La Conspiration des milliardaires – Tome IV – La revanche du Vieux Monde

Chapitre 14L’Ombre

Jonas etSmith Altidor avaient fait une drôle de tête – comme eût dit LéonGoupit – en s’apercevant de la disparition du coffret qu’ilsavaient confié à l’un de leurs déménageurs.

Ils étaient aussi furieux l’un que l’autre,mais ils avaient bien dû se résigner, en l’absence de tout indice,à considérer comme perdue la statuette à laquelle ils tenaienttant.

– L’animal aura cru que ce coffretcontenait des valeurs ou des bank-notes, dit Jonas. Je nepuis pas expliquer ce vol autrement. Mais comment faire ?…Nous plaindre à la police… il n’y faut pas songer.

– Cela va sans dire, fit Smith. Pourtantce qui nous est arrivé est bien ennuyeux. La reconnaissance de missAurora Boltyn nous aurait sans doute valu quelque gratificationconsidérable de son milliardaire de père.

– La perte de cette statuette, en yréfléchissant bien, n’a pas, au fond, une grande importance. Nousmériterons les gratifications autrement qu’en rendant malade unesotte et insignifiante jeune femme. Il nous faut des résultats pluspratiques.

– Ceux que nous avons déjà obtenus sontassez sérieux. Encore un léger effort, et nous pourrons considérernotre tâche comme terminée en France. Immédiatement après nouspassons en Angleterre ou en Allemagne – selon les événementspolitiques du moment –, et nous parachevons notre besogne.

– Oui, reprit Jonas, mais n’avons-nouspas montré beaucoup d’insouciance lors de la fuite de ce domestiqueque nous avions embauché afin d’en faire un sujet ? Si c’étaitun espion politique ?

– Mais non, c’était un pauvre diable queles privations et l’emprisonnement avaient peu à peu détraqué. Mêmeen admettant que tu aies raison, notre système de perquisitionpsychique est tel qu’il est absolument impossible de le découvrir,puisque les documents que nous arrivons à déchiffrer ne sontrecopiés par nous que télépathiquement. Harry Madge écrit pourainsi dire sous notre dictée.

– Il est vrai que nous ne laissons pas detrace matérielle de nos travaux.

– Je vais te dire encore, reprit Smith,une des causes qui m’ont empêché de rechercher plus activement cetAméricain. Je suis intimement persuadé que c’est un agent de HarryMadge. La preuve, c’est que l’apparition du vieux spirite dans laglace a coïncidé avec sa présence dans le salon d’expériences.

– C’est possible, dit Jonas… D’ailleurs,n’oublions pas une chose : nous avons à Paris des ennemis fortpuissants qui sont de grands savants en même temps que des hommesde courage. Faisons parler de nous le moins possible, et n’attironspas l’attention. Ned Hattison, Olivier Coronal, et ce fameux LéonGoupit, que Harry Madge, sans doute pour nous tenir en haleine,prétend être toujours à nos trousses…

– Je ne le crois pas, interrompit Smith.Il sait que sa tête est mise à prix en Amérique, et il se tiendracoi, de peur d’une histoire désagréable.

– Malgré tout, il est bon de ne pasréveiller ces dangereux ennemis.

Tout en parlant, les deux frères escortaientavec plus d’attention que jamais leur mobilier, que guidait, tantbien que mal, le déménageur, à demi dégrisé par la menace ducommissaire de police. Ils étaient arrivés rue de la Chine, une desplus pittoresques et des plus curieuses petites rues du Parisfaubourien. Là, au milieu d’un vaste enclos, se dressait une maisonà deux étages.

Des terrains vagues, quelques ateliersconstruits avec des matériaux de démolition donnaient au paysagecet aspect désolé qui caractérise la banlieue des grandesvilles.

Là, les hypnotiseurs seraient sûrs de n’êtrepas dérangés.

Une fois les meubles déchargés, au milieu desvégétations folles qui encombraient l’enclos presque retourné àl’état de forêt vierge, les frères Altidor congédièrent la voiturede déménagement, et l’épaisse porte cochère se referma.

Comme si le grincement mélancolique des fondsrouillés eût été un signal, une file d’hommes graves et vêtus denoir sortit de la maison. En un clin d’œil les meubles furentenlevés et disposés à l’intérieur. Les épais volets garnis de tôlefurent fermés, et l’habitation reprit sa physionomie de maisonabandonnée. Pourtant, la plus grande activité régnait àl’intérieur.

L’observateur qui eût réussi à s’y glisser eûtassisté, tous les soirs, à un étrange spectacle.

Dans une grande salle, que meublaientseulement une table de bois blanc et deux chaises de paille, surlesquelles prenaient place les frères Altidor, une trentaine depersonnages étaient assemblés.

L’obscurité était profonde, pour que l’espritne fût pas distrait, pour que la volonté ne fût pas troublée par lavue des objets extérieurs, et le silence régnait, absolu, sur laréunion.

Debout, côte à côte et rangés en cercle, leshypnotiseurs se tenaient immobiles, les yeux grands ouverts, lesprunelles dilatées sous l’influence de l’ambition et de lacupidité.

Le passant attardé qui regagnait sa demeure,le flâneur promenant sa songerie à travers les rues désertespassaient devant la maison silencieuse sans se douter que là deshommes, doués d’une incroyable puissance de divination, préparaientles éléments du grand drame qui allait ensanglanter l’humanité.

Seulement lorsque l’aube blanchissait le cielà l’Orient, les hypnotiseurs se séparaient.

Restés seuls, les deux Altidor s’occupaient defaire parvenir à leur chef Harry Madge les documents déchiffréspendant la nuit.

Tandis qu’épuisés par la séance de lecture àdistance leurs hommes se livraient au sommeil dans les chambres dusecond étage, transformées en dortoirs et éclairées de veilleuses,Jonas et Smith s’enfermaient, et à leur tour, correspondaienttélépathiquement avec le vieux spirite de Chicago.

La première impression que donnait maintenantla maison de la rue de la Chine était celle d’un séminaire deprovince.

La vie y était mathématiquement réglée ;rien n’y était laissé à l’imprévu. Le silence était imposé à toutle monde, sauf pendant les repas qui ne duraient que quelquesminutes.

De son funèbre palais de Chicago, Harry Madgeétait en constante communication avec la maison de la rue de laChine.

Le vieux spirite était fort satisfait desfrères Altidor. Ils avaient bien eu l’impudence de commencer parfaire leurs propres affaires au lieu des siennes ; mais lesYankees ont toujours des trésors d’indulgence pour quelqu’un quifait des affaires.

D’ailleurs il les surveillait de près.

Il connaissait les exploits de Léon Goupit, ilsavait exactement à quoi s’en tenir sur son compte, mais il avaitremis à plus tard la vengeance complète qu’il méditait contre leBellevillois.

En somme, il regardait le petit groupe desingénieurs français comme fort peu redoutable.

Il eût probablement changé d’avis s’il eûtconnu la découverte de l’accumulateur psychique. Mais c’était laseule chose qu’il ne pût pas savoir.

La volonté loyale d’Arsène Golbert et de sesamis formait autour d’eux, une sorte de cercle infranchissable.

Il y a, dans l’univers de la Volonté, commedans celui de la nature, des tourbillons, des nimbes, de la lumièreet de l’ombre.

La belle volonté, affirmative et lumineused’Arsène Golbert, ne pouvait être touchée par les rayons égoïstes,et par conséquent négatifs qu’émettait le cerveau enfiévré duspirite.

Comme l’avait expliqué un jour le fakirretourné dans les Indes, tout voyant qui emploie son pouvoir à unbut pratique, qui l’utilise, diminue ce pouvoir et peut même leréduire à rien.

Le désintéressement absolu est la premièrecondition exigée lorsqu’on s’occupe de surnaturel.

La folie et le suicide guettent ceux qui ontmis en oubli cette vérité fondamentale.

Un vieux livre de Kabbale, souvent cité,n’a-t-il pas dit : « Si tu joues au fantôme, tu ledeviendras » ?

Harry Madge avait éprouvé, plus qu’un autre,la vérité de cette assertion.

Dans le cerveau de ce commerçant enrichi, uneambition monstrueuse avait germé.

Depuis que le sage fakir indien et le médecinpeau-rouge l’avaient quitté, ses désirs ne connaissaient plus debornes.

Si extraordinaire que cela paraisse, HarryMadge se croyait appelé à devenir l’empereur du monde. Ils’expliquait d’ailleurs fort logiquement cette prétention.

L’Amérique avait tout ce qu’il fallait pourtriompher : capitaux, intelligence et documents. Donc lerésultat d’une guerre entre l’Europe et les États-Unis n’était pasdouteux. L’asservissement de l’Ancien Monde par le Nouveau n’étaitmême plus une affaire d’années : c’était une question de mois,de jours peut-être.

Mais qui triompherait avecl’Amérique ?

Les quatre cents multimillionnaires quidétiennent tous les capitaux !

Plus puissants que les Césars et les rois quecélèbrent les annales, les milliardaires se partageaient lemonde ; l’or deviendrait la religion universelle, et lesusines à vingt étages en seraient les sanctuaires, comme les toursde fer et les ponts gigantesques en seraient les monumentsvénérés.

Les chèques et les bank-notesdeviendraient les objets du culte, et Harry Madge, interprétantétroitement certains livres de la sagesse kabbalistique, voyaitdans la pauvreté le véritable enfer. Les damnés de la nouvellesociété seraient les pauvres, et les milliardaires, rares élus d’unciel de jouissance et de suprématie matérielle, seraient adorésdans un univers transformé.

« Mais, se disait encore Harry Madge, quiaura la suprématie entre ces milliardaires que je méprise, qui sonttous de vulgaires spéculateurs et des gens grossiers et sanspensée ?… Cette dénomination de prince des milliardaires,concluait-il, ne peut appartenir qu’à l’homme supérieur par sonintelligence. Je serai donc le prince des milliardaires, comme ilsseront, eux, les princes du monde. »

Harry Madge allait plus loin encore dans sesdivagations ambitieuses.

– Mais, s’écriait-il, je serai presqueaussi un dieu ! Je disposerai de tout le pouvoir occulte del’univers. Toutes les forces de la matière et de l’esprits’emploieront à conserver ma vie, à la prolonger peut-êtreindéfiniment. Je renouvellerai les miracles des ancienslivres ; je recréerai le monde suivant ma fantaisie.

À la suite de ces songeries, Harry Madgeentrait dans un état d’exaltation extraordinaire. Il s’écriait, engrinçant des dents :

– Je suis Dieu ! Je suisDieu !

La boule métallique de son bonnet jetait deséclairs, et il retombait, brisé, sur les tapis noir et or, tisséspar les Thugs étrangleurs de l’Inde, et qui ornaient les sallessouterraines de son palais. La volonté de Harry Madge, surmenée pardes labeurs exagérés, avait acquis une facilité incroyabled’évocation. Il se faisait, sans effort, apparaître à lui-même,tous les personnages célèbres du passé, du présent, et même del’avenir.

Certains soirs, dans la solitude splénétiquede son palais, il s’évoquait à lui-même les spectres desconquérants illustres : Alexandre, César, Attila, Tamerlan,Napoléon se levaient pour lui de la poussière des tombeaux etvenaient s’asseoir autour de sa table ronde. Ils devenaient sesamis intimes. Lui leur expliquait ses projets, et, au besoin, leurimposait le silence.

– Mes amis, disait-il – et sa voixrésonnait, funèbrement, dans la solitude du palais –, vous avez étédes enfants, des niais. Est-ce avec des soldats que l’on conquiertle monde ? Vous avez agi en barbares. Vous avez ignoré lapuissance du capital, et surtout celle de la volonté pure quidompte les monstres, apaise les tempêtes, et fait surgir des villesdu sein des déserts. Vos légions, vos armées ?… enfantillages.La puissance de l’homme réside dans le vouloir inflexible de soncerveau. Allons, ne vous fâchez pas !… Si je suis content devous, la force de mes médiums repêchera vos âmes, transies dans lesfleuves brumeux de l’outre-Monde. Je vous restituerai à la vie et àl’action. Vous viendrez m’éclairer de vos conseils sur l’avenir desraces, et savourer avec moi le sang des jeunes animaux, la sève desplantes nouvelles, qui permettent aux âmes la réincarnation…

Harry Madge, pourtant, n’avait pas toujoursautant d’outrecuidance.

Quelquefois, au milieu de ces évocations,surgissait un fantôme qu’il n’avait point appelé, une forme d’ombreoù, par un prodige singulier, Harry Madge reconnaissait à la foisl’exacte ressemblance d’un grand nombre de physionomiesdifférentes.

L’Ombre ressemblait au vieil ingénieurHattison, et aussi au père de Harry Madge – un pauvre coureur desprairies, tué dans une rixe –, et aussi au Satan classique desgrimoires du Moyen Âge, et à un vieux professeur de mathématiquesque Harry Madge avait connu et qui s’était suicidé.

L’Ombre – Harry Madge s’était habitué àdésigner de ce nom ce personnage indécis et multiple – ne parlaitjamais, se contentant de sourire d’une façon tellement ironique etlugubre, que le spirite sentait ses paroles s’arrêter dans songosier, et ses cheveux se hérisser dans sa chair.

À côté de la cuirasse d’or d’Alexandre, de laredingote de Napoléon et de la robe de soie et de fourrure deTamerlan, l’Ombre jetait une tache funèbre.

Tout en éprouvant une terreur considérable,Harry Madge se disait :

« Cette Ombre est le coin du mystère qui,dans toutes les choses, échappe au plus savant. C’est l’inconnu.Elle me symbolise la résistance de l’Univers à qui j’arrache sessecrets. »

Un soir, Harry Madge fit revêtir à une dizainede ses domestiques de somptueux manteaux imités de ceux des dogesde Venise. Ils étaient de velours vert sombre, et surchargés debroderies et de pierres précieuses.

Chacun de ces serviteurs portait un flambeauparfumé. La petite troupe précédait le maître à travers les alléessablées de poudre métallique des jardins du palais. Ils avançaientlentement, précédant le spirite, qui se faisait porter sur unesorte de trône que surmontait un dais de pourpre à franges d’or,aux coins ornés de panaches en plumes de cygne.

Les rois du monde défunt, évoqués par savolonté, suivaient humblement ce cortège en même temps grotesque ettriomphal.

Toujours coiffé de son bonnet à boule de métalqui jetait des lueurs vertes terribles, Harry Madge s’avançaitorgueilleusement, lorsqu’il sentit sur ses épaules et sur sa têteun poids insupportable. L’Ombre s’était juchée derrière lui etricanait atrocement.

Harry Madge sentit son cœur se geler d’effroidans sa poitrine. Il se retourna, toujours obsédé par le fardeau duspectre.

Derrière le dais, le cortège phosphorescentdes souverains disparus répétait le rire de l’Ombre.

Harry Madge poussa un cri épouvantable ettomba, de son trône portatif, comme une masse.

Les serviteurs, qui n’avaient vu aucuneapparition, et qui prenaient simplement cette promenade pour unefantaisie de millionnaire, s’empressèrent de l’entourer, luiprodiguèrent des soins, le ranimèrent et le portèrent dans sachambre, en son palais. Mais le spirite avait été frappé aucœur.

Pendant longtemps, il s’abstint d’évocations,bornant son travail cérébral à la surveillance des frèresAltidor.

L’Ombre semblait avoir disparu, comme unmauvais cauchemar.

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