La Dame noire des frontières

Chapitre 4LES ESPIONS À L’ŒUVRE

De même qu’un grand nombre d’officiersfrançais, le capitaine Marchal avait utilisé les loisirs de lagarnison en se livrant à l’étude. Chez lui, le soldat, d’unehéroïque bravoure, se doublait d’un technicien de premier ordre,dont les travaux avaient surtout porté sur la mécanique, la chimieet la métallurgie.

Correspondant-rédacteur de plusieurs revues,il avait fait, à l’Académie des sciences, des communications d’uneimportance capitale et qui, toutes, avaient trait à l’artmilitaire.

Il était l’inventeur d’une torpille aérienne,sorte de minuscule avion chargé de panclastite et de projectilesque l’on dirigeait de très loin, grâce aux ondes hertziennes, etque l’on faisait tomber et exploser où l’on voulait.

Il eût suffi d’un de ces engins pour détruireun cuirassé, un régiment ou une forteresse.

Les expériences, qu’il n’avait pu exécuter quesur une petite échelle, avaient donné des résultats foudroyants.Mais, comme, à cette époque, on ne croyait pas à la guerre, laconstruction de la torpille aérienne avait été remise à plus tard.Seulement, son inventeur avait été chaudement félicité.

Le capitaine Marchal était aussi l’auteur d’unmémoire très admiré des spécialistes sur l’emploi comparatif desaciers chromés, iridiés et vanadiés dans les plaques de blindage.Aussi, était-il connu et tenu en haute estime, même par les savantsétrangers.

Ses ouvrages avaient été traduits en allemand– du moins ceux qu’il avait jugé bon de livrer à la publicité – etil était peu d’officiers du génie et de l’artillerie allemande quin’en possédassent un exemplaire dans leur bibliothèque.

Le général de Bernoise, qui appréciait à sajuste valeur, ainsi qu’on a pu s’en rendre compte, les talents dujeune officier, lui avait réservé, dans un local dépendant de lacaserne, un bureau où il put travailler tranquillement. C’était aupremier étage d’une petite maison appartenant au géniemilitaire.

La porte d’entrée s’ouvrait sur la rue. Maisles fenêtres du bureau et de la chambre à coucher donnaient sur unedes cours de la caserne.

Ainsi, tout en travaillant à ses épures, sonoreille était continuellement bercée par les sonores appels desclairons, par le martial roulement des tambours, qui divisaient lesheures de la journée, suivant un rythme, tour à tour paisible,monacal et militaire.

C’était dans cette retraite que le capitaineMarchal avait travaillé tranquille jusqu’au jour où il fit laconnaissance de miss Arabella Willougby.

Jusqu’alors, Marchal n’avait vécu que pour sestravaux, veillant parfois des nuits entières au milieu de seslivres dans la poursuite de quelque problème ardu.

Avant de connaître la belle Anglaise,l’officier n’avait eu qu’une inclination. Pendant quelque temps, ils’était épris de Mlle Yvonne de Bernoise. Mais,d’une nature très timide, Marchal s’était bien vite dit que lafille de son général, que l’on disait très riche, ne pourraitjamais être à lui, et il avait héroïquement refréné au plus profondde son cœur la tendresse passionnée qu’il avait vouée à lacharmante Yvonne. Pourtant, ce mystérieux et pur amour, quepersonne n’avait jamais soupçonné, l’avait défendu de bien destentations mauvaises.

L’arrivée de miss Arabella Willougby et de sonfrère venus avec leur yacht passer une saison à Boulogne, avaitprofondément troublé cette existence tranquille.

Par un hasard peut-être prémédité, missArabella avait rencontré Marchal dans les salons du casino. Tout desuite elle se l’était fait présenter et, pour des raisons demeuréesmystérieuses, elle avait déployé, pour le fasciner, tous lestrésors de la coquetterie la plus raffinée.

Au bout de très peu de temps, sans savoircomment cela était arrivé, il avait osé – lui si timide d’ordinaire– déclarer ses sentiments à l’orgueilleuse beauté.

Il se demandait encore par quel prodige celas’était fait. Cette soirée où, grisé de sourires et de compliments,ensorcelé par mille phrases captieuses, littéralement enivré, ils’était laissé aller jusqu’à avouer ses sentiments à miss Arabella,lui apparaissait comme un rêve invraisemblable, qu’il s’étonnaitd’avoir traversé.

En lui déclarant que leur union n’était pasune chose impossible, Marchal s’était senti complètement gagné parl’enchanteresse, et, peu à peu, l’habitude avait rivé sa chaîne. Iln’eût pas dormi tranquillement s’il avait passé une seule journéesans aller rendre visite à la belle Anglaise.

Le sourire de miss Arabella était pour ainsidire devenu nécessaire à sa vie.

Est-ce à dire qu’il eût complètement oublié lagrave et pure image d’Yvonne de Bernoise ?

Non. Il n’avait jamais cessé de songer à elle.Mais maintenant, il ne se sentait pour ainsi dire plus digned’espérer une union avec la jeune fille. Puis, il était aussi troployal pour conserver à la fois deux amours dans son cœur.

Pourtant, le souvenir de l’exquise et chasteYvonne demeurait pour lui comme un remords.

Dès le début, ses amours avaient eu unefâcheuse influence sur ses travaux. Depuis qu’il connaissait missArabella, il étudiait deux fois moins.

Entraîné dans le tourbillon des fêtesmondaines, des bals, des réceptions de toute sorte, il se couchaittrès tard et il avait conscience d’une grande diminution de sonénergie. Il se surprenait à regretter l’époque encore toute récenteoù la science était sa seule occupation.

Il passait parfois l’après-midi à fumer, lesyeux perdus vers la rade bleue tachée de voiles blanches ou rouges,accusant les heures de lenteur et attendant, dans une fièvred’énervement, que le moment fût arrivé d’aller rejoindreArabella.

Certains jours, il se ressaisissait et seremettait à l’œuvre avec furie. Mais il n’avait qu’à fermer lesyeux pour revoir, par la pensée, le sourire de l’ensorceleuse, etil fermait ses livres de mathématiques d’un air sombre etmécontent.

Plusieurs fois, il essaya de rompre, des’arracher au progressif enlisement de cette malheureuse passion.Il n’eut jamais la force de le faire. Coquette ou sérieuse, éruditeou naïve, Arabella s’était entièrement emparée de l’âme et du cœurdu jeune officier.

Il avait cherché et trouvé même des prétextesplausibles pour s’éloigner.

Mais, dès qu’il se retrouvait en présence dela jeune fille, toutes ses résolutions s’envolaient. Il ne songeaitplus qu’à hâter le moment de son mariage ; et c’est alors que,poussé par cet espoir, il se remettait fiévreusement au travail,mais, hélas ! pour bientôt retomber dans sa paressepremière.

D’ailleurs, miss Arabella, très habile et trèsprudente, avait gardé le plus profond secret sur les visitesmystérieuses que lui faisait le capitaine. Il n’y avait qu’une voixpour proclamer que l’orgueilleuse Anglaise menait une conduiteirréprochable et n’avait jamais agréé les hommages de personne.

L’entretien qu’il venait d’avoir avec legénéral de Bernoise avait rendu à Marchal tout son courage. Il sedisait qu’il ne pouvait devenir le mari de cette Anglaisemillionnaire, dont il connaissait trop le caractère despotique pourne pas deviner que celui qui l’épouserait deviendrait véritablementl’esclave.

Le souvenir d’Yvonne n’était sans doute pasétranger à la résolution qu’il prit d’avertir miss Arabella, dès lelendemain, de l’imminence d’une rupture entre eux.

– Si elle fait des objections,songea-t-il, je demanderai mon déplacement au ministre. Il estimpossible que continue pour moi cette existence énervante etstérile. Ne dois-je pas tout mon temps au général, qui a montréenvers moi une si noble confiance ?

Tout en ruminant ces pensées, le capitaineMarchal était arrivé à la porte de sa maison.

L’horloge de la cathédrale marquait quatreheures et – ce jour-là étant un samedi – l’officier, qui, chaquesemaine, allait passer la journée du dimanche chez un de sesoncles, à Étaples, songea à faire ses préparatifs.

– Allons, grommela-t-il, il faut que jeme dépêche !

Marchal monta rapidement l’escalier quiconduisait à son bureau.

Cette pièce de moyenne dimension, était tenduede papier vert, de ce hideux vert bureaucratique dont nosadministrations ont gardé pieusement la tradition depuis NapoléonIer.

Les banquettes étaient de cuir vert, verts lesrideaux des fenêtres, vert aussi le tapis de la table oùs’amoncelaient les paperasses du capitaine.

Un robuste coffre-fort scellé dans le mur,quelques portraits de généraux, des photographies de dirigeables detoutes les nations et d’aéroplanes de toutes les marques, enfin unepetite bibliothèque remplie de volumes de sciences, complétaientcet ensemble officiel, glacial et nu.

Dès le seuil, Marchal aperçut lecaporal-fourrier qui lui tenait lieu de secrétaire et qui, en cemoment, était occupé à recopier des états d’une écriture un peugrosse, mais magnifiquement lisible.

En rentrant, l’officier avait tiré de sa pochele portefeuille qui renfermait l’argent que lui avait remis legénéral de Bernoise.

– Georget ! dit-il.

– Voilà, mon capitaine, répondit lefourrier en saluant militairement.

– Serrez ces billets de banque dans lecoffre-fort. Vous ne donnerez qu’un seul tour de clef. J’aurai soinde le fermer complètement avant de partir.

– Bien, mon capitaine.

Pendant que Georget exécutait l’ordre qu’ilvenait de recevoir, le capitaine rangea ses papiers, apposaquelques signatures en bas de pièces comptables et prit quelquesnotes qui devaient servir de base au rapport demandé par le généralsur le cas du soldat Bossard. Puis il jeta un regard distrait surla cour de la caserne où une escouade de soldats s’exerçait aumaniement d’armes. On voyait luire au soleil l’acier desbaïonnettes.

– Déjà cinq heures moins le quart,murmura-t-il, et je n’ai presque rien fait aujourd’hui !

Puis, se tournant vers le fourrier Georget quis’était de nouveau assis à sa table de travail :

– Avez-vous vu les fournisseurs ?demanda-t-il.

– Oui, mon capitaine.

– La comptabilité de la semaine est-elleà jour ?

– Tout est en règle, comme vous pouvez leconstater d’un coup d’œil.

– Je n’ai pas le temps ce soir.D’ailleurs, je sais que vous êtes sérieux. Je verrai tout celalundi.

Puis brusquement :

– Vous avez demandé une permission devingt-quatre heures ?

– Oui, mon capitaine.

– Eh bien ! profitez-en dèsmaintenant. Du moment que tout est en règle, je n’ai plus besoin devous aujourd’hui.

Le fourrier salua.

– Mais, dit encore le capitaine, faitesen sorte d’être au bureau de bonne heure lundi matin : il yaura beaucoup de besogne.

Le fourrier, enchanté de l’aubaine, se retiraaprès avoir chaleureusement remercié l’officier.

Il avait à peine disparu que la face réjouiedu soldat Ronflot, ordonnance du capitaine Marchal, apparut dansl’encadrement de la porte.

– Qu’y a-t-il ? demanda Marchal avecimpatience.

– C’est M. Delangle, votre ami, quidésire vous voir.

La physionomie de Marchal se dérida.

– Très bien, fit-il, fais entrer.

Le jovial reporter pénétra aussitôt dans lebureau et les deux amis échangèrent une cordiale poignée demain.

– Eh bien ! demanda Robert, as-turéussi ?

– Tout va bien ; mieux même que jen’aurais osé l’espérer. Le général de Bernoise veut bien mecommanditer, mais garde ce secret pour toi.

– Sois tranquille. Alors, ton avionblindé va être construit ?

– On va commencer la mise en chantier dèslundi, après-demain.

– Tous mes compliments ! permets-moide te féliciter.

Robert s’était assis et avait allumé unecigarette. Petit à petit la conversation prit un autre tour.

– Tu sais, dit Robert, que c’est ce soirque lord Willougby donne sur son yacht la grande fête qu’il avaitannoncée depuis huit jours. Toute la ville en parle.

– Tu es invité ?

– Parbleu, et je ne manquerai pas de m’yrendre. J’attends impatiemment cette solennité. Je compte profiterde l’occasion pour faire plus ample connaissance avec cetteénigmatique miss Arabella Willougby – qui, quoi que tu en dises –offre avec la « Dame noire des frontières » la plusétrange ressemblance.

Marchal eut un geste d’impatience.

– Je t’assure, fit-il, que tu es dansl’erreur la plus complète.

Robert n’insista pas.

– Je suppose, reprit-il après un silence,que nous te verrons à la fête.

– Non, répondit le capitaine d’un tonbref, je vais, comme presque tous les samedis, à Étaples, chez mononcle où je passerai la journée du dimanche.

– Ah ! c’est différent. Et tu nepeux pas retarder ton départ jusqu’à demain ?

– Impossible, mon oncle m’attend. Jeprends le train dans une heure.

– Tant pis… Mais n’as-tu rien appris denouveau sur l’affaire du soldat Bossard ?

– Il va certainement passer en conseil deguerre ; le général est très monté contre lui. Il s’attend àrecevoir une protestation en règle du consulat d’Allemagne sur le« guet-apens dont ont été victimes les marins de Sa Majestéimpériale ». Tu vois d’ici tout le parti que messieurs lesBoches vont tirer de cet incident !

– J’espère, dit Robert, que tu atténuerasles faits autant que possible dans ton rapport et que – pourobtenir un peu d’indulgence de la part du général – tu useras del’influence que te donnent sur lui tes merveilleusesdécouvertes.

– Oh ! merveilleuses… tuexagères !

– Non. Je parle très sérieusement. Tufais mine, en ce moment, d’ignorer que les techniciens de l’Europeentière ont l’œil sur toi. Les officiers de l’état-major allemand,par exemple, donneraient gros pour pouvoir jeter un coup d’œilindiscret sur les plans de ton avion.

À ce moment, Ronflot se montra à la porte dubureau :

– Mon capitaine, dit-il, votre valise estfaite.

– Bon. Je me sauve, murmura le reporteren se levant. Je crois que tu me mets à la porte.

– Je ne te retiens pas, répondit Marchal.J’ai encore à m’habiller. Au revoir donc et à lundi.

– À lundi !…

– Amuse-toi bien chez lord Willougby.

– Tu regretteras de ne pas avoir été desnôtres…

Et le reporter prit congé et descenditl’escalier en sifflotant.

Ronflot, l’ordonnance du capitaine, résumaiten lui d’une façon presque complète les qualités et les défauts dutroupier colonial. Sa face rougeaude, ornée d’une grosse moustacherousse, exprimait la bonhomie et la franchise. Ses épaules, un peuvoûtées, lui donnaient l’air pataud et maladroit, il marchait lesgenoux en dedans et les jambes écartées. Ses mains velues, vastescomme des épaules de mouton, se balançaient en cadence àl’extrémité de ses longs bras formidablement musclés.

Au demeurant et malgré une intelligence un peulourde, c’était un brave et honnête compagnon. Ses seuls défautsétaient l’entêtement – un entêtement de Breton – et une trop grandepropension à fêter la dive bouteille.

D’ailleurs, il professait pour le capitaineMarchal, aux côtés duquel il avait combattu au Maroc, uneadmiration et un dévouement qui tenaient du fanatisme.

Le capitaine était le seul homme au monde dequi Ronflot acceptât certaines observations.

Précisément, celui-ci, très nerveux cesoir-là, ne se faisait pas faute de gourmander la lenteur de sonordonnance, laissant parfois même échapper quelques jurons d’uneallure toute militaire.

Après le départ de Robert, il donna librecours à sa mauvaise humeur.

– Allons, s’écria-t-il, bougre declampin ! Tu ne pouvais pas te grouiller un peu, espèced’empoté !

Puis, déjà honteux de son emportement, ilajouta :

– Tu sais que je t’emmène avec moi àÉtaples. J’aime mieux que tu sois là que de courir les tavernes oute battre avec les Allemands.

– Chouette alors ! s’écria Ronflot,merci, capitaine !

Et, tout en esquissant une sorte de gigue, ils’affaira à travers le bureau et la chambre à coucher et revintbientôt, traînant derrière lui une grosse valise à soufflets.

– Vous voyez qu’on se dépêche, moncapitaine.

– Ça ne t’ennuie donc pas trop dem’accompagner, fit Marchal, heureux de la joie du brave garçon.

– Pour sûr que non, moncapitaine !…

Cette conversation fut interrompue par un coupde sonnette.

– Allons, bon ! grommela Marchal, jeme demande quel est le gêneur qui peut venir à cette heure-ci. Jen’attends personne et les bureaux sont fermés. Véritablement, c’estassommant !

Marchal passa dans sa chambre à coucher dontil referma la porte pendant que Ronflot allait ouvrir. Il revintbientôt portant une carte de visite.

– Ah ! Lord Arthur Willougby !dit Marchal, en jetant un coup d’œil sur le bristol.

– Faut-il le faire entrer ?

– Oui. Qu’il attende un instant dans lebureau.

Ronflot, qui avait repris la mine grave d’unhuissier d’ambassade, introduisit lord Willougby, qu’accompagnaitun personnage sec et maigre, à la face anguleuse et rasée, à l’œilfuyant, vêtu d’un complet à carreaux gris et jaunes, d’un mauvaisgoût atroce.

C’était master Gerhardt, secrétaire, disaientles uns, intendant affirmaient les autres, mais, en tout cas, hommede confiance et compagnon inséparable du jeune lord.

Lord Willougby s’était assis dans le fauteuilque lui avançait Ronflot.

Master Gerhardt, dans une attitude empreintede l’obséquiosité la plus servile, avait pris place sur une simplechaise, à deux pas de son maître. Ronflot s’était retiré pourterminer les préparatifs de départ.

Lord Willougby, en ce moment, ne ressemblaiten rien au joueur débraillé que nous avons vu, au début de cerécit, rentrer au petit jour dans la villa qu’il occupait de moitiéavec miss Arabella. Sa tenue était d’une impeccable correction etsa physionomie reflétait la gravité que doit garder en toutecirconstance un véritable gentleman.

Cependant, pour qui l’eût observé avecattention, cet homme offrait quelque chose d’inquiétant. Ses yeuxfiévreux qui ne regardaient jamais en face, ses mâchoires lourdeset bestiales, décelaient cette sorte d’énergie malsaine qui estspéciale aux assassins, aux débauchés et aux joueurs. Lecriminaliste Lombroso eût eu vite fait de le ranger dans une de sesfameuses « catégories ».

Pendant que dans la pièce voisine, lecapitaine Marchal terminait sa toilette, lord Willougby et sonfidèle Gerhardt avaient entamé une conversation à voix basse.

– On nous laisse seuls ? murmuralord Willougby avec un peu de surprise.

– C’est sans doute que l’on a confianceen nous, ricana master Gerhardt.

Puis, apercevant la valise à soufflets queRonflot avait négligemment déposée à côté du bureau.

– Je voudrais bien savoir ce qu’il y alà-dedans, grommela-t-il.

Et, sans attendre la réponse de lordWillougby, master Gerhardt s’avança, les reins courbés, le torseployé en deux, l’œil aux aguets, comme un tigre prêt à bondir sursa proie.

Avec une agilité et une prestesse qui eussentfait honneur à un cambrioleur de profession, il entrouvrit lavalise, l’inventoria d’un rapide coup d’œil et y plongea seslongues mains sèches, puis, revenant s’asseoirtranquillement :

– Rien d’intéressant, murmura-t-il, dulinge, une paire de bottines, des vêtements, des cravates. J’aivéritablement eu tort de me déranger.

– Je m’en doutais, fit lord Willougbyavec un haussement d’épaules. Regarde plutôt ce coffre-fort, c’estlà qu’il faudrait fouiller, c’est là, sans nul doute, que sontrenfermés les plans de l’avion blindé.

– Nous verrons… mais, silence !

Le capitaine Marchal, rasé de frais et commerajeuni par un uniforme neuf, venait de pousser la porte decommunication et s’avançait vers lord Willougby, la maintendue.

Master Gerhardt, le chapeau à la main, s’étaitrespectueusement écarté de quelques pas.

– Recevez toutes mes excuses, mon cherlord, dit Marchal, j’ai été obligé de vous faire attendre…

– C’est moi qui vous demande pardon,répondit en souriant Arthur Willougby, je vous dérange…

– Je vous assure…

– Vous alliez sans doutesortir !

– J’ai encore le temps, ne l’eussé-jepas, d’ailleurs, que je le prendrais…

– Voici ce qui m’amène : Je suistrès contrarié que vous ne puissiez venir à la petite fête que jedonne, ce soir, à bord de mon yacht… Ma sœur, qui vous tient engrande estime, sera très contrariée. Il faut absolument que vousveniez !

– Je suis moi-même très ennuyé, maiscomme je vous l’ai écrit, il m’est impossible, à mon immenseregret, d’accepter votre si aimable invitation.

Arthur Willougby paraissait très réellementpeiné de ce refus.

– Je ne me tiens pas pour battu, fit-ilau bout d’un instant. Vous réfléchirez… Voyons, montrez un peu debonne volonté. Venez tout au moins au souper ? Est-cepromis ?

– Ce serait avec plaisir, mais…

– Il faut que vous veniez, interrompit lemillionnaire avec un peu d’impatience. Venez avant ou après lesouper, à l’heure qu’il vous plaira, mais venez !

– N’insistez pas davantage, reprit d’unton sérieux le capitaine Marchal. À mon vif regret, ce que vous medemandez est tout à fait impossible.

– Serait-il indiscret de vous demanderpourquoi ?

– Nullement. Je pars en voyage.

– En voyage ? demande ArthurWillougby dont le front se rembrunit.

– Mais oui. Ce soir même. Vous pouvez leconstater, ma valise est prête. Je prends le train pour Étaples oùje resterai jusqu’à lundi avec le brave Ronflot, monordonnance.

– C’est vraiment regrettable. J’ai pourvous, capitaine Marchal, sachez-le bien, une estime touteparticulière. En vous, l’officier brave et loyal, comme vous l’êtestous en France, se double d’un véritable savant…

Lord Willougby ne tarissait pas decompliments, au grand mécontentement du capitaine Marchal qui avaitles flatteurs en horreur.

Sur ces entrefaites, Ronflot reparut. Sonuniforme était brossé et astiqué de la façon la plus impeccable etil était chargé de la pèlerine et de la canne du capitaine.

Le brave Ronflot fut très contrarié enconstatant que l’Anglais était toujours là.

– Cet espèce de « milord »,songeait-il, va mettre le capitaine en retard et nous faire manquerle train !

Par respect pour son supérieur, il n’osait semêler à la conversation, mais il faisait à sa manière, comprendre àMarchal l’impatience qu’il ressentait. Il piétinait, changeait deplace, allait et venait bruyamment à travers la pièce, comme s’ileût eu des fourmis sous la plante des pieds.

À la fin, Arthur Willougby lui-même s’aperçutde ce manège.

– Je crois, fit-il avec un sourirerailleur, que votre ordonnance a quelque chose à vous dire. Oncroirait que notre présence le dérange.

– Que veux-tu ? demanda Marchal, ense tournant avec impatience du côté de Ronflot.

Celui-ci, avec une muette éloquence, tira deson gousset une énorme montre d’argent, véritable oignon, dont lecadran à gros chiffres eût tenu convenablement sa place dans leclocher d’un village.

– Je comprends, expliqua le capitaine enriant, Ronflot veut me faire comprendre qu’il faut partir.

Et, s’adressant à lord Willougby :

– Vous m’excuserez, mon cher lord, maisRonflot n’a pas tout à fait tort. Il me rappelle que je n’ai plusque juste le temps d’arriver.

Arthur Willougby serra une dernière fois lamain du capitaine Marchal et se retira, suivi de l’impassiblemaster Gerhardt, dont la face maigre et longue était commeilluminée par un sourire triomphal.

– Vous voyez, dit-il en prenant place àcôté de son maître sur les coussins de l’auto qui les avait amenés,que notre visite au capitaine Marchal était indispensable.

– Tu as raison, fit lord Willougby d’unton distrait.

– Vous avez pu vous en convaincre parvous-même : les renseignements que je vous ai donnés étaientparfaitement exacts.

Lord Willougby demeura silencieux, absorbé –du moins en apparence – par la mise en marche de l’auto. Bientôt,la luxueuse machine étincelante de cuivre et de nickel fila dans ladirection de la ville basse et disparut.

Après le départ de l’Anglais et de sonsecrétaire, le capitaine Marchal se hâta de fermer le coffre-fortoù il avait déposé les quarante mille francs du général deBernoise, pendant que Ronflot bouclait la valise.

Quelques minutes plus tard, tous deuxdescendaient l’escalier et prenaient place dans une voiture quidevait les conduire à la gare des Tintelleries.

La valise, à laquelle Marchal paraissaitattacher une grande importance, fut déposée dans l’intérieur dufiacre, sur la banquette de devant.

– Il me semble, dit tout à coup Marchal àson ordonnance, que tu as laissé ouverte la fenêtre du bureau.

– Oui, mon capitaine, c’est d’ailleurs ceque je fais toujours.

– Tu oublies, reprit l’officier, d’un airmécontent, que nous allons être absents jusqu’à lundi ?

– Ça ne fait rien, mon capitaine, ça n’apas d’importance, il faut bien donner un peu d’air. Puis, il n’y apas de danger qu’on entre par là. Nuit et jour, une sentinelle,baïonnette au canon, se promène le long du mur, sous la fenêtremême. D’ailleurs, j’ai poussé les persiennes.

– Ma foi oui, je crois que tu as raison,murmura le capitaine Marchal, distraitement. Mais, nous arrivons àla gare. Il n’y a plus que cinq minutes… Va vite prendre lesbillets, tu me rejoindras sur le quai…

Sans compter les touristes, presque tousAnglais, déjà nombreux en cette saison, les quais étaient encombrésd’une foule de Boulonnais et de Boulonnaises qui, comme Marchal,allaient passer à la campagne la journée du dimanche.

L’officier, un peu nerveux, alluma unecigarette et s’assit sur un banc, à côté de la précieusevalise.

Il faisait déjà presque nuit et les employésde la gare revenaient de la lampisterie avec leurs gros fanaux àmonture de cuivre. C’était l’heure indécise et crépusculaire qui,déjà, n’est plus le jour et qui n’est pas encore la nuit.

Tout à coup, une voix chuchota très bas àl’oreille de l’officier :

– Vous avez tort, capitaine, d’aimer unefemme indigne de vous…

Marchal tressaillit et se retournabrusquement.

En face de lui se trouvait une femmepauvrement vêtue et d’un âge incertain. Elle était enveloppéejusqu’aux yeux d’un châle de tricot noir, drapé en forme demantille.

– C’est à moi que vous parlez ?demanda-t-il rudement.

– Oui ! vous vous compromettezsottement, vous hantez des salons interlopes où jamais un officierfrançais ne devrait mettre les pieds, et cela est d’autant plus malde votre part que la fille du général de Bernoise vous aime et quevous l’aimez aussi !…

Marchal était exaspéré.

Il eut un geste brutal pour arracher le châlenoir, pour voir le visage de cette inconnue qui paraissaitconnaître sa situation, ses plus secrètes pensées.

Mais la femme à la mantille, une fois son butatteint, s’était faufilée dans la cohue, avec la prestesse d’uneanguille et avait gagné la porte de la salle d’attente.

Il eût voulu la poursuivre.

Impossible.

Le train, à ce moment même, entrait en gare.Ronflot, tout effaré, arrivait avec les billets et le conducteurcriait d’une voix de stentor :

– Messieurs les voyageurs, envoiture !

Marchal, très mécontent du mystérieuxavertissement qu’il venait de recevoir et qui ne répondait que tropà ses propres préoccupations, se hâta de prendre place dans unwagon de seconde classe où Ronflot l’aida à hisser sa valise.

Déjà le train s’ébranlait.

Marchal demeura plongé dans une profonderêverie.

Les paroles de la femme à la mantillevibraient encore à ses oreilles et le poursuivaient comme unrefrain obsédant.

Qui donc avait pénétré ses secrets ?

Qui donc pouvait avoir intérêt à le séparer demiss Arabella ?

Il connaissait trop bien le caractère loyal etfier de Mlle de Bernoise pour ne pas être sûrqu’elle était complètement étrangère au mystérieux avertissementqui venait de lui être donné. Il se perdait dans un monde desuppositions.

Ce qui le frappait le plus vivement, c’étaitla conviction très nette que la femme à la mantille devait avoirdit la vérité.

Maintenant, sa mémoire lui retraçait avec unesingulière lucidité, des mots, des attitudes d’Yvonne de Bernoise,une foule de menus faits auxquels il n’avait accordé jusqu’alors,que peu d’importance.

Évidemment – il le comprenait seulement àcette minute même – Yvonne l’aimait.

Un mouvement de colère qu’il ne put réprimerlui fit monter le sang au visage. Pour la première fois, ilenvisageait sérieusement sa situation près de miss Arabella et ilse rendait compte que son amour pour la belle Anglaise était uneduperie. Cette arrogante beauté, il l’avait aimée avec sonintelligence, avec son orgueil et sa vanité, jamais avec soncœur.

– J’ai servi de jouet à cette femme,intrigante et rusée, songea-t-il. Mais cette fois, c’est fini. Jevais précipiter la rupture que j’avais déjà résolue…

« D’où qu’il me vienne, l’avis que jeviens de recevoir est providentiel et me montre la voie à suivre. Àmoi les rudes voluptés du travail et les joies pures d’un amourvraiment digne de moi ! »

Le train avait dépassé la station duPont-de-Briques. Par-delà les villages dont les lumièrestremblotaient dans la nuit, par-delà les campagnes endormies, onvoyait briller au loin le phare d’Étaples.

Ronflot – sans doute pour ne pas faire mentirson nom – s’était endormi, bercé par les cahots du train. Marchaldut, pour le réveiller, le secouer vigoureusement lorsqu’on arrivaen gare.

Marchal et son ordonnance se dirigèrent versÉtaples dont les maisons apparaissaient, groupées dans un repli dela dune. Le coq doré de la vieille église étincelait aux rayons dela lune.

Ils firent halte en face d’une joliemaisonnette couverte en tuiles rouges et dont la façade étaittapissée de rosiers grimpants.

Sur un banc de pierre, devant, l’oncle Marchalattendait son neveu « l’officier » en fumant sa pipe. Dela porte de la cuisine entrouverte, s’exhalait un appétissantparfum de matelote et de jambon sauté dans la poêle.

– Bonsoir, mon fieu, dit le vieillard, jete fais dîner tard ce soir, mais tu n’y perdras rien…

Et, poussant la porte, il montra le couvert,mis sur une nappe de grosse toile bise, avec de gaies assiettes auxfleurs peintes et des cruchons de grès pleins de bièremousseuse.

– À table, mon oncle, s’écria joyeusementMarchal, Ronflot et moi, nous avons une faim de tous lesdiables !

– J’allais oublier, fit le vieillard enfouillant dans sa poche, il est venu une lettre pour toi, il y aune demi-heure à peine. Tiens, la voici.

Marchal brisa le cachet armorié et reconnutl’écriture de miss Arabella.

Il fronça le sourcil.

Sa gaieté et son appétit étaient tombés dumême coup. Il lut :

« Cher ami,

« Vous avez eu la méchanceté de refuserl’invitation que vous avait adressée mon frère, mais je ne puis,moi, rester jusqu’au lundi sans vous voir. La distance n’est paslongue d’Étaples à Boulogne. Si, vraiment, vous m’aimez, venez merejoindre chez moi, où je vous attendrai à partir de minuit. Jen’accepterai aucune excuse.

« Mille et mille amitiés de votre

Arabella. »

La lecture de ce billet fut pour Marchal unevéritable torture. Elle le replongea dans l’incertitude habituelleà son caractère, très faible dès que la passion était en jeu.

– Arabella m’aime, pourtant, se dit-il.Me donner rendez-vous la nuit même où sa présence est indispensableà bord du yacht, à cause de la fête…

« Par exemple, je ne sais comment ellefera pour s’échapper…

« Mais, j’irai. Je dois à tant d’amour aumoins de la courtoisie. Certes, c’est un devoir pour moi de rompre– que ne l’ai-je compris plus tôt ! – mais, je dois meconduire, jusqu’au bout, en galant homme. »

Pendant que son oncle et l’honnête Ronflot leregardaient, surpris de sa mine préoccupée, il se donnait àlui-même les meilleures raisons du monde pour ne pas manquer aurendez-vous de miss Arabella.

En réalité, Marchal obéissait, en dépit mêmede sa volonté, à l’étrange fascination que, dès leurs premièresentrevues, la mystérieuse étrangère avait exercée sur lui.

Au Moyen Âge, il eût pu croire qu’il étaitensorcelé et que miss Arabella avait fait un pacte avec le diable,mais il ne se rendait nullement compte de l’espèce de hantise dontil était possédé.

Sa résolution prise – il croyait avoir prisune résolution – alors qu’il n’avait fait que céder à un attraitplus fort que sa volonté, le capitaine reprit toute sa bonnehumeur. Il mangea de grand appétit, expliquant à son oncle sesprojets et ses espérances ; il raconta comment il avait eu lachance inouïe d’être commandité par le général de Bernoise,lui-même.

Ronflot, qui allait coucher à l’auberge, pritbientôt congé de l’oncle et du neveu, mais non sans avoir savouré,en connaisseur, quelques gorgées d’un vieux genièvre de Hollande,dont le parfum embaumait toute la pièce et que l’oncle Marchalréservait pour les grandes occasions.

Après le café lentement dégusté, le capitaineet son oncle sortirent pour faire un tour dans la campagne.

Ils n’allèrent pas loin. Arrivés au sommet dela dune, ils s’assirent au pied des grands ajoncs tout humides derosée et contemplèrent en silence le merveilleux spectacle de lacalme nuit.

Presque à leurs pieds, la mer, qui commençaità se retirer, bruissait doucement, si tranquille que les étoiles semiraient au creux des petites vagues qui venaient mourir sur lesable.

Enfin, ils revinrent, par un sentier bordé deprunelliers sauvages et de petits ormes, courbés par les vents dularge.

– Je me sens un peu fatigué, ditnégligemment Marchal.

– Alors, mon gars, il faut t’allercoucher bien vite, répondit l’oncle d’un ton à la fois autoritaireet respectueux. La santé d’un homme comme toi est précieuse.

L’officier ne se fit pas répéter deux foiscette invitation. Il gagna sa chambre.

Cette pièce, où personne ne pénétrait jamaisen son absence était considérée par l’oncle Marchal comme unvéritable sanctuaire et il y avait, entassé, ce qu’il possédait deplus beau comme meubles et comme bibelots.

Par la fenêtre grande ouverte et dont lespetits carreaux verdâtres scintillaient parmi les roses, la luneprojetait ses ombres d’argent bleui, se mirant dans les panneaux enchêne ciré des hautes armoires flamandes, accrochant dans les coinssombres un éclair phosphorescent à la panse nacrée des coquillagesocéaniens, à la pointe barbelée des flèches congolaises disposéesen panoplie.

Sous les courtines bleues, au fond de lachambre, le lit de duvet, gonflé comme un aérostat, sentait bonl’iris et la lavande.

Marchal prit un vieux fauteuil de paille ets’accouda au rebord de la fenêtre, perdu dans une rêverie queberçaient les mouvantes rumeurs de la dune et de la mer.

Puis, quand il pensa que l’oncle Marchaldevait dormir, il ouvrit tout doucement la porte, descenditl’escalier sur la pointe des pieds et, sûr de n’avoir été vu depersonne, il gagna la grande route et fila vers la gare au pasgymnastique.

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