La Conspiration des milliardaires – Tome IV – La revanche du Vieux Monde

Chapitre 19Le départ des hypnotiseurs

Lelendemain, une voiture, attelée de deux chevaux fringants,s’engageait au grand trot dans la rue de Chine et s’arrêtait devantla maison des hypnotiseurs. William Boltyn en descendit.

La veille au soir, il avait longuementconversé avec l’ingénieur Arsène Golbert et avait arrêté une lignede conduite. Avec cet esprit de décision qu’il avait toujours eu,il suivait point par point le plan qu’il s’était tracé.

Deux minutes après qu’il eut sonné, lemilliardaire sentit un regard se fixer sur lui à travers le judasgrillé. La porte s’ouvrit aussitôt.

– Que je suis heureux de votre visite,s’écria Jonas Altidor. Nous sommes fort embarrassés en présence desévénements extraordinaires que nous avons appris par les journaux.Nos hommes perdent confiance. Ils sont persuadés qu’on nous adécouverts et que nous sommes sous le coup d’une arrestationimminente. De fait, notre maison est surveillée nuit et jour, pardes individus aux allures bizarres. Nous n’osons plus sortir.

William Boltyn se garda bien d’interromprel’hypnotiseur.

– Nous continuons cependant à amasser desdocuments, ajouta Smith qui avait rejoint son frère. Est-ce à vousque nous devons les remettre ? Harry Madge ne nous donne plussigne de vie. Son ombre elle-même a disparu.

– Harry Madge est devenu fou, répondit lemilliardaire d’un ton glacial. Remettez-moi les plans et lesdossiers qui sont en votre possession. Vous avez dû les copier,puisque vous n’avez pu, depuis quelque temps, les transmettredirectement à Harry Madge.

– Oui, dit Jonas. Les voici.

William Boltyn serra précieusement la liassede papiers dans une serviette de maroquin.

– Maintenant, s’écria-t-il brusquement,je vous donne le conseil de quitter Paris au plus vite. Vous nevous êtes pas trompés. La police vous guette et n’attend qu’unprétexte pour vous arrêter en bloc. Demain peut-être sera-t-il troptard pour fuir.

– Vraiment, s’exclamèrent ensemble lesdeux frères qui se mirent à trembler. Mais alors, dites-nous oùnous devons aller. En Angleterre ? En Allemagne ? Dansquel pays faut-il transporter le théâtre de nos travaux ?

– Vous n’aurez plus désormais àespionner, gronda William Boltyn, décidé à brusquer les choses. Jene donne aucune suite à mes projets.

Le milliardaire prit dans son portefeuille unchèque qu’il avait rempli d’avance.

– Aujourd’hui même, dit-il, vous prendrezle train pour le Havre, d’où vous vous embarquerez avec vos hommespour New York. Je vous paie à tous un mois de traitementd’avance.

Mais ni Jonas ni Smith Altidor ne pouvaient sedécider à prendre le chèque que leur tendait William Boltyn. Ilsétaient atterrés.

– Allons, décidez-vous, dit lemilliardaire avec autorité. Je n’ai pas de temps à perdre.

– C’est que…, balbutia Jonas qui avait lepremier, repris son sang-froid, notre surprise est bien naturelle…Et puis, dans de semblables conditions, un mois de traitement,c’est bien peu… Nous avons droit au moins à une indemnité.

– Assurément, appuya Smith.Qu’allons-nous devenir ?

Cette déclaration n’émut pas le moins du mondeWilliam Boltyn. Il lisait sans difficulté les sentiments des deuxhommes sur leur visage.

– Il est absolument inutile de memenacer, même à mots couverts, déclara-t-il avec calme. Ce que voussavez de mes projets d’autrefois – et il insista sur ce mot –, vouspouvez le publier partout à voix haute. Je n’ai plus aucune raisonpour vous le défendre… Il n’en est pas de même de vous, ajouta-t-ilaprès une minute de silence, pendant laquelle Jonas et Smith, lesyeux baissés, réfléchissaient. Vous avez sans doute l’idée de medésobéir, de rester en Europe pour y recommencer à voler desinventions, ainsi que vous l’avez fait en arrivant. En ce cas,prenez garde ! Votre signalement est partout. Vous sereztraduits devant les tribunaux, dès la première tentative.

Sans ajouter une parole, William Boltynregagna son coupé, laissant les deux frères en proie à undésappointement considérable.

– Tu vois, dit Jonas, c’est comme devulgaires domestiques qu’on nous congédie ! Cet homme, à quinous avons rendu tant de services, se refuse même à nous donner uneindemnité. Ah ! c’est à n’y pas croire. Que comptes-tufaire ?

– Ma foi, je ne sais pas trop, réponditSmith… Pour que, du jour au lendemain, William Boltyn abandonneainsi tous ses projets, il doit s’être passé quelque chose que nousignorons. La découverte de cet accumulateur psychique, autourduquel on fait tant de bruit en ce moment, l’aura sans doute décidéà ne pas continuer la lutte. En tout cas, le mieux que nous ayons àfaire, c’est d’exécuter ses ordres, de retourner en Amérique.

– Oh ! pour cela non, répliqua Jonasavec colère. Quoi qu’en ait dit ce vieux fou, je vais aller enAllemagne. Les inventions nouvelles y pullulent depuis quelquesannées. Il y a de quoi gagner quelques millions sans aucunepeine.

– Oui, et sans aucune peine non plus nousy récolterons de la prison, répondit Smith en faisant la grimace.Merci bien. La paille humide des cachots ne me sourit pas du tout.Je suis plus sage que cela. Nous avons devant nous de quoi vivrependant plusieurs années avec les bank-notes que nous ontrapportées les inventions que nous avons vendues. Retournons enAmérique ; c’est le plus sage parti. Nous y trouverons bien ànous exhiber comme magnétiseurs dans quelque music-hall ; etnous serons à l’abri de la colère de William Boltyn.

Au bout d’une heure de discussion, JonasAltidor finit par convenir que son frère avait raison. Tous deuxdécidèrent de ne pas différer leur départ.

– Ne disons pas la vérité à nos hommes,conclurent-ils. Ils refuseraient de nous accompagner. Donnons-leurpour prétexte que Harry Madge nous rappelle auprès de lui. Une foisen Amérique, nous trouverons bien moyen de nous débarrasserd’eux.

Moins d’une heure après, les deux agents de laSûreté qui se promenaient rue de la Chine, tout en surveillant lamaison des hypnotiseurs, virent déboucher une escouade entièred’agents en bourgeois que commandait un brigadier.

– Nous venons vous relever, dit celui-ci.Vous pouvez aller au rapport. Il paraît qu’aujourd’hui lesparticuliers vont déguerpir. On est de service pour leur fairediscrètement la conduite jusqu’à la gare.

– Ah ! bien, ce n’est pas troptôt ! firent les deux agents. Depuis plus de quinze joursqu’on se relaye devant cette maison d’où il ne sort jamaispersonne ! Enfin, suffit, brigadier !

Le brigadier, un grand gaillard aux moustachesépaisses, au visage coloré, posta ses hommes au coin de la rue etse mit à faire les cent pas devant la maison. Il n’eut paslongtemps à attendre. Une animation inaccoutumée régnait dansl’enclos.

Bientôt, la porte cochère s’ouvrit, et unefile d’hommes graves et silencieux vint se grouper sur le trottoir,attendant les deux frères Altidor restés les derniers dans lamaison.

Vêtus de noir, mais de ce noir terne dont onconfectionne les uniformes des croque-morts, rasés, coiffés dehauts-de-forme à larges bords, les hypnotiseurs portaient tous à lamain une petite valise. Ils restaient comme éblouis par la lumièredu jour. Ils se mirent en marche précédés de leurs deux chefs…

– Allons ! Une, deux !…commanda le brigadier en passant devant ses hommes. Et vousconnaissez la consigne : ne pas perdre de vue cesgaillards-là !

À la suite des hypnotiseurs, les agentsgagnèrent la place de la République et s’engagèrent sur lesboulevards.

– Y en a comme ça pour jusqu’à la gareSaint-Lazare, dit le brigadier avec philosophie. Nous trouveronslà-bas deux agents qui accompagneront nos particuliers jusqu’auHavre.

Tout le long des grands boulevards, le passagedes hypnotiseurs souleva une curiosité générale.

On s’arrêtait pour voir défiler ce cortègesingulier de gentlemen portant tous à la main leur valise etmarchant avec raideur, sans détourner la tête ni à droite ni àgauche.

Les consommateurs assis à la terrasse descafés montaient sur les chaises pour pouvoir les suivre des yeuxplus longtemps. Les cochers, les gavroches ne leur épargnaient pasleurs lazzis. Plus de cinq cents personnes marchaient à leur suitelorsqu’ils arrivèrent à la gare Saint-Lazare.

Sans s’inquiéter le moins du monde de cettesorte de manifestation, d’ailleurs nullement hostile, leshypnotiseurs traversèrent la grande cour. Tandis que leurs chefsallaient chercher les billets au guichet, toujours silencieux etrenfrognés, indifférents à la curiosité dont ils étaient l’objet,ils se promenaient sous la surveillance des agents.

Sur le quai d’embarquement eut lieu une scèneamusante. Croyant toujours voyager aux frais des milliardaires, leshypnotiseurs avaient déjà envahi les compartiments de premièreclasse.

– Mais pas le moins du monde, s’écrièrentJonas et Smith Altidor. Nous avons pris des billets de troisièmeclasse. Allons, descendez !

Il y eut bien quelques protestations, quelquesgrognements ; mais enfin les deux frères réussirent, sans tropde peine, à déloger leurs hommes des positions où, avec unsans-gêne tout à fait yankee, ils s’étaient déjà mis à leuraise.

– Eh bien, alors, dit le brigadier de laSûreté à deux autres agents travestis en touristes anglais, nousvous abandonnons les particuliers.

Bientôt après, le train sifflait, emportantvers le Havre les espions américains.

En rentrant à l’hôtel du bois de Boulogne,William Boltyn trouva un mot de l’ingénieur Golbert qui luiadressait deux cartes d’entrée pour les tribunes de la Chambre desdéputés, en le priant de s’y trouver à l’heure de la séance. Lemilliardaire arriva à l’heure fixée. La séance devait être des plusintéressantes.

Dès trois heures, il arrivait auPalais-Bourbon, en compagnie d’Aurora vêtue d’une délicieusetoilette de faille gris perle.

La veille, le ministre, qui était menacé d’uneinterpellation des plus virulentes, avait fait disposer sous lestribunes, dans les combles, un peu partout, des accumulateurspsychiques fortement chargés.

Au moment où Aurora et son père, querejoignirent bientôt leurs amis de Meudon, s’installèrent, letumulte était à son paroxysme.

– Messieurs, s’écriait d’une voixtonnante un député, vous êtes en train de nous ramener aux plusmauvais jours de notre histoire…

– Vous allez tarir, dans leurs sources,les forces vives de la nation, répliquait un autre.

– On nous trompe, criait untroisième.

– Plus de trahison ! clamait unquatrième.

– Assez d’abus, lâches et vendus que vousêtes, hurlait un autre d’une voix éraillée.

C’était un tumulte indescriptible.

Au milieu de ce vacarme, l’excellent Barnajouse démenait comme un beau diable ; mais sa voix était couvertepar les clameurs d’une foule de gens, qui avaient tous de fortbonnes raisons pour ne rien vouloir entendre.

Cependant, les intentions du ministère étaientlouables. Il s’agissait de la fondation d’un vaste hôpital pour lesinvalides du travail.

Le ministre avait beaucoup compté surl’accumulateur dont, par bonheur, les bienfaisants effets netardèrent pas à se faire sentir. Le bruit s’était calmé peu àpeu.

Quand Barnajou put enfin s’expliquer, saproposition fut adopté d’enthousiasme, à l’unanimité. Ce fut unsuccès sans précédent.

Bien plus, une foule d’honorables escaladèrentle bureau du président en brandissant des billets bleus. Ilsentendaient contribuer, de leur argent, à la fondation du fameuxhôpital.

Un grand industriel, qui s’était montré un desadversaires les plus acharnés du projet de loi, voulut libeller unchèque qui portait un chiffre considérable.

Plusieurs médecins offrirent de donnergratuitement leurs soins aux malades. Un pharmacien promit defournir, sans aucune rétribution, les médicaments. Un éditeurassura qu’il tiendrait tout un stock de livres à la disposition despensionnaires de l’hospice.

Jamais on n’avait vu une manifestation aussispontanée, aussi généreuse, en faveur d’une idée de justicesociale.

Le ministre Barnajou ne se contenait plus.

Dans un discours enflammé, il remercia laChambre de lui avoir donné son assentiment d’une aussi touchantefaçon.

Dans la tribune des Golbert, l’émerveillementallait croissant.

William Boltyn et Aurora surtout ne cachaientpas leur surprise.

Ce fut bien autre chose lorsque Arsène Golbertleur dévoila la cause de cette transformation subite.

– Vraiment, ces résultats sont dus àvotre accumulateur psychique ! s’écria William Boltyn. Maisalors, les luttes de partis, qui ont si souvent entravé la marchedu progrès, vont disparaître ! L’harmonie régnera dans lesParlements ; les députés ne perdront plus leur temps enquerelles !

Cependant, Barnajou s’écriait d’une voixvibrante :

– Messieurs, il appartient à notre pays,dont l’âme garde, à travers toutes les révolutions, je ne sais quelparfum de noblesse, de chevalerie et de douceur, de donner àl’univers le bel exemple de désintéressement qui marquera cetteséance mémorable, qui prend place désormais dans les fastes del’histoire de l’humanité… Que les peuples rivaux se distinguent pard’habiles transactions commerciales, par une productionindustrielle démesurée, par des armements formidables. Nous gardonsl’honneur d’être les premiers à entrer dans la véritable voie de lafraternité humaine. Car, sachez-le bien, les deux millions que nousvenons de voter pour les invalides du travail ne sont qu’uneavance, et je suis sûr que la Chambre tout entière approuvera monidée. Voici donc l’article unique que je vous propose :« À partir d’aujourd’hui, la souffrance, le crime et lapauvreté sont bannis, à perpétuité, du territoirefrançais. »

– Adopté ! Adopté ! s’écriatoute l’assemblée d’une seule voix, au milieu d’un concertd’exclamations et de battements de mains.

Les spectateurs n’étaient pas moinsenthousiastes.

William Boltyn trépignait et faisait claquerses doigts. Aurora criait d’une voix perçante :

– Hurrah ! hurrah !

Quand le silence se fut un peu rétabli, leministre continua :

– La belle et humanitaire motion que nousvenons d’adopter ne restera pas lettre morte. Ce qui eût été, il ya quelques jours encore, irréalisable, est devenu maintenant facileet pratique, grâce à l’admirable découverte d’un des plus illustressavants dont notre pays s’honore. Je suis tellement sûr del’avenir, que je prends sur moi de vous proposer, d’urgence,l’adoption de quelques mesures propres à favoriser la réalisationdu vœu de l’Assemblée.

À ces mots, qui désignaient clairement ArsèneGolbert, tous les regards se tournèrent vers l’inventeur, et untriple vivat fit trembler les voûtes de la salle.

– Honneur au bienfaiteur del’humanité ! s’écriaient de toutes parts les députés quiétaient montés sur leurs bancs.

– Qu’on le porte en triomphe !clamaient les plus passionnés, en agitant leurs bras dans ladirection de la tribune des ingénieurs.

Arsène Golbert avait dû se lever et répondreaux acclamations dont il était l’objet.

À ses côtés, Olivier Coronal et Ned Hattisonéprouvaient une joie profonde de voir leur maître, qu’ils aimaienttant, salué par l’enthousiasme de toute une assemblée, en pleineChambre des députés. Ils pensaient que cela lui était bien dû, à cemodeste, à ce timide qu’était l’ingénieur Golbert, et qu’il avaitbien mérité ce triomphe, par une vie entière de labeur et dedésintéressement.

Cependant, Barnajou n’avait pas quitté latribune.

– Je disais donc, messieurs, reprit-il,que la généreuse motion que la Chambre vient d’adopter àl’unanimité ne resterait pas lettre morte. Permettez-moi de vousproposer quelques mesures, au moyen desquelles nous pourrons enassurer la réalisation. Il nous est donné de parler aujourd’hui, etpeut-être pour la première fois vraiment, au nom de l’intérêtsupérieur de l’humanité, reprit le ministre au milieu del’attention générale. Dans l’état actuel des événements, enprésence de la découverte géniale de M. l’ingénieur Golbert,il est de notre devoir de donner une sanction pratique au rêvegénéreux que n’a cessé de poursuivre cet illustre savant. Je vousdemanderai donc, messieurs, de couronner cette mémorable séance, enadoptant les deux projets de loi suivants :

Article premier

Le gouvernement français prendl’initiative d’une conférence internationale, dans laquelle serontétudiés les moyens à employer pour amener, à bref délai, lasuppression des armées permanentes. Le gouvernement français seconcertera avec les puissances, dans le but de vulgariserl’accumulateur psychique sur toute la surface du globe.

Article second

Le budget de la guerre sera supprimé,aussitôt que le désarmement général aura été rendu effectif. Ilsera remplacé par un budget du travail et des réformessociales.

« Oui, messieurs, ajouta chaleureusementBarnajou, les centaines de millions que nous dépensons chaque annéeà fondre des canons, à fabriquer des fusils, à bâtir des caserneset à construire des engins de destruction de toute sorte, nous lesemploierons d’une façon plus humaine, nous les rendrons à leurvéritable destination. Assainir les villes, donner au travailleurle bien-être du logement, l’arracher à l’alcoolisme, à la misèreinjuste, lui procurer les moyens de nourrir son esprit en mêmetemps que son corps, préparer des générations saines, robustes etintelligentes, voilà l’œuvre que nous devons accomplir, que nousaccomplirons. Il n’y aura plus, entre les hommes, ces divisionsarbitraires, ces luttes de castes, de races, ce perpétuelmalentendu qui a souvent ensanglanté le passé. Les peuples setendront bientôt la main et l’humanité tout entière, délivrée duvice et de la souffrance, élèvera, vers le ciel rajeuni, un hymnede bonheur et de paix.

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