La Dame noire des frontières

Chapitre 3L’AVION BLINDÉ

Le général Pierre de Bernoise se sépara desofficiers qui l’accompagnaient et se dirigea lentement vers lepetit hôtel qu’il habitait dans le voisinage du square de lasous-préfecture, et où sa fille, Yvonne, l’attendait pourdéjeuner.

Demeuré veuf de très bonne heure, le vieilofficier avait veillé lui-même avec une sollicitude quasimaternelle à l’éducation de sa chère Yvonne. Il n’avait riennégligé pour faire de son unique enfant une jeune fille tout à faitaccomplie, et ses efforts avaient été couronnés de succès.

Dans les salons les plus aristocratiques,Yvonne était aussi réputée pour sa beauté, le charme de sesmanières, que pour l’étendue de ses connaissances, sa distinctionet son bon cœur.

Très grande, très svelte, elle offrait unvisage d’un ovale un peu allongé sous des cheveux d’une exquisecouleur de lin pâle, dont la blondeur légère mettait autour de sonfront pur comme une radieuse auréole de jeunesse et deprintemps.

Le profil était noble sans dureté, et lesailes frémissantes d’un nez très droit surmontaient une bouche auxlèvres charnues, quoique fines.

Des yeux d’un gris très doux – du gris decertains ciels d’automne – s’harmonisaient parfaitement avec unteint de liliale blancheur où, vers les tempes, de petites veines,d’un azur délicat transparaissaient.

L’on devinait à première vue qu’Yvonne, âmeardente et dénuée de tout vil calcul, se dévouerait entièrement àla passion qui se serait emparée de son cœur.

L’élégance un peu grêle de son torse de Dianechasseresse annonçait une agilité robuste que mettaient en valeurdes toilettes couleurs tango, bleu marin et gris d’argent.

C’étaient les nuances préférées de la jeunefille pour les costumes tailleur qu’elle portait, à l’exclusion detous autres.

M. de Bernoise était d’une vieillefamille de soldats, et l’un de ses ancêtres avait combattu àFontenoy, aux côtés du maréchal de Saxe. Un autre avait étécollaborateur de Dupleix dans les Indes. Un autre, encore, avaitété tué à Austerlitz.

Le général lui-même, parti comme volontaire àdix-huit ans, en 1870, s’était bravement battu pendant l’annéeterrible. À Reichshoffen, la capture d’un étendard wurtembergeoislui avait valu les galons de sous-lieutenant. Depuis, il avait faittoutes les guerres coloniales, où il s’était toujours héroïquementcomporté.

D’ailleurs, le général était relativementpauvre. En dehors de sa solde, il ne possédait que deux cent millefrancs sûrement placés, et qu’il réservait à la dot de safille.

Yvonne devait se choisir à elle-même un époux,et son père lui avait répété qu’il la laissait absolument libre encette question importante.

– Je suis tellement sûr de ton esprit etde ton cœur, lui disait-il souvent, que j’accepterai sanshésitation l’homme que tu auras choisi.

– Et vous verrez, répondait la jeunefille, qu’il sera digne de vous et digne de moi.

Yvonne allait avoir vingt ans, et son choix nes’était fixé jusqu’alors sur aucun des nombreux adorateurs qui, lesjours de réception, papillonnaient dans les salons du général etfaisaient à la jeune fille une cour discrète.

M. de Bernoise trouva le couvert misdans la serre.

Il aimait la tiédeur de cette pièce tamisée deverdure et de fleurs, embaumée du parfum des orangers, des jasminset des lilas.

Quand il entra, la femme de chambre d’Yvonnedisposait le couvert sur une petite table autour d’un gros bouquetde roses.

Dans un coin, Yvonne émiettait un biscuit àtoute une volée d’oiselets des tropiques, jaunes, bleus etrouge-feu, dont la cage dorée était disposée au milieu d’un massifde fuchsias, de lauriers-roses et d’orchidées.

M. de Bernoise effleura d’unpaternel baiser le front de sa fille, et l’on se mit à table.

Le commencement du repas fut silencieux.Yvonne semblait distraite et ne mangeait que du bout deslèvres.

Le général paraissait également préoccupé.

Tous deux n’échangeaient que de raresparoles.

Justine, la femme de chambre, tout enprésentant les plats avec la correction d’une domestique de grandstyle, observait attentivement ses maîtres et paraissait surprisede leur silence.

Depuis quinze ans déjà, Justine était auservice d’Yvonne de Bernoise. Elle était âgée d’une trentained’années, et feu Mme de Bernoise l’avaitrecueillie tout enfant et n’avait jamais eu qu’à se louer de saprobité et de son attachement. Comme les serviteurs du temps passé,Justine faisait presque partie de la famille, à laquelle elles’était dévouée corps et âme. D’ailleurs, Yvonne avait en elle uneconfiance absolue, et il n’y avait guère de secret qu’elle ne luiconfiât.

Maigre et brune comme une cigale de Provence –elle était née à Marseille – Justine était laide, mais d’unelaideur amusante et spirituelle, comme une soubrette de comédie.Vive et pétulante comme un cabri de l’Estérel, elle n’avait deremarquable dans la physionomie que de très beaux yeux, des yeuxnoirs et brillants, d’une mobilité extraordinaire.

En dépit de sa laideur, Justine était aimée detous, aussi bien à cause de sa gaieté que de son dévouement.

Le général la tenait en telle estime qu’ilparlait librement devant elle des affaires de famille, même lesplus confidentielles.

Jusqu’au milieu du repas,M. de Bernoise avait été préoccupé par les actesd’indiscipline du soldat Bossard, actes qui, commentés par lamauvaise foi de la presse allemande, pouvaient prendre l’importanced’un véritable incident diplomatique.

Mais, brusquement, ses idées prirent un autrecours, et, se tournant vers Yvonne :

– Ma chère enfant, murmura-t-il, j’airéfléchi sur la proposition du capitaine Marchal.

– Eh bien ? demanda la jeune fille,dont les joues se couvrirent d’une faible rougeur.

Le général eut un sourire imperceptible.

– Je suis de ton avis, fit-il. J’ai, pourle caractère et pour le savoir du capitaine, la plus grande estime.Je vais faire établir à mes frais le modèle de l’avion blindé dontil a dressé les plans et que la commission technique examineracertainement d’un œil favorable.

– Cela coûtera cher ?

– À peu près quarante mille francs.

– Eh bien ! mon père, il faut luiavancer ces quarante mille francs.

– J’y suis presque décidé.

– Pourquoi presque ? Tuhésites ?

– Réfléchis un peu. Tu sais que cesquarante mille francs seront pris sur la somme que je tiens enréserve pour ta dot.

– Ce ne sera pas de l’argent perdu,s’écria la jeune fille avec enthousiasme.

– Non, mais c’est de l’argent trèsaventuré.

– Je réponds du succès. Le capitaineMarchal est un véritable savant.

Le général eut un bon sourire.

– Tu as probablement raison, dit-il, maissuppose, pour un instant, que la commission technique n’accepte pasl’appareil du capitaine Marchal.

– Eh bien ?

– C’est quarante mille francs dont jet’aurai privée et tu n’es pas assez riche pour que j’aie le droitde le faire.

– Qu’importe, s’écria Yvonne avec ungeste d’impatience. Puisque j’y consens !… Ce n’est pas moiqui, plus tard, t’adresserai des reproches en cas d’échec.

– Je le sais. Mais, permets-moi de tedire que tu montres vraiment beaucoup de zèle pour défendre lesinventions du capitaine Marchal !

La jeune fille s’était levée toutefrémissante.

– Je ne sais pas mentir. Je ne veux riencacher à mon père, s’écria-t-elle. J’accepterais volontiers lecapitaine Marchal pour époux, s’il me faisait l’honneur de demanderma main. J’admire sa bravoure, la dignité de sa vie et son génied’inventeur.

– Ta franchise me plaît, ma chère enfant,dit le général avec un peu d’émotion dans la voix. Je l’avoue trèssincèrement, je serais heureux d’avoir pour gendre un officier deson mérite.

Yvonne s’était jetée dans les bras de sonpère. Elle couvrait de baisers sa moustache blanche et ses jouesbrunies par le hâle.

– Ne précipitons rien, murmura-t-il. Tonmariage, aussi bien que l’acceptation officielle de l’avion blindépar le gouvernement français, sont encore du domaine des chosesfutures.

Yvonne s’était rassise tout attristée.

– Écoute-moi avec attention, ditM. de Bernoise. Tu vas voir que je fais tout ce qui esten mon pouvoir pour te donner satisfaction. J’ai étudié avec leplus grand soin les plans de l’avion blindé et, comme je te l’aidéjà dit, j’ai résolu d’avancer au capitaine Marchal les quarantemille francs dont il a besoin. D’ailleurs il ignorera toujours quecet argent a été pris sur ta dot. Puis, ne dût-il jamais t’épouser,comme Français, comme officier français, il est de mon devoir de nepas priver mon pays d’une invention qui assurera le triomphe de nosarmées dans les batailles de la guerre future. Sais-tu que cetteguerre, dont on nous menace depuis si longtemps, peut éclater d’unmoment à l’autre ?

Brusquement, le général s’était tu, comme s’ileût craint d’avoir déjà trop parlé. Nerveusement, il arpentait laserre de long en large.

Il y eut un silence.

– Dites-moi donc, fit tout à coup Yvonneavec un sourire plein de câlinerie, quand donc vous occuperez-vousde mon mariage, dans ces conditions ?

– Pas d’ici longtemps, répliqua legénéral d’un ton brusque.

– Et pourquoi, s’il vous plaît ? ditYvonne en forçant son père à se rasseoir à ses côtés.

– Pour bien des raisons… D’abord, cen’est pas à moi d’aller le premier faire des avances au capitaine.S’il t’aime, comme tu en es persuadée, il déclarera sesintentions.

– Il est si timide !

– Il s’enhardira. D’autre part, mettre enavant des projets de mariage en ce moment, cela aurait l’air de luiforcer la main. On pourrait supposer que je l’oblige à épouser mafille en échange du faible service que je lui rends.

Yvonne ne répondit rien.

Ses beaux yeux s’étaient voilés d’unemélancolie qui se reflétait, par contrecoup, sur le visage de lafidèle Justine qui, tout en disposant sans hâte sur la table lesassiettes et les compotiers du dessert, n’avait pas perdu un mot decet entretien.

– Ne te désole pas, reprit le général ensouriant. La construction de l’avion blindé peut être terminéeavant un mois.

– Eh bien ?

– D’ici là, je vais faire agir auprès duministre et auprès de la commission technique toutes les influencesdont je dispose. L’avion est une merveille de mécanique. Aussi, lesuccès me semble assuré ; et alors, une fois les plansadoptés, la question change de face.

La physionomie de la jeune filles’éclaira.

– Comment cela ? demanda-t-elle avecimpatience.

– Eh bien, oui ! Le capitaineMarchal, inventeur illustre, riche, n’aura plus besoin de maprotection. Il aura vite fait de me rembourser. Il n’aura pas l’airde t’épouser pour acquitter une dette de reconnaissance.

– Très bien, s’écria Yvonne en battantdes mains. Mais votre prudence, mon cher père, ne tient pas compted’une chose.

– Que veux-tu dire ?

– Le capitaine Marchal m’aime, il fera sademande – j’en suis sûre – bien plus tôt que vous ne pensez. Et ilvous évitera l’ennui de faire les premières avances dans unequestion aussi délicate.

Comme on le voit, Yvonne de Bernoise ignoraitabsolument les relations mystérieuses qui existaient entre lecapitaine et la belle miss Willougby.

À ce moment, un domestique arabe, que legénéral avait ramené de Mogador, apporta sur un plateau une cartede visite.

– Le capitaine Marchal, murmuraM. de Bernoise. Très bien !

Et, se tournant vers le Marocain :

– Tu feras attendre le capitaine quelquesminutes, puis tu l’introduiras.

– Je me retire ? demanda Yvonne.

– Oui, cela vaut mieux. Nous avons àcauser très sérieusement, le capitaine et moi.

La jeune fille avait déjà disparu derrière unedraperie de soie japonaise où, sur un fond incarnat, des crocodilesaux ailes de chauve-souris s’ébattaient au milieu de branches depêchers couvertes de fleurs roses.

Justine, en un clin d’œil, avait achevé dedesservir. Elle revint bientôt, chargée d’un plateau de laque,couvert d’un service à thé et d’une boîte de cigares.

Ces apprêts étaient à peine terminés quand leMarocain introduisit le capitaine Marchal.

Le général s’était levé, avait avancé un siègeau visiteur et lui tendait la boîte de cigares.

– Prenez une tasse de thé, dit-il. Etmaintenant, causons. J’ai examiné avec la plus grande attention lesépures de votre avion blindé.

– En avez-vous été satisfait ?demanda anxieusement le capitaine.

– Très satisfait. Ce sera un merveilleuxengin de guerre, à la fois souple et rapide, robuste et d’unmaniement très simple.

Les traits de l’officier se détendirent.

– Il n’y a donc plus à résoudre, fit-il,que la question d’argent. Je vous en ai touché quelques mots dansnotre récente entrevue. Je prévois bien des difficultés. Présenterdes épures à une commission technique, de simples plans, c’esttoujours très chanceux. Au lieu que, si mon avion était construit,qu’on pût le voir fonctionner, l’expérimenter…

Le général sourit avec une bonhomiemalicieuse.

– Rassurez-vous, capitaine, dit-il. Laquestion d’argent est résolue, complètement résolue.

– Serait-il possible ?

Le général ouvrit un tiroir et y prit unportefeuille qui apparut gonflé de billets bleus. Et, tendant uneépaisse liasse à Marchal :

– Je me suis arrangé pour trouver lesfonds, dit-il à Marchal. Voici les quarante mille francs.

L’officier était au comble du bonheur, si émuqu’il ne trouvait aucune formule de remerciements. Il se leva, etserra la main que lui tendait le général.

– Ah ! que je suis heureux,balbutia-t-il. Je vais donc pouvoir réaliser mon rêve. On va semettre à l’œuvre immédiatement. Sans perdre un instant, j’emporteaujourd’hui même mes plans chez le constructeur. L’avion blindé vaêtre mis immédiatement en chantier.

– Et les appareils spéciaux pour lelancement de bombes, dont vous m’aviez parlé ? demanda legénéral.

– Oh ! pour cela, je crois qu’il estplus prudent de les faire exécuter à part, et j’ai précisément sousla main un mécanicien très habile, d’une discrétion éprouvée.

– Je sais que vous ferez pour lemieux.

Tout en parlant, M. de Bernoiseavait compté les billets bleus et les avait posés sur unguéridon.

– Merci, mon général, dit le capitaine enles prenant. Grâce à vous…

– Ne parlons pas de cela. Il est toutnaturel que je vous donne un coup de main. Vous avez vous-même faitdes sacrifices…

Et, comme Marchal esquissait un geste dedénégation :

– Pardon ! Je suis très au courant.Je sais que vous avez dépensé une bonne part de votre fortune enexpériences, de la façon la plus désintéressée.

– Je serai toujours assez riche, si jeréussis.

– Vous méritez de réussir, et vousréussirez ! s’écria le général avec un grave enthousiasme.

– Espérons, dit Marchal, que mon avion,en permettant de repérer exactement les batteries ennemies,épargnera l’existence de beaucoup de nos officiers.

– Vous avez prouvé, capitaine, par votreexemple même, que nos officiers ne font pas grand cas de leurexistence lorsque la France en a besoin. Je n’oublierai jamais avecquelle bravoure, à la tête de votre compagnie, vous avez enfoncécette harka de pillards marocains réfugiés derrière des haies decactus et qui nous tenaient en échec depuis deux heures.

– Vous oubliez, mon général, fit lecapitaine en rougissant un peu, que les pillards marocains nepeuvent tenir longtemps devant nos braves marsouins.

– Permettez-moi de vous rappeler à montour, dit le général en souriant, que la harka dont il s’agit étaitcommandée par des officiers allemands et que les hommes qui lacomposaient étaient tous admirablement exercés et armés de fusilsMannlicher venus en droite ligne des manufactures de Krupp.

Marchal était naturellement modeste. Leséloges du général le rendaient confus. Brusquement, il changea deconversation.

– Pensez-vous, mon général, demanda-t-il,que lorsque le ministre aura vu mon avion blindé…

– Ayez bon espoir. Votre appareilprésente de telles qualités de rapidité et de sécurité, qu’une foisle premier modèle exécuté, je me porte garant de son adoption parle gouvernement.

Le capitaine remerciait, très ému.

– Diable ! murmura-t-il tout à coup,déjà deux heures et demie. Je suis obligé de prendre congé. J’ai àm’occuper, comme vous savez, d’une affaire assez grave.

– Ah ! oui. Ce soldat qui, à luitout seul, a roué toute une escouade de matelots allemands.

– En d’autres temps, hasarda lecapitaine, je crois qu’il serait digne d’excuse. Ces Bochesavaient, paraît-il, insulté la France. Ils étaient ivres.

– Je sais bien, murmura le général avecimpatience. Mais, je vous l’ai déjà expliqué, la situationdiplomatique est très tendue. On va faire, de cette peccadille, uneaffaire d’État.

Marchal comprit qu’il eût été inutiled’insister.

Après avoir de nouveau remerciéM. de Bernoise de sa généreuse intervention, il seretira.

Dissimulée derrière le rideau d’une deschambres du premier étage, Yvonne de Bernoise vit le capitaineMarchal descendre les marches du perron et le suivit longtemps desyeux.

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