La Conspiration des milliardaires – Tome IV – La revanche du Vieux Monde

Chapitre 17Le village de Kergario

Cen’était pas par hasard qu’Arsène Golbert avait choisi le village deKergario, tout au fond de la Basse-Bretagne, pour en faire lethéâtre d’une expérience collective dont il voulait que le résultatfût décisif.

Kergario, situé à une distance considérable detoute ville, au milieu d’une lande désolée où ne poussaient que demaigres ajoncs et des bruyères maladives parsemés de blocs degranit, était un des endroits les plus sauvages du monde. La garede chemin de fer la plus proche était éloignée d’une dizaine delieues. Une fois seulement par semaine, le jour du marché, unevieille diligence faisait le service entre le bourg et le village.Cela suffisait pour expliquer l’état d’ignorance et de superstitiondans lequel étaient restés les habitants de Kergario.

On y parlait le dialecte breton, auxconsonances à la fois rudes et empreintes de mélancolie ; etle curé lui-même ne comprenait presque plus le français.

Rares étaient les habitants de ce village quin’y fussent point nés. Jamais un livre ni un journal n’ypénétraient. Les pauvres paysans ignoraient même sous quelgouvernement ils vivaient. Ils ne connaissaient rien du restant del’univers.

Une année, des artistes, séduits par lasauvage beauté des paysages environnants, essayèrent de s’yinstaller. Ils durent bientôt partir.

Dès le premier jour, les enfants leur avaientjeté des pierres, les femmes les avaient injuriés et les paysansles avaient poursuivis, armés de fourches et de bâtons.

Les habitants des villages voisins necommuniquaient jamais avec eux et les regardaient comme dessauvages.

Malgré les efforts du curé, qui faisait sonpossible pour améliorer ces natures ingrates, la misère, la saleté,l’ignorance et le vice exerçaient librement leurs ravages danscette misérable contrée.

C’est ce qu’expliquait Arsène Golbert auministre Barnajou, dans le compartiment du train spécial qui lesemmenait à la gare la plus rapprochée du village maudit.

L’accumulateur psychique, soigneusementemballé, avait été placé dans un fourgon capitonné sous lasurveillance de MM. Tom Punch et Léon Goupit qui ne devaientpas le quitter d’un instant.

Quelque vingtaine d’années auparavant, ArsèneGolbert avait passé près de Kergario pour faire le tracé d’uneligne de chemin de fer, et il se souvenait que ses ingénieurs etses piqueurs avaient été à demi assommés par les paysans.

C’est ainsi qu’il s’était décidé à transporteren Bretagne son merveilleux accumulateur, et à déranger leministre.

– Si je réussis à rendre ces gens-là douxet humains, je crois qu’on n’aura rien à m’objecter.

– Parbleu ! je le sais bien,répliqua Barnajou. L’effet est sûr. Avons-nous au moins emmené unphotographe ?

– J’ai apporté mon appareil, réponditNed, et mon ami a pris aussi le sien, ajouta-t-il en montrantOlivier Coronal, qui semblait rajeuni par le succès de son maître,et tenait tête, avec beaucoup de verve, aux boutades du ministreméridional.

En arrivant à la gare, la petite troupe pritplace dans un char à bancs, attelé de deux fringants petits chevauxbretons. Un peu avant midi, on était arrivé en face du fameuxvillage.

Le sous-préfet de l’arrondissement avait jugébon de donner au ministre, par mesure de prudence, une escorte dehuit gendarmes à cheval.

On fit halte, à deux cents mètres environ, surune petite éminence qu’ombrageaient deux ou trois chênes rabougriset de grands houx au feuillage couleur de bronze.

Les gendarmes, que commandait le brigadierBertrand, un ancien soldat d’Afrique, se tinrent en embuscade dansun petit bois, le ministre ayant jugé préférable de ne pas afficherle ridicule d’une semblable escorte. Au fond, il ne se croyaitnullement en danger, et soupçonnait, à part soi, l’ingénieurGolbert d’avoir légèrement exagéré la sauvagerie des habitants deKergario.

Après un déjeuner froid, qui fut expédié àl’ombre d’une gigantesque pierre celtique, les diverses pièces del’accumulateur furent tirées de leurs gaines, et l’appareil futmonté et installé, bien en position, sur un bloc horizontal degranit.

À ce moment, les habitants du villagecommencèrent à s’émouvoir des préparatifs qui se faisaient sur lalande.

Des enfants et des femmes en haillons, lespieds nus, sortirent les uns après les autres des misérableschaumines qui se groupaient autour d’une église délabrée, etvinrent s’arrêter, comme des animaux curieux, à une centaine demètres de l’accumulateur.

Ils restèrent d’abord bouche bée, devant cegrand bloc de cristal, qui s’irisait de toutes les lueurs del’arc-en-ciel aux rayons du soleil printanier ; puis ilspoussèrent des exclamations et des grognements sourds, etcommencèrent à se diriger vers l’accumulateur, d’une allure qui nelaissait aucun doute sur leurs intentions hostiles.

Quelques paysans, armés de faux et de bâtons,s’étaient joints à eux.

– Que vous avais-je dis ? s’écriatriomphalement Arsène Golbert.

À ce moment, une pierre passa en sifflant àquelques centimètres de l’appareil, et emporta le haut-de-forme duministre.

– Les misérables, s’écria Hattison, ilsvont briser l’accumulateur.

– Eh ! pas de ça, fit le ministrequi avait ramassé son chapeau… Gare aux gendarmes !

À cet instant précis, la petite troupe dubrigadier se démasqua, et les tricornes de la maréchaussée firentleur apparition.

Les gens de Kergario battirent en retraiteprécipitamment.

– Ne les poursuivez pas, ordonna leministre, avec autorité. Laissez-les rentrer chez eux ; maisne vous éloignez pas trop. Soyez prêts à nous secourir en cas d’unenouvelle attaque.

Pendant cette scène, Léon Goupit, toujoursadmirable de sang-froid, avait trouvé moyen de prendre uninstantané de l’espèce de petite escarmouche qui venait d’avoirlieu.

– Tu vois, dit-il à Tom Punch, assezébahi de tout ce qui arrivait, je vais prendre une secondephotographie après l’expérience, et l’on fera paraître les deux,l’une en face de l’autre, dans les journaux illustrés.

Enfin, l’appareil fut mis en mouvement. Lespiles furent actionnées ; les disques et les miroirstournèrent.

Un vaste faisceau fluidique, visible à l’œilnu sous la forme d’une pyramide bleuâtre et miroitante, partit dudisque oculaire central et alla envelopper les taudis de Kergariod’un arc-en-ciel foudroyant.

Dix minutes se passèrent. Rien ne seproduisait. Le silence était profond, aussi bien chez lesexpérimentateurs que chez les habitants du village, claquemuréschez eux par la crainte des gendarmes.

– Malgré tout, murmura le ministre,j’éprouve une certaine émotion.

– Allons, continuez, dit à ses amisArsène Golbert qui dissimulait mal son trouble et son anxiété.

Cinq minutes se passèrent encore. Puis unefemme sortit d’une des masures, armée d’un grand seau d’eau et d’unbalai. Elle se mit à nettoyer la ruelle avec une énergiedésespérée. Elle avait fort à faire. Il y avait peut-être dessiècles que cette ruelle, où les porcs et les canards prenaientlibrement leurs ébats, était encombrée de fumier.

Peu après, une autre ménagère sortit, et semit à imiter la première. Puis ce fut le tour d’une troisième, puisd’une quatrième. Enfin le village tout entier donna auxexpérimentateurs le spectacle d’une séance de propreté certainementunique dans les fastes de la contrée.

Les hommes, qui s’étaient mis les derniers àla besogne, ne se montraient pas les moins actifs. Ils brouettaientdes pierres et du gravier pour boucher les mares à purin et lesautres cloaques, qui entretenaient à Kergario, diverses fièvres àl’état endémique.

Comme sous le coup de baguette d’unenchanteur, la bourgade avait vite pris un petit aspect de villagehollandais tout à fait remarquable.

Le ministre, qui suivait les péripéties decette transformation à l’aide d’une jumelle de théâtre, s’écriajovialement, avec son léger accent méridional :

– Té ! voilà des gaillards qui sedécrassent !

Après les maisons, ce fut le tour des petitsenfants. On vit les mères les plonger dans de vastes baquets, etles nettoyer à l’eau claire, faute de mieux, le recteur étant leseul à posséder du savon, à Kergario.

Tout l’après-midi, le petit village offritl’aspect d’une ruche affairée. Il s’y produisait un mouvement, desallées et venues, que les expérimentateurs ne comprenaient pas trèsbien. Ils eurent bientôt la clef du mystère.

De l’unique rue qui formait le villagedébouchait un cortège d’une magnificence naïve et tout à faittouchante. En tête, marchaient de toutes petites filles, couronnéesde genêts d’or et tenant en mains de gros bouquets de bruyèrepourprée. Elles étaient vêtues de fraîches robes de cotonnadebleue, et chaussées de gros sabots rouges en bois de pommier,qu’elles avaient réservés jusque-là pour les fêtescarillonnées.

Derrière ces enfants se tenaient les grandessœurs et leurs mères, parées de corsages brodés et de coiffes àlongues ailes éclatantes de blancheur. Elles portaient de grandsplats de faïence bleue, où s’étalaient les humbles présents quepeut offrir un pays aussi pauvre. Il y avait des tranches de jambonrosé, du pain aux rousseurs étincelantes, des galettes de sarrasin,et des pichets de terre, pleins de cidre écumant.

Les paysannes qui portaient ces présentsavaient un air modeste et candide que l’on n’a point vu depuis.Après elles marchaient leurs frères et leurs maris, coiffés defeutres à larges bords, d’où leurs longs cheveux retombaient surdes gilets ornés de bandes de velours d’or.

Toute la troupe s’avançait en cadence aux sonsdu biniou, dont jouait un vénérable sonneur en cheveux blancs.

Arrivé à quelques mètres de l’accumulateur, lecortège s’arrêta, et le recteur, qui s’était jusqu’alors caché aumilieu des rangs, s’avança et fit, dans un excellent latin de ladécadence, une petite harangue dont voici à peu près latraduction :

– Les habitants de Kergario me chargentde vous exposer, messieurs, le plaisir qu’ils ont de voir desétrangers dans ce pays jusqu’ici négligé par les voyageurs. Ilsvous prient d’agréer ces modestes présents en regrettant que leurpauvreté ne leur permette pas une hospitalité plus somptueuse.

Sur un signe du vieillard, les jeunes fillesdéposèrent, sur la pierre druidique, la collation dont ellesétaient chargées.

Le ministre, qui avait été prix d’honneur,naguère, au lycée de Toulouse, était enchanté de l’aventure. Ildonna la réplique au recteur en fort bons termes, lui apprenant quiil était, et promettant de subventionner largement le village deKergario, sitôt que les ressources du Budget le permettraient.

– Il faut, dit-il, que ce village possèdeà bref délai un instituteur, qu’il jouisse des bienfaits del’enseignement gratuit et obligatoire. Quant à ces landes, ellesrecèlent certainement des richesses cachées. J’enverrai desingénieurs, qui découvriront les gisements de minerai, que doiventrenfermer ces terrains… tertiaires.

Le recteur remercia le ministre avec dignité,mais sans bassesse, et lui fit part du vœu secret de quelqueshabitants qui désiraient une ligne de chemin de fer et un bureau deposte et télégraphe. D’aucuns réclamaient une bibliothèque et laconstruction d’un petit musée.

Tout en trouvant, à part soi, que les effetsde l’accumulateur étaient vraiment un peu foudroyants, le ministrepromit d’envoyer une partie des livres dont son ministère étaitencombré. Il y joindrait même quelques-uns des tableaux quel’exiguïté des musées parisiens le forçait de reléguer dans desgreniers, malgré leur réelle valeur.

– Et de deux ! s’écria tout à coupLéon Goupit, oubliant, dans sa joie, la présence des personnagesofficiels.

Il venait de tirer son second instantané,représentant le cortège bucolique des habitants de Kergario.

Il faudrait la plume de Cervantès pour décrirele festin qui suivit ce discours.

Les gens de Kergario fraternisèrent avec lesingénieurs et même avec le ministre. On se fût cru aux noces deGamache. Deux porcs avaient été sacrifiés. Une tente formée debranches de pin et de draps de lit avait été dressée et munie d’unelongue table. Les gendarmes eux-mêmes furent de la fête, et ne seretirèrent point sans avoir vidé quelques pichets et englouti forcetranches de jambon.

Le ministre, très ému, fit de nouveau undiscours latin bondé de citations virgiliennes, et que le recteurtraduisait à mesure à ses ouailles, en bas-breton.

Ce ne fut que très avant dans la nuit que leministre et son escorte regagnèrent la sous-préfecture voisine. Lelendemain, tout le monde rentrait à Paris par le train spécial.

L’accumulateur psychique avait été confié, denouveau, à la garde de Léon et de son inséparable Tom Punch, qui,dans le fourgon, s’étaient mis à jouer aux cartes pour sedistraire.

Les trois ingénieurs et le ministreéchangeaient leurs impressions sur les résultats miraculeux qu’onavait obtenus la veille. Tout le monde était d’excellentehumeur.

Arsène Golbert, dont le fin visage encadré decheveux blancs s’éclairait d’une satisfaction sans bornes,s’entretenait, dans un coin du compartiment, avec Oscar Barnajou,tandis que Ned et Olivier causaient entre eux.

– Étonnant, stupéfiant, inouï !…s’écriait le ministre avec volubilité. J’en suis encore toutabasourdi, vraiment, je vous assure !… Vos prédictions qui, jevous l’avoue maintenant, me laissaient, malgré moi un peuincrédule, vos prédictions, dis-je, ont été dépassées par lesfaits.

Il parlait avec une telle abondance, qu’ArsèneGolbert était obligé de profiter des instants où le souffle luimanquait, pour placer quelques paroles.

– Vous savez, monsieur l’ingénieur,dit-il, que je vais tenir largement mes promesses. Il n’est pasdouteux, qu’avant peu, vous soyez à la tête d’une usine où vouspourrez fabriquer vos accumulateurs en grande quantité ; et jeprends sur moi de vous assurer que le gouvernement vous fourniratous les capitaux dont vous aurez besoin.

– Surtout ne tardons pas, répondit ArsèneGolbert. Les Américains doivent être informés maintenant de madécouverte.

– Eh bien, tant mieux ! hurlaBarnajou avec véhémence. Cela leur montrera que nous ne lescraignons pas !

Et il se lança, pour la vingtième fois aumoins depuis la veille, dans un panégyrique enflammé del’accumulateur.

– Quelle aurore de prospérité et degrandeur se lève sur le Vieux Monde, clama-t-il, grâce à votremerveilleuse invention. Comme je l’attends, ce jour où nosambitieux ennemis vibreront à notre unisson dans une commune penséed’amour pour l’humanité !…

– Ce sera la punition de leur égoïsme,dit Arsène Golbert en souriant.

À Meudon, le train s’arrêta pour laisserdescendre les trois ingénieurs. On détacha aussi le fourgon quicontenait l’accumulateur.

Après avoir serré chaleureusement la main destrois hommes, le ministre continua sa route jusqu’à Paris.

Le retour à la villa fut l’occasion d’unevéritable fête. Lucienne, prévenue par télégramme, attendait lesinventeurs. Betty aussi était là.

– Oh ! s’écria Lucienne, je n’ai pasbesoin de vous demander les résultats de l’expérience. Vous avezcomplètement réussi, n’est-ce pas ? je vois cela àl’expression joyeuse de vos visages.

Elle rit beaucoup lorsqu’on lui raconta lapremière attaque, l’escarmouche qui avait eu lieu entre leshabitants de Kergario et les gendarmes, ainsi que la besogned’assainissement à laquelle, hommes et femmes, s’étaient livrés,aussitôt après l’expérience.

– Oh ! que j’aurais voulu être làpour voir tous ces braves gens venir offrir des victuailles et desfleurs en grande pompe, dit-elle… Alors, Ned, c’est vrai que lerecteur vous a adressé un discours en latin, et que le ministre luia répondu de même ?

Le Bellevillois qui, en arrivant à la villa,n’avait fait qu’un saut, avec son appareil photographique jusqu’àla chambre noire, disposée pour développer les plaques, arrivaitavec deux épreuves, qu’il n’avait même pas pris le temps defixer.

– Voyez donc, madame Lucienne, voilàpremièrement la lutte héroïque de Jacques Bonhomme et del’autorité… Ces gaillards-là auraient bien démoli l’accumulateur,tant ils étaient mal disposés à notre égard… Voici maintenant lecortège champêtre venant nous apporter des cadeaux et nous exprimerle plaisir que lui cause notre présence… Quelle différence tout demême !

Lucienne regarda fort curieusement les deuxépreuves. Elle était stupéfaite et charmée. Elle contemplait sonpère avec orgueil.

– Maintenant, déclara le vieux savant, ilfaut nous mettre au travail. J’ai rendez-vous, cet après-midi même,avec le ministre, pour m’entendre avec lui au sujet de notre futureusine d’accumulateurs.

En effet, quelques heures après, ArsèneGolbert reprenait le train pour Paris.

Il resta fort tard dans le cabinet deBarnajou ; et lorsqu’il regagna la voiture qui l’avait amenéau ministère, il ne put s’empêcher de sourire, tant il étaitsatisfait.

– Mes amis, annonça-t-il en rentrant, lesnouvelles sont excellentes de tous côtés. DécidémentM. Barnajou n’est pas un ministre ordinaire ; il se rendcompte de la situation, et il mène les choses rondement. Dèsdemain, un local et des capitaux seront à notre disposition. Tousles ministres sont informés de mon invention. Rien ne nous arrêteplus. Nous allons pouvoir réaliser entièrement notre rêve. L’Europeest sauvée !…

L’Europe était sauvée. C’était vrai.

Après n’avoir parlé de l’accumulateurpsychique qu’en termes couverts, les journaux parisiens semettaient à donner des détails. On reproduisait partout le récit del’expérience de Kergario. C’était, dans toute la presse, un concertunanime d’admiration. Les feuilles et les revues scientifiquesanalysaient la découverte. Des flots d’encre coulaient, chaquejour, sur ce sujet déconcertant.

Pour satisfaire quelques-uns de ses amis,Arsène Golbert avait consenti à tenter une nouvelle expérience.

Ses collègues de l’Académie des sciences et del’École d’anthropologie lui amenèrent un jour une dizaine deredoutables gredins que le ministre Barnajou, toujours enthousiastede l’accumulateur psychique, avait fait extraire de la prison deFresnes, où ils attendaient leur comparution, pour la vingtièmefois au moins, devant un tribunal.

Lucienne fut positivement effrayée lorsqu’ellevit, un matin, arriver à la villa, ces hommes à figure bestiale,qu’accompagnaient des agents de la Sûreté.

L’un après l’autre, on les fit s’asseoirdevant l’appareil, sans qu’ils comprissent rien, du reste, à cequ’on leur voulait. Puis on leur donna à chacun un billet de centfrancs, et M. Golbert les pria de se présenter, le lendemain,à l’usine des accumulateurs qui se montait à Paris, dans lequartier de la Villette.

– Vous voyez ces hommes, dit-il à sescollègues, ce sont tous des repris de justice, des êtres dangereuxpour la société. Que direz-vous si, au lieu de profiter de laliberté qui leur est rendue et des cent francs qu’ils possèdentpour s’abandonner à leurs vices et pour perpétrer un nouveauméfait, que direz-vous si ces mêmes hommes acceptent de travailler,de se soumettre à la loi commune, et s’ils deviennent, dansl’avenir, d’honnêtes et courageux citoyens ?

– Nous serions bien forcés d’êtreconvaincus, dit un vieux professeur, célèbre par ses études sur lacriminalité… Vous aurez résolu le problème dont la solution atoujours échappé aux légistes et aux philosophes. Votre découvertevidera les prisons et remplira les ateliers.

– Eh bien, alors, dit Arsène Golbert, jevous donne rendez-vous demain matin, à l’usine…

Pas un des repris de justice ne manqua. Ilsfurent tous enchantés de se mettre au travail, et ils sesignalèrent même par leur exactitude et leur obéissance. Ilsavaient « acheté une conduite », comme disait Léon Goupiten parlant d’eux.

Leur transformation morale était complète.C’était au point que, moins de huit jours après l’expérience, l’und’entre eux se voyait décerner une médaille de sauvetage, pouravoir arraché à la mort une jeune désespérée qui s’était précipitéedans la Seine.

Un autre avait risqué sa vie dans un incendie.Il s’était élancé au milieu des flammes. On l’avait vu reparaître,portant dans ses bras deux enfants nouveau-nés qui allaientpérir.

Quant aux autres, s’ils n’avaient pas accomplide pareils actes de courage, c’était assurément, disaitM. Golbert en souriant d’un air entendu, que l’occasion nes’en était pas présentée.

Les journaux, à qui l’on ne peut rien cacher,s’étaient emparés de cette expérience et l’avaient servie aupublic, en la commentant, chacun à sa façon.

Suivant en cela les instructions du ministreBarnajou, Arsène Golbert avait livré à la presse des photographiesde son accumulateur psychique.

Toutes les feuilles illustrées les avaientreproduites. On ne parlait plus que du merveilleux appareil dansParis et par toute la France.

Les relations diplomatiques qui menaçaient dese rompre entre la France et les États-Unis se détendirent tout àcoup, bien que les journaux assurassent que l’opinion publique, enAmérique, était favorable à la guerre.

Barnajou, en arrivant, un matin, au conseildes ministres, apprit que l’ambassadeur américain à Paris s’étaitrendu la veille au ministère des affaires étrangères, et qu’ilavait proposé, au nom de son gouvernement, un nouveau traité decommerce, dont la négociation était déjà en cours.

– Ah ! ah ! disait le ministreBarnajou, avec sa rondeur habituelle, nos bons amis les Yankeesl’ont pris sur un autre ton !… Ils ne sont plus du toutrassurés maintenant. Nous allons bien rire. Je crois l’occasionbonne pour élever des prétentions à notre tour. La taxe qui frappenos tableaux et nos objets d’art à leur entrée aux États-Unis esttrop élevée. Il me semble qu’on pourrait, sans inconvénient, ladiminuer de moitié…

Il continua quelque temps ainsi à exposer desprojets de réformes économiques.

Quant aux hypnotiseurs, calfeutrés dans leurmaison de la rue de Chine, ils se gardaient bien de fournir lemoindre prétexte aux rigueurs de la police. Ils continuaienttranquillement leur espionnage psychique.

Barnajou le savait, et il enrageait de nepouvoir se donner la satisfaction de les faire reconduire à lafrontière. Néanmoins, il continuait à les faire surveillerétroitement.

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