La Conspiration des milliardaires – Tome IV – La revanche du Vieux Monde

Chapitre 12Aurora s’ennuie

Tandisqu’à Paris, dans une commune pensée humanitaire, l’ingénieur ArsèneGolbert et ses amis fêtaient l’invention de l’accumulateurpsychique, à Chicago, dans son palais somptueux de la SeptièmeAvenue, William Boltyn prenait connaissance d’un volumineux dossierque Harry Madge lui-même venait de lui apporter quelques instantsauparavant.

Le président de la société des milliardairesaméricains ne se souvenait pas d’avoir jamais été aussi heureux.Son visage osseux, aux pommettes saillantes et colorées, n’avaitpas, ce soir-là, son habituelle expression de froideur etd’impassibilité.

Le milliardaire ne riait pas, ne souriait mêmepas ; mais à la vivacité de son regard, à l’imperceptibletremblement de ses narines, on devinait une évidente satisfaction.Il parcourait, avec avidité, les feuilles du dossier qu’il avaitposées devant lui, sur son vaste bureau : et ce qu’il lisaitsemblait l’intéresser au plus haut degré. Depuis plus d’une heure,il ne s’était pas distrait une seule minute de son examen.

Après avoir hâtivement parcouru tous lesfeuillets, il les reprit les uns après les autres, les relutattentivement. Sa physionomie se détendait, son regard brillaitdavantage à mesure qu’il avançait dans son travail. Lorsqu’il eutterminé, il serra soigneusement le dossier dans un grandcoffre-fort en fer forgé, aux ciselures d’argent massif, et dont laclef ne le quittait jamais.

– Allons, murmura-t-il à mi-voix, HarryMadge est décidément un homme merveilleux, et ses hypnotiseurs fontde la bonne besogne. Ce dossier arrive à point. Je commençais àdouter et à perdre patience. Voilà trois mois bientôt que Jonas etSmith Altidor sont partis pour l’Europe avec leurs hommes, et jen’avais encore rien vu venir. Enfin je n’ai pas attendu envain.

William Boltyn appuya sur un timbreélectrique.

– Stephen, demanda-t-il au majordome quiparut aussitôt, où est miss Aurora ?

– Dans ses appartements, monsieur. Ellen’en est pas encore sortie aujourd’hui.

– Comment, elle n’est point allée fairesa promenade au parc, ce matin, ainsi qu’elle en al’habitude !

– Non, monsieur.

– Eh bien, faites-lui demander par unefemme de chambre si elle veut me faire le plaisir de m’accompagneraux abattoirs.

Le majordome se retirait.

– Ou plutôt, non, n’en faites rien, sereprit William Boltyn. Pour n’être pas encore sortie de chez elle,il faut qu’elle soit malade, ou qu’elle s’ennuie. Je vais aller luidemander moi-même de m’accompagner.

Pour William Boltyn, sa fille était toujoursrestée miss Aurora. Malgré son mariage, il n’avait jamais consentià dire « madame » en parlant d’elle ; et depuis quele divorce avait été prononcé entre Aurora et l’ingénieur OlivierCoronal, il la traitait tout à fait comme une jeune fille, comme sielle n’eût jamais cessé d’habiter sous son toit.

– Bonjour Aurora, dit-il, en pénétrantdans le petit salon meublé à l’orientale où, à demi étendue sur unsopha, la jeune femme jouait négligemment de l’éventail.

– Bonjour, mon père, fit-elle en sesoulevant pour lui tendre la main. Que me veux-tu ?

– Eh bien, dit-il avec tendresse enl’examinant, que signifient ces yeux cernés et cette minemélancolique ? Tu n’es pas allée faire ta promenade ce matin…Qu’as-tu donc ? Te sens-tu malade ?

– Mais non, pas le moins du monde ;je m’ennuie, voilà tout, répondit Aurora en relevant négligemmentles manches du peignoir mauve qu’elle portait. Je n’ai riend’autre, je t’assure.

– Mais tu as cela, et c’est assez pour terendre malheureuse, dit le milliardaire en mordant nerveusement samoustache. Voyons, reprit-il, il ne faut pas rester calfeutrée cheztoi, à cultiver ton spleen comme une plante rare. Veux-tu veniravec moi en autocar jusqu’aux abattoirs ? Le bruit,l’animation te feront du bien. Tu reviendras moins triste.

– Non, laisse-moi, mon père. Ne metorture pas, dit languissamment la jeune milliardaire en selaissant retomber mollement sur les coussins. Tu vois, je lis…toute seule… Le monde m’ennuie ; j’aime mieux ne passortir.

William Boltyn, qui jusqu’alors était restédebout, s’assit en face de sa fille et se mit à la contempler ensilence.

La jeune femme était toujours merveilleusementbelle. Son visage, un peu irrégulier, où les lèvres saignaient surla blancheur à peine rosée de la peau, possédait toujours ce charmeétrange que lui communiquaient ses grands yeux pers, dont lalimpidité se troublait parfois, sous l’influence des sentimentsintérieurs. Cependant, depuis son divorce, Aurora avait beaucoupchangé. La souffrance, l’ennui avaient mis leur sceau sur sonvisage, d’une façon à peine perceptible il est vrai, mais quin’avait pas échappé à William Boltyn. C’était surtout au moralqu’Aurora avait subi une transformation.

Elle, jusqu’alors orgueilleuse à l’excès,vaniteuse de ses toilettes, de ses bijoux, et généralementdespotique à l’égard de tous ceux qui l’approchaient, elle semblaitmaintenant se désintéresser de tout et n’avoir plus aucunevolonté.

Aurora avait des mélancolies subites, desaccès de spleen où elle ne voulait voir personne. Elle ne désiraitrien, qu’être seule, pour se souvenir et pleurer.

La fière milliardaire regrettait OlivierCoronal.

– Mais dis-moi donc que tu veux quelquechose, reprenait William Boltyn d’une voix suppliante. Parle, agis,cours les magasins. Dépense cent mille dollars si cela te faitplaisir. Remue l’hôtel de fond en comble si tu veux, et arrange-leà ta guise si le mobilier te déplaît. Que je m’aperçoive au moinsque tu vis, au lieu de savoir que tu restes là, seule, à t’ennuyer,à te consumer dans la tristesse !… Avoue que tu me faissouffrir, continua-t-il, en voyant qu’Aurora restait immobile etmuette. Dernièrement, tu as voulu partir en voyage ; j’aiquitté mes affaires, j’ai tout abandonné pour t’accompagner. Àpeine avons-nous été à bord de notre yacht qu’il a fallu revenir.Tu t’ennuyais. Ici, maintenant, le spleen t’a reprise. Tu net’intéresses même plus à mes travaux, au but que je poursuis depuistant d’années et que je vais atteindre, sans que tu m’aiesseulement demandé une fois depuis un mois où en sont lesévénements !

Le milliardaire, dont l’énervement croissaitde minute en minute, se mit à arpenter le salon à grands pas.

– Mais, mon père, moi aussi, je souffre,s’écria Aurora, en s’efforçant de retenir ses sanglots. Vous êtestrop cruel de ne pas vouloir le comprendre et de me torturer avecvos questions et vos remontrances inutiles.

– Oui, je sais, repartit amèrementWilliam Boltyn, tu l’aimes toujours, n’est-ce pas, cet Européenmaudit qui m’a pris ton cœur ? Tu l’aimes davantage encoredepuis votre séparation ! Crois-tu que je ne le voie pas à taconduite, à l’ennui dont tu souffres, et dont rien ne peut tetirer ? Ah ! si j’avais pu prévoir ! ajouta-t-il ense remettant à marcher à travers le salon. Ai-je été assez faibleen consentant à ce mariage ! J’aurais dû le faire exécutersommairement, cet Olivier Coronal, lorsqu’il était entre mes mainsà Mercury’s Park.

– Oh ! mon père, protesta la jeunefemme avec douleur. Je vois bien que vous ne m’aimez plus.

Une heure après, lorsqu’il sortit du salon,William Boltyn avait vu sa fille lui sourire. Mais au prix de quelsacrifice pour son orgueil ! Il avait dû lui promettre defaire avec elle un voyage en Europe. Il regagna son cabinet detravail dans un tel état de surexcitation, qu’il ne pensa même plusà faire, ce jour-là, sa quotidienne visite à ses usines deconserves.

Le lendemain matin, le grand salon de l’hôtelBoltyn, où les colonnes de métal s’ornaient de têtes de bœufsdorées, vit une nouvelle réunion des milliardaires convoqués partélégramme.

C’était la première assemblée générale depuisle départ des hypnotiseurs pour l’Europe.

Or, depuis trois mois que Harry Madge etWilliam Boltyn n’avaient rien voulu dire à ce sujet, tous lesmilliardaires brûlaient du désir de connaître les résultats de lacampagne d’espionnage politique. Pas un ne manquait à l’appel.

Ce fut Harry Madge qui prit, le premier, laparole.

– Gentlemen, dit-il, je commence toutd’abord par vous remercier de la confiance que vous avez bien voulume témoigner depuis plusieurs mois ; et je vais tout de suitevous mettre au courant des résultats de notre entreprise derenseignements politiques.

Il y eut un murmure d’approbation. Chacun secala dans son fauteuil. On écouta attentivement.

Après avoir promené, sur tous les assistants,son regard incisif et chargé de volonté, le spiritereprit :

– Voici quelle est exactement lasituation : après un siècle de paix et de labeur commercial etindustriel, qui a fait de nous autres Américains les plus grandsproducteurs du globe, le moment est enfin venu, pour les États del’Union, de pouvoir s’assurer des colonies. Les territoires,pourtant immenses, de notre pays ne nous suffisent plus. Il faut denouveaux débouchés à notre activité. Nous sommes le peuple du mondele plus énergique, le plus actif, le plus intelligent dans notrefaçon de comprendre la vie. L’univers doit nous appartenir, il nousappartiendra. Nous avons formé ce vaste projet de conquérirl’Europe, de même que jadis elle a conquis l’Amérique. Ce seranotre revanche, et nous sommes sur le point de l’avoir. En achetantMercury’s Park, le gouvernement yankee s’est décidé à en faire leplus puissant arsenal qu’on ait jamais vu. Un accord tacite existemaintenant entre notre société et la Chambre des représentants deWashington. La guerre est décidée ; elle ne saurait tarder àéclater…

Harry Madge se tut de nouveau pendant quelquesminutes, comme pour juger de l’effet produit par ses paroles.

Toutes les physionomies étaientattentives.

Tous les regards étaient fixés sur lui.

Il continua :

– Le bataillon de nos hypnotiseurs n’estpas resté au-dessous de ce que je vous avais promis. Nous sommes àprésent en possession de la plupart des plans d’inventions, ainsique des documents intéressant l’organisation militaire de laFrance. Nos envoyés secrets se sont attaqués aux ministères, auxforteresses et aux arsenaux. Ensuite, ce sera le tour del’Angleterre, de l’Allemagne, de la Russie, dont nous surprendronségalement les dispositions militaires ; et cela sans péril,sans luttes – rien que par la puissance de lecture à distance denos hypnotiseurs.

On avait écouté Harry Madge dans le plusprofond silence.

Sans aucune précaution oratoire, l’étrangevieillard – dont la voix sèche, sans timbre, et comme effacée etlointaine, parvenait à peine aux oreilles de ses auditeurs – avaitle don de retenir l’intérêt, de se faire religieusement écouter. Ilentrouvrait à peine, pour parler, ses lèvres décolorées, et siminces qu’on les discernait à peine.

Toujours coiffé de son bonnet à boule demétal, vêtu de son ample pardessus d’indéfinissable couleur,croisant ses longues mains décharnées et couvertes de bagues, il nelaissait pas d’impressionner vivement ses collègues, de leurapparaître comme un être surnaturel et mystérieux.

William Boltyn prit la parole à son tour, etsommairement, il résuma le dossier resté secret jusque-là. Lalecture qu’il fit, de quelques documents de la plus hauteimportance, provoqua l’enthousiasme général des milliardaires.

Philipps Adam, le gros marchand de forêts,donna le signal des applaudissements et, pendant quelques minutes,ce fut un concert d’acclamations.

– Gentlemen, dit William Boltyn, lorsquel’agitation provoquée par sa lecture se fut un peu calmée,gentlemen, après plusieurs années de persistants efforts, noustouchons enfin au but. Avec les armes dont nous disposons, notrevictoire est certaine. L’Europe n’a qu’à bien se tenir. Ainsi quevient de vous le dire l’honorable Harry Madge, la guerre ne sauraittarder à éclater, et voici pourquoi : d’accord avec nous, laChambre des Représentants va voter une loi frappant d’une taxe trèsélevée tous les produits européens à leur arrivée sur le sol desÉtats-Unis. Le gouvernement français protestera au nom de sesintérêts commerciaux. Nous tiendrons bon. Ou bien les puissanceseuropéennes, et en particulier la France, accepteront nosconditions – et alors elles sont nos vassales, elles sont ruinées –ou bien la lutte s’engagera – et vous savez, gentlemen, que toutesles chances de victoire seront pour nous. Nous décuplerons, nouscentuplerons même nos fortunes déjà colossales ; nousimposerons partout nos produits ; nous serons les maîtresincontestés du monde. Notre génie pratique pourra se développerlibrement. L’orgueilleuse Europe, avec ses territoires fertiles etle travail de ses peuples, avec cette intelligence dont elle est sifière, ne sera plus, entre nos mains, qu’un instrument de richesse,une immense colonie que nous gouvernerons à notre guise, et dontnous canaliserons le travail et l’épargne…

William Boltyn se rassit, au milieu d’untonnerre d’applaudissements ; il promena un regard triomphantsur ses collègues.

Tous les visages exprimaient une exaltation,une joie débordantes. Les regards brillaient avidement, les mainss’étendaient en avant, comme pour saisir la proie promise.Ah ! ils étaient bien tous d’accord, ces Yankees ambitieux etégoïstes. Pas un ne protestait au nom de la civilisation et del’humanité. Ils allaient enfin pouvoir assouvir leur haine contrel’Europe intelligente et pensante, et satisfaire leurs convoitises.Ils étaient d’autant plus sûrs du succès qu’ils sentaient que leurcoalition représentait une invincible force : celle desmilliardaires.

William Boltyn ne voulut pas laisser partirses collègues, sans avoir bu avec eux à la prospérité de l’Union età la réalisation de l’entreprise commune. Il donna des ordres. Peud’instants après un lunch était servi dans le grand salon,qu’illuminaient des lustres électriques et de hautes torchères debronze. Il chargea même Stephen de prier Aurora de vouloir bienhonorer la réunion de sa présence. Presque aussitôt, le majordomerevint dire que la jeune femme priait qu’on l’excusât.

William Boltyn dissimula son mécontentement.Décidément sa fille n’était plus la même qu’autrefois ; elles’éloignait de lui, ne s’intéressait plus à ses projets.

En se retirant, les milliardairestraversèrent, conduits par William Boltyn, le petit salon où setenait la jeune femme. Ils la saluèrent et défilèrent, un à un,devant elle, pour lui présenter leurs hommages.

– Que ces hommes sont donc laids etvulgaires ! dit-elle, énervée, comme son père revenaits’asseoir à côté d’elle, après avoir pris congé de ses hôtes.

– Je ne trouve pas, répondit froidementBoltyn. Ce sont d’honorables gentlemen, mes collègues et mes amis.Si tu avais assisté à notre réunion, tu aurais sans doute pour euxplus d’estime. Ils ont de la décision et de l’intelligence, àdéfaut de beauté ; et depuis que nous avons fondé notresociété, leur attachement à notre cause ne s’est pas démenti unseul instant.

Il s’interrompit pour lancer un regard àAurora qui l’écoutait à peine, et reprit aussitôt.

– Tu n’as pas entendu les éclats de voixet les applaudissements !… L’enthousiasme était à son comble.C’est qu’il faut dire aussi que tout nous réussit. Les hypnotiseursnous ont mis en possession de secrets d’une importance capitale. Legouvernement yankee est avec nous ; la guerre est décidée… Ily a, dans tout cela, de quoi nous rendre heureux, que jesache !

William Boltyn s’exaltait de nouveau. Sonregard métallique prenait une acuité extraordinaire.

Aurora ne semblait pas disposée à engager laconversation.

– Oh ! je sais que j’ai bien tort dete dire tout cela, reprit son père, en ne dissimulant pas combiencette attitude l’irritait. Tu te soucies fort peu de moi et de mestravaux. Que j’aie lutté depuis dix ans pour gagner desbank-notes, que j’aie entrepris une affaire gigantesquequi va me donner la puissance d’un empereur, cela t’est bienégal !

Aurora parut faire un effort pour garder soncalme.

– Mon père, dit-elle, avec un accent toutà fait triste, la discussion que vous essayez d’engager est bieninutile. Elle ne changera rien à ce qui existe. Vous me reprochezde ne plus m’intéresser à votre entreprise. C’est vrai. Mais qu’ypuis-je faire ? Je souffre cruellement ; et vous nevoulez pas comprendre qu’une transformation s’est faite dans monesprit.

– Oui, je sais, répliqua William Boltynirrité, ton Coronal a exercé sur toi une influence néfaste. Sesidées absurdes d’Européen t’ont fait oublier les sages préceptesque je t’avais jadis inculqués… Quelle différence entre ta conduited’à présent et celle que tu avais avant ton mariage !

– Oh ! dit Aurora, ne me faites pasde reproches, je suis maintenant sans volonté et – ajouta-t-elleavec un si poignant accent de désespoir que son père en tressaillit– j’ai passé à côté du bonheur.

– À qui peux-tu t’en prendre, sinon àtoi-même ?

– À moi ! dites plutôt à vous,s’écria la jeune femme. Si vous n’aviez pas été si ambitieux, sivous n’aviez pas sans cesse cherché à accroître votre fortune, sivous n’aviez pas tout sacrifié pour arriver à votre but, j’auraispeut-être été heureuse.

– Aurora, dit froidement le milliardaire,tu feras tant et si bien que je finirai par ne plus t’aimer. Tu mereproches aujourd’hui d’avoir fait ton malheur, à moi qui ne t’aijamais rien refusé ! N’ai-je pas satisfait, sans mot dire, tescaprices les plus coûteux et les plus insensés ? N’ai-je pas,ce matin encore, consenti à faire avec toi un voyage enEurope ?… Ah ! c’en est trop !… Tu m’accuses det’avoir sacrifiée à mon ambition. Est-ce parce que je t’ai accordéla grâce d’Olivier Coronal à Mercury’s Park, dis-moi ?… Ques’est-il ensuivi ? Que nos projets ont été surpris, queSkytown a été détruit et Hattison assassiné, que l’assassinlui-même a été dérobé à ma juste vengeance !… N’est-ce paspour toi que je travaille, que j’entasse des millions ?…Quelles théories nouvelles vas-tu donc me souteniraujourd’hui ? L’amour de l’humanité, le dédain de l’orpeut-être, et toutes les absurdités philosophiques dont se paientles hommes du Vieux Monde, et que t’a enseignées tonmari ?

William Boltyn était exaspéré.

– Eh bien, réponds-moi donc. Ose merépondre et me dire que j’ai tort.

La jeune femme se leva et déclara avec unegrande dignité :

– Nous perdons notre temps, mon père.J’attendrai qu’il vous plaise que nous allions en Europe, ainsi quevous me l’avez promis ce matin. À présent, ne vous occupez plus demoi ; épargnez-moi le chagrin d’avoir à vous dire des chosesque nous ne pourrions oublier ensuite ; et, puisque vous nevoulez pas admettre que je puisse aimer, permettez-moi du moins desouffrir en silence.

– Voyons, Aurora, dit le milliardaire,attendri, bien qu’il eût la volonté de rester impassible, est-ceraisonnable de t’isoler ainsi et de ne pas vouloir écouter mesconseils ?… Tu sais bien qu’en dehors de toi, je n’aimepersonne, que tu es ma seule joie !… J’avais même à te faireune surprise que, depuis trois mois, je te ménage… Devine de quoiil s’agit, ajouta-t-il en venant s’asseoir tout près d’elle et enlui prenant la main.

– Vraiment, s’étonna-t-elle, vous m’avezménagé une surprise ?

– Oui. Et je te connais assez pour savoirque tu vas être contente… Ta rivale, cette Lucienne Golbert que NedHattison t’a préférée jadis, elle est en ce moment atteinte d’unemaladie dont elle ne soupçonne pas la cause. Les Altidor sont à monservice ; et tu sais que la puissance occulte de ces deuxhommes est formidable. Avant peu, tu seras vengée !

– Vengée ! reprit Aurora en sourianttristement. Comment avez-vous pu croire un instant que cette penséeme soit venue ?… Eh quoi ! vous allez me rendreresponsable d’un crime ! Je ne le veux pas. Ces gens sont dansleur pays, j’exige que vous les laissiez en repos et que vousdonniez immédiatement des ordres pour qu’on suspende cette œuvre debasse vengeance, qui n’est digne ni de vous ni de moi.

William Boltyn était stupéfait.

Il s’attendait à voir sa fille accueillir avecjoie la nouvelle que son ancienne rivale était en danger de mort.Il avait compté sur cette nouvelle pour voir Aurora secouer sonennui et reprendre de l’intérêt à la vie.

Et voilà qu’Aurora ne voulait plus devengeance, voilà qu’elle protestait, elle, l’orgueilleuse etintraitable Yankee, au nom de ses sentiments d’humanité ! Lemilliardaire ne voulut pas en entendre davantage.

– C’est bien, conclut-il. Je ferai ce quetu voudras…

Huit jours après, miss Aurora Boltyn et sonpère prenaient, à New York, le paquebot pour Le Havre.

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