La Dame noire des frontières

Chapitre 12LE TRAQUENARD

Le père Thomas qui exploitait dans le villagedu Portel, près de Boulogne, une petite auberge presqueexclusivement fréquentée par les matelots et les matelotes, venaitde se lever et d’ouvrir les volets de son établissement.

Les pieds dans des sabots confortablementgarnis de paille, le chef coiffé d’un vieux béret de matelot, ilavait commencé par allumer une pipe de terre noire – la meilleurede la journée, avait-il coutume de dire – puis il ranima le feu quicouvait sous la cendre, y jeta une poignée de menu bois et quand laflamme pétilla joyeusement, il apporta une vaste cafetière defer-blanc.

Ces préparatifs terminés, il alla jusqu’auseuil de la porte et se mit à contempler la mer que le soleilcommençait à peine à colorer de légers tons roses.

Le jour grandissait de minute en minute, lepère Thomas rentra et souffla sa petite lampe de fer, et se mit àfaire le ménage de sa cambuse en fredonnant.

Cette tâche accomplie, il alluma une secondepipe et revint sur le seuil de la maison. De là il observa quelquetemps avec intérêt les manœuvres d’un beau yacht qui tirait desbordées à un mille du rivage, comme s’il eût cherché un endroit àsa convenance pour jeter l’ancre.

Tout à coup la vieille horloge sonna.

– Quatre heures et demie, murmura levieillard : je me suis cette fois levé de trop bonne heure. Àmoins qu’il ne vienne quelques fraudeurs, je n’aurai pas de clientsavant l’heure de la marée.

Comme pour donner un démenti à ces paroles, unhomme pauvrement vêtu arriva à l’angle de l’auberge, et entra.

Il paraissait accablé de fatigue.

En entrant, il jeta sa musette sur un coin dela table, et s’écroula plutôt qu’il ne s’assit sur la chaise depaille que le père Thomas lui avançait.

– Bonjour patron, dit-il d’une voix rude,je meurs de faim et de soif ; vivement une chopine de bière,du pain et du jambon, ce que vous voudrez !

Bien des gens eussent trouvé suspectes lesallures de ce client matinal, mais la clientèle du père Thomascomprenait des gens de toute espèce et le vieil aubergiste n’étaitni bavard, ni curieux.

Il disposa donc le couvert en un tour de mainsur un coin de la grande table de bois blanc et l’inconnu, tirantun couteau de sa poche, se précipita sur son repas en véritableaffamé. Il mettait les bouchées doubles et en quelques minutes sonassiette se trouva parfaitement nettoyée.

L’aubergiste contemplait avec satisfaction unconvive doué d’un si robuste appétit.

– Remettez-moi la même chose, ditl’homme.

Le père Thomas s’empressa de rapporter denouveau pain, de nouvelle bière et de nouveau jambon, qui furentengloutis avec la même rapidité.

Enfin, cette espèce d’ogre parut rassasié, illampa un dernier verre de bière, puis, poussant un profond soupir,se tourna du côté de l’aubergiste.

– Avez-vous une chambre, demanda-t-il enbâillant, j’ai besoin de dormir au moins deux ou trois heures.

– Certainement. Vous avez l’air fatigué.Vous avez dû essuyer un coup de gros temps sur la mer cettenuit ?

– J’ai bien cru que notre sloop yresterait, un joli bateau pourtant, à l’arrière tout relevé, àl’avant effilé comme une lame de couteau, un vrai bateau de coursesqui remporte des prix à toutes les régates.

Le père Thomas eut un gros rire. Il étaitpersuadé qu’il avait affaire à un fraudeur de profession.

– Et comme il n’y a pas de régates tousles jours, répliqua-t-il, le reste du temps on fait de lacontrebande.

– Mon vieux, murmura l’homme avec unbâillement plus accentué, vous vous fourrez le doigt dansl’œil ; je ne suis pas ce que vous pensez, mais croyez ce quevous voudrez sur mon compte, je m’en fiche, mais je tombe desommeil, indiquez-moi ma chambre…

– Après tout, ce que vous faites ne meregarde pas… Suivez-moi, je vais vous montrer le chemin.

– C’est bon, fit l’autre en prenant samusette, mais, j’oubliais, il va peut-être venir quelqu’un medemander, soit un capitaine d’infanterie de marine, soit un civil…Sitôt que la personne sera arrivée, venez me réveiller, je ne veuxpas la faire attendre une minute.

– Je n’y manquerai pas.

Et le vieil aubergiste précéda son hôte dansle vieil escalier vermoulu qui conduisait à la chambre.

Quand il redescendit, il s’amusa de nouveau àobserver le yacht qui peu à peu s’était rapproché du rivage.

Bientôt un canot monté par deux hommes sedétacha des flancs du navire, se dirigea sur le rivage et vintaccoster à moins de cinquante mètres de l’auberge.

– Serait-ce encore des clients pour moi,se dit le vieillard ? Aujourd’hui, décidément, tout le mondes’est donné le mot pour se lever de bon matin.

Il ne se trompait pas. Il vit bientôt entrerdans l’auberge deux personnages d’allures assez élégantes, en dépitdes cabans de matelot dont ils étaient vêtus. Tous deux étaientjeunes, robustes, et avaient le visage complètement rasé.

Pour le père Thomas, l’humanité tout entièrese fût divisée en deux catégories, les fraudeurs et lesgabelous.

Dans les nouveaux venus le père Thomas flairatout de suite des gabelous.

– Bonjour, messieurs, leur dit-il, qu’ya-t-il pour votre service ?

– Servez-nous quelque chose deréconfortant, répondit un des hommes, un grog au whisky, parexemple. Il ne faisait pas chaud en mer, cette nuit. Vous n’avezencore vu personne ?

– Non, messieurs, répliqua l’aubergistede plus en plus persuadé qu’il avait affaire à des douaniers. Jeviens seulement d’ouvrir ma baraque.

– Tout va bien, dit à l’oreille de soncompagnon, celui des deux visiteurs qui avait pris la parole lepremier. Nous arrivons à temps.

Les grogs une fois prêts, tous deux s’assirentet le père Thomas installé derrière son comptoir se laissa aller àune vague somnolence.

Les deux hommes avaient entamé uneconversation à voix basse.

– Je ne sais pas comment cela va finir,mon brave Gerhardt, dit l’un d’eux, mais où en serions-nous sansnotre agent de Folkestone qui nous a signalé télégraphiquement ledépart de Bossard pour la France. Évidemment, il va se livrer à lajustice militaire, et raconter qu’il nous a vus dans le bureau, lanuit du vol.

– Mais il ne sait pas nos noms.

– Qu’importe, son récit concorderait tropbien avec les affirmations de Marchal pour que celui-ci ne fût pasremis en liberté.

– Il faut que nous voyions Bossard. Iln’aura très certainement pas les mêmes scrupules que son officier.Je lui offrirai cinq cents livres pour se rembarquer immédiatement,nul doute qu’il n’accepte.

– Et une fois à bord du yacht…

– Son affaire est claire, ajouta le fauxlord Willougby avec un ricanement sinistre.

– Mais admettons qu’il refuse ! Etc’est possible… il était si tranquille en Angleterre et il revientde lui-même se livrer… je n’ai pas confiance.

– S’il refuse… dit l’espion d’une voixsourde. Je suppose, Gerhardt, que tu es un homme decourage ?

Gerhardt montra d’un geste un couteau toutouvert dans la poche de son caban.

– Je vous obéirai aveuglément, fit-il, etpourtant…

– Tu vas me dire que c’est un crime, ehbien, non, c’est plutôt une action glorieuse, du moment où ils’agit de la chère patrie allemande !… Je suis sûr,ajouta-t-il après avoir consulté son chronomètre, qu’Arabellas’impatiente déjà. Elle doit être sur le pont du yacht, armée de sajumelle marine, cherchant à deviner ce qui se passe ici.

– Je sais qu’elle attache une grandeimportance à cette affaire.

– C’est, il faut le reconnaître, unefemme d’énergie et d’une persévérance extraordinaire. Elle n’anullement renoncé à forcer Marchal à nous remettre le plan del’avion blindé, mais pour cela il ne faut pas que Bossard paraisse.Lui disparu, c’est la condamnation certaine de Marchal. Et c’estalors seulement quand il sera en prison, flétri, désespéré, quenous reviendrons à la charge et que nous lui offrirons, en échangedes plans, la liberté et la réhabilitation…

– Je ne crains qu’une chose, c’est quenotre homme ne vienne pas.

– Il viendra. Il ne peut descendreailleurs qu’ici, je suis sûr de l’exactitude de mes renseignements.Je serais très surpris s’il n’arrivait pas d’un moment àl’autre.

– Patron, dit Gerhardt, en se tournant ducôté du père Thomas, nous avons rendez-vous ici avec un homme d’unetrentaine d’années.

Et il donna assez exactement le signalement deBossard.

– Qu’est-ce que vous lui voulez ?…répondit le bonhomme avec hésitation.

– Rassurez-vous, dit le faux lordWillougby avec son sourire le plus cordial, nous ne sommes pas desgabelous. Je suis officier, capitaine dans l’infanterie demarine.

– Alors, c’est différent, grommela levieillard avec un reste de défiance. Vous allez voir votre ami toutde suite. Il fait un somme là-haut, je monte le réveiller.

Pendant que l’aubergiste gravissaitl’escalier, Gerhardt dit à son maître :

– En cas de bagarre, il serait prudentd’éloigner le bonhomme.

– Excellente idée.

Quand le patron revint, Gerhardt lui demandaune bouteille de vin blanc. Le vieillard, sans méfiance, leva latrappe de la cave et commença à descendre ; mais, à ce moment,l’espion lui assena sur la tête un coup de poing qui l’envoyarouler au fond, étourdi.

Le père Thomas n’avait poussé qu’un faiblecri, le bruit de la chute de son corps parvint à l’oreille des deuxbandits.

Gerhardt ferma tranquillement la trappe et diten riant :

– En voilà toujours un qui ne nousdérangera pas !…

Pendant ce temps, son complice était alléjusqu’à la porte et inspectait les environs.

– Personne, fit-il à demi-voix, l’endroitest absolument désert et je vois avec plaisir que le yacht s’estrapproché…

Gerhardt l’interrompit dans sesréflexions.

– Venez vite, fit-il, voici notre homme,il est en train de descendre.

Bossard, en effet, s’avançait en bâillant,avec la mine de quelqu’un qu’on vient d’arracher brusquement ausommeil.

– Messieurs, balbutia-t-il, sans bien serendre compte de la physionomie de ses interlocuteurs.

L’espion s’était avancé.

– Ce n’est pas moi que vous attendiez,dit-il avec aplomb, mais j’ai à vous parler très sérieusement. Jesuis lord Willougby, je suis venu vous trouver pour éviter unépouvantable malheur…

Mais Bossard venait de reconnaître les deuxhommes entrevus pendant la tragique nuit de son évasion, les deuxbandits qui s’étaient trouvés en même temps que lui dans le bureaudu capitaine Marchal.

– Canailles ! Bandits !cria-t-il.

– Pas d’injures, répliqua l’espion, avecautorité. Lorsque vous aurez compris que je ne suis ici que poursauver l’honneur de mon ami Marchal, et vous sauver aussi, vousvous tairez !… Écoutez-moi.

– Que pourriez-vous dire ! s’écriaBossard avec colère, je vous ai vus de mes yeux dans le bureau ducapitaine Marchal alors qu’il avait quitté la ville depuisplusieurs heures. C’est vous le voleur !

Bossard s’interrompit tout à coup et prêtal’oreille, il lui avait semblé entendre dans le lointain un crid’appel désespéré. C’était le père Thomas qui appelait au secoursd’une voix faible.

L’espion mit à profit cette interruption.

– Mon brave, dit-il à Bossard avec unsang-froid admirable, vous commettez une erreur grossière,permettez-moi de vous le dire. Vous avez dû entendre parler de mafortune ? J’ai plus d’un million de revenu, ce qui faitvingt-cinq ou trente millions de capital. Vous comprenez bien,n’est-ce pas, que je ne vais pas devenir un voleur pour quarantepauvres billets de mille francs…

– Pour milord, ajouta Gerhardt d’un tonplein de suffisance, une pareille somme est une misère ! celane compte pas !

– Mais alors ? demanda Bossard aveceffarement.

– Eh bien, fit l’espion avec unetristesse hypocrite, voici la vérité sur cette malheureuse affaire.Le capitaine Marchal avait des dettes… Je ne l’excuse pas, jeconstate le fait, mais que celui qui n’a jamais cédé à aucunetentation lui jette la première pierre. Il avait des dettes de jeu,il devait les payer immédiatement, sous peine de se voirdisqualifié ; il a perdu la tête, il a puisé dans lacaisse…

– Il me semble que je deviens fou !Je ne comprends plus, murmura Bossard en portant la main à sonfront. Je ne croirai jamais que le capitaine Marchal ait pu agir dela sorte…

– Heureusement, continua l’Allemand avecimpudence, Marchal va être tiré d’embarras. J’ai remboursédiscrètement les sommes détournées et l’affaire n’aura pas desuites… Mais votre présence constitue pour lui un réel danger…

Cependant les cris du père Thomas devenaientplus distincts.

– Au secours ! Au secours ! Àl’assassin !

– Je crois qu’on appelle au secours,murmura Bossard avec inquiétude, mais… où donc est lecabaretier ?

L’espion lui prit le bras avec colère.

– Il va revenir, je suppose, ne vousoccupez pas de lui, songez plutôt à ce que j’ai à vous dire !Si vous veniez mal à propos faire votre déposition, vousrenverseriez tous nos projets. Moi, je suis lord et millionnaire,par conséquent au-dessus de tout soupçon, mais vous ? Quandvous diriez la vérité, on ne vous croirait pas. Si vous parlez,c’est vous qui serez le bouc émissaire. Robert Delangle, votrefiancée elle-même, sont persuadés que c’est vous le voleur. Il vousfaut quitter la France au plus vite, dans votre intérêt et danscelui du capitaine Marchal ! Je vous ai déjà secouru, je suisprêt à le faire encore une fois et plus généreusement encore.

– Tout cela n’est pas clair, interrompitBossard d’un air perplexe.

L’Allemand impatienté, tira de sa poche unportefeuille.

– Décidément, fit-il, vous ne comprenezrien à la situation ! On dirait que vous avez juré la perte ducapitaine Marchal… Tenez, prenez ces bank-notes etsuivez-moi !

Sur un signe de son maître, Gerhardt s’étaitsournoisement placé derrière Bossard. En une minute, il avaitcompris. Tout pour lui devenait clair.

– C’est-à-dire que je comprends tropbien, s’écria-t-il furieux. Vous calomniez le capitaineMarchal ! Vous voulez me faire disparaître pour le fairecondamner. Mais cela ne sera pas !

– Tant pis pour toi, murmural’espion !

Et il saisit traîtreusement Bossard par lespoignets et le réduisit ainsi pour une minute à l’immobilité.

Au même instant Gerhardt frappait le soldat deson couteau entre les deux épaules.

Bossard tomba sans même pousser un cri.

– Il est mort, cria Gerhardt. Etmaintenant, au large !…

Les deux bandits s’élancèrent hors del’auberge, vers leur canot.

De toutes parts, des soldats et des gendarmesse levaient de derrière les ajoncs.

Les deux espions étaient cernés.

– Eh bien, balbutia le faux Willougby, ilne nous reste plus qu’à vendre chèrement notre peau.

– C’est impossible, fit Gerhardt d’un tongouailleur. Faites une trouée tout seul si vous voulez, moi, jereste…

À ce moment, le capitaine Marchal lui-mêmeapparut, accompagné de son ami Robert qui pour la circonstances’était armé d’un énorme browning. Derrière eux venait lecommissaire central suivi d’un détachement de soldats et d’unedizaine de gendarmes.

Les deux espions comprirent que touterésistance était inutile, avant même qu’ils eussent pu se servir deleurs revolvers tous deux avaient été appréhendés et solidementgarrottés.

Malgré le tumulte que causa cette arrestation,on entendit les cris du père Thomas que l’on délivra immédiatement.En sortant de la cave il apparut, à la grande joie des soldats,couvert de poussière et de toiles d’araignées telle une bouteillevénérable.

– Mon Dieu, s’écria le cabaretier, mesbons messieurs, que se passe-t-il chez moi ?

– Vous allez le savoir à l’instant, ditle commissaire central, nous allons procéder à l’interrogatoire desprévenus.

Dans un coin de la pièce, Ronflot et Louvierprodiguaient leurs soins au malheureux Bossard. Quoique dangereuse,la blessure qu’il avait reçue ne semblait pas mortelle.

Cependant Robert s’était approché ducommissaire central et lui disait à l’oreille :

– Tout cela est fort bien, mais il nefaudrait pas laisser fuir la « dame noire desfrontières ».

– Vous avez raison, balbutia-t-il, jevais envoyer des hommes au bureau télégraphique, il faut capturerle yacht avant qu’il ait quitté les eaux françaises.

Des soldats chargés d’un ordre écrit ducommissaire se dispersèrent de tous côtés. Un torpilleur qui setrouvait en rade de Boulogne reçut l’ordre d’appareiller. Lesautorités des ports anglais furent prévenues.

Toutes ces mesures devaient être inutiles.L’espionne, grâce à sa jumelle marine, avait suivi ou deviné lesprincipales péripéties du drame.

Dès qu’elle avait vu luire les baïonnetteselle avait donné ordre au capitaine de couper les amarres et deforcer les feux.

Le yacht arborant insolemment à la corned’artimon le pavillon allemand avait fait route vers le nord. Ilétait en sûreté dans les eaux neutres du littoral hollandais avantqu’on eût pu le rejoindre.

– Ces deux imbéciles se sont faitprendre, murmura la dame noire, c’est tant pis pour eux ! maisle capitaine Marchal entendra encore une fois parler de moi. Cela,je le jure !

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