La Conspiration des milliardaires – Tome IV – La revanche du Vieux Monde

Chapitre 11L’accumulateur psychique

Aumoment où Arsène Golbert prit la parole, un profond silence se fitparmi les autres interlocuteurs.

Tous, depuis Lucienne, qui presqueinstantanément avait repris son sourire, depuis Léon, encore toutému de la noble façon dont Ned venait de lui pardonner la mort deson père, jusqu’à Olivier et Ned lui-même, tous demeurèrentattentifs, dans un recueillement si complet que, comme ditl’expression populaire, on eût pu entendre voler une mouche.

Le vieux savant, sans remarquer l’étrangepetite statue qui se dessinait, comme encadrée, dans une niche parle coffret d’acajou, continua, tout entier à l’exaltation de sadécouverte :

– Oui, je viens de faire la plus capitaledes inventions. Vous allez en juger…

« Aussitôt que j’ai connu le nouveauprojet des ennemis de la civilisation européenne, l’attaque qu’ilsméditaient contre nous, je me suis mis à l’œuvre. J’ai étudié etanalysé tout ce qui a rapport à cette force inconnue qu’on appellela force psychique. Eh bien, cette force, je suis parvenu àexpliquer dans quelles conditions elle se meut, et à l’utiliserd’une façon tout à fait surprenante…

L’ingénieur Golbert, haletant, repritbientôt :

– Le docteur Barraduc, un des savants quise sont le plus occupés des problèmes psychiques, est parvenu àrendre matériels et sensibles, à photographier pour ainsi dire lessentiments de l’âme humaine.

« Si l’on approche, dit-il, une plaquephotographique d’une personne, sans cependant qu’il y ait contact,cette plaque est impressionnée diversement, selon que cettepersonne est éveillée, endormie, malade, gaie ou triste.

« Les expériences auxquelles il s’estlivré démontrent la vérité de cette assertion audacieuse. On peutdire, en quelque sorte, qu’il est arrivé à photographier la joie,la tristesse, la colère. Tel est le principe qui m’a servi de pointde départ ; et c’est ce qui m’a conduit à ma théorie desidées lumineuses.

« D’abord, j’ai cessé d’employer lesplaques photographiques ordinaires, et j’ai, très rapidement, guidépar certains livres du Moyen Âge, construit des plaques végétales,sensibles seulement aux effluves psychiques.

« Mais ce n’est là que le prélude.

« Ah ! mes amis, continua levieillard encore tremblant d’émotion, si vous saviez quel a été monsaisissement lorsque j’ai reconnu que certaines substancesn’étaient pas sensibles aux idées purement égoïstes !… Aprèsbien des recherches, j’ai pu établir ce grand principe : uneidée ou un désir est d’autant plus vital, transmissible etphotographiable, qu’il embrasse un plus grand nombre d’unités.

« La rapide popularité, par exemple, decertaines idées généreuses, est une preuve de ce que j’avance.C’est grâce à cette loi mystérieuse que les admirables principes dela religion chrétienne ont pu devenir populaire, que les idéesd’égalité et de fraternité ont pu triompher. La haine et l’égoïsmesont négatifs, même en science. Il y a donc des idées, que j’aiappelées les idées lumineuses, et qui sont à peu prèsimpérissables, parce qu’elles ne contiennent aucune parcelle denégation. Ma théorie concilie toutes les religions, puisque, ainsi,elles sont toutes vraies dans ce qu’elles ont de positif. Cettemême théorie explique aussi, scientifiquement, l’immortalité del’âme. La pensée qui n’est pas souillée de négation estimpérissable…

– Mais, objecta Ned Hattison toujourspratique, vous nous exposez là, mon cher beau-père, des théoriescertainement fort belles, mais un peu mystiques pour un simpleYankee comme moi. Quel est donc le résultat palpable de votredécouverte ?

– Eh bien, dit Arsène Golbert ensouriant, j’ai réalisé un appareil qui accomplit, en quelquesheures, ce que les civilisations ont peine à faire en beaucoup desiècles, à travers mille difficultés… J’emploie la force morale,comme d’autres avaient employé jusqu’ici la vapeur, l’électricitéou le pouvoir animal de volonté d’un médium imbécile ou illettré.J’ai construit l’accumulateur psychique.

– Mais encore ?

– Eh bien, cette machine que vous verrez,dans un instant, se compose essentiellement de lentilles, demiroirs de cristal et de piles extrêmement puissantes au point devue psychique. Ces piles sont composées de liquides, dont lacomposition est imitée de certaines substances du cerveau.

– C’est stupéfiant, s’exclama NedHattison.

– Oui, mais c’est ainsi. Mon appareilrecueille la confiance, le courage, la bonté, la générosité, labienveillance, et les projette sur ceux qui manquent de cesqualités, même s’ils ne le veulent pas.

Ned et Olivier s’étaient levés.

– Mon cher maître, s’écrièrent-ilsensemble, ce que vous dites est merveilleux, extraordinaire. Degrâce, faites-nous assister immédiatement à une expérience,faites-nous voir votre appareil !… Malgré tout ce que vouspouvez dire, nous ne pouvons encore qu’être incrédules devant cesdéconcertants résultats. Si ce que vous dites est vrai, la face dumonde va être changée, le progrès va faire, en quelques jours, despas de géant.

– Venez, hommes de peu de foi, dit ensouriant le vieil ingénieur.

À ce moment, on frappa lourdement à la portede la salle à manger.

– Messieurs, annonça joyeusement Luciennequi venait d’entrer… Tom Punch !

– Le gaillard arrive à point pour servirde sujet à mon expérience, fit remarquer gaiement l’inventeur…Allons, Lucienne, offre à ce buveur rabelaisien un grand verre decognac.

Ce qui fut exécuté.

Cependant les autres convives, laissant lebrave majordome en tête à tête avec Lucienne, étaient passés dansle cabinet d’Arsène Golbert.

Dans un angle s’élevait une grande caisse decristal, une sorte de cube aux faces miroitantes.

À l’intérieur, des roues, des fils, deslentilles, toute une machinerie minutieuse et délicates’entrevoyait.

– Messieurs, dit l’ingénieur, décidémentd’excellente humeur, quel est le plus sobre d’entre nous ?

– C’est Ned, répondit Olivier Coronal enriant franchement et en désignant son ami du doigt, ainsi que lefont les écoliers. Ned est un buveur d’eau, tandis que moi j’aiencore, à certains jours, un faible pour les bouteillesvénérables.

– Alors, Ned, déclara plus sérieusementArsène Golbert, installez-vous ici, en face de l’appareil, etconcentrez votre pensée sur les effroyables ravages del’alcoolisme, et sur le désir que vous auriez d’en guérirl’humanité.

Ned s’assit gravement ; et l’ingénieurGolbert fit tourner doucement une roue de cristal.

Des étincelles tourbillonnèrent dansl’intérieur du cube transparent dont les parois s’attiédirent,ainsi qu’Olivier Coronal le constata, non sans surprise.

– C’est bien. Cela suffit, dit le vieilingénieur dont les yeux brillaient, et qui paraissait rajeuni dedix ans. Maintenant, qu’on m’amène Tom Punch.

Le majordome, un peu intimidé, entra, lechapeau à la main, et fut prié de s’asseoir sur le siège que venaitde quitter Ned Hattison.

De nouveau, l’ingénieur fit tourner la roue decristal. D’une vaste lentille, des effluves lumineux se dégagèrentet vinrent frapper le crâne de Tom Punch. Cette lumière spéciale, àpeine discernable en plein jour, mais qu’on devinaitphosphorescente, était verte, avec des irisations violettes. Elleparut produire sur le majordome un effet stupéfiant.

Au bout de quelques instants, la machine futarrêtée, et Tom Punch regagna la salle à manger en titubant commeun homme ivre.

– Messieurs, conseilla Arsène Golbert, nele perdons pas de vue. Vous allez voir quelque chose decurieux.

Tom Punch, de nouveau en tête à tête avec sonverre de cognac, semblait profondément rêveur.

Tout d’un coup, au grand étonnement desassistants, il écarta de lui la liqueur traîtresse et s’écria avecun grand soupir :

– Je vous remercie, madame Lucienne. Jene sais pas ce que j’ai aujourd’hui, mais je ne veux pas boired’alcool. C’est une honte d’aimer ces poisons maudits, qui m’ontdéjà rendu malade et qui conduisent à l’hôpital ou au suicide tantde pauvres travailleurs.

Plein d’une décision qu’il n’avait jamais eue,Tom Punch se leva et sortit dans le jardin pour fumer uncigare.

Il était devenu aussi pourpre d’indignation àla vue du cognac, que s’il eût été le docteur Goodwater lui-même,président, comme on sait, d’une des principales sociétés detempérance de New York.

La stupéfaction de Ned, d’Olivier, de LucienneGolbert, et surtout de Léon Goupit, ne connaissait plus debornes.

Chacun d’eux réfléchissait, et nul ne songeaità émettre une appréciation sur la scène à laquelle on venaitd’assister.

Ce fut Léon qui s’écria le premier :

– Tom Punch qui ne boit plus ! Çapar exemple, ça peut compter pour un miracle !

Il se croisait les bras et promenait sesregards autour de lui en hochant la tête, ce qui marquait bien àquel point il était surpris.

– Léon a dit la vérité, s’écria OlivierCoronal dans un élan d’enthousiasme. Vous avez réalisé le miraclequ’attendaient les Temps modernes, mon cher maître, dit-il enserrant dans les siennes les mains d’Arsène Golbert. Vous avezdonné, à l’intelligence et à la force morale l’arme qui leur étaitnécessaire pour combattre et pour vaincre l’animalité et le vice.Votre découverte ouvre à l’humanité des horizons de bonheur et desaine jouissance. Elle assure la victoire définitive de la justiceet de la bonté. Elle sanctionne tout ce qu’il y a de plus noble etde plus élevé dans l’effort de l’homme à travers les âges. Ellerésout tous les problèmes sociaux ! Ah ! c’est tropgrand, c’est trop beau, mon cher maître !… Je crois rêver. Lesmots me manquent pour exprimer ce que je pense.

Tous les assistants étaient sincèrementémus.

Le vieillard, qui pleurait presque de joie,s’était laissé tomber dans un fauteuil.

Lucienne lui avait tendrement passé le brasautour du cou.

Ned et Olivier lui avaient saisi chacun unemain ; et il n’était pas jusqu’à Léon qui ne prît sa part del’allégresse générale.

– Mais non, mes amis, protesta ArsèneGolbert, heureux de se sentir entouré de toutes ces sincèresaffections, soyons plus modestes. Je n’ai fait que découvrir un desprincipes qui régissent les sciences psychiques. Ce principetrouvé, chacun de vous en eût fait aisément l’application.

– Pour ma part, dit Ned Hattison, dontles regards venaient de rencontrer sur la table le coffret d’acajouqui contenait la statuette, vous me reprocherez peut-être demanquer de sens philosophique, mais je vais au plus pressé, et jeconsidère tout d’abord que l’accumulateur psychique va nouspermettre de vaincre nos ennemis, les ennemis de l’Europe, et deréduire à néant la puissance des hypnotiseurs.

– Bravo, monsieur Ned, ne put s’empêcherde s’écrier Léon. Nous débarrasser d’eux avant tout, voilà qui estbien parlé !…

– Les hypnotiseurs ? demanda levieux savant qui, en entendant prononcer ce nom, sembla tout à coupsortir d’un rêve.

Perdu dans sa généreuse vision de bonheuruniversel, il avait totalement oublié la cruelle réalité et lalutte homicide qui menaçait de s’engager entre l’Europe etl’Amérique.

Il se souvint, et son visage changead’expression.

– Eh bien, interrogea-t-il anxieusement,qu’y a-t-il donc de nouveau ? Où en sont lesévénements ?

Ses yeux interrogeaient alternativement Ned etOlivier.

Les deux hommes, ainsi que Lucienne, ne purents’empêcher de sourire.

Ce sourire éclairant le visage de sa fille, etl’expression de ses grands yeux noirs, redevenus gais et brillants,tout cela fut pour Arsène Golbert comme une révélation.

– Mais tu n’es plus malade, Lucienne,dit-il en quittant vivement son fauteuil. Que s’est-il donc passéici que j’ignore ?… Tous ces visages heureux, et toi ma petiteLucienne, malade ce matin et qui souris maintenant, qui sembles neplus souffrir…

– Regardez, fit simplement OlivierCoronal, en lui montrant de la main le coffret ouvert sur latable.

Arsène Golbert s’approcha, et ne comprenantpas, tout d’abord, se mit à examiner curieusement la statuette. Ilsouriait même complaisamment, comme si on lui eût présenté un objetd’art, et qu’on eût sollicité ses critiques.

Autour de lui, tous les assistants, y comprisTom Punch, qui depuis quelques minutes était revenu dans la salle àmanger, retenaient leur souffle. Ce ne fut qu’en apercevant lalongue aiguille d’acier, posée maintenant à côté de la délicatepoupée, que le vieillard se sentit pâlir et qu’il étouffa un cridouloureux.

– C’était donc vrai, murmura-t-il aveceffort, Lucienne était envoûtée !… Ah ! je m’expliquetout maintenant… Ma chère fille, ajouta-t-il avec tendresse, quidonc t’a sauvée ?

– C’est Léon, répondit Ned, en prenantamicalement par le bras le jeune homme qui essayait de se déroberet qui rougissait jusqu’aux oreilles… Il a réussi, au péril de savie, à arracher ce coffret des mains des deux frères Altidor, leschefs des hypnotiseurs. Nous lui devons une gratitudeéternelle.

Quoiqu’il sentît son cœur sauter de joie danssa poitrine, Léon eût bien voulu, en ce moment, être à cent piedssous terre.

– Tout le mérite revient à Tom Punch,dit-il. Je n’aurais rien fait sans lui. C’est lui qui a eu la bonneidée d’offrir à boire aux déménageurs pour les faire parler… Cen’est sûrement pas à présent qu’il le ferait, continua-t-il, nepouvant retenir la plaisanterie qui lui montait aux lèvres. Il estbien trop sobre pour cela, bien trop ennemi de l’alcool.

On rit de cette boutade.

Tom Punch reçut gravement sa part defélicitations.

La villa, triste et silencieuse le matin même,s’emplissait maintenant d’une joyeuse animation.

Tous les cœurs s’ouvraient à l’espérance, tousles visages reflétaient ce contentement intérieur qui est larécompense du devoir accompli.

Lucienne était allée dans le jardin et y avaitfait une moisson des premières fleurs que le printemps avait faitéclore. Elle en remplit les vases en vieux Sèvres qui ornaient lescheminées, et son rire perlé qu’on n’avait pas entendu depuis silongtemps, résonnait maintenant à travers les chambres. Elleannonça qu’elle retenait tout le monde à dîner.

– Cette journée est trop mémorable pourque nous ne la fêtions pas ensemble, dit-elle. Cela ne vousrappelle-t-il pas les jours heureux d’autrefois, lorsque, avant departir pour l’Amérique, nous espérions tous en l’avenir ?…Retirez-vous dans vos appartements, messieurs ajouta-t-elle, et quepersonne ne pénètre plus dans la salle à manger avant que j’en aiedonné le signal.

– Vous voyez, mes amis, on nous chasse,fit en riant Arsène Golbert. Allons continuer notre conversationdans mon cabinet de travail… Il me semble que Lucienne médite degrandes choses, relativement au dîner de ce soir.

Suivi de Ned et d’Olivier, il sortit enaffectant des allures mystérieuses.

Quant à Tom Punch et à Léon, ils furentchargés, par Lucienne, d’aller cueillir des fleurs dans le jardinet d’aider aux préparatifs du festin. Ils revinrent quelquesinstants après, ayant mis à sac toutes les plates-bandes, etchargés de feuillages, de violettes, de giroflées, de lilas etd’aubépines blanches.

En quelques instants, la salle à manger futtransformée.

Léon, grimpé sur une échelle, tapissait lesmurs des branches fleuries que lui tendait Tom Punch.

Lucienne possédait une sûreté de goût, uneentente de la décoration et de l’harmonie des couleurs vraimentremarquables. Sous ses doigts de Parisienne, les plus modestesbouquets revêtaient un cachet artistique, une forme gracieuse. Elleeut vite fait d’enguirlander la suspension, de l’entourer de lilaset d’aubépine, en disposant de place en place des touffes deviolette et de muguet des bois. Dans un grand vase de grès flammé,elle arrangea ensuite un buisson naturel qu’elle plaça au centre dela table.

Pendant ce temps, Léon avait fini d’orner lesmurailles et le plafond.

L’effet général était vraiment heureux.

Les tableaux et les estampes se détachaientdans des cadres de feuillages et de fleurs.

Léon s’était surpassé.

Il n’y avait rien à redire.

– Maintenant, dit Lucienne, je vousremercie. C’est parfait. Allez fumer un cigare dans le jardin.Laissez-moi disposer la table selon mon goût… Et surtout,ajouta-t-elle en se posant un doigt sur les lèvres, je compte survotre discrétion.

– C’est entendu, madame Lucienne. Nousserons muets comme des carpes.

Tom Punch, sévère et majestueux, emboîta lepas au Bellevillois, qui se sentait de folles envies de gambaderpour manifester sa joie.

– Eh bien, mon vieux Tom, dit Léonlorsqu’ils furent dans le jardin, crois-tu que ça fait plaisir devoir tout le monde heureux à présent, et cette bonneMme Lucienne redevenue active et souriante commeautrefois !… Plus de chagrins, plus de dangers pour personne.Les hypnotiseurs ! Bah ! on ne les craint plus avecl’invention de M. Golbert. Au premier geste qu’ils font, onleur envoie une décharge, et crac !… les voilà changés enhonnêtes gens… Avoue que c’est tout de même extraordinaire ;et si je n’en avais pas eu la preuve sur toi-même, je ne lecroirais pas. Car, il n’y a pas à dire, te voilà dégoûté du gin etdu whisky.

– Oui, répondit mélancoliquement TomPunch. Je crois que, du reste, il était temps de m’arrêter. Je neboirai plus que de l’eau maintenant. Je ne m’en porterai que mieux.D’ailleurs, j’ai un autre but.

– Ah !… Que veux-tu faire ?

– Je veux devenir un hypnotiseur depremière force, déclara sérieusement le majordome en roulant desyeux fulgurants sous ses énormes sourcils. Et, ne ris pas,Léon ! Je me sens la vocation. J’ai été majordome, maîtred’hôtel, cuisinier d’un prince russe et joueur de banjo, c’estvrai ; mais ce n’est pas là ce qu’il me faut.

– Il te faut être hypnotiseur !repartit Léon en éclatant de rire. Par exemple, il n’y a que toipour avoir tout d’un coup de ces idées géniales.

– Tu doutes de ma vocation, s’écria TomPunch, furieux que son ami le raillât, tu ne crois pas en lapuissance de mon regard. Eh bien, nous verrons. Pas plus tard quedemain, je vais en parler à Ned Hattison. Voilà plusieurs jours queje pense à cela, et quoi que tu dises, je suis convaincu qu’il y aen moi l’étoffe d’un hypnotiseur…

– Comme poids et comme volumecertainement, interrompit Léon ; et le vieil Harry Madgelui-même ne sera qu’une mazette à côté de toi, je n’en doutepas !…

Et le Bellevillois, rendu facétieux par lajoie qu’il éprouvait, faisait des niches à l’imposant Tom Punch,qui du reste prit bientôt le parti de ne pas se fâcher, et même defaire chorus avec lui.

– Viens donc plutôt avec moi jusqu’à lagare chercher ma femme qui ne va pas tarder à arriver, dit Léon.Mme Lucienne a voulu que je lui télégraphie àClamart.

Dans le cabinet de travail, les troisingénieurs, en attendant l’heure du dîner, s’étaient repris àcauser librement.

Pendant plus d’une heure, Arsène Golbert avaitexpliqué à Ned le fonctionnement de son merveilleux accumulateurpsychique.

Les expressions manquaient aux deux amis pourexprimer leur admiration et leur enthousiasme.

– C’est la fascination rendue mécanique,dit Olivier. Et alors vous pensez, cher maître, que votre appareiln’enregistre pas, ne peut pas accumuler ces idées que vous dénommezles idées négatives, c’est-à-dire égoïstes, haineuses etcriminelles.

– Assurément, répondit le vieillard, quisatisfaisait à toutes les questions avec une grâce et une clartéparfaites. Nous en ferons l’expérience quand vous voudrez, et c’estbien ce qui donne à ma découverte une véritable valeur sociale, etqui en fait une arme efficace de progrès. Cette division des idéeset des sentiments humains en deux catégories opposées n’est pasarbitraire, elle a existé de tout temps. Nous la retrouvons,confuse et submergée presque, il est vrai, sous l’amas des dogmeset des rites, dans toutes les religions. Deux forces se partagentle monde et sont continuellement en lutte, nous disent les anciens,l’esprit du bien et l’esprit du mal. Je n’ai fait que changer lestermes de l’équation, en attribuant à chacun d’eux sa valeurscientifique. Une idée ou un désir est d’autant plus vital ettransmissible qu’il embrasse un plus grand nombre d’unités, vousai-je dit tout à l’heure ; qu’est-ce à dire, sinon que lesidées positives : courage, générosité, existent seules enréalité. Dégagez vous-mêmes les conséquences de ce principe, etvous conclurez avec moi qu’une idée, entachée de négation n’aaucune valeur au point de vue du bonheur dont l’homme, par sonessence même, est appelé à jouir, que la destruction est uneerreur, que la haine est un sacrilège, puisque leurs effets sontcontraires au progrès, dont ils retardent la marche.

– Pourtant, objecta Ned, il arrive que,parfois, la haine est juste et nécessaire, qu’elle est utile même,lorsqu’on la met au service d’une cause généreuse. Ainsi, parexemple, je hais ces deux frères Altidor qui eussent fait mourirLucienne, je hais les inspirateurs du complot qui se trame en cemoment contre l’Europe. La suppression de ces hommes serait unbienfait pour l’humanité tout entière. Votre accumulateur psychiquene pourra-t-il donc nous aider à triompher d’eux ?

– Oui et non, répondit Arsène Golbert.Non, s’il s’agit de faire une œuvre négative, c’est-à-dire, commevous le pensez, s’il faut attenter à la vie de ces hommes. Oui,s’il s’agit, au contraire, d’agir positivement, c’est-à-dire deleur insuffler les idées généreuses qui leur manquent. J’aiconstruit mon accumulateur psychique pour améliorer les hommes, etnon pour les détruire. Il mentirait à son propre but, s’il étaitcapable de recevoir et de transmettre une idée qui ne fût pascréatrice. Il ne se différencierait plus alors des innombrablesengins qu’on invente chaque année pour rendre la guerre encore plusmeurtrière. Non, mes chers amis, ce n’est pas là le but que je mesuis proposé.

– Mais, objecta de nouveau Ned après unmoment de silence, vous savez comme moi que le danger qui nousmenace devient chaque jour plus pressant. Il se pourrait, qu’avantpeu, la guerre éclatât. Les hypnotiseurs opèrent en silence ;ils travaillent à surprendre les plans secrets de l’organisationmilitaire Que comptez-vous faire ?

– Le cas est pressant, en effet, appuyaOlivier Coronal.

– L’appareil que vous voyez n’est qu’unpremier essai, répondit le vieillard. Je compte en construire unbeaucoup plus puissant, et qui permettra de suggestionner à la foisun grand nombre d’hommes. Qui pourra dire que nous serons en périllorsque, sans faire usage d’aucune arme, d’aucun engin dedestruction, nous aurons en main les moyens de changer, d’un seulcoup, les dispositions belliqueuses d’un bataillon de soldats ensentiments très pacifiques ? En attendant, je suis d’avisqu’il nous faut prévenir immédiatement le ministre de la Guerre,l’informer des projets de la société des milliardaires américains,lui signaler la présence à Paris des hypnotiseurs-espions, et lemettre au courant de notre invention.

« Je veux espérer, ajouta Arsène Golbert,que les Chambres ne refuseront pas cette fois de s’intéresser à moninvention, ainsi que cela s’est produit, il y a quelques années, ausujet de ma locomotive sous-marine.

– Il est impossible que, cette fois, vousvous heurtiez à l’indifférence générale, s’écria chaleureusementOlivier Coronal. La situation est trop grave.

– Espérons-le, dit Arsène Golbert. Entout cas, mon cher Ned, et vous, Olivier, accepterez-vous dem’aider dans la construction d’un accumulateur psychique de grandesdimensions ?

– Mais certainement, répondirent à lafois les deux hommes.

À ce moment, on frappa à la porte du cabinetde travail.

– À table ! disait joyeusementLucienne, en apparaissant moulée dans un costume ravissant desimplicité et de bon goût. Vous pouvez entrer maintenant dans lasalle à manger, messieurs, ajouta-t-elle avec un malicieux sourire,en prenant les devants.

Léon et Tom Punch, en grande tenue, guettaientl’arrivée des ingénieurs.

– Vive monsieur Golbert ! s’écria leBellevillois en les apercevant, immobiles, sur le seuil.

– Hurrah ! pour l’accumulateur,répondit Tom Punch à grand fracas.

Sous le flot de lumière que versaient degrosses lampes de cristal, la salle à manger, entièrement décoréede feuillages et de fleurs, présentait un aspect féerique. Uneénorme gerbe occupait le centre de la table.

Lucienne avait sorti, pour la circonstance, unprécieux service qui, sur la nappe immaculée, au milieu des fleurset des cristaux de Bohême, étincelait de mille reflets. La jeunefemme avait fait des prodiges de bon goût.

– Eh bien, dit-elle, messieurs,qu’attendez-vous ?

Mais devant Ned et Olivier, aussi surpris quelui, Arsène Golbert restait immobile.

– Lucienne !… mes amis…,balbutia-t-il en s’avançant, très ému. C’est pour moi ! Vousavez pensé… Je vous remercie… Mes bons amis !…

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer