La Dame noire des frontières

Chapitre 10UNE VISITE MYSTÉRIEUSE

Dans le petit salon du yacht aux luxueusesboiseries d’érable gris et de citronnier, miss Arabella etWillougby étaient assis en face d’un bureau encombré depaperasses.

Tous deux avaient la mine soucieuse. Et, siquelque indiscret eût pu les apercevoir en ce moment… il eûtcertainement conçu d’étranges soupçons et eût peut-être deviné unepartie de la vérité.

D’un grand meuble à secret dont les portesétaient ouvertes à deux battants, Willougby tirait, l’un aprèsl’autre, des cartonniers, dont il vidait le contenu sur le bureau.Arabella examinait minutieusement les lettres et les papiers,presque tous en langue allemande, et les jetait à mesure dans ungrand poêle de faïence placé dans un coin de la cabine…

Les deux espions, en se livrant à cettebesogne observaient le plus profond silence et déployaient uneactivité fébrile.

– Il y a longtemps que toutes cespaperasses plus ou moins compromettantes eussent dû être anéanties,dit tout à coup Willougby.

– À qui la faute ? Cette négligencede votre part est d’autant plus impardonnable que les doubles deces documents sont en sûreté à Berlin, pour la plupart.

– Il n’est jamais trop tard pour bienfaire… Dans un quart d’heure nous aurons terminé, alors, nouspourrons braver toutes les perquisitions.

– Nous n’en sommes pas encore là, dit lajeune femme en souriant. Personne ne veut ajouter foi auxdénonciations de Marchal. Plus il nous accuse, plus ils’enferre.

– J’admire votre aplomb. Je pense,contrairement à vous, que nous sommes très mal embarqués. Nousavons contre nous un personnage qui me donne de grandesinquiétudes.

– Ce reporter français que nousrencontrâmes autrefois à Bucarest ?

– C’est notre ennemi le plus dangereux.Il remue ciel et terre pour sauver le capitaine et je crains qu’ilne soit parvenu à percer notre véritable identité. Il a écrit à uncélèbre détective londonien pour recueillir sur nous desrenseignements précis.

– Vous êtes décidément un peu poltron…qu’avons-nous à craindre ? Faut-il vous répéter que lors demon dernier voyage à Londres, j’ai pris les précautions les plusminutieuses pour donner à notre personnalité d’emprunt toutel’authenticité possible. Le véritable lord Willougby est enfermédans une maison de santé dont le directeur est allemand et il n’ensortira jamais. La vraie miss Arabella est morte de la fièvretyphoïde à bord d’un paquebot allemand, où ma bonne étoile m’avaitconduite et j’ai hérité de ses papiers, grâce à la complaisance ducapitaine.

– Vous m’avez raconté cent fois toutcela ; ce sont des tours de force où vous réussissezadmirablement, mais cela ne peut pas durer indéfiniment. Si j’étaisseul, il y a longtemps que j’aurais quitté cette terre de France oùrien de bon ne peut nous arriver. À froidement examiner les choses,nous avons perdu la partie.

– Je ne suis pas de votre avis.

– Le capitaine Marchal est en prison,c’est vrai, mais nous n’aurons jamais les plans de son avionblindé.

– Vous êtes stupide, mon cher. Jamaisnous n’avons été aussi près de nous emparer de ces fameuxplans.

– Je ne comprends pas.

– Vous n’avez pas besoin de comprendre.Rappelez-vous que l’on vous a placé sous mes ordres. On sait enhaut lieu, ce que vaut la Dame noire des frontières. Jerends des services réels, moi. Croyez-vous que, sans cela, onaurait mis à notre disposition ce yacht et ces sommesconsidérables, ces agents nombreux et dévoués qui font de moi unedes reines de l’espionnage ? Tâchez de montrer un peu plus dezèle, sinon je vous signalerai à la Wilhelmstrasse comme unincapable et comme un poltron. Vous entendez, FritzBuchner ?

L’espion baissa la tête et ne répliqua rien àcette dure semonce. Il savait que la dame noire jouissait à Berlind’un prestige considérable et qu’il eût été très imprudentd’essayer de lutter contre elle.

– Que faut-il que je fasse ?demanda-t-il humblement.

– Il va faire nuit dans une heure,tenez-vous prêt à m’accompagner et, surtout, n’oubliez pas votrebrowning.

– Où allons-nous ?

– Je pourrais vous répondre que cela nevous regarde pas, mais je veux bien vous apprendre que je vaisfaire une petite visite à mon ex-fiancé, le capitaine Marchal.

Le faux lord eut un geste de surprise.

– Mais, fit-il, le capitaine est enprison.

– Est-ce que les agents de l’Allemagne nepénètrent pas partout, s’écria la jeune femme dont les prunellesétincelèrent. Il y a parmi les employés de la prison deuxsoi-disant Belges naturalisés qui sont à notre solde et qui medoivent une aveugle obéissance. Allez, et surtout, ne me faites pasattendre.

Fritz Buchner, un simple lieutenant de uhlans,autrefois condamné pour vol, puis devenu espion, ne montrait en cemoment aucune des façons arrogantes de lord Willougby.

Il s’inclina respectueusement et sortitpendant qu’Arabella se retirait dans sa cabine.

Il faisait nuit noire quand tous deuxs’aventurèrent par les rues désertes. Arabella avait revêtu uncostume noir très simple et ses traits étaient dissimulés sous uneépaisse voilette. Fritz était engoncé dans un caban dont le colétait relevé jusqu’aux oreilles. Sous cette espèce de déguisement,personne ne les eût reconnus.

À cinquante mètres de la prison, elle sesépara de Fritz qui devait attendre son retour à peu de distance delà et elle alla frapper à une petite porte dissimulée dans uneencoignure sombre.

Presque aussitôt, il y eut un bruit de clefsdans la serrure et la porte s’entrebâilla juste assez pour laisserpénétrer la nocturne visiteuse.

Arabella se trouvait maintenant dans uncouloir à la voûte très basse, à peine éclairé par la petitelanterne sourde que tenait l’espion en sous-ordre qui venaitd’ouvrir la porte.

C’était un petit homme au front charnu, à labarbe broussailleuse. Ses yeux gris à demi cachés sous d’épaissourcils exprimaient une terreur comique.

– Tu es de service ce soir, Kasper, ditArabella, d’un ton de commandement.

– Oui, madame…

– Je le savais. Il faut que tu t’arrangesde façon à me conduire jusqu’à la chambre du capitaine Marchal.

Kasper tremblait de tous ses membres.

– Ce n’est pas possible… balbutia-t-il…C’est… C’est très difficile… Je perdrais ma place…

– Tu la perdras encore bien plus sûrementsi tu ne m’obéis pas de point en point. Va, je t’attends ici, je tedonne cinq minutes pour prendre tes dispositions. Cela ne doit pasêtre si difficile que cela : l’extinction des feux est sonnée,tout le monde dort.

Kasper s’éloigna en grommelant quelque choseentre ses dents et Arabella demeura seule dans les ténèbres.

Si courageuse qu’elle fût, elle sentit soncœur battre plus vite quand, au bout de dix minutes, qui luiparurent un siècle, elle constata que Kasper ne revenait pas.

Aurait-elle été trahie ? Ce n’était paspossible… elle savait que la famille de Kasper habitait enAllemagne et que toute trahison de sa part aurait été terriblementpunie sur les siens.

Pourtant, au bout d’une demi-heure, ellecommença à concevoir quelques inquiétudes. La fraîcheur de lagalerie souterraine la pénétrait peu à peu ; elle n’entendaitdans le grand silence que le bruit monotone des gouttes d’eau quitombaient de la voûte et une âcre odeur de terre et de moisissurela prenait à la gorge. Elle frissonna.

Tout à coup, elle eut un brusquemouvement ; une autre inquiétude venait de lui venir.

– Pourvu que ce stupide animal ne m’aitpas enfermée, murmura-t-elle.

Elle alla jusqu’à la petite porte et essaya del’ouvrir. Elle ne put y réussir. Sans doute par habitudeprofessionnelle, Kasper l’avait consciencieusement refermée àdouble tour. Elle était prisonnière dans ce caveau humide commedans une souricière.

Pendant quelques minutes, elle fut en proie àune véritable angoisse.

Mais, tout à coup, une faible lumière brilla àl’autre extrémité de la galerie, c’était Kasper qui revenait, dumême pas tranquille, sans se presser.

– Pourquoi m’as-tu fait attendre aussilongtemps ? lui dit-elle, furieuse.

– Pas moyen de faire autrement,répondit-il d’un ton placide.

– Et pourquoi cela ?

– Il y a eu une ronde. J’ai été obligé desuivre les autres… mais, maintenant, nous sommes tranquilles pourune bonne partie de la nuit. Venez, je vais vous conduire chez lecapitaine.

– Auparavant, tu vas immédiatement ouvrircette porte ; tu n’aurais pas dû la fermer. Il faut qu’en casd’alerte, je puisse m’en aller par là. Qu’aurais-je fait, tout àl’heure, si on était venu de mon côté ?

Kasper s’empressa d’obéir, puis il guida lajeune femme par les corridors et les escaliers de la prisonendormie. Il fit halte devant une porte massive percée d’ungrillage à travers lequel filtrait une faible lumière.

– C’est là, dit-il à voix basse, je vaisvous ouvrir. Je vous attendrai dans le couloir. S’il arrivaitquelque chose, vous n’auriez qu’à m’appeler à travers leguichet.

Et il prit à sa ceinture un trousseau declefs, ouvrit la porte et fit entrer Arabella.

À la lueur d’une petite lampe, le capitaineMarchal, assis sur une chaise de paille, devant une table de boisblanc, lisait ou plutôt essayait de lire un traité de hautesmathématiques, mais son imagination l’emportait bien loin desthéorèmes ardus et les figures du livre dansaient devant ses yeux,sans qu’il pût parvenir à concentrer son attention sur l’uned’elles.

Il songeait à cette mystérieuse et perfideArabella qui – il en avait maintenant la certitude – était la causeunique de tous ses malheurs. Il sentait la colère l’envahir enpensant que personne ne voulait le croire quand il accusait leprétendu lord Willougby et il comprenait qu’il était perdu. Ilserait condamné à la prison, rayé des cadres de l’armée française,dégradé, déshonoré. Et cette épouvantable injustice dont il allaitêtre victime, c’était cette misérable femme qui en était la cause.Ah ! s’il l’avait tenue, là, devant lui, comme il lui auraitcraché à la face, à cette Allemande maudite tout son mépris ettoute sa haine ! Et il serra les poings dans un accès de rageimpuissante.

À ce moment même, la porte tournasilencieusement sur ses gonds et Arabella elle-même, d’une démarchesinueuse et souple comme celle d’une bête fauve, s’avança vers luile front haut, un étrange sourire aux lèvres.

Il éprouva d’abord un tel saisissement qu’ilse demanda pendant quelques secondes s’il n’était pas le jouet dequelque hallucination, causée par la fatigue et l’insomnie,tellement stupéfait qu’il était incapable de prononcer uneparole.

– Oui, c’est bien moi, dit-elle, comme sielle eût deviné ce qui se passait en lui. Qu’y a-t-ild’extraordinaire à ce que miss Arabella vienne faire une visite aucapitaine Marchal qui, naguère encore, était au nombre de sesmeilleurs amis ?

Mais Marchal avait eu le temps de seressaisir.

– Qu’espérez-vous donc ? dit-ilamèrement, en venant me tourmenter dans ma prison !

Et il ajouta d’un ton de méprisindicible :

– Vous devez bien savoir pourtant que jesuis maintenant fixé sur votre compte. Vous êtes une espionne, uneaventurière connue des polices du monde entier. C’est vous qu’onappelle la Dame noire des frontières. Allez-vous-en, iln’y a plus rien de commun entre nous…

– Ce n’est pas certain.

– Allez-vous-en, vous dis-je ! jevais appeler les geôliers !

– Ils ne viendront pas ; j’ai prismes précautions pour que nous ne soyons pas dérangés.

– J’ai pour vous un tel mépris que je neveux même pas répondre à vos paroles de mensonge et de trahison. Sivous êtes ici, c’est sans doute pour perpétrer quelque nouveaucrime, quelque nouvelle infamie.

Marchal, exaspéré, tourna le dos àl’espionne.

– Vous ne me répondrez pas, fit-elle,sans se déconcerter, libre à vous, mais, vous serez forcé dem’entendre ; d’ailleurs, je n’en ai pas pour longtemps et ceque j’ai à vous dire est très important. Je vous assure, monsieurMarchal, que vous avez tout intérêt à m’écouter… Vous êtes uningrat. Moi qui venais pour vous sauver ! Les portes de cetteprison sont ouvertes pour moi. Vous n’avez qu’à me suivre pour êtrelibre. Dans quelques heures, vous serez en sûreté sur la terreétrangère.

Quoiqu’il se fût promis de garder le silence,il ne put s’empêcher de répondre.

– Jamais je ne ferai cela. M’évader, ceserait reconnaître que j’ai volé. Même avec la certitude d’êtrecondamné injustement, je resterai fidèle à mon pays et respectueuxde ses lois.

L’espionne eut un rire aigu.

– Tous mes compliments, fit-elle, pources sentiments chevaleresques et patriotiques. Je vois que vousêtes encore dans la période d’exaltation ; ma visite estprématurée ; mais, je reviendrai dans quelque temps. Retenezbien ceci : je n’ai qu’un mot à dire pour prouver votreinnocence et pour faire retrouver les quarante mille francs. Mais,donnant, donnant : si vous vous engagez à remettre à mon frèreles plans de votre avion blindé, vous sortirez de ce procès blanccomme neige ; tout le monde vous fera des excuses et vousépouserez la petite Yvonne de Bernoise qui vous adore…

– Je ne trahirai jamais mon pays, pourquelque raison que ce soit.

– Fort bien ! Alors, vous éprouvereztous les inconvénients de la trahison sans en avoir les bénéfices.Votre condamnation est certaine.

– Hors d’ici, vile créature !s’écria-t-il, en empoignant rudement l’espionne par le bras et enla poussant vers la porte.

– Un dernier mot, fit-elle en sedégageant brusquement. Si vous changez d’avis, nous pourronstoujours nous entendre. Je compte sur le silence et sur laméditation pour vous faire envisager les choses d’une façon pluspratique.

Mais Marchal, d’un bond, s’était placé entreArabella et la porte.

– Eh bien, non, rugit-il. Cela ne sepassera pas ainsi, puisque tu as commis l’imprudence de venir ici,je te jure que tu n’en sortiras plus ! Il faut enfin que lavérité éclate au grand jour !

Avant que l’espionne eût pu soupçonner cequ’il voulait faire, Marchal l’avait saisie par les poignets et lamaintenait comme dans un étau de fer.

– Maintenant, murmura-t-il d’une voixhaletante, je te tiens et je ne te lâcherai plus !

Arabella se débattait silencieusement. Sestraits étaient devenus d’une pâleur livide, mais ses sombresprunelles lançaient des flammes.

Une terrible lutte s’engagea. Pour forcerMarchal à la lâcher, l’espionne le mordit cruellement au cou ;de ses dents aiguës, comme celles de certains reptiles, elleessayait de lui broyer l’artère carotide.

Exaspéré, fou de douleur, il la fit rouler surle sol et il lui mit le genou sur la poitrine. Il s’apprêtait à lagarrotter, à la réduire définitivement à l’impuissance, quand d’unevoix basse et sifflante, elle appela désespérément :

– Kasper ! Kasper ! ausecours !

L’instant d’après, le porte-clefs, la minebouleversée, entrait dans la chambre.

Marchal n’avait pas prévu cela.

Avant qu’il eût eu le temps de faire face à cenouvel ennui, celui-ci l’avait traîtreusement saisi par derrièreet, avant qu’il ne fût parvenu à se dégager, Arabella s’étaitrelevée, les cheveux en désordre, les vêtements déchirés, le visagebarbouillé de sang.

– On ne me prend pas si facilement,capitaine, cria-t-elle avec un rire sauvage.

– C’est ce que nous allons voir,gronda-t-il avec une obstination farouche.

Et, renversant d’un coup de poing la lampe àpétrole, il se plaça devant la porte, barrant le passage aux deuxassaillants sur lesquels il faisait pleuvoir une grêle de coups depoing.

L’horrible corps à corps se continua, enpleines ténèbres, avec des cris sourds, des jurons étouffés.

Arabella, épuisée de fatigue, couverte decontusions, sentait ses forces l’abandonner, elle devenait folle derage.

Kasper se battait avec le courage dudésespoir, tremblant à la pensée qu’une ronde pouvait venir ou quele bruit de la lutte pouvait être entendu du corps de garde.

– Ne faites pas cela, supplia Kasper.Songez aux conséquences.

– Ah ! rugit-elle. Si seulementj’avais les plans…

À ce moment, il y eut comme un craquement d’osbrisés. Marchal, d’un formidable coup de poing sur la mâchoirevenait de faire rouler, évanoui et mort peut-être, le prudentKasper.

– À nous deux, maintenant, vipère !s’écria-t-il !

Et il se rua sur Arabella qui n’était plus deforce à résister à une pareille attaque. Quoiqu’elle lui entrât sesongles dans le bras, qu’elle le mordît, il la terrassa et se mit endevoir de l’attacher solidement avec les lambeaux de ses serviettesde toilette, mais quand il eut achevé de la garrotter, il s’aperçutqu’elle était complètement évanouie.

Lui-même était complètement épuisé, il sentaitses forces l’abandonner de minute en minute.

Il eût voulu appeler la garde, aller chercherde l’aide, il ne s’en sentait pas le courage. Il se traîna jusqu’àson lit, d’un mouvement presque instinctif et y tomba comme unemasse. Mais, à peine y était-il étendu que ses yeux se fermèrent etqu’il perdit connaissance…

Après avoir fait les cent pas pendantlongtemps, Fritz Buchner commença à éprouver quelques inquiétudessur le sort de sa « Kommodante ». Il y avait plus de deuxheures qu’elle avait pénétré dans la prison et elle avait annoncéque son absence ne durerait pas plus de trois quarts d’heure. Celan’était pas naturel.

Après avoir beaucoup hésité, l’espion s’avançajusqu’à la petite porte par laquelle il avait vu disparaîtreArabella.

Il poussa la porte. Elle était ouverte, ilentra.

Une fois dans le couloir souterrain, il tirade sa poche une petite lampe électrique et un plan de la prisonminutieusement dressé par les soins de Kasper, quelques joursauparavant.

Il n’eut pas de peine à trouver sur le plan lechemin des chambres réservées aux officiers en prévention deconseil de guerre. Il s’agissait maintenant d’atteindre ceschambres, car c’est là seulement que pouvait se trouver Arabella,car il ne pouvait pas admettre qu’une femme aussi intelligente sefût laissé arrêter.

Éteignant sa lampe par prudence, il se mit enchemin dans les ténèbres, s’arrêtant de temps à autre pour écoutersi l’on ne venait pas de son côté.

Avançant ainsi avec une sage lenteur, il finitpar atteindre un large corridor bordé à droite et à gauche deportes massives et dont les murailles étaient blanchies à la chaux.D’après le plan, c’était là que devaient se trouver les chambresdes officiers.

Mais là, une nouvelle difficulté seprésentait. Comment reconnaître la chambre du capitaine Marchal,c’est-à-dire celle où devait se trouver Arabella !

Il alla coller son oreille à chacune desportes, successivement, collant son œil aux grilles du guichet,mais il ne voyait rien, n’entendait aucun bruit. Toutes ceschambres étaient vides, le capitaine Marchal étant en ce moment-là,le seul officier, en prévention de conseil de guerre, le seulhabitant, par conséquent, de ce coin désert de la prison.

Il avait déjà ainsi exploré inutilement toutesles portes de la rangée de droite. Il en était à se demander si,dans l’intérêt de sa sécurité personnelle, il n’agirait pasprudemment en battant en retraite, lorsqu’il eut l’idée de rallumersa lanterne électrique, pour voir sur les portes s’il n’y avait pasquelque inscription qui pût le guider dans ses recherches.

Il n’y avait aucune inscription.

– C’est décourageant, grommela-t-il,cette orgueilleuse Arabella a dû se faire pincer sottement. Si j’enétais sûr, je prendrais le large immédiatement avec le yacht, onnous soupçonne déjà…

Il n’acheva pas sa phrase. À ses pieds, ilvenait d’apercevoir un mince ruisseau de sang qui, partant du seuild’une des portes fermées, serpentait à travers les dalles de grèsdont le corridor était pavé.

– Ils l’ont tuée, balbutia-t-il en sereculant avec épouvante.

Il éprouvait une folle envie de fuir à toutesjambes, mais il se raidit contre sa peur et s’enhardit à pousser laporte au seuil ensanglanté.

La lueur de la lampe électrique lui montra uneffrayant spectacle.

Arabella étroitement garrottée, les vêtementsen lambeaux, la face tuméfiée, gisait à côté de Kasper dans unemare de sang. Tous deux paraissaient morts. Mort aussi, lecapitaine Marchal, allongé sur sa couchette, la face toutesanglante.

Fritz était pénétré d’horreur, il sentait sescheveux se hérisser d’épouvante, il ne cherchait même pas às’expliquer comment s’était produit le drame.

Il se rendit compte pourtant, qu’avant tout,il fallait sauver Arabella, si toutefois, elle était encorevivante.

Il commença par couper ses liens et par luirafraîchir les tempes et le visage avec l’eau glacée du broc detoilette, puis il lui fit respirer un flacon de sels dont il étaittoujours muni.

Les blessures n’étaient sans doute pas graves,car au bout de cinq minutes de soins attentifs, elle ouvrit lesyeux et reconnut Fritz Buchner qui l’aida à s’asseoir et à réparerle désordre de sa toilette. Il se souvint alors qu’il avait sur luiune bouteille plate remplie de vieux skidam, et il en fit avalerune gorgée à la jeune femme qui se trouva aussitôt beaucoupmieux.

– Il faut ranimer Kasper, dit-elle, sicela est possible et nous en aller bien vite.

Fritz obéit sans mot dire, mais le geôlierétait en piteux état. Il se sentait brisé de partout et sa facen’était plus qu’une plaie. Il fallut plus d’un quart d’heure pourle remettre à peu près sur pied.

Mais quand il eut repris assez de consciencepour comprendre ce qui s’était passé, il donna tous les signes dela plus vive terreur.

Il allait perdre sa place, on le mettrait enprison… Il geignait à fendre l’âme, répétait d’une voix dolentequ’on l’avait à moitié assassiné.

Pour le calmer, Arabella lui glissa dans lamain quelques billets de banque, puis elle lui parla longuement àvoix basse.

– Tu as compris, conclut-elle, voilà cequ’il faudra que tu dises. Et, au lieu d’être puni, tu serasfélicité.

Les paroles d’Arabella avaient sans doute unevertu magique, car, en dépit de sa mâchoire en capilotade, Kasperesquissa une sorte de sourire et parut tout à fait rassuré.

Pendant ce temps, Fritz avait fureté dans tousles recoins de la chambre, ramassant avec un soin minutieux lesmoindres débris d’étoffe provenant de la robe de miss Arabella. Ilétait important qu’elle ne laissât derrière elle aucune tracematérielle de sa visite nocturne.

– Vite, s’écria-t-elle avec impatience,il ne faut pas que le lever du jour nous surprenne en pareiléquipage dans les rues !

Tout en parlant, elle avait fait un pas versla porte, lorsqu’elle s’aperçut que Marchal, dont personne nes’était occupé, venait, lui aussi, de sortir de sonévanouissement.

Encore très faible, il regardait autour de luiavec stupeur, il n’arrivait pas à rassembler ses idées, à serappeler du drame dont il avait été un des acteurs.

– Adieu, capitaine, lui criarailleusement l’espionne, nous nous reverrons bientôt, j’en suissûre.

Comme si ces paroles ironiques eussent eu ledon de ranimer ses souvenirs, il se dressa sur son séant les yeuxbrillants de colère.

– Je raconterai tout ce qui s’est passé,murmura-t-il.

– On ne vous croira pas. On dira toutbonnement que vous êtes fou. Vous avez cru me voir et vous avezvoulu assassiner votre gardien, voilà la vérité.

Et, avec un éclat de rire sardonique, ellereferma la porte, laissant le malheureux officier en proie à unefureur inexprimable.

Il comprenait très bien qu’elle avait raison,qu’on ne le croirait pas et qu’on profiterait peut-être de cetévénement pour l’enfermer dans quelque maison de fous.

Ce dernier effort l’avait tellement épuiséqu’il s’évanouit de nouveau.

Pendant ce temps, Arabella et Fritz Buchnerarrivaient sans encombre à la petite porte et la franchissaientheureusement.

– Il était temps, murmura l’espionne, leciel pâlit déjà vers l’orient, il fera jour tout à l’heure… Quelleterrible nuit, je suis brisée de fatigue, couverte de contusions etde blessures… je ne sais si j’aurai la force d’aller à piedjusqu’au yacht… Ah ! je payerais cher pour avoir monauto !

– L’auto est là ! Je vois que j’aibien fait de donner l’ordre au fidèle Gerhardt de nous attendre àcent mètres d’ici.

– Vous avez eu, en effet, une bonne idée,balbutia-t-elle d’une voix faible. D’ailleurs, aujourd’hui, je meplais à le reconnaître, je n’ai que des éloges à vous adresser.Sans votre intervention, je ne sais ce qui serait advenu.

– Ne parlons pas de moi, fit-il avec unefeinte modestie. Le plus ennuyeux, c’est que je ne conserve pasbeaucoup d’espoir de nous procurer les plans de l’avion blindé.

– Je n’abandonne pas la partie, moi, nousaurons ces plans. J’en ai fait le serment. À Berlin, on leveut ; ces avions sont indispensables à notre plan d’attaquebrusquée contre la France…

Elle se tut brusquement. Ils venaientd’arriver près de l’auto, où Fritz aida galamment sa« Kommodante » à prendre place.

Pendant ce temps, Robert Delangle ne renonçaitpas à établir l’innocence du capitaine Marchal. Il était parti pourLondres avec l’intention d’enquêter sur la personnalité del’étrange lord Willougby. Le journaliste se rendit donc dans laclinique psychiatrique où celui-ci avait séjourné quelques annéesauparavant. Est-ce parce que celle-ci était dirigée par un Suisseau nom germanique – le professeur Luther – qu’il sentit s’éveillerses soupçons ?

La Maison de Santé, située aux environs deLondres possédait, de façon inhabituelle, un immense court detennis qui pourtant ne semblait pas attirer les pensionnaires.Robert Delangle remarqua que ce terrain dominait Londres et toutela vallée de la Tamise.

– D’ici, songea-t-il, une ou deuxbatteries de canon pourraient bombarder les docks, incendier laCité, sans qu’il fût possible de les en empêcher.

Et il se souvint brusquement avoir vuconstruire par des ingénieurs allemands une plate-forme destinée àl’artillerie lourde, exactement disposée comme le soi-disant« tennis » du professeur Luther.

La constatation qu’il venait de faire donnaitbeaucoup à penser à Robert.

Les nombreux documents qu’il avait amassés surl’espionnage allemand ne lui laissaient aucun doute sur lapersonnalité du professeur Luther : mais le fait qu’il venaitde découvrir par un pur hasard offrait une importanceexceptionnelle. Il se promit, avant de retourner en France, d’allerfaire une visite à notre ambassadeur pour lequel il avait plusieurslettres de recommandation.

Pendant qu’il réfléchissait à la conduitequ’il aurait à tenir dans cette affaire délicate, le suissel’introduisit dans un grand salon carré décoré du buste duprofesseur Koch et des portraits symétriquement disposés du roiGeorge, du Prince de Galles, du Kaiser allemand et de son dignerejeton, le Kronprinz.

Robert s’assit dans un fauteuil soi-disant artnouveau, venu probablement de Munich et qui semblait tout exprèsfabriqué pour procurer des courbatures à celui qui avait eul’imprudence d’y poser son séant.

Presque aussitôt, le professeur Luther fit sonentrée.

Il offrait le type de l’Allemandclassique.

C’était un personnage ventru et congestionné,au nez en pomme de terre et dont les yeux, bordés de vermillon etprotégés par de vastes bésicles de verre fumé avaient quelque chosed’inquiétant.

Les lèvres lippues et trop rouges donnaient àl’ensemble de cette physionomie un étonnant aspect de bestialité.Robert avait eu l’occasion de voir à la Guyane des types de forçatsqui offraient avec le professeur Luther une parfaiteressemblance.

Machinalement, il tâta dans sa poche la crossede son browning ; cet individu, aux doigts chargés de bagues,vêtu d’un complet d’une correction impeccable, devait être capabledes pires méfaits.

Suivant une tactique qui lui étaitpersonnelle, le reporter résolut de laisser parler soninterlocuteur et de l’interrompre le moins possible.

Le professeur Luther, qui se figurait avoiraffaire à un riche client, lui rendit la tâche facile en récitantpresque par cœur le prospectus de son établissement.

– Les personnes qui sont atteintesd’affections mentales – déclara-t-il emphatiquement – reçoivent iciles soins les plus éclairés, les plus humains, les plus capablesd’amener rapidement leur guérison. Les douches froides, la camisolede force, l’isolement dans une cellule ronde, sont absolumentbannies de notre programme. Ici, le gentleman atteint d’une maladiementale croit se retrouver au sein de sa famille : la tableest excellente, un cuisinier français est attaché àl’établissement…

– Très bien, fit Robert avec un sourireengageant. Je vois que vos pensionnaires doivent être admirablementtraités.

– Il n’y a pas de maison en Europe, nimême en Amérique, j’ose le dire, s’écria le professeur Luther avecune recrudescence d’enthousiasme, où les déments soient nourrisplus copieusement et traités avec autant d’intelligence.

– Cela, je m’en doute, fit poliment lereporter.

– Ils sont même pourvus d’argent depoche : on ne leur refuse rien. Le système de la douceur est àl’ordre du jour. Si vous avez jeté un simple regard sur lesgazettes, vous devez savoir que nous obtenons chaque année unnombre de guérisons formidable, quelque chose comme 80 %.

– C’est magnifique, acquiesça Robert.

– Et, par exemple, si vous aviez unfrère, un neveu, un oncle atteint de spleen ou de neurasthénie, cequi est, au fond, la même chose.

– Non !… déclara Robert d’un tontrès ferme. Vous devez voir, à la seule inspection de maphysionomie, que dans ma famille il n’a jamais été question deneurasthénie. De père en fils, nous adorons la bonne cuisine et lesexercices sportifs.

– Je comprends, fit M. Luther, en segrattant la tempe d’un air malin… il s’agit d’un ami, d’unefiancée, peut-être, que vous voulez confier à nos soins. Vous savezqu’ici, les pensionnaires, quels qu’ils soient, sont traités avecune sollicitude toute maternelle.

À ce moment, dans le grand silence del’après-midi d’été, on entendit un hurlement de bête qu’onégorge.

M. Luther devint pâle, puis rouge, et sesdeux mains furent agitées d’un petit tremblement nerveux.

– Qu’est-ce que c’est que cela ? ditfroidement Robert.

– Rien du tout, fit M. Luther aveceffort, c’est un de nos grands chiens danois que l’on corrige. Cesbêtes sont très fidèles mais un peu sauvages…

– Il faut être bon pour les animaux, ditRobert sans se départir de sa correction impeccable.

– Assurément, dit le professeur Lutherd’un air vague.

Puis, changeant brusquement de ton :

– Ah çà ! dit-il, brutalement,qu’est-ce que vous fichez ici ? Qu’est-ce que vous me voulez,après tout ?

Robert ne perdit pas son sang-froid.

– Mon cher monsieur, dit-il, je veuxsimplement avoir de vous quelques renseignements sur la guérison delord Arthur Willougby.

Le professeur Luther ne s’attendait nullementà une pareille demande.

– Lord Arthur, balbutia-t-il, mais il y adeux ans qu’il nous a quittés, complètement guéri.

Il ajouta d’un ton qui devenaitmenaçant :

– Vous devez comprendre, monsieur, que jesuis un aliéniste, un savant, je ne tiens pas une agence derenseignements. J’ai guéri lord Willougby, il est parti, je ne saispas ce qu’il est devenu. Il y a des centaines de malades dans lemême cas. Ce qu’il a pu faire depuis qu’il est sorti de monétablissement ne me concerne pas… Et d’abord, monsieur, de queldroit me questionnez-vous ?

Brusquement, il se frappa le front avec legeste que l’on a en se souvenant tout à coup d’une choseimportante.

– Eh ! parbleu, murmura-t-il entreses dents. J’y suis, c’est le reporter, l’espion français dont onm’avait annoncé la visite.

Avant que Robert eût eu le temps de devinerles intentions du professeur Luther, celui-ci avait appuyé sur unbouton électrique.

À ce signal, deux gardiens en uniforme gris àcollet vert, tous deux d’une taille athlétique, sortent par uneporte dissimulée dans la boiserie.

– C’est un fou dangereux, dit leprofesseur en désignant Robert, empoignez-le et mettez-lui lacamisole de force, je verrai ensuite ce qu’il faut faire delui.

L’aliéniste avait donné cet ordre enallemand ; le reporter, heureusement, connaissait parfaitementcette langue.

Sans donner le temps aux deux hommes del’appréhender entre leurs grosses pattes velues, il envoya lepremier rouler à dix pas de là d’un formidable coup de poing dansle creux de l’estomac et il culbuta le second d’un vigoureuxcroc-en-jambe. Puis, tenant en respect le professeur Luther, avecson browning, il gagna la porte de sortie à reculons et se trouvadans la cour.

Là, il se trouvait en sûreté. Il avait penséavec raison que le professeur n’oserait rien entreprendre contrelui en présence des ouvriers cimentiers qui travaillaient à laprétendue plate-forme de tennis.

Il eut encore la chance de trouver la grilleextérieure entrouverte et il put gagner la rue sans encombre.

Mais, une fois dehors, il cria au professeurqui l’avait suivi en lui montrant le poing :

– Au revoir, monsieur Luther et merci devotre charmant accueil. Je ne doute pas que vous ne receviezbientôt du Foreign Office de chaudes félicitations pour les petitstravaux de fortification que vous faites exécuter dans votreétablissement ! Quant à lord Willougby, nous finirons bien parsavoir ce que vous en avez fait.

Laissant l’aliéniste blême et consterné,Robert se hâta de sauter dans son auto qui partit aussitôt enquatrième vitesse dans la direction de Londres.

La précaution n’était pas inutile, car, cinqminutes plus tard, le professeur, revenu de son émotion, lançait àla poursuite du reporter une demi-douzaine de gardiens auxquelss’étaient joints les cimentiers. Tous étaient armés de cordes et debâtons et criaient qu’un fou dangereux venait de s’évader, aprèsavoir assommé deux employés.

Mais il était trop tard, l’auto qui emportaitRobert Delangle n’était déjà plus qu’un point noir sur la routeblanche…

Quoiqu’il se félicitât d’avoir échappé au trèsréel danger qu’il venait de courir, le reporter était mécontent durésultat de son enquête. Somme toute, il n’avait rien appris de cequ’il voulait savoir. Il rentra dans Londres d’assez méchantehumeur.

Il avait maintenant la conviction que levéritable lord Willougby était toujours séquestré dans un descabanons du professeur Luther pendant que l’espion allemand, quiavait pris sa place et endossé sa personnalité jouissait de safortune et de son titre ; mais dans une pareille affaire, ilfallait autre chose qu’une certitude morale, il fallait des preuvesmatérielles.

Le reporter employa le reste de la journée àdifférentes visites ; entre autres, il alla voir son ami, ledétective Frock, de retour à Londres depuis quelques jours et, sousle sceau du secret, il le mit au courant de ce qu’il savait.

Le détective était un petit homme, glabre,souriant, dont les yeux gris pétillaient de malice derrière lesverres fumés d’un lorgnon à monture d’or.

Il fit au correspondant de guerre l’accueil leplus empressé, puis, quand il eut écouté, sans l’interrompre, lerécit de la visite au professeur Luther :

– Je savais tout ce que vous venez dem’apprendre, dit-il en souriant, indubitablement, le capitaineMarchal est innocent, le prétendu lord Willougby et sa sœur sontdeux espions très dangereux.

– Alors, vous m’aiderez à fairereconnaître l’innocence de Marchal ?

– Je vous le dis très franchement, je nepuis vous aider en rien en ce moment.

– Pourquoi cela ? demanda le jeunehomme avec surprise.

– Ce n’est pas que je n’aie le désird’être utile à votre ami, mais, par ordre supérieur, je suis tenu àune très grande réserve. Nous sommes sur le point de mettre la mainsur toute une bande d’espions allemands dont la fameuse dame noiredes frontières et son prétendu frère sont les chefs. Unearrestation prématurée effrayerait les complices des espions, leurdonnerait le temps de nous glisser entre les doigts, eux et lesimportants documents qu’ils ont volés.

– Tant pis, murmura Robertdésappointé : mais, quand vous déciderez-vous à donner le coupde filet qui doit mettre toute la troupe entre les mains de lapolice ?

– Je ne saurais vous le dire. Mon planest de leur inspirer la plus grande confiance, de les endormir dansune sécurité complète, afin de ne pas les manquer. À cet égard,votre visite à Luther dérange mes combinaisons. Le voilà mis engarde et il va s’arranger de façon à ce qu’on ne puisse trouveraucune preuve contre lui. C’est un vieux renard qui nous a déjàplusieurs fois échappé, au moment même où nous croyions letenir !

– Que me conseillez-vous ? demandale reporter très perplexe.

– Attendre, gagner du temps. Si vouspouviez faire remettre à une autre session le procès du capitaineMarchal, ce serait parfait ; d’ici là, l’arrestation desespions allemands à Londres éclatera comme un coup de foudre.

– Ne pourriez-vous au moins avertirconfidentiellement la justice française des graves présomptions deculpabilité qui pèsent contre le faux Willougby et sasœur ?

– Je n’ai pas encore en main les preuvessuffisantes. Les deux espions ont su se mettre parfaitement enrègle avec toutes les autorités. Attendez, c’est le seul conseilque je puisse vous donner.

Voyant qu’il ne tirerait rien de plus del’impassible Frock, Robert se décida à prendre congé.

– Tout va mal, songeait-il en flânantpensivement à travers les rues du quartier français, ce Frock al’air d’en savoir beaucoup plus long qu’il n’en dit et je me rendstrès bien compte d’une chose, c’est qu’il n’a nullement l’aird’être pressé d’intervenir en faveur de Marchal. Il doit y avoirlà-dessous quelque secret diplomatique, que le détective n’a pu oun’a pas voulu me révéler…

Après s’être longtemps promené, Robert, à lanuit tombante, entra dans un restaurant français et se fit servir àdîner. Pendant qu’il étudiait le menu, son attention fut tout àcoup attirée par un journal dont un alinéa avait été souligné aucrayon bleu et que quelque consommateur avait sans doute oubliélà.

C’était un vieux numéro d’un journal duPas-de-Calais et l’entrefilet souligné avait précisément trait aucapitaine Marchal dont on relatait l’arrestation, mais sans yjoindre aucun commentaire.

– Il est venu sans doute ici, se ditRobert, quelqu’un qui connaît Marchal et qui, pour une raison oupour une autre, s’intéresse à lui.

Le garçon – français comme tout le personneldu restaurant – était alors occupé à mettre le couvert.

– Est-ce au patron, ce journal ?demanda négligemment le reporter.

– Non, monsieur, c’est un client qui l’aoublié là il y a une demi-heure. C’est toute une histoire…

– Quelle histoire ?

Robert était heureusement tombé sur un bavard,il eut le pressentiment qu’il allait apprendre des chosesintéressantes.

– Voilà, monsieur, reprit le garçon avecvolubilité. C’est un soldat qui s’était enfui de Boulogne pour nepas passer au conseil de guerre. Il s’appelait Cossard ou Fossard,je ne sais plus au juste…

Robert sentit son cœur battre plus vite,c’était évidemment de Bossard qu’il s’agissait.

– Le nom ne fait rien à la chose,fit-il.

– Alors ce soldat – il venait trèssouvent manger ici – s’était évadé en traversant le bureau de soncapitaine, et là, il avait trouvé deux étrangers qu’il avait prispour des amis de son officier.

– Ce n’était donc pas ses amis ?

– Pas du tout, vous allez voir. Un de cesétrangers, pris de pitié, ou faisant mine de l’être, tire sonportefeuille, donne au soldat de l’argent et une lettre derecommandation pour prendre passage à bord d’un navire qui setrouvait à Boulogne. Bossard – oui, décidément, c’était Bossardqu’il s’appelait – s’embarque. Le navire lève l’ancre et, quand onse trouve en pleine mer, Bossard s’aperçoit tout d’un coup qu’ilétait à bord d’un navire allemand !

– Qu’a-t-il fait ?

– Il n’y avait rien à faire. Ils l’ontemmené jusqu’à Cuxhaven, l’ont assez bien traité et, finalement,lui ont proposé de faire de l’espionnage pour l’Allemagne.

– Très intéressante, votre histoire, et,bien entendu, il a refusé !

– Avec indignation. Alors, ils l’ontmenacé de le jeter en prison, mais il a réussi à gagner Londres etil avait trouvé à s’employer dans une grande épicerie de laCité…

– Qu’est-il devenu ? demanda Robert,haletant d’impatience.

– Il était ici, il n’y a pas unedemi-heure ; mais, quand le journal est tombé entre ses mains,qu’il a lu que son capitaine était arrêté pour vol, il s’est levécomme un fou.

« Ce n’est pas lui ! criait-il… cesont les Allemands qui ont volé les quarante mille francs !Et, tout ça, c’est de ma faute. » Il a payé sa consommation etil est parti en courant du côté des quais. Je parierais cent francscontre un sou qu’il est allé s’embarquer afin de défendre soncapitaine.

– C’est bien possible, dit Robert, saisià son tour de la fièvre du départ.

Et il ajouta, à la grande stupéfaction dugarçon :

– Je croyais avoir le temps de dîner,mais je me trompais.

– Monsieur ne reste pas ! Moi quiavais déjà mis le couvert de monsieur !

– Monsieur, fit Robert, amusé malgré luide cette mine ahurie, vient de se souvenir qu’il y a dans un quartd’heure un rapide pour Folkestone à la gare de Victoria…

– Mais, monsieur aurait parfaitement letemps de dîner, il y a des trains toute la soirée pourFolkestone !

– Oui, mais ces trains-là necorrespondent pas avec le bateau qui part ce soir même pourBoulogne.

Pour le dédommager de sa déconvenue, Robertmit dans la main du garçon un assez généreux pourboire et il sedirigeait vers la porte lorsqu’il faillit heurter un personnagecorpulent aux favoris d’une blancheur nivéenne qu’il eutl’impression d’avoir déjà rencontré quelque part.

– S’il n’avait pas de favoris, se dit-il,il ressemblerait, beaucoup, au professeur Luther… C’est lui, ce nepeut être que lui, il a dû me filer ou me faire filer jusqu’ici…raison de plus pour se dépêcher…

Et Robert sauta dans un taxi et du taxi dansun compartiment de première classe du rapide de Folkestone.

Alors, pendant que le train fuyait à traversles campagnes endormies à une vitesse de cent vingt kilomètres àl’heure, il parcourut distraitement les journaux anglais etfrançais dont il avait fait provision à la gare de Victoria.

Puis petit à petit les journaux tombèrent àses pieds, sans qu’il se donnât la peine de les ramasser et il seplongea dans de profondes réflexions.

Il avait engagé la partie contre les espionsallemands pour sauver Marchal. Il fallait la gagner…

À Folkestone, il prit place à bord duVictoria, mais c’est en vain qu’il explora le paquebot defond en comble, il ne rencontra pas Bossard qui, sans doute, avaitusé d’autres moyens pour rentrer en France… si toutefois il y étaitrentré.

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