La Conspiration des milliardaires – Tome IV – La revanche du Vieux Monde

Chapitre 8Tom Punch à l’hôpital

Lelendemain, comme il l’avait dit, Olivier Coronal se rendit àMeudon.

Ned Hattison était allé à Paris, pour y faireles dernières démarches nécessitées par la succession de sonpère.

L’inventeur trouva M. Golbert et sa filledans la grande salle qui servait de cabinet de travail.

Lucienne était assise dans un fauteuil. Tandisque son père travaillait, elle s’occupait à un ouvrage detapisserie.

La jeune femme avait jeté sur ses épaules ungrand châle de laine.

Son visage avait perdu toute sa gaietéd’autrefois. Elle était pâle, et ses grands yeux avaient uneexpression maladive et triste.

– Bonjour, monsieur Coronal, dit-elle lapremière, en voyant entrer le jeune homme. Mon père me parlaitjustement de vous. Savez-vous que vous délaissez vos amis ? Onne vous voit plus… C’est gentil d’être venu aujourd’hui.

– Ned m’avait dit, l’autre jour, quedepuis quelque temps vous étiez un peu souffrante, répondit Olivieren dissimulant son inquiétude, j’espère que vous allezmieux ?

– Je ne vais ni mieux ni plus mal. C’estétrange, jusqu’ici je n’ai jamais été malade, et je ne m’expliquepas les douleurs lancinantes que je ressens par moments au cœur, nil’état de faiblesse générale dans lequel je me trouve. Ned et monpère ont voulu, à toute force, me faire examiner par un médecin. Iln’a rien pu diagnostiquer de certain… Mais, ajouta-t-elle, c’estsans doute un état passager, sans aucune gravité. Vous voyez, j’aidû déserter mon poste de maîtresse de maison pour quelque temps,mais j’espère bientôt le reprendre.

Ces paroles, dites d’une voix que Lucienneessayait de rendre enjouée, fendirent le cœur d’Olivier.

Il le savait bien, lui, depuis la veille, dequel mal souffrait la jeune femme, mais il ne voulait pas, il nepouvait pas le dire.

Il restait debout, les yeux rivés au parquet,le visage convulsé par une horrible souffrance.

– Vous semblez vous-même indisposé, moncher Olivier, remarqua M. Golbert. Vos traits sont altérés.Souffrez-vous ?

– Oui, répondit l’inventeur. Je suis unmessager de malheur. Je n’apporte que de mauvaises nouvelles.

Très discrète, et sachant que les deux hommesseraient mieux seuls pour causer, Lucienne donna un vague prétexteet se retira.

Olivier raconta brièvement à son vieil amitout ce que Léon lui avait appris, la veille, sur les agissementsdes hypnotiseurs, et il lui montra le péril imminent.

Il se garda bien toutefois de parler del’envoûtement dirigé contre Lucienne, et expliqua d’autre manièrele nouveau départ de Léon, en compagnie du père Lachaume.

– Vous voyez, conclut-il, que le dangerqui menace l’Europe devient de plus en plus terrible. Jusqu’ici,les hypnotiseurs n’ont fait que des affaires. Ils ont employé leurredoutable puissance de lecture à distance à dépouiller de sesinventions mon vieil ami Isidore Lachaume. Mais, dès à présent, ilsvont commencer à entrer dans leur rôle d’espions politiques.

– Ah ! si la maladie de Lucienne nem’enlevait pas tout le courage ! s’écria M. Golbert… Nedet moi nous sommes trop préoccupés pour pouvoir travaillerutilement. Il le faudrait cependant.

– Oui, répondit Olivier. Il serait encoretemps de sauver l’Europe, si nous parvenions à mettre sur pied unedécouverte capitale.

– Les sciences psychiques nous offrent unchamp d’action presque illimité, reprit le vieillard dont le finvisage, encadré de cheveux blancs, exprimait l’intelligence la plusvive, la plus sereine, en même temps qu’une grande tristesse… Cequi fait, en ce moment, la force de nos ennemis, c’est de connaîtremieux que nous les sciences de l’au-delà. Ah ! si nous avionsseulement une année devant nous, et si Lucienne n’était pasmalade !… Il est des principes inconnus qui régissent lessciences psychiques. Je les soupçonne, je les pressens ; etces principes bouleverseront le monde lorsqu’ils seront connus.

– Je suis bien de votre avis, mon chermaître ; et c’est pour cela que je ne perds pas courage, queje travaille aussi de mon côté sans relâche Au revoir donc. Jereviendrai dans quelques jours m’informer de l’état de santé deLucienne, et vous mettre au courant des événements.

Il faisait presque nuit lorsque l’inventeurarriva chez lui, à Clamart.

Malgré sa fatigue et ses préoccupations, ils’enferma dans son cabinet de travail, et, fort avant dans la nuit,sa lampe brûla derrière les volets clos.

Les voiles blancs du matin remplacèrent lescrêpes de la nuit.

À peine venait-il de se lever que Betty luiremit un télégramme qu’on venait d’apporter pour lui.

Il lut :

« Hypnotiseurs ont quitté furtivementmaison de l’impasse. L’avons visitée soigneusement. Nulle trace destatuette. Arrive de suite. »

Ce télégramme était signé : LéonGoupit.

Moins d’une heure après, en effet, Léon étaitde retour.

– Croyez-vous ? dit-il tout desuite. C’est à supposer que les hypnotiseurs se sont doutés dequelque chose. Les portes de leur maison sont maintenant grandesouvertes. Ils ont déménagé à la hâte ce qui leur appartenait, etsont partis. Jusqu’à présent, personne n’a pu donner d’indicationsur eux… M. Lachaume et moi, nous avons habilement interrogéles voisins. Personne n’a rien vu.

Cette nouvelle était un nouveau coup de massuepour Olivier.

Il restait abasourdi, incapable de penser.

– Ne pourrai-je donc rien faire, riententer pour sauver Lucienne ! s’écria-t-il au bout d’uninstant. Ah ! c’est atroce !

Le brave Léon était lui-même trèsémotionné.

Son visage – sur lequel apparaissaient leslignes rouges de ses coupures à peine fermées – reflétait sonagitation intérieure.

– Ne vous laissez pas aller au désespoir,m’sieur Olivier, dit-il. Tout n’est peut-être pas perdu.M. Lachaume m’a dit d’attendre deux jours ici. Il n’a pasvoulu me dire pourquoi, mais je pense que, de son côté, il va selivrer à des recherches. Donc, après demain, je me mets encampagne. Et vous oubliez, m’sieur Olivier, que nous avons déjà uneindication sérieuse. Nous connaissons la demeure des deux frèresAltidor, vous savez bien où, là-bas, près du Luxembourg.

– C’est vrai, réfléchit Olivier ;mais je crois qu’ils n’y habitent plus. Pendant ton absence d’unmois, je suis allé souvent épier les deux Yankees. J’espérais enles suivant connaître le lieu de ta captivité. J’ai fait de longuesstations devant la maison, et pas une fois je ne les aiaperçus.

– Ça ne fait rien, fit Léon résolument.Là ou ailleurs, je finirai bien par les découvrir. Comptez sur moi.Vous savez bien que je ne suis pas à court de ruses.

– Je suis allé, hier, faire une visite àMeudon, reprit l’inventeur. Lucienne, pâle et grelottante, étaitassise dans un fauteuil, auprès de son père. Elle m’a parlé de sonétrange maladie sur un ton enjoué. C’était impressionnant etdouloureux de voir cette toute jeune femme terrassée par le mal, etqui souffre en silence, et qui s’affaiblit de jour en jourdavantage… Laisse-moi seul, mon brave Léon, continua-t-il aveceffort. Je te rappellerai si j’ai besoin de toi.

– Ah ! les canailles !…Ah ! les sans-cœur ! murmura le Bellevillois en grinçantdes dents, tout en se retirant. Avoir choisiMme Lucienne pour victime, les lâches !… Elle,si bonne, et qui n’a jamais fait de mal à personne.

Dans sa fureur, Léon regrettait presque den’avoir pas tué son gardien, la nuit de son évasion.

« C’en aurait toujours fait un demoins », pensait-il.

Il se calma cependant, et passa l’après-midi àcauser avec sa femme et à lui raconter ses nouvelles aventures.

Olivier Coronal se fit servir à déjeuner dansson cabinet de travail.

Betty et Léon déjeunèrent donc seuls,Frascuelo, le médium, étant absent pour quelques jours.

Comme ils finissaient, le facteur apporta unelettre pour Léon.

– Ça vient de Paris, dit Betty en la luiremettant. Qui peut bien t’écrire ? C’est peut-être tamère ?

Et, comme il avait décacheté la lettre,familièrement elle lut par-dessus son épaule.

Tous deux poussèrent une exclamation desurprise.

– C’est de Tom Punch, s’écria Léon.Ah ! bien, je ne m’attendais pas à cela, par exemple.

Betty avait tant de fois entendu son mari luiparler du majordome, que, sans l’avoir jamais vu, il lui étaitdevenu sympathique, et que cette lettre inattendue l’intéressaitfort, elle aussi.

– Voici ce qu’il m’écrit, dit Léon quilut à haute voix :

Mon cher ami,

Tu as dû te demander ce qu’était devenuton vieux camarade. Je m’empresse de te le dire.

Figure-toi que, depuis une quinzaine dejours, je suis à l’hôpital. Cela t’étonne ? Moi aussi. Je nepuis encore m’expliquer comment cela s’est fait. Les médecins ontdéclaré que j’étais atteint d’une maladie à désinence latine dontje n’ai pu me rappeler le nom J’ai eu, pendant quelques jours, desvisions épouvantables. On m’a condamné à ne boire que du lait,absolument pas autre chose.

Ces gens sont incorruptibles. Ils n’ontvoulu m’accorder ni le plus petit verre de gin ni la moindre pintede pale ale.

Je suis le plus malheureux des hommes.Heureusement pour moi, je dois sortir demain de l’hôpital. J’aiappris, par un de nos anciens amis, que tu étais revenu d’Amérique,et il m’a donné l’adresse de ta mère et la tienne. Je m’empressedonc de t’écrire. J’espère bien que tu viendras demain me chercher.Nous sortirons ensemble.

Le même ami m’a aussi informé que monancien maître, Ned Hattison, est également de retour àMeudon.

Je lui écris en même temps qu’à toi, monvieux Léon.

De tout cœur,

TOM PUNCH

Léon ne put s’empêcher d’éclater de rire à lalecture de cette lettre.

– Pauvre Tom Punch, dit-il, lorsqu’ill’eut achevée. M’sieur Olivier a été bon prophète. Il a sans douteeu une attaque de delirium tremens ; et je parie quecela ne le guérira pas, et qu’il recommencera à boire malgré cetteleçon… Je vais aller lire cette lettre à m’sieur Olivier. Cela luifera peut-être un peu oublier ses ennuis. En même temps, je luidemanderai si je puis aller demain au rendez-vous.

– Eh bien ? interrogea Bettylorsqu’il revint un quart d’heure après.

– Eh bien, c’est entendu. Je passe demainla journée avec Tom Punch. J’en profite pour aller, le soir, faireune visite à M. Lachaume ; et après-demain, je me mets encampagne. M’sieur Olivier vient de me donner quelques centaines defrancs. Je ne sais pas combien de temps je serai absent, maisj’espère bien ne revenir ici qu’avec cette statuette infernale, quifait tout le malheur de nos amis et de mon maître.

Malgré tout le chagrin qu’elle avait de voirson mari partir pour affronter de nouveaux dangers, Bettyl’approuva hautement.

Deux jours auparavant, elle avait fait desefforts pour le retenir lorsqu’il était retourné à Paris encompagnie de M. Lachaume ; mais maintenant que Léon luiavait tout expliqué, elle eût été la première à l’engager à faireson devoir.

– C’est une sorte de réparation que jedois à Ned Hattison, avait dit Léon. En outre de la profonde estimeque je porte à Mme Lucienne, cette considérationm’ordonne de faire tous mes efforts pour la sauver. Si je réussis,Ned Hattison me pardonnera peut-être d’avoir tué son père àSkytown.

Le lendemain, Léon, à qui quelques jours debien-être avaient rendu toute sa vigueur et toute son énergie,embrassait tendrement Betty, prenait congé de son maître, etsautait, après le déjeuner, dans un train pour Paris.

Il n’était pas loin d’une heure, lorsqu’ildébarqua à la gare Montparnasse.

– J’arriverai à la Charité juste aumoment où l’on ouvre les portes au public, dit-il. Nous allons voirtout d’abord notre vieil ami Tom punch.

Il descendit la rue de Rennes, traversa laplace Saint-Germain-des-Prés, prit la rue Bonaparte, et se trouvabientôt dans la rue Jacob, devant la grille de l’hôpital.

Des fiacres stationnaient en face. C’était unjour de visite.

Sous le porche, des gardiens en uniformeinspectaient le public, s’assuraient que des visiteurs, bienintentionnés sans doute, mais peu prudents, n’apportaient pas àleurs amis ou parents des boissons ou des aliments pouvant faire dumal.

Léon s’adressa au concierge.

– Monsieur Tom Punch ? dit-il.Voulez-vous m’indiquer où il est ?

– Tom Punch… Tom Punch…, marmotta lefonctionnaire en feuilletant un gros registre. Parfaitement, voilà.Traversez les deux premières cours, et, sous la voûte, montezl’escalier à droite, au premier. C’est le numéro vingt-sept.

Muni de ces indications, Léon, qui connaissaitbien la Charité pour y être venu jadis plusieurs fois, eut vitefait de trouver.

Il venait d’entrer dans la salle et, le nez enl’air, regardait les numéros des lits, lorsqu’il se sentit frappersur l’épaule.

Il se retourna. C’était Tom Punch lui-même quil’avait aperçu.

– À la bonne heure, dit-il de sa grossevoix, en serrant la main de Léon dans un vigoureux shake-hand.Voilà où l’on reconnaît les amis. Au moins, tu ne m’as pasoublié ?

– Comme tu vois… Et j’ai même biensouvent parlé de toi depuis deux ans que nous nous sommes quittés…Eh bien, pour un malade, tu n’as pas l’air de te porter trop mal,tu sais ! En tout cas, cela ne t’a pas fait maigrir. Tu esbien toujours le même, avec ton ventre proéminent et tes jouescolorées.

– Oui, soupira Tom Punch. Mais jet’assure que j’ai bien cru ma dernière heure venue. J’ai passéquinze jours au lit à ne boire que du lait. Avoue que ce n’estguère plaisant pour un gentleman de ma trempe… Mais je n’attendaisque toi pour partir, mon vieux Léon. On m’a signé ma feuille desortie. Allons-nous-en, puisque je suis guéri.

– Oh ! guéri, pour cette fois,rectifia Léon. Cela ne t’empêchera pas de recommencer et de boirede nouveau comme une éponge qu’on aurait exposée huit jours enplein soleil.

Dans la salle, entre les deux rangées de litsque garnissaient des rideaux blancs, c’était le va-et-vient desjours de visite.

La plupart des malades avaient autour d’euxleur famille.

D’autres soulevaient leur tête sur l’oreiller,et leurs yeux fiévreux épiaient anxieusement la venue de l’ami oudu parent qui, pendant une heure, les réconfortera par de bonnesparoles, leur fera prendre patience, leur parlera du foyer, de laguérison proche.

D’autres, enfin, ceux qui n’ayant aucunefamille, aucun ami, n’espéraient pas de visites, regardaient lesallées et venues d’un œil indifférent, sommeillaient, ou bien, avecune expression d’envie et de tristesse, contemplaient les autresmalades, leurs voisins de lit.

Parmi ceux-là, un ou deux hommes au cœurtendre, souffrant davantage de leur isolement à cette heure de lavisite où personne ne devait les visiter, la tête sous le drap,pleuraient d’amères larmes.

Lorsque Tom Punch eut franchi la grille del’hôpital, il poussa un soupir de soulagement.

– Sais-tu, Léon, que je commençais àm’ennuyer vraiment au milieu de mes bouteilles de lait, dit-il entapant sur l’épaule de son compagnon.

Il quitta brusquement Léon pour entrer dans unbureau de tabac, et en ressortit tirant d’énormes bouffées d’ungros cigare. Il en tendit un autre au Bellevillois.

– Sais-tu que je te reconnais à peine,mon vieux, dit-il. Ton voyage en Amérique t’a profité. Te voilàmaintenant avec une moustache conquérante, et musclé comme unhercule. Quand je me rappelle le gringalet que tu étais ! –soit dit sans t’offenser… À propos, où allons-nous ? Jecommence par te déclarer que je retiens à dîner. Mais d’ici là moi,d’abord, j’ai bien soif !

– C’est cela, interrompit Léon, ensortant de l’hôpital ! Ce n’était vraiment pas la peine d’yaller !

– Mais ce n’est pas moi qui y suis allé,dit Tom Punch. On m’y a porté… Figure-toi qu’il y a une quinzainede jours j’avais fait la rencontre, sur les boulevards, d’un de mesanciens amis de Chicago. Pour fêter cet heureux événement, nousavions bu – modestement puisque nous n’avions pas tout à fait vidéun fût de bière de Mars. Eh bien, ce soir-là, en rentrant chez moi,je fus pris d’une étrange hallucination. Je voyais la ville entièretendue de noir ; d’immenses crêpes pendaient aux réverbères.C’était partout le même spectacle funèbre. J’avançais, et jen’entendais aucun bruit, rien, rien… Et pourtant, Dieu sait s’il sefait du bruit à Paris. Les gens qui passaient prenaient à mes yeuxl’aspect de fantômes ; et je ne voyais que leurs yeuxgrimaçants autour de moi… Et puis, le plus horrible, ce qui m’a leplus impressionné, c’est que partout, dans les angles obscurs desmurailles, sous les porches des maisons, je voyais des araignéesmonstrueuses, longues de plus d’un mètre, des serpents bavant desflammes, des crabes gigantesques !…

« Parvenu à grand-peine dans ma chambre,la même hallucination continua à me poursuivre. Je ne me souviensde rien ensuite, sinon qu’en me réveillant, je me suis trouvé dansun lit d’hôpital. Il paraît que j’étais devenu tout à coup furieux,et que je brisais tout autour de moi.

– Tu avais un accès de deliriumtremens, parbleu ! dit Léon. Tu verras que cela te joueraun mauvais tour. En tout cas, si tu veux me faire plaisir, nous neboirons pas avant le dîner. Viens plutôt te promener avec moi. J’aibeaucoup de choses à te dire, et de très sérieuses.

Tom Punch, bien que cela ne lui plût quemodérément, dut en passer par là.

Tout en parlant, les deux amis se dirigeaientde nouveau vers la gare Montparnasse.

Le majordome était bien toujours le même, vêtud’une imposante redingote qui emprisonnait difficilement son ventreénorme et chaussé de ses éternels souliers jaunes à triple semelle.Son visage rond et boursouflé de graisse n’avait pas perdu sescouleurs rubicondes, et sous ses épais sourcils, ses yeux grisavaient gardé leur expression malicieuse et joviale.

Auprès de lui, Léon semblait un nain, etlorsque Tom Punch lui posait sur l’épaule sa grosse main velue, onpouvait craindre qu’il ne l’écrasât, qu’il ne le fîts’affaisser.

Tom Punch raconta, le premier, ce qu’il avaitfait à Paris pendant que son ami était en Amérique.

– Je n’ai pas toujours été très heureux,dit-il. Il m’est arrivé de regretter le temps où j’étais au servicede William Boltyn et, plus tard, de Ned Hattison. Je n’ai pastoujours pu jouer du banjo ; on s’en est lassé. J’avais bienreçu de brillantes propositions pour aller exercer mon talent enprovince et à l’étranger ; mais, vois-tu, Léon, tout,maintenant, plutôt que de quitter Paris. On m’y enterrera ou j’yperdrai mon nom.

« J’ai passé quelques mois dans la gêne,continua-t-il ; mais je me suis lancé à corps perdu dans lacuisine et, ma foi ! je n’ai pas trop mal réussi. En un an,j’ai amassé une petite fortune, au service d’un grand seigneurrusse que j’avais séduit par la façon merveilleuse dont je saisaccommoder les pattes d’ours – que le boyard faisait venir à Parisde ses propriétés de Russie.

« Pour le moment, je me laissevivre ; et, sans cette maudite attaque de… Commentdis-tu ?

– Delirium tremens.

– … je serais assez heureux.Pourtant, ajouta Tom Punch, je suis inquiet de ce que va merépondre mon ancien maître Ned Hattison. Qu’en penses-tu,Léon ? Il ne doit pas être très satisfait de ma conduite à sonégard. J’ai bien peur qu’il ne me réponde pas ; et d’un autrecôté, je n’ose vraiment me présenter devant lui, sans savoir quelaccueil il me réserve.

– Je n’ai pas vu moi-même Ned Hattisondepuis mon retour d’Amérique, répondit Léon ; et cela pour desraisons que je t’expliquerai tout à l’heure. Je ne puis donc pas terenseigner.

Les deux amis continuèrent à se promenerjusqu’à l’heure du dîner sans que Léon consentît à entrer dans uncafé, au grand désespoir de Tom Punch.

Ils avaient suivi le boulevardMontparnasse.

Léon avait son plan. Il voulait dîner dans lesenvirons de la demeure du père Lachaume, de façon à pouvoir venirretrouver Tom Punch lorsqu’il aurait vu le vieux savant.

– Sais-tu que je me meurs de faim, dit lemajordome, vers six heures. Puisque tu ne veux pas que je boive,consens au moins à me laisser manger.

– Oh ! de grand cœur ; et jevais te tenir tête, car pour d’autres raisons que je t’expliqueraien dînant, depuis quelques jours je suis doué d’un appétitdévorant. Ouvre tes oreilles toutes grandes, et attends-toi aurécit véridique des merveilleuses aventures dont fut le héros leBellevillois, Léon Goupit, ton serviteur.

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