La Conspiration des milliardaires – Tome IV – La revanche du Vieux Monde

Chapitre 13Au ministère

Peu detemps après avoir annoncé à ses amis sa découverte del’accumulateur psychique, l’ingénieur Arsène Golbert débarqua, unmatin, à la gare Montparnasse. Il prit un fiacre et se fit conduireau ministère de la Guerre.

Dans son portefeuille se trouvait la lettred’audience qu’il avait reçue la veille.

Très correct avec son haut-de-formesoigneusement lissé, ganté de jaune, l’inventeur, dont le visage,encore jeune d’expression, s’encadrait de légers favoris blancs,avait bien l’allure d’un véritable homme de science.

À sa démarche hésitante, à ses gestes commemal assurés, à cette excessive timidité qui lui avait toujours faitredouter le contact de la foule, on reconnaissait en lui le rêveurpassionné que ses études ont toujours absorbé et qui, vivant àl’écart, s’est toujours peu soucié des intrigues qui conduisent leshommes habiles aux honneurs et aux dignités. D’une grande douceur,toujours prêt à excuser ceux qui lui faisaient du mal, l’ingénieuravait gardé une naïveté, une croyance en la bonté et en la justice,qui étonnaient tous ceux qui l’approchaient.

– Que désirez-vous, monsieur ? luidemanda un concierge, solennel dans sa livrée à galonsd’argent.

Arsène Golbert montra sa lettred’audience.

– Ah ! parfaitement. Vous venez pourl’audience de M. le ministre… Escalier B, au premier étage, laporte K, dans le troisième corridor à droite.

– Merci, murmura le savant en s’éloignantdans la direction qu’on lui indiquait.

Pour arriver à destination, il dut avoirrecours à l’obligeance d’un garçon de bureau, qui, le voyant perdudans le dédale des corridors, lui donna des indicationsprécises.

L’antichambre du cabinet du ministre contenaitdéjà une vingtaine de personnes. Il y avait là des députés, dessénateurs, des industriels décorés, plusieurs dames, et desofficiers de toutes armes.

Deux huissiers en habit, portant autour du coula traditionnelle chaînette d’argent, étaient postés de chaque côtéde la porte qui donnait accès au cabinet du ministre. Ces cerbèresd’un nouveau genre, assis dans un fauteuil, devant une petitetable, semblaient fort occupés à dessiner, avec la pointe d’uncrayon, de vagues figures sur la moleskine de leur sous-main.

Arsène Golbert remit à l’un d’eux sa lettred’audience.

– C’est bien. Attendez votre tour, fitl’huissier en étouffant un bâillement.

L’ingénieur alla s’asseoir sur un siège restélibre, auprès de l’embrasure d’une fenêtre.

L’antichambre, très élevée de plafond, et dontles hautes croisées, garnies de rideaux poussiéreux, donnaient surune sorte de terrasse, offrait un exemple réussi de ce que peutproduire le goût administratif en matière d’ameublement et dedécoration. Sur les murs, et pour en égayer sans doute la couleursombre, un thermomètre, un baromètre et une horloge faisaientvis-à-vis à quelques lithographies, avec une symétrie toutebureaucratique. L’ingénieur remarqua que tous les objets,fauteuils, chaises, tables, banquettes, portaient une étiquette dezinc avec un numéro d’ordre. De temps à autre des garçons de bureauapportaient des dossiers, des piles de paperasses, que l’un deshuissiers recevait sans mot dire, et qu’il prenait indolemment sousson bras pour disparaître avec, derrière la porte double du cabinetministériel.

« Mon tour ne va-t-il pas bientôtvenir ? » pensa le savant au bout d’une demi-heured’attente.

Plus de cinquante personne avaient, dans lajournée, été introduites. Dans le nombre, beaucoup n’avaient faitaucune station dans l’antichambre.

Des personnalités sans doute, des hommesinfluents, qui arrivaient, le verbe haut, la démarche assurée, secontentant de donner leur carte à l’huissier. Ils n’avaient pasbesoin de lettre d’audience, ceux-là ; ils étaient chez eux,et le faisaient bien remarquer par les regards méprisants qu’ilsjetaient en passant sur les solliciteurs.

Enfin le défilé devint plus rapide.L’antichambre commença de se vider. L’huissier appela :« Monsieur Arsène Golbert. »

Le ministre de la Guerre était un homme d’unesoixantaine d’années, ancien officier de manières hautaines,possesseur d’un nom illustre et d’une grande fortune. Il faisaitpartie du Parlement depuis de longues années.

– Monsieur le ministre, dit ArsèneGolbert en s’inclinant, j’ai une communication très sérieuse à vousfaire.

– En effet, je vois cela sur votre lettred’audience, répondit le ministre en jetant un coup d’œil sur lapendule de marbre noir placée sur la cheminée de son cabinet. Maisexcusez-moi, tous mes instants sont pris ; je n’aurai pas letemps de vous écouter. Adressez-moi votre communication, lesbureaux l’examineront.

– C’est que, reprit le vieux savant unpeu déconcerté, c’est de la plus haute importance. Je tenaisabsolument à vous communiquer de vive voix ce dont il s’agit. Il yva de la sécurité de notre pays.

– Je me rends à vos instances, monsieur.Quelle est cette communication ?

Tout en parlant, le ministre continuait àfeuilleter des papiers épars devant lui, sans lever les yeux.

– La France, et non seulement la France,mais l’Europe entière sont en danger, commença sans préambuleArsène Golbert, dont la voix tremblait légèrement. Mais ce que j’aià vous dire est si grave, si complexe aussi, que je suis embarrasséd’avoir à me résumer… Voici donc ce qui se passe en ce moment cheznous, reprit-il, sans que le ministre eût bronché, sans qu’il eûteu l’air de prêter la moindre attention aux paroles qu’ilentendait.

Très ému, avec des gestes fébriles,M. Golbert expliqua les projets de la société desmilliardaires américains. Il dit la présence à Paris deshypnotiseurs, et l’œuvre d’espionnage à laquelle ils se livraient –glissant sur tous les points de détail, ne s’attachant qu’àdémontrer l’imminence du péril.

L’enthousiaste vieillard s’attendait à voir leministre bondir, lui demander des explications détaillées, despreuves même. Il n’en fut rien.

Le ministre était très absorbé par des soucispolitiques ; la séance de l’après-midi à la Chambre devaitêtre très orageuse, et le bruit courait dans les milieuxparlementaires, qu’il se pourrait bien que le ministère soitrenversé.

– Je vous remercie du dérangement quevous vous êtes occasionné, dit-il en se levant pour marquer quel’entretien était fini. Je loue beaucoup votre patriotisme. Necraignez rien, ajouta-t-il avec cette infatuation involontaire deshommes au pouvoir, s’il est vrai que ces espions soient en Francecomme vous le dites, notre service de renseignements nous enavisera bientôt. Nous prendrons des mesures.

– Mais permettez, monsieur le ministre,insista Arsène Golbert en haussant la voix, je ne vous ai pas toutraconté. En même temps que je vous signale le danger, je mets àvotre disposition les moyens de les combattre. Je viens de faireune découverte d’une importance capitale, et…

– Eh bien, mon cher savant, interrompitle ministre en appuyant sur un timbre, certainement, adressez-nousune communication et les plans de votre invention. Nos bureaux lesexamineront, s’il y a lieu, et nous verrons s’ils peuvent êtreadoptés.

Arsène Golbert comprit qu’il était inutiled’insister.

L’huissier d’ailleurs apparaissait, annonçantune autre personne.

Le savant sortit, furieux, déconcerté, et touttremblant d’indignation.

– C’est cela !… que j’adresse unecommunication ! se disait-il en traversant de nouveaul’antichambre. Quelle ironie ! On mettra des mois à examinermes plans, on entassera formalités sur formalités, on me renverrade bureau en bureau. Pendant ce temps, nos ennemis continueront àpréparer des armes contre nous.

Comme Arsène Golbert se retirait,mélancoliquement, en suivant les boulevards, il entendit crier pardes camelots à la voix retentissante :

– Demandez La Rotative… L’Aube… LeCanard… La Vérité… Le Grand Quotidien…

Les manchettes des journauxportaient :

LA COMPLICATION FRANCO-AMÉRICAINE

Curieux détails

UN DON DE DEUX CENTS MILLIONS À LA FLOTTE DES ÉTATS-UNIS

L’Arsenal de Mercury’s Park

Arsène Golbert, très énervé, acheta toute uneliasse de journaux ; et pendant qu’il s’en retournait, sahaute taille un peu courbée, ses cheveux blancs débordants de sonhaut-de-forme à larges bords, le savant pensa qu’il était bien seulau milieu de cette foule, grouillante et tourbillonnante comme unvol de phalènes aux rayons bleus de la lumière électrique.

– Ah ! soupira-t-il amèrement,l’égoïsme et le manque d’entente perdent la France, comme ilsperdront l’Europe !

En approchant de la gare, le savant se sentitplus joyeux. Il allait se retrouver au milieu des siens.

Aussi conclut-il, avec sa nature optimiste etbonne :

– Heureusement que l’accumulateurpsychique est là pour empêcher tous ces gaillards de faire desbêtises !…

En entrant dans son cabinet de travail, toutson courage lui était revenu. Ce fut presque joyeusement qu’ilnarra sa mésaventure à ses amis, alors en pleine fièvre detravail.

Tous se trouvaient réunis. Tom Punch et Léonpolissaient, à l’aide d’une énorme meule, un très large plateau decristal. Le père Lachaume, en redingote verte, ses cheveux grishérissés, chargeait des piles à l’aide d’un compte-gouttes. Olivieret Ned, en tablier de forgeron, la lime en main, parachevaient depetites pièces de nickel.

– Mes amis, déclara sans trop detristesse Arsène Golbert, ce que j’avais prévu est arrivé : leministre m’a éconduit poliment, ou à peu près. C’est tout justes’il ne m’a pas pris pour un fou.

– Sacrédié, s’écria le père Lachaume, jevais y aller moi-même. Il sera bien forcé de me recevoir. Je peuxavoir toutes les recommandations que je voudrai. D’ailleurs, si legouvernement agit de la sorte, eh bien, nous nous en passerons. Jemangerai, s’il le faut, jusqu’au dernier sou de ma fortune.

– Et moi aussi… Et moi la mienne, direntpresque en même temps Ned et Olivier.

Réconforté par les sympathies quil’entouraient, Arsène Golbert reprit :

– Mes chers amis, permettez-moi d’abordde vous remercier de vos offres généreuses ; mais croyez-lebien, il n’y aura pas besoin de tant de dépense. L’accumulateurpsychique est, comme vous le voyez, d’une construction fort simpleet relativement peu coûteuse. J’espère que, dans quelques jours,tout sera prêt.

– Vous savez, annonça le père Lachaumeavec une joie enfantine, j’ai trouvé un perfectionnement.

– Et lequel ?

– Eh bien, à l’aide d’un dispositif fortsimple : avec un récepteur électrique et deux miroirs, on peutfaire sentir les effets de la pile à une très grande distance,distance qui ne dépasse pas quelques centaines de mètres, mais queje compte bien augmenter d’une façon formidable.

– Bravo ! s’écria Arsène Golbert, enserrant les mains de son vieux collègue.

– L’idéal, dit Ned, serait d’arriver àdonner à l’accumulateur une assez longue portée pour qu’il fûtcapable, malgré la distance, de transformer en honnêtes gens nosYankees.

– Messieurs, fit Lucienne, qui venaitd’ouvrir la porte à l’improviste, ne chargez pas, pour ce soir,votre appareil avec trop de tempérance, car j’ai préparédes petits plats dont vous me direz des nouvelles. À table, tout lemonde !

Le repas fut un des plus gais qu’on eût vusdepuis longtemps à la villa de Meudon. Le père Lachaume se révélacomme un conteur exquis. Il nomma quelques avares de saconnaissance qu’il se proposait de transformer en philanthropes, etcita certains gibiers de potence dont il voulait faire des prixMonthyon.

– Il me tarde, dit-il, que le grandappareil soit terminé ; nous accomplirons des prodiges. Jeveux d’abord améliorer les cochers de fiacre et les doter d’unepolitesse à rendre jaloux toute la cour du roi Louis XIV, à fairerentrer de dépit dans les enfers l’ombre même deM. de Coislin.

« “Me ferez-vous l’honneur, madame,diront-ils, d’emprunter, pour quelques instants, les coussins de cemodeste véhicule ?”

« “Ces tomates rougissent de confusion envotre présence”, susurreront mélodieusement les fruitières les plusmal embouchées.

« Enfin les bouquetières :

« “Ces violettes, messieurs, ontl’honneur de fleurir devant Vos Majestés.”

– Ce sera charmant ! dit Lucienne enriant aux éclats.

– Ce sont des plaisanteries, reprit Ned,mais il est certain que ces résultats dont vous plaisantez sonttrès possibles avec l’accumulateur.

Le repas s’acheva au milieu d’un véritableenthousiasme. Lucienne, qui avait déjà repris ses vives couleursd’antan, voulut couronner une aussi belle journée en débouchant lechampagne.

Il fut décidé, vu l’urgence du travail, queM. Lachaume s’installerait provisoirement à la villa. Iloccuperait la chambre d’ami, pendant que Léon et Tom Punchsommeilleraient fraternellement, installés sur des matelas, dansles mansardes.

Le désir de succès et l’ardeur étaient sigrands que le petit jour trouva les travailleurs encore àl’ouvrage.

Lucienne, levée dès l’aurore, surpritagréablement tout le monde, en faisant irruption dans le cabinet detravail avec un vaste plateau chargé de bols de chocolat, d’unebouteille de vieux malaga et d’une corbeille de brioches touteschaudes.

– Encore un jour de travail, déclaratriomphalement Arsène Golbert, et nous sommes prêts.

Dans la matinée arrivèrent les journaux.

Sur une interpellation au sujet du conflitfranco-américain, le cabinet était tombé.

– Tant pis pour eux, dit le père Lachaumesans la moindre nuance de pitié. Leurs successeurs seront peut-êtreplus intelligents.

Et, à travers une énorme loupe qui lui servaità compter de minces barreaux métalliques, le vieux savant lança unregard féroce à l’adresse des malencontreux politiciens.

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