La Dame noire des frontières

Chapitre 2L’ARRESTATION

Robert Delangle n’était pas un type ordinaire.Fils de commerçants de la rue du Sentier, il avait résistéénergiquement à tous les efforts qu’avaient faits ses parents pourle faire entrer dans la magistrature ou le barreau. Il voulait êtrereporter. C’était là une idée fixe dont rien ne put le fairechanger.

Il ne tarda pas, d’ailleurs, à se faire uneréputation dans la difficile profession qu’il s’était choisie. Tousles déguisements lui étaient familiers. On l’avait vusuccessivement travesti en nourrice, en garçon d’hôtel, en pope etmême en gendarme. Si on le chassait par la porte, il rentrait parla fenêtre ; et il descendit un jour par la cheminée, déguiséen ramoneur, dans le cabinet de travail d’un banquier milliardaireauquel, sous le coup de la surprise, il arracha les renseignementsles plus précieux.

Ce fut Delangle qui, pendant la guerre desBalkans, traversa tranquillement les lignes turques dans un wagonde dynamite plombé au sceau du Sultan. Dix fois, il faillit êtrependu ou fusillé. Ses mémoires formeront un jour le pluspassionnant des romans vécus.

Pour le moment, il s’ennuyait. L’Europeentière était en paix. Rien à faire.

Pas même quelque beau crime qui lui eût permisd’utiliser les facultés de déduction toutes spéciales dont lanature l’avait doué, et qui lui permettaient de deviner au premiercoup d’œil la profession, la fortune, la psychologie même den’importe quel individu qu’il n’avait jamais vu auparavant.

Au physique, Robert Delangle offrait l’aspectdébonnaire d’un curé de campagne ou d’un comique de café-concert.Rose, joufflu, toujours rasé de frais, vêtu de complets anglais àcarreaux de couleurs dont lui seul avait le secret, il bedonnaitlégèrement. Le nez en trompette, les lèvres épanouies etgourmandes, l’œil vif et malin, il possédait en outre une épaissetoison de cheveux roux, grâce auxquels il se faisait passer, aubesoin, pour un Anglo-Saxon.

Ce soir-là, en quittant son ami Marchal,Delangle ne se sentit nulle envie d’aller se coucher. Après avoirfait une cinquantaine de mètres dans la direction de son domicile,il revint brusquement sur ses pas.

– Zut, fit-il, je n’ai pas sommeil. Jevais tâcher de trouver une douzaine d’huîtres, une tranche dejambon et une pinte de pale-ale dans quelque taverne du port. Onrencontre quelquefois là des types très réussis. Je causerai avecles matelots : cela vaut toujours mieux que d’allerdormir.

Notons-le en passant, notre ami Robert auraitpu fort bien souper de façon très confortable au casino. Mais, enhomme intelligent, il préférait la couleur locale et le pittoresqueaux coupes d’extra-dry et aux aspics de foie gras truffé.

Robert, tout en ruminant diverses pensées,flânait le long des quais déserts. Toutes les guinguettes, tous lesdébits de bière et de genièvre étaient fermés.

Il ne s’arrêta pas à ce détail. Il savait oùil allait.

Après avoir suivi la rue du Coin-Menteur, ilenfila une venelle obscure, traversa une cour où séchaient desfilets, se cogna contre des ancres rouillées, et, finalement,frappa trois coups bien distinctement espacés à une petiteporte.

On lui ouvrit immédiatement, et, tout desuite, il se trouva dans une salle basse où régnait une épaissebrume causée par la fumée des pipes.

De temps en temps, la flamme d’une allumettefaisait jaillir du brouillard un nez vermillonné. Puis, toutredevenait vague, en dépit des trois lampes à pétrole qui dansaientau plafond et dont la lueur tremblotante semblait aussi lointaineque celle des phares de la côte anglaise.

Tout à coup, Robert poussa un cri destupeur…

Il venait de reconnaître Bossard. Cet hommeétait, pour le reporter, une ancienne connaissance – une de cesrelations accidentelles que les grands voyageurs font, dans tousles mondes, au cours de leurs déplacements.

– Tiens, c’est toi, Bossard. Qu’est-ceque tu fais là ?

L’interpellé, qui portait l’uniforme del’infanterie de marine avec les galons de soldat de premièreclasse, se retourna brusquement ; puis, ayant dévisagé lereporter, il s’avança vers lui, la main tendue, le sourire auxlèvres.

– Tiens ! monsieur Robert !Quelle chance ! Comme on se retrouve. Que faites-vous parici ?

– Tu n’es donc plus dans la légionétrangère ?

– Non, après le Maroc, on m’a versé dansl’infanterie de marine.

« Il paraît que cela vaut mieux pourmoi.

– Veux-tu manger un morceau en macompagnie ?

– Bien sûr.

Et, sans plus de façon, le soldat Bossard pritplace à côté du reporter, et, tous deux, pendant qu’on ouvrait leshuîtres, entamèrent une conversation bourrée d’anecdotesintéressantes.

Robert Delangle avait connu le soldat Bossardau cours d’une des expéditions dirigées vers l’intérieur du Maroc.Le légionnaire et le journaliste s’étaient rendu différentsservices et ils s’étaient quittés très amis.

Malgré la différence de milieu et d’éducationqui aurait dû les séparer, ils étaient heureux de se retrouver.

Robert fit grandement les choses. Tout cequ’il y avait de meilleur dans l’office et dans la cave duJoyeux Loup de mer fut mis en réquisition.

Les deux amis en étaient à peine à leurseconde douzaine d’huîtres, lorsqu’une « matelote » encostume d’apparat – coiffure de dentelle en forme d’auréole, fichucroisé, bagues et bijoux – fit son entrée dans la salle.

Elle s’approcha de Bossard qui l’embrassa surles deux joues. Puis elle s’assit timidement à côté de lui, toutinterloquée de la présence d’un étranger.

L’ancien légionnaire se redressait en frisantorgueilleusement sa moustache.

– Vous la voyez, monsieur Robert, dit-ild’une voix émue. Eh bien ! c’est ma fiancée, la petiteGermaine. Dans deux ans, je vais avoir droit à ma retraite. Quinzeans de service, six campagnes, médaille militaire. Tout cela, medirez-vous, ne fait pas lourd, comme galette ; mais, ons’arrangera, on fera ce qu’on pourra. On montera un petit commercede n’importe quoi. On bricolera. Germaine aura quinze cents francsde dot. Avec cela, on peut déjà marcher…

Très amusé, Robert Delangle invita la joliematelote à prendre sa part de souper. Et il félicita les deuxfiancés de l’heureux choix qu’ils avaient fait.

Quand on en fut au dessert, tout le mondeétait très gai, et ce ne fut que sur les injonctions réitérées dupatron de la taverne du Joyeux Loup de mer que l’on sedécida à battre en retraite.

Il faisait presque jour.

Robert rentra chez lui, assez content, sommetoute, de sa soirée. Bien qu’il fût, en temps ordinaire, unlaborieux écrivain, et qu’il s’imposât un régime d’une sobriétéexemplaire, il s’était donné pour principe de ne jamais perdre uneoccasion de pénétrer dans un milieu qui lui était inconnu. EtBossard, l’ancien légionnaire, lui avait, avec ses anecdotes,fourni la matière de deux ou trois articles très vivants et trèsintéressants.

Quelques heures plus tard, le reporter, aprèsavoir fait un bon somme, sortait frais et dispos d’une des cabinesde bains du casino.

Jamais il ne s’était senti aussi alerte etaussi bien portant.

Il avait allumé un excellent cigare et suivaitles quais en flânant, amusé du va-et-vient des déchargeurs denavires, des ailes du moulin à vent sur la colline, des grandscercles que tracent les mouettes blanches dans l’air bleu, et demille autres riens.

Des barques rentraient au port, chargées depoissons, et le soleil donnait à toutes choses un air de bonheur etd’animation joyeuse.

Brusquement, Robert se rappela que son ami, lecapitaine Marchal, l’avait invité à déjeuner.

Onze heures sonnaient à ce moment à tous lescarillons de la ville.

– Diable, murmura-t-il, j’allais oubliermon invitation. J’ai juste le temps d’arriver avant onze heures etdemie.

Il pressa le pas, jetant son cigare à demiconsumé ; le cigare est un instrument de flânerie, unaccessoire de la paresse. On ne fume pas un cigare en marchantvite.

Brusquement, Robert eut un geste desurprise.

À l’autre bout de la rue, il apercevait sonami, le soldat Bossard, qui, la tunique boutonnée de travers, leképi sur l’oreille, l’air sombre, était emmené par deuxgendarmes.

Il y avait, entre le soldat de fortune et lereporter, une réelle amitié. Robert s’avança vers le brigadier degendarmerie et lui demanda courtoisement de quel crime étaitcoupable le prisonnier.

Ce fut Bossard lui-même qui se chargea derépondre avec un orgueilleux haussement d’épaules :

– Oh ! rien du tout, monsieurRobert, une simple bagarre…

– De quoi s’agit-il ?

– Voilà : il y avait à côté de nousune bande de sales Boches qui disaient pis que pendre de la Franceet des Français, des matelots d’un croiseur qui est en rade, leGœben, à ce que je crois. Alors, la moutarde m’a monté aunez. J’ai fait, au plus « kolossal » de la troupe,l’application sérieuse de la treizième leçon de boxe, maintenant ila le nez cassé, les yeux pochés et un bec de lièvre. Quant à sescopains, ils ont récolté aussi quelques torgnoles. Il y en a un àqui il manque les deux dents de devant et un autre qui a les tibiasdémolis. J’étais dans mon droit, quoi ! J’ai fait respecter laFrance ! Vous voyez bien, monsieur Robert, qu’il n’y a pas dequoi fouetter un chat.

– Vous en parlez à votre aise, mongarçon, interrompit le brigadier d’un ton sentencieux. Votreaffaire est très mauvaise, étant donné surtout que vous étiez sortihier soir sans permission et que vous êtes coutumier du fait.

À ce moment, un groupe d’officiers, au milieudesquels se trouvaient le général de Bernoise et le capitaineMarchal, apparut au tournant de la rue.

Le général fronça le sourcil en apercevant lesoldat d’infanterie de marine entre les deux gendarmes.

Ces derniers, sur un signe de lui, firentavancer le prisonnier et, rapidement, mirent au courant l’officiersupérieur des faits qui étaient reprochés à Bossard.

M. de Bernoise eut un geste decolère :

– C’est assommant ! s’écria-t-il.C’est toujours la même chose ! En ce moment, où les rapportsdiplomatiques sont très tendus, voilà une tête brûlée – c’estpeut-être au fond un brave soldat – qui s’avise de démolir cinq ousix matelots allemands.

Le capitaine Marchal s’était approché.

– Je connais personnellement le soldatBossard, dit-il. Il a fait plusieurs campagnes aux colonies. Il estd’une héroïque bravoure. Son seul défaut est d’être quelque peuindiscipliné.

– J’en suis fâché, répliqua le générald’un ton sec ; mais cette fois, je suis forcé de sévir. Sansle respect de la discipline, il n’y a pas d’armée possible.

Il ajouta, en se tournant vers lebrigadier :

– Conduisez-moi cet homme-là à la placeet faites-le mettre en cellule. Sorti sans permission, quoique punide salle de police, connu pour son indiscipline notoire, il seracertainement déféré au conseil de guerre.

Et comme Bossard, qui, pendant ce temps-là,était demeuré très calme, avait un imperceptible haussementd’épaules, la colère du général éclata :

– Décidément, grommela-t-il, c’est uneforte tête. Voilà maintenant qu’il a l’air de se moquer de ce queje dis. Je crois qu’il va falloir faire un exemple. Emmenez-moi cegaillard-là, je me charge du reste !

Le général de Bernoise, avec sa rude moustachecoupée court, son teint hâlé par le soleil des tropiques, son frontvaste, son menton volontaire, était le type même du vieil officier,sorti des rangs, inflexible pour lui-même et pour les autres, etqui devait chacun de ses grades à quelque héroïque exploit ou àquelque glorieuse blessure. D’un tempérament de fer, à cinquanteans passés, le général conservait encore la taille mince, lastature souple et nerveuse et toute la mâle prestance d’un jeunehomme.

Par malheur pour Bossard, ce n’était pas lapremière fois qu’il entendait parler de lui et il était bien décidéà donner une sévère leçon au « marsouin » tropbatailleur.

M. de Bernoise s’était tourné versMarchal :

– Capitaine, dit-il, j’attendrai votrerapport sur cette affaire. Je compte sur vous le plus tôtpossible.

Le capitaine Marchal salua militairement etprit congé. À quelques pas de là, il rejoignit son ami Delanglequ’il mit au courant de la conversation que nous venons derelater.

– Cela m’ennuie, dit le reporter, que cepauvre diable, qui, malgré sa mauvaise tête, est un très bravecœur, se soit mis dans un aussi mauvais cas.

– J’atténuerai les faits autant que jepourrai en faisant mon rapport, répondit le capitaine. Mais, je nete cache pas que Bossard sera puni de façon exemplaire. En cemoment-ci, je le sais, des pourparlers diplomatiques d’une naturetrès délicate sont engagés entre Londres, Paris, Berlin etSaint-Pétersbourg, et l’on veut éviter tout froissement, toutincident, dont les Allemands, avec leur mauvaise foi habituelle, nemanqueraient pas de tirer parti. Ils vont être enchantés de pouvoirdire que l’on assomme les matelots de la marine impériale dans lesports français.

– Mais ils étaient six contreun !

– Cela ne fait rien. Le général estexaspéré.

Pendant que le reporter et l’officierdiscutaient ainsi, Bossard avait été emmené jusqu’à la caserne etenfermé dans le local de la salle de police transformée en cellulepour la circonstance.

Mélancoliquement assis auprès de son lit decamp, il réfléchissait aux suites de son algarade, sans toucher àla gamelle qu’un des hommes de garde venait de lui apporter.

– Tout cela me serait bien égal,murmurait-il entre ses dents. Je suis ravi d’avoir fait une« distribution » sérieuse à ces coquins d’Allemands.Mais, que va dire la pauvre Germaine, quand elle apprendra que jevais passer au conseil ?

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