mains jointes, en pénitente qui se confesse « Jevous dois beaucoup… Avant votre venue, j’étais sans âme. C’est vousqui avez voulu mon salut. C’est par vous que j’ai connu les seulesjoies de mon existence. Vous êtes mon sauveur et mon père. Depuiscinq ans, je ne vis que par vous et pour vous. »

Sa voix se brisait, elle glissait sur les genoux. Il l’arrêtad’un geste.

« Eh bien ! cria-t-elle, aujourd’hui je souffre, j’aibesoin de votre aide… Écoutez-moi, mon père. Ne vous retirez pas demoi. Vous ne pouvez m’abandonner ainsi… Je vous dis que Dieu nem’entend plus. Je ne le sens plus… Ayez pitié, je vous en prie.Conseillez-moi, menez-moi à ces grâces divines dont vous m’avezfait connaître les premiers bonheurs ; apprenez-moi ce que jedois faire pour guérir, pour aller toujours plus avant dans l’amourde Dieu.

– Il faut prier, dit gravement le prêtre.

– J’ai prié, j’ai prié pendant des heures, la tête dans lesmains, cherchant à m’anéantir au fond de chaque mot d’adoration, etje n’ai pas été soulagée, et je n’ai pas senti Dieu.

– Il faut prier, prier encore, prier toujours, prierjusqu’à ce que Dieu soit touché et qu’il descende envous. »

Elle le regardait avec angoisse.

« Alors, demanda-t-elle, il n’y a que la prière ? Vousne pouvez rien pour moi ?

– Non, rien », déclara-t-il rudement.

Elle leva ses mains tremblantes, dans un élan désespéré, lagorge gonflée de colère. Mais elle se contint. Ellebalbutia :

« Votre ciel est fermé. Vous m’avez menée jusque-là pour meheurter contre ce mur… J’étais bien tranquille, vous vous souvenez,quand vous êtes venu. Je vivais dans mon coin, sans un désir, sansune curiosité. Et c’est vous qui m’avez réveillée avec des parolesqui me retournaient le cœur. C’est vous qui m’avez fait entrer dansune autre jeunesse… Ah ! vous ne savez pas quelles jouissancesvous me donniez, dans les commencements ! C’était une chaleuren moi, douce, qui allait jusqu’au bout de mon être. J’entendaismon cœur. J’avais une espérance immense. À quarante ans, cela mesemblait ridicule parfois, et je souriais ; puis, je mepardonnais, tant je me trouvais heureuse… Mais, maintenant, je veuxle reste du bonheur promis. Ça ne peut pas être tout. Il y a autrechose, n’est-ce pas ? Comprenez donc que je suis lasse de cedésir toujours en éveil, que ce désir m’a brûlée, que ce désir memet en agonie. Il faut que je me dépêche, à présent que je n’aiplus de santé ; je ne veux pas être dupe… Il y a autre chose,dites-moi qu’il y a autre chose. »

L’abbé Faujas restait impassible, laissant passer ce flot deparoles ardentes.

« Il n’y a rien, il n’y a rien ! continua-t-elle avecemportement ; alors vous m’avez trompée… Vous m’avez promis leciel, en bas, sur la terrasse, par ces soirées pleines d’étoiles.Moi, j’ai accepté. Je me suis vendue, je me suis livrée. J’étaisfolle, dans ces premières tendresses de la prière… Aujourd’hui, lemarché ne tient plus ; j’entends rentrer dans mon coin,retrouver ma vie calme. Je mettrai tout le monde à la porte,j’arrangerai la maison, je raccommoderai le linge à ma placeaccoutumée, sur la terrasse… Oui, j’aimais à raccommoder le linge.La couture ne me fatiguait pas… Et je veux que Désirée soit à côtéde moi, sur son petit banc ; elle riait, elle faisait despoupées, la chère innocente… »

Elle éclata en sanglots.

« Je veux mes enfants !… C’étaient eux qui meprotégeaient. Lorsqu’ils n’ont plus été là, j’ai perdu la tête,j’ai commencé à mal vivre… Pourquoi me les avez-vous pris ?…Ils s’en sont allés un à un, et la maison m’est devenue commeétrangère. Je n’y avais plus le cœur. J’étais contente, lorsque jela quittais pour une après-midi ; puis, le soir, quand jerentrais, il me semblait descendre chez des inconnus. Jusqu’auxmeubles qui me paraissaient hostiles et glacés. Je haïssais lamaison… Mais j’irai les reprendre, les pauvres petits. Ilschangeront tout ici, dès leur arrivée… Ah ! si je pouvais merendormir de mon bon sommeil ! »

Elle s’exaltait de plus en plus. Le prêtre tenta de la calmerpar un moyen qui lui avait souvent réussi.

« Voyons, soyez raisonnable, chère dame, dit-il encherchant à s’emparer de ses mains pour les tenir serrées entre lessiennes.

– Ne me touchez pas ! cria-t-elle en reculant. Je neveux pas… Quand vous me tenez, je suis faible comme un enfant. Lachaleur de vos mains m’emplit de lâcheté… Ce serait à recommencerdemain ; car je ne puis plus vivre, voyez-vous, et vous nem’apaisez que pour une heure. »

Elle était devenue sombre. Elle murmura :

« Non, je suis damnée à présent. Jamais je n’aimerai plusla maison. Et si les enfants venaient, ils demanderaient leur père…Ah ! tenez, c’est cela qui m’étouffe… Je ne serai pardonnéeque lorsque j’aurai dit mon crime à un prêtre. »

Et tombant à genoux :

« Je suis coupable. C’est pourquoi la face de Dieu sedétourne de moi. »

Mais l’abbé Faujas voulut la relever.

« Taisez-vous, dit-il avec éclat. Je ne puis recevoir icivotre aveu. Venez demain à Saint-Saturnin.

– Mon père, reprit-elle en se faisant suppliante, ayezpitié ! Demain, je n’aurai plus la force.

– Je vous défends de parler, cria-t-il plusviolemment ; je ne veux rien savoir, je détournerai la tête,je fermerai les oreilles. »

Il reculait, les bras tendus, comme pour arrêter l’aveu sur leslèvres de Marthe. Tous deux se regardèrent un instant en silence,avec la sourde colère de leur complicité.

« Ce n’est pas un prêtre qui vous entendrait, ajouta-t-ild’une voix plus étouffée. Il n’y a ici qu’un homme pour vous jugeret vous condamner.

– Un homme ! répéta-t-elle affolée. Eh bien !cela vaut mieux. Je préfère un homme. »

Elle se releva, continua dans sa fièvre :

« Je ne me confesse pas, je vous dis ma faute. Après lesenfants, j’ai laissé partir le père. Jamais il ne m’a battue, lemalheureux ! C’était moi qui étais folle. Je sentais desbrûlures par tout le corps, et je m’égratignais, j’avais besoin dufroid des carreaux pour me calmer. Puis, c’était une telle honteaprès la crise, de me voir ainsi toute nue devant le monde, que jen’osais parler. Si vous saviez quels effroyables cauchemars mejetaient par terre ! Tout l’enfer me tournait dans la tête.Lui, le pauvre homme, me faisait pitié, à claquer des dents. Ilavait peur de moi. Quand vous n’étiez plus là, il n’osaitapprocher, il passait la nuit sur une chaise. »

L’abbé Faujas essaya de l’interrompre.

« Vous vous tuez, dit-il. Ne remuez pas ces souvenirs. Dieuvous tiendra compte de vos souffrances.

– C’est moi qui l’ai envoyé aux Tulettes, reprit-elle, enlui imposant silence d’un geste énergique. Vous tous, vous medisiez qu’il était fou… Ah ! quelle vie intolérable !Toujours, j’ai eu l’épouvante de la folie. Quand j’étais jeune, ilme semblait qu’on m’enlevait le crâne et que ma tête se vidait.J’avais comme un bloc de glace dans le front. Eh bien ! cettesensation de froid mortel, je l’ai retrouvée, j’ai eu peur dedevenir folle, toujours, toujours… Lui, on l’a emmené. J’ai laisséfaire. Je ne savais plus. Mais, depuis ce temps, je ne peux fermerles yeux, sans le voir, là. C’est ce qui me rend singulière, ce quime cloue pendant des heures à la même place, les yeux ouverts… Etje connais la maison, je l’ai dans les yeux. L’oncle Macquart mel’a montrée. Elle est toute grise comme une prison, avec desfenêtres noires. »

Elle étouffait. Elle porta à ses lèvres un mouchoir, qu’elleretira taché de quelques gouttes de sang. Le prêtre, les brascroisés fortement, attendait la fin de la crise.

« Vous savez tout, n’est-ce pas ? acheva-t-elle enbalbutiant. Je suis une misérable, j’ai péché pour vous… Maisdonnez-moi la vie, donnez-moi la joie, et j’entre sans remords dansce bonheur surhumain que vous m’avez promis.

– Vous mentez, dit lentement le prêtre, je ne sais rien,j’ignorais que vous eussiez commis ce crime. »

Elle recula à son tour, les mains jointes, bégayant, fixant surlui des regards terrifiés. Puis, emportée, perdant conscience, sefaisant familière :

« Écoutez, Ovide, murmura-t-elle, je vous aime, et vous lesavez, n’est-ce pas ? Je vous ai aimé, Ovide, le jour où vousêtes entré ici… Je ne vous le disais pas. Je voyais que cela vousdéplaisait. Mais je sentais bien que vous deviniez mon cœur.J’étais satisfaite, j’espérais que nous pourrions être heureux unjour, dans une union toute divine… Alors, c’est pour vous que j’aividé la maison. Je me suis traînée sur les genoux, j’ai été votreservante… Vous ne pouvez pourtant pas être cruel jusqu’au bout.Vous avez consenti à tout, vous m’avez permis d’être à vous seul,d’écarter les obstacles qui nous séparaient. Souvenez-vous, je vousen supplie. Maintenant que me voilà malade, abandonnée, le cœurmeurtri, la tête vide, il est impossible que vous me repoussiez…Nous n’avons rien dit tout haut, c’est vrai. Mais mon amour parlaitet votre silence répondait. C’est à l’homme que je m’adresse, cen’est pas au prêtre. Vous m’avez dit qu’il n’y avait qu’un hommeici. L’homme m’entendra… Je vous aime, Ovide, je vous aime, et j’enmeurs. »

Elle sanglotait. L’abbé Faujas avait redressé sa haute taille.Il s’approcha de Marthe, laissa tomber sur elle son mépris de lafemme.

« Ah ! misérable chair ! dit-il. Je comptais quevous seriez raisonnable, que jamais vous n’en viendriez à cettehonte de dire tout haut ces ordures… Oui, c’est l’éternelle luttedu mal contre les volontés fortes. Vous êtes la tentation d’en bas,la lâcheté, la chute finale. Le prêtre n’a pas d’autre adversaireque vous, et l’on devrait vous chasser des églises, comme impureset maudites.

– Je vous aime, Ovide, balbutia-t-elle encore ; jevous aime, secourez-moi.

– Je vous ai déjà trop approchée, continua-t-il. Sij’échoue, ce sera vous, femme, qui m’aurez ôté de ma force parvotre seul désir. Retirez-vous, allez-vous-en, vous êtesSatan ! Je vous battrai pour faire sortir le mauvais ange devotre corps. »

Elle s’était laissé glisser, assise à demi contre le mur, muettede terreur, devant le poing dont le prêtre la menaçait. Ses cheveuxse dénouaient, une grande mèche blanche lui barrait le front.Lorsque, cherchant un secours dans la chambre nue, elle aperçut lechrist de bois noir, elle eut encore la force de tendre les mainsvers lui, d’un geste passionné.

« N’implorez pas la croix, s’écria le prêtre au comble del’emportement. Jésus a vécu chaste, et c’est pour cela qu’il a sumourir. »

Mme Faujas rentrait, tenant au bras un grospanier de provisions. Elle se débarrassa vite, en voyant son filsdans cette épouvantable colère. Elle lui prit les bras :

« Ovide, calme-toi, mon enfant », murmura-t-elle en lecaressant.

Et, se tournant vers Marthe écrasée, la foudroyant duregard :

« Vous ne pouvez donc pas le laisser tranquille !…Puisqu’il ne veut pas de vous, ne le rendez pas malade, au moins.Allons, descendez, il est impossible que vous restiezlà. »

Marthe ne bougeait pas. Mme Faujas dut larelever et la pousser vers la porte ; elle grondait,l’accusait d’avoir attendu qu’elle fût sortie, lui faisaitpromettre de ne plus remonter pour bouleverser la maison par depareilles scènes. Puis, elle ferma violemment la porte surelle.

Marthe descendit en chancelant. Elle ne pleurait plus. Ellerépétait :

« François reviendra, François les mettra tous à larue. »

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