La Dame noire des frontières

Chapitre 6L’ÉVASION

L’extinction des feux venait de sonner à lacaserne.

Les clairons avaient lancé leurs dernièresnotes, mélancoliques et traînantes, répercutées par la calmeatmosphère de la nuit des hauteurs de la cathédrale jusqu’à lagrève lointaine.

Dans la cour de la caserne, un profond silencerégnait, à peine troublé de loin en loin par le cliquetis desarmes, les rires des hommes de garde et les grincements de lagrille de fer ouverte aux permissionnaires.

Le soldat Louvier, placé en sentinelle au piedd’un mur où s’ouvraient les fenêtres de quelques bureaux étaitrentré dans sa guérite et s’était enveloppé de sa couverture, à peuprès certain, à cette heure-là, de n’être dérangé par aucune rondedans le petit somme qu’il se proposait de faire.

Il s’était accroupi dans le fond de la guériteet déjà à moitié engourdi, il fumait une cigarette, les yeux clos,dans cet état de béate rêverie qui est comme une transition entrela veille et le sommeil. Mille projets, mille souvenirs occupaientson imagination paresseuse.

Après deux ans de campagne au Maroc, il allaitêtre libéré du service.

Il revoyait déjà par la pensée la fermepaternelle au toit de tuiles brunies et moussues, les champs debetteraves aux larges feuilles luisantes et les grands bœufs rouxdans les prés verts. Comme il serait heureux et tranquille aumilieu de ce décor familier, comme il se la coulerait douce…

Cette idyllique rêverie fut tout à coupinterrompue par un bruit singulier, il lui semblait qu’une porteavait grincé sur ses gonds.

Louvier, arraché à sa quiétude somnolente,jeta sa cigarette, se releva d’un bond et, avançant prudemment latête en dehors de la guérite explora du regard la vaste courdéserte.

Du côté des locaux disciplinaires où setrouvaient la salle de police et les cellules, une porte s’étaitdoucement entrebâillée. Une ombre, maintenant, se faufilait le longdes murs.

Louvier eut un geste mécontent.

– Comme c’est amusant !grommela-t-il entre ses dents, encore un homme qui a trouvé lemoyen de s’évader des cellules. Comme ça fait plaisir, ajouta-t-ild’un air contrarié, de tirer sur les camarades ou d’appeler leposte pour les faire empoigner. Je n’aime pas beaucoupça !

Avec d’infinies précautions, l’évadé – carc’en était bien un – rasait la muraille garnie d’un lierreépais.

Tout à coup, il s’avança hardiment en face dela guérite, sa silhouette apparut à la sentinelle, vivementéclairée par la lumière de la lune.

– Comment, s’écria Louvier trèscontrarié, c’est toi, mon vieux Bossard ! Quelle guigne !Tu ferais mieux de retourner d’où tu viens ! Tu sais que jevais être obligé d’appeler le poste !

– Tu ne feras pas cela, s’écria Bossardavec énergie, tu ne trahiras pas un vieux copain, un« poteau », ça serait mufle de ta part !

– Dame, ce serait mon devoir !

– Qu’est-ce que tu risques ? Puis,c’est de moi qu’il s’agit et non pas d’un criminel. Je n’ai rienfait que de rosser quelques sales Boches qui avaient insulté laFrance. C’est injuste de m’avoir fourré au bloc.

« Je suis à la boîte depuis ce matin.J’étais si désespéré que l’envie m’a pris de déchirer ma chemise,de tresser une corde avec les morceaux et de me pendre aux barreauxde la fenêtre.

– Pauvre vieux !… murmura Louvier,évidemment touché des supplications de son camarade.

– Mais attends, continua Bossard. Voilàque vers les cinq heures, on m’apporte ma soupe. Qu’est-ce que jetrouve, au fond de ma gamelle : un louis de vingt francs, untournevis et puis ça…

Bossard montrait un couteau à cran d’arrêt, àlame pointue, de ceux qu’affectionnent les Marsouins et lesLégionnaires.

– Je comprends, dit Louvier, ce sont lescopains de la section des armuriers qui t’ont fait passer ça.

– Peut-être bien, ou peut-être bien aussima fiancée, Germaine, la matelote. Je ne sais pas au juste. Alors,tu comprends j’en ai eu pour cinq minutes à dévisser la serrure,une fois que l’extinction des feux a été sonnée et mevoilà !

– Parbleu, je le vois bien, mais,qu’est-ce que tu comptes faire ? demanda Louvier avecinquiétude. Je ne vois pas trop comment tu pourrais te sauver, mêmesi je faisais mine de ne pas t’avoir aperçu.

– Eh bien ! c’est ce qui te trompe,j’ai mon plan, s’écria Bossard, triomphalement. Lève un peu lenez ! Qu’est-ce que tu vois ?

– Tu ne vas pourtant pas essayerd’escalader le mur.

– Gros malin, je te dis de lever le nez,là, juste en face de toi, il y a une fenêtre.

– Oui, la fenêtre du bureau du capitaineMarchal.

– Eh bien, justement. C’est par là que jevais m’évader.

– Pour ça, non, mon vieux,impossible ! Le capitaine a été gentil pour moi. Il m’a soignéquand j’ai eu la fièvre lorsque nous faisions colonne dans laChaouia. Je ne veux pas qu’il lui arrive des désagréments à causede toi !…

– Mais il ne lui arrivera rien, je neferai que traverser le bureau et gagner la rue. Ni vu, ni connu, onne saura jamais par où j’ai passé.

– Non, je ne puis pas faire ça.Décidément, c’est impossible…

– Je t’en prie…

– Il n’y a pas moyen… Rentre vite avantqu’il ne passe une ronde.

– Trop tard ! s’écria Bossard avecune poignante émotion. Regarde, au bout de la cour, voilà déjà unfalot qui brille devant le poste…

« Dans cinq minutes, la ronde sera ici.Auras-tu le cœur de trahir ton camarade ? Non, tu ne feras pascela ! D’ailleurs, je te jure que le capitaine Marchal n’auraaucun embêtement à mon sujet.

– C’est bon, grommela Louvier, incapablede résister à d’aussi pressantes instances. Fais ce que tu voudras…mais, alors, fais vite, dépêche-toi. Je ne tiens pas à êtrepincé !

Près du poste, en effet, à l’autre bout de lacour, des ombres allaient et venaient. Une ronde s’organisait.

D’un élan désespéré, Bossard agrippa le troncdu vieux lierre dont les branches craquèrent sous ses godillots àgros clous.

En trois bonds, il parvint à se hisser jusqu’àla hauteur de la fenêtre. Toujours cramponné au lierre, il ouvritles persiennes et la croisée que Ronflot, dans sa hâte du départ,avait simplement poussées.

Il lui fut très aisé ensuite de se hisser surl’appui de la fenêtre et de sauter dans l’intérieur du bureau.

Alors, il referma les persiennes et se tintcoi.

Cinq minutes plus tard, il entendit résonnerle pas cadencé des hommes de garde et le cliquetis des baïonnettes.La ronde passait au pied même de la fenêtre.

Enfin, le bruit des pas s’éloigna et se perditdans la nuit.

Le fugitif respira plus largement, il étaitsauvé, au moins pour le moment. Son cœur battait à se rompre,autant de la terrible émotion qu’il venait de ressentir que de lajoyeuse fièvre de l’espérance.

Au bout de quelques minutes, il entrebâillales persiennes et se pencha vers la guérite où Louvier sepelotonnait, inquiet, se repentant déjà peut-être de safaiblesse.

– Merci, mon vieux ! murmura-t-ildoucement. Je te revaudrai ça !

– Ça va bien ! répliqua l’autre,grincheux. Tu vois que je ne suis pas mufle avec les copains ;tu as eu de la veine que le sergent qui commandait la ronde n’aitpas eu l’idée de visiter les cellules…

– Tu parles !

– Seulement, par exemple, dépêche-toi defiler, avant qu’il ne soit venu à l’idée de l’adjudant de faire uncontre-appel dans les chambrées.

– Entendu.

– Oui, si, par malheur on te repince,promets-moi une chose…

– Quoi ?

– Ne pas dire que c’est moi qui t’ailaissé sauté le mur.

– Ça va de soi. Je ne dirai rien. C’estpromis !…

– Et surtout, tâche de t’y prendre defaçon à ne pas compromettre le capitaine Marchal.

– Tu sais que je ne suis pas plus bêtequ’un autre.

– Alors, bon voyage ! Tu as le tempsde t’en aller tranquillement.

« Il ne te reste plus qu’à gagner la rueet le port. Il y a en rade plusieurs navires anglais…

– C’est compris ! Adieu, mon vieux,encore une fois, merci, c’est entre nous à la vie et à lamort !

Louvier était rentré dans sa guérite. Bossardreferma les persiennes avec le plus grand soin, referma égalementla fenêtre et, pour être bien sûr que la lumière ne soit pasaperçue du dehors, tira les grands rideaux verts.

Ce fut seulement après avoir pris cesprécautions qu’il se hasarda à frotter une allumette.

Il continuait à avoir de la chance. Sur lebureau du capitaine, il aperçut une lampe à pétrole, ill’alluma.

Alors, très flegmatiquement, il se mit endevoir d’étudier la serrure de la porte et il se rendit compte querien ne serait plus facile que de la dévisser.

Il se proposait ensuite de la revisser defaçon à ne laisser aucune trace de son passage ; avec un peud’adresse, la chose lui semblait possible.

Il en agirait de même avec la porte de la rueet le tour serait joué.

Bossard savait – comme tout le monde à lacaserne – que le capitaine Marchal s’absentait régulièrement dusamedi au lundi et il souriait d’avance à la bonne farce qu’iljouait à ces messieurs du conseil de guerre en leur brûlant lapolitesse.

D’ailleurs, le fugitif ne prenait pas sasituation au tragique ; il en avait vu bien d’autres. Il étaitdéserteur, soit, mais le 14 Juillet arrivait dans quelquessemaines. Il y aurait certainement à cette occasion une amnistieprésidentielle. Il en profiterait pour rentrer en France et toutirait pour le mieux.

Tout en se livrant à ces réflexions et àd’autres semblables, il avait déjà tiré de sa poche son tourneviset il se préparait à attaquer la serrure.

Tout à coup, la porte du rez-de-chaussée quidonnait sur la rue, grinça sur ses gonds, puis se referma avec unclaquement sec répercuté par l’écho dans le silence du bâtimentdésert.

Bossard souffla la lampe, remit précipitammentson tournevis dans sa poche et se redressa éperdu.

Il ne se sentait plus une goutte de sang dansles veines.

Ses dents claquaient.

Maintenant, on montait lentementl’escalier.

– Bon sang de bon sang !s’écria-t-il, le capitaine n’est pas parti… Quelleguigne !

Il se vit, comme une bête traquée par leschiens ; une seconde, il songea à redescendre dans la cour dela caserne, à regagner sa cellule.

Il n’avait pas le temps, les pas serapprochaient.

Il tourna avec effarement dans la pièce,cherchant sans espoir une cachette.

Il ne savait plus ce qu’il faisait.

Il vit une banquette et essaya de se fourrerdessous, il ne put y réussir, la place manquait.

Cependant, on avait fait halte devant la portedu bureau, Bossard entendit un bruit de voix. On mit une clef dansla serrure.

– Je suis flambé ! grommela-t-il,cette fois, ça y est ! voilà le capitaine qui rentre…

Mais, tout à coup, il aperçut les grandsrideaux verts qu’il avait lui-même tirés pour masquer lafenêtre.

Il était sauvé.

Il se rua dans l’embrasure de la fenêtre, tirasur lui les rideaux et demeura immobile, retenant son souffle.

Il était temps.

Il entendait son cœur battre à grands coupsdans sa poitrine. Il avait cru reconnaître la voix du capitaineMarchal et de Ronflot, son ordonnance. Il prêta l’oreille, mais lesnouveaux venus s’exprimaient – du moins à ce qu’il lui sembla – enanglais.

Ce qui, même en cet instant terrible,l’ennuyait le plus, c’était d’être plongé dans les ténèbres, de nepouvoir jeter le moindre coup d’œil dans la pièce.

Il eût été trop dangereux de vouloir risquerun mouvement, qui eût fait remuer les rideaux qui le cachaient.Bossard se résigna à l’immobilité et au silence.

D’ailleurs, ce n’était ni Marchal ni Ronflotqui venaient d’entrer dans le bureau. C’était… lord Willougby etson secrétaire Gerhardt.

– Enfin, nous voici au cœur de la place,dit ce dernier – non pas en anglais, comme l’avait cru Bossard,mais en allemand.

– Jusqu’ici tout a bien marché, réponditl’autre en frottant une allumette bougie. On dirait que Marchallui-même a pris la précaution de tirer les rideaux pour que nous nesoyons pas aperçus de la cour de la caserne…

– Mais, voici justement une lampe. Jevais l’allumer.

Et Gerhardt saisit à pleines mains le verre delampe. Il le rejeta bien vite avec un juron, il venait de se brûlerla main.

– Que fais-tu ? demanda lordWillougby avec impatience. Dépêche-toi d’allumer, tu sais que nousn’avons que très peu de temps devant nous !

– C’est que, répondit Gerhardt enbaissant la voix, il se passe quelque chose de très grave. Ce verreest brûlant. La lampe devait être allumée il y a quelques secondesà peine. On a dû l’éteindre en nous entendant monter.

Les deux complices échangèrent un regardterrifié.

– Le capitaine Marchal est peut-être deretour, balbutia Gerhardt d’une voix étranglée.

– C’est impossible, on l’a vu monter dansle train d’Étaples. Puis, s’il est là, ce sera tant pis pourlui !

Et lord Willougby avait tiré de la poche deson pardessus un browning de petit calibre et se tenait prêt àtirer.

La lampe que Gerhardt s’était hâté de rallumerleur montra la pièce déserte.

– C’est à n’y rien comprendre, grommelalord Willougby. Pourtant il n’y a personne ici.

Comme en réponse à cette phrase, un légercraquement se produisit dans la pièce.

C’était Bossard qui, fatigué de garder la mêmeposition dans sa cachette venait de faire crier le parquet sous sesgros souliers à clous.

Gerhardt regardait attentivement du côté d’oùle bruit était parti…

Tout à coup, il mit la main sur l’épaule deson maître, et silencieusement, lui montra les souliers de Bossarddont l’extrémité passait un peu au-dessous des rideaux.

– Que faire ? demanda Gerhardt, àvoix basse.

– Allons, fit lord Willougby qui avaitreconquis tout son sang-froid, ne tremble pas ainsi : ce nepeut être ni Marchal, ni son ordonnance, qui sont cachés là. Jepense plutôt que c’est quelque vulgaire malfaiteur.

– Alors ?

– Il faut nous emparer de l’individu,quel qu’il soit, avant qu’il ait eu le temps de se reconnaître.

– Mais si ce n’était pas unmalfaiteur ?

– Va toujours. Exécute mes ordres et net’inquiète pas du reste.

Après s’être concertés pendant quelquesminutes encore, le maître et le valet se rapprochèrent de lafenêtre sur la pointe des pieds.

Sur un signe de son maître, Gerhardt tirabrusquement les rideaux.

Bossard se trouva en face de lord Willougby,qui lui appuyait sur le front le canon de son browning, avantd’avoir eu le temps de faire un mouvement pour se mettre endéfense.

– Tiens, c’est un soldat ! fitGerhardt d’un ton parfaitement détaché.

– Je ne suis pas un voleur !balbutia le malheureux avec angoisse. Ne me tuez pas !

– Alors que faites-vous ici ?demanda sévèrement lord Willougby.

– Je vais vous dire…

– Vous écoutiez sans doute notreconversation ? demanda Gerhardt avec méfiance.

– Je n’ai rien compris, je vousjure !

– Somme toute, reprit gravement lordWillougby, vous vous êtes introduit pour cambrioler dansl’appartement de mon ami Marchal où vous ne comptiez trouverpersonne ?

– Mais non ! répliqua Bossard avecune énergie désespérée, je ne suis pas un malfaiteur.

– C’est ce que nous allons voir ! Etd’abord, videz vos poches.

Sous la menace du revolver, Bossard, tellementdémoralisé qu’il ne trouvait rien à répondre, dut s’exécuter.

Le premier objet qu’il exhiba fut letournevis, puis le couteau à cran d’arrêt.

Gerhardt eut un ricanement sauvage.

– Voilà, fit-il, deux outils qu’on netrouve pas souvent dans la poche des honnêtes gens. Inutile denier, n’est-ce pas ? Vous êtes pincé en flagrant délit.

– C’est tant pis pour vous, dit lordWillougby d’une voix dure, je vais vous faire arrêter. Mon amiMarchal ne pourra que m’approuver : Gerhardt, ouvrez lafenêtre et demandez main-forte.

Bossard tremblait de tous ses membres. Il sevoyait déjà traduit devant le conseil de guerre, non plus pour unepeccadille mais pour une action infamante, qui lui vaudrait desannées et des années de travaux forcés à perpétuité. Il perdait latête, balbutiait des phrases incohérentes.

– Par pitié, supplia-t-il, ne me perdezpas… Je vous jure que je suis innocent.

– Alors, ordonna Gerhardt qui avaitgrand-peine à retenir un sourire ironique, expliquez-vouscatégoriquement. Tout autre que moi vous eût déjà brûlé lacervelle : j’aurais été en droit de le faire. Et d’abord, quiêtes-vous ?

– Je me nomme Bossard, répondit le soldatdont les dents claquaient de terreur. J’ai rossé des Allemands quiavaient insulté la France… J’étais sorti sans permission… Je vaispasser au conseil, alors…

– Parbleu, fit lord Willougby àdemi-voix, c’est le soldat dont on nous a parlé ce matin.

Tout en parlant, il avait abaissé le canon deson browning.

– Je comprends, fit-il en paraissant seradoucir, vous étiez en cellule et vous avez trouvé moyen de vousévader ?

– Oui, c’est bien cela, répondit Bossard,vaguement rassuré par ce changement d’allure, mais pour gagner larue, il me fallait traverser le bureau du capitaine. Je ne pouvaispasser que par là.

– Et, avec votre tournevis, vous comptiezdévisser la serrure ?

– Oui, monsieur.

– J’aime mieux cela pour vous, mais, jedoute cependant qu’on vous croie, quand vous donnerez cetteexplication-là aux membres du conseil de guerre. En tout cas, notredevoir est tout indiqué, nous allons vous remettre entre les mainsde l’autorité militaire.

– Ne faites pas cela !…

– Si nous agissions autrement, nousdeviendrions vos complices.

– Mais, le fait d’être surpris iciaggrave mon cas de la façon la plus terrible ! Tenez,monsieur, vous auriez mieux fait tout à l’heure, de me brûler lacervelle ! J’aurais préféré cela…

Lord Willougby et Gerhardt qui riaient souscape du désespoir du pauvre diable se concertèrent quelque temps àvoix basse.

– Eh bien ! non, fit tout à couplord Willougby avec une feinte émotion. Je ne vous livrerai pas.Tout bien réfléchi, vous me semblez plus imprudent que coupable.Tant pis pour moi si je me laisse abuser par votre air defranchise !…

– Oh ! monsieur, si c’étaitpossible !

– J’ai pitié de votre lamentablesituation. Je veux vous sauver. Attendez un instant…

Lord Willougby avait tiré un carnet de sapoche. Il griffonna quelques lignes sur un des feuillets, puis ledétacha et le mit sous enveloppe.

– Prenez cette lettre, dit-il à Bossard,qui n’osait en croire ses oreilles, vous la remettrez au capitainedu yacht le Nuremberg qui met à la voile demain, au pointdu jour. Une heure plus tard, vous serez en sûreté à Douvres. LeNuremberg appartient à un de mes amis, qui, sur marecommandation, vous fournira des vêtements civils…

– Oh ! monsieur, comment vousremercier ? Vous me sauvez la vie !

Et Bossard, dans une sorte de vertige, s’étaitrué sur la porte de sortie.

– Pas si vite, fit lord Willougby, il mereste encore une recommandation à vous faire. Ne parlez à personnedu service que je vous ai rendu ; ne racontez jamais de quellefaçon vous avez réussi à vous évader. Vous devez comprendre que, sij’ai eu pitié de vous, il est de votre devoir de ne pas mecompromettre par vos bavardages.

« S’il arrivait jamais à savoir que j’aifavorisé votre fuite, le capitaine Marchal, qui est mon meilleurami, se fâcherait avec moi et, qui sait même, tant il a le culte dela discipline, s’il ne me dénoncerait pas…

– Je vous donne ma parole d’honneur de nejamais parler à personne de l’homme généreux auquel je dois la vie.D’ailleurs, je ne connais pas votre nom…

– Il est parfaitement inutile que vous leconnaissiez. L’ignorant, vous n’aurez pas la tentation de commettredes indiscrétions.

Lord Willougby réfléchit un instant, puis,regardant Bossard bien en face il lui demandabrusquement :

– À propos, est-ce que vous avez del’argent pour vivre en Angleterre ?

– Ma foi non ! J’ai juste vingtfrancs. Mais, je suis solide à la besogne, je chercherai del’ouvrage, je me débrouillerai.

Lord Willougby eut un singulier sourire, puis,après une seconde de réflexion, il prit un portefeuille et en tiraune bank-note de vingt livres qu’il tendit à Bossard.

– Tenez, lui dit-il, voici une petitesomme qui vous permettra d’attendre que vous ayez trouvé dutravail. Sur une terre étrangère, la lutte pour la vie estquelquefois très dure.

Bossard, tout confus de tant de bonté,balbutiait de vagues remerciements.

– Ah ! monsieur, comment pourrai-jejamais…

– Ne parlons pas de cela, fit lordWillougby avec un geste de grand seigneur, mais, si j’ai un bonconseil à vous donner, c’est de filer au plus vite. Le capitaineMarchal n’a pu partir pour Étaples comme il le fait chaque samedi.Il est en ville et m’a envoyé l’attendre ici. Il peut rentrer d’uneminute à l’autre. Vous devez comprendre que je ne tiens guère à cequ’il vous rencontre ici…

Bossard ne se fit pas répéter deux fois cesalutaire avertissement.

Il salua, dégringola quatre à quatre lesmarches de l’escalier et, une fois dans la rue, se mit à courirdans la direction de l’avant-port.

Il n’eut pas de peine à trouver le navire dontlord Willougby lui avait indiqué exactement la situation et quiétait mouillé très loin des autres, à l’extrémité de la jetée.

Pas une lumière ne brillait à bord, maisBossard ne s’arrêta pas à ce détail.

Il franchit délibérément la passerelle ets’avança vers les cabines installées à l’arrière. Mais il n’avaitpas eu le temps de faire trois pas sur le pont qu’il se sentitempoigner par deux bras vigoureux, en même temps qu’on lui appuyaitsur le front le canon d’un revolver.

– Ne bouge pas ou tu es mort, murmura unevoix à son oreille.

Beaucoup à la place du marsouin eussent ététerrifiés, mais Bossard, au cours de ses campagnes aux colonies enavait, comme on dit, vu bien d’autres.

Il se rendait très bien compte que sa façon des’introduire à bord, à une pareille heure de la nuit pouvait trèsbien donner lieu à une méprise, et il pensa qu’on l’avait sansdoute pris pour un de ces dangereux rôdeurs des quais, quicambriolent les navires mal surveillés.

– Pas de blagues, répondit-iltranquillement à ses mystérieux agresseurs – car ils étaient deux,celui qui lui avait pris les poignets et celui qui tenait lerevolver, – Je suis chargé d’une lettre pour le capitaine, de lapart de lord Willougby.

– C’est différent, fit un des hommes.Alors, venez avec moi.

Bossard se sentit entraîné jusqu’à une descabines de l’arrière, dont la porte se referma sur lui.

Un des deux hommes qui était entré en mêmetemps, tourna le commutateur électrique. Bossard se trouva enprésence d’une sorte de géant à la barbe rousse, au front carré,dont les yeux étaient protégés par de larges lunettes bleues. Ilportait un uniforme de lieutenant. Pendant quelques secondes, ilexamina le soldat avec une profonde attention.

– Asseyez-vous là, mon garçon, dit-ilenfin, et donnez-moi votre lettre.

Bossard obéit silencieusement à cetteinjonction.

Dans le trouble où l’avaient jeté lesdramatiques événements de cette soirée, il n’avait même pas eul’idée de regarder la suscription de la missive que lui avaitremise lord Willougby.

Ce ne fut qu’à ce moment même qu’il s’enaperçut et qu’il regretta sa négligence. Mais, déjà soninterlocuteur, après avoir parcouru la lettre d’un coup d’œil,l’avait fait disparaître dans sa poche.

– Vous avez de la chance d’être protégépar mon ami lord Willougby, dit alors l’homme aux lunettes. Nousallons précisément lever l’ancre dans quelques heures. Maisauparavant – je parle dans votre intérêt – il y a une précautionque vous feriez bien de prendre.

– Laquelle ?

– Celle de changer de costume. Il ne fautpas que vous soyez condamné par défaut pour vol d’équipements. Jeme charge de faire parvenir vos effets à l’autorité militaire.

– Je vous remercie, murmura Bossard, trèstouché de l’intérêt qu’on lui témoignait, je n’avais pas pensé àcela.

– J’y ai pensé pour vous. Je vais vousconduire à la cabine que vous devez occuper et l’on va vous trouverun pantalon et une vareuse de matelot à votre taille.

Dix minutes plus tard, la transformation étaitopérée et l’homme aux lunettes se retirait emportant l’uniforme deBossard qu’il laissa seul dans sa cabine.

Le marsouin se jeta sur l’étroite couchetteet, brisé par la fatigue et les émotions, il tomba dans une sortede demi-sommeil fiévreux.

Mais il n’était pas encore assez profondémentendormi pour ne pas entendre, au bout de quelques instants, ungrincement étouffé qui venait de la serrure de la cabine.

Il comprit qu’on l’enfermait à clef ; ilne se formalisa pas outre mesure de cette soupçonneuse précaution.Après tout, les gens du navire ne le connaissaient pas et ilsétaient dans leur droit, en montrant quelque méfiance.

Sur cette judicieuse réflexion, Bossards’endormit pour tout de bon et ronfla bientôt, de façon à fairetrembler les sonores cloisons de pitchpin de la cabine où il étaitenfermé.

Quand il se réveilla, il faisait grand jour,les rayons du soleil étincelaient gaiement sur la mer que Bossardapercevait par le hublot placé en face de sa couchette.

Bossard se frotta les yeux, tout surprisd’abord de se voir vêtu d’une vareuse bleue sur laquelle s’étalaitun K majuscule, brodé en rouge.

Puis, tout à coup, il se rappela lesévénements de la veille et poussa un profond soupir en songeant àsa chère Germaine.

Mais il n’entrait pas dans son caractère de semontrer soucieux de l’avenir et cette insouciance était volontiersteintée d’optimisme.

– Tout va bien, murmura-t-il. Le pluspressé était d’éviter le conseil de guerre. Voilà qui est fait. Lafête du 14 Juillet n’est pas loin et, d’ici là, j’écrirai àGermaine de venir me rejoindre. Ce lord Willougby est décidément unbrave type !

Et il tâta joyeusement dans la poche de savareuse, le portefeuille crasseux où il avait placé la banknote devingt livres.

Après avoir procédé sommairement à satoilette, il constata avec satisfaction que la porte de la cabinen’était plus fermée à clef et il monta sur le pont, où les hommesde l’équipage allaient et venaient, occupés à divers travaux. Aucund’eux ne fit attention à lui. Il pensa qu’ils avaient reçu desordres le concernant spécialement et il alla s’accouder aubastingage.

Une chose le surprenait maintenant. Iln’ignorait pas que le trajet de Boulogne à Folkestone est trèscourt et il s’étonnait qu’on ne fût pas déjà arrivé enAngleterre.

La côte qu’il apercevait comme une mince etlongue ligne pâle au fond de l’horizon lui semblait au contrairetrès lointaine et on eût dit que le navire, au lieu de s’enrapprocher, s’en éloignait de minute en minute.

Il était plongé dans ces réflexions lorsqu’unemain se posa familièrement sur son épaule.

Il se retourna. L’homme aux lunettes bleuesétait devant lui, la face illuminée d’un bon sourire.

– Eh bien ! mon garçon, fit-il…avez-vous bien dormi ?

– Admirablement.

– Je vais vous faire servir àdéjeuner.

– Merci bien, monsieur, répondit Bossarden ôtant poliment le béret qui avait remplacé son képi… mais,puis-je vous demander si nous serons bientôt enAngleterre ?

L’homme eut un gros rire.

– Nous n’allons pas en Angleterre !fit-il.

Bossard tombait de son haut.

– Où allons-nous donc ? demandaBossard au bout d’un instant.

– À Hambourg, mon garçon. Nous devionsrelâcher à Douvres ou à Folkestone, mais le capitaine a changéd’avis.

« D’ailleurs, se hâta-t-il d’ajouter, àHambourg, vous serez tout aussi bien qu’en Angleterre et, par lasuite, il vous sera très facile de vous y rendre.

Bossard demeurait silencieux en proie à unevéritable consternation.

Sans en bien démêler encore les raisons, ilcommençait à comprendre qu’il était tombé dans un piège et il serepentait amèrement d’avoir obéi aux suggestions de lordWillougby.

Pourtant, il conservait encore des doutes.

– À qui donc appartient ce navire ?demanda-t-il tout à coup à l’homme aux lunettes qui, depuis uninstant, le contemplait avec une curiosité gouailleuse.

– Vous n’êtes donc au courant de rien,fit l’autre, jouant l’étonnement. Ce yacht se nomme leNuremberg, et il appartient au célèbre millionnaireallemand von der Kopper, dont, ajouta-t-il railleusement, vousportez les initiales sur votre vareuse.

Bossard poussa un juron terrible et ferma lespoings.

– Alors, je suis chez les Boches ?s’écria-t-il avec rage.

– Dame, répliqua tranquillement soninterlocuteur, ce n’est pas moi qui suis allé vouschercher !

Et pendant que Bossard demeurait à la mêmeplace, anéanti et comme foudroyé par cette révélation, il luitourna le dos et se dirigea en sifflotant vers l’autre extrémité dupont.

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