La Dame noire des frontières

Chapitre 7SUR L’« OBÉRON »

La fête que donnait ce soir-là, lord Willougbyà bord de son yacht l’Obéron était une des plusmagnifiques que l’on eût vues depuis longtemps.

L’Obéron, sans avoir les dimensions« Kolossales » du Nuremberg – le yacht de vonder Kopper – était aménagé avec le plus grand luxe.

Le pont du navire, passé à la brique et aussinet, aussi luisant que le parquet d’un salon, avait été caché sousde précieux tapis d’Orient et il était presqu’entièrement recouvertpar une immense tente de toile écrue, doublée intérieurement dedraperies de soie orange, à grandes arabesques vert pâle et vieuxrose, du modern style anglais le plus pur.

Les cabines de l’arrière avaient ététransformées pour la circonstance en vestiaires et en petitssalons.

Le buffet, installé dans la salle à manger,étincelait de cristaux et de vaisselle plate et offrait à l’appétitdes invités ses plateaux chargés de fruits exotiques, de pâtés, deconfitures et de pâtisseries de tous genres. Des bouteilles detoutes formes, des flacons casqués d’or, complétaientharmonieusement ce décor gastronomique, au milieu duquel setenaient les maîtres d’hôtel, graves comme des diplomates.

Les matelots, vêtus de chandails aux initialesdu noble lord se tenaient près de la coupée, attentifs àdébarrasser les dames de leurs manteaux, les officiers de leurcaban ou de leur pèlerine.

Des massifs de fleurs et d’arbustes raresavaient été disposés un peu partout et dissimulaient des lampesélectriques voilées d’abat-jour de soie qui répandaient une lueurtrès douce.

Grâce à des draperies élégamment plissées, onavait improvisé aux deux extrémités du pont des boudoirs et dessalles de jeu.

Un nombreux orchestre exécutait les pluscélèbres valses, en attendant le cake-walk, la matchiche et letango, réservés pour après le souper, quand les personnagesofficiels qui devaient honorer la fête de leur présence auraientbattu en retraite.

Impeccable et souriant, lord Willougbyaccueillait lui-même ses invités et la cordialité de ses poignéesde main, sa distinction, sa bonhomie hautaine charmaient les plusexigeants.

Miss Arabella Willougby, vêtue d’une robe,couleur tango, qui soulignait agréablement ses formes opulentes,excitait l’admiration générale.

Une parure de perles orientales faisaitressortir la blancheur de ses épaules et de sa gorge, discrètementdécolletée, et un diadème de brillants scintillait dans sa noirechevelure comme un ver luisant dans les ténèbres.

Toute la haute société de la ville, tous lesofficiers des navires anglais et français mouillés en rade étaientlà, heureux de célébrer cette entente cordiale qui réunissait lesdeux peuples les plus civilisés de l’univers dans une étroitecommunauté de vues, d’intérêts et d’aspirations.

Le pont du yacht se trouva bientôt encombréd’une foule brillante et parée.

Chacun s’extasiait sur la magnificence et lebon goût de cette fête, impatiemment attendue depuis plusieursjours, chacun félicitant le gentleman millionnaire de dépenser decette charmante et artistique façon ses immenses revenus.

Le général Pierre de Bernoise et sa filleYvonne, qui avaient cru devoir assister à la fête, venaient derecevoir de lord Willougby l’accueil le plus empressé et le plusflatteur et avaient disparu dans la cohue des danseurs lorsqueRobert Delangle parut.

Le reporter – comme il l’avait dit à son ami,le capitaine Marchal – n’aurait eu garde de manquer à une solennitémondaine de cette importance.

Il alla tout d’abord serrer la main dupropriétaire du yacht avec lequel il s’était déjà rencontré aucasino.

– Ma foi, dit celui-ci en riant, je croisque, si cela continue, la fête ne manquera pas d’entrain. Elle nefait que commencer et déjà, je suis débordé par le flot desdanseurs.

– Milord, laissez-moi vous exprimer toutemon admiration. Votre fête est splendide et réussie de tout point.Je ne manquerai pas d’en rendre compte dans mon journal.

– Je vous remercie… Mais je vous quitte,on me réclame dans dix endroits à la fois…

Tous deux se saluèrent en souriant.

Quelques minutes plus tard, lord Willougbyvoyait le joyeux reporter disparaître enlacé à miss Arabella dansle tourbillon d’une valse.

– Ce gaillard-là n’a pas l’air biendangereux, songea-t-il. Cette chère Arabella est vraiment par tropméfiante.

À ce moment, Gerhardt s’approcha toutdoucement de son maître.

– Le bal est devenu une vraie cohue,murmura-t-il. Je crois, ma parole, que ces diables de Françaisdeviennent enragés dès qu’il s’agit de danse et de musique…

– Eh bien ?

– Je crois qu’il vaudrait mieux allerlà-bas, maintenant que plus tard.

– Tu as raison, l’instant est tout à faitpropice. Nous pouvons nous absenter une heure ou plus, sans quepersonne s’en aperçoive.

– Oh ! nous ne serons pas plus detrois quarts d’heure, j’ai toutes les clefs et surtout, la plusimportante, celle du coffre-fort.

– Je sais.

– Que décidez-vous ?

– Je suis de ton avis. Plus tard, ausouper, la moitié de mes invités seront partis, on se comptera, ons’examinera…

– Et vous savez qu’il est essentiel que,pour tout le monde, vous n’ayez pas quitté le bal.

– Eh bien, c’est entendu, va prévenirArabella que je m’absente pour une heure au plus et qu’elle veilleà ce que l’animation et l’entrain ne faiblissent pas uninstant…

Dix minutes plus tard, lord Willougby etGerhardt, le col de leurs pelisses remonté jusqu’aux oreillesfranchissaient la passerelle sans que personne fît attention àeux.

Par prudence, ils évitèrent de se servir del’auto. C’est à pied, en causant tranquillement comme de bravesgens qui regagnent leur logis, qu’ils arrivèrent jusqu’à la portedu capitaine Marchal.

La rue était déserte. Pas une lumière nebrillait aux fenêtres des maisons voisines.

Sans se presser, Gerhardt ouvrit la porte avecles fausses clefs dont il était muni.

On a vu, dans le chapitre précédent, quellefut la surprise des deux malandrins en découvrant l’infortunéBossard, blotti derrière les rideaux, dans l’embrasure de lafenêtre.

Une fois délivrés des inquiétudes que leuravait causées sa présence, ils se sentirent complètementrassurés.

– Cet imbécile m’a fait peur, grommelaGerhardt. Je tremble encore en pensant qu’il eût pu très bien, dederrière son rideau, nous voir « travailler » et nousdénoncer ensuite.

– Heureusement que j’étais là, fit lordWillougby, d’un ton de supériorité. Si tu avais été seul, je medemande ce qui serait arrivé.

– Oh ! moi, j’aurais brûlé lacervelle à ce drôle !

– Ce qui nous aurait mis dans le plusgrand embarras… Mais, assez causé. Ouvrons le coffre-fort. C’est làque, sans nul doute, se trouvent les plans du fameux avionblindé.

Gerhardt prit dans sa poche la minuscule clefdont miss Arabella avait su si adroitement prendre l’empreinte sansque le capitaine Marchal s’en aperçût.

– Surtout, recommanda lord Willougby, pasde bruit et faisons vite… Il faut soigner notre alibi, on ne saitjamais ce qui peut arriver. Je veux que nous soyons promptement deretour, que tous mes invités puissent jurer, au besoin, que je n’aipas quitté le yacht une seule minute.

Gerhardt avait déjà mis la clef dans laserrure.

– Ça ne traînera pas, murmura-t-il, laserrure est tout ce qu’il y a de plus simple. Décidément, cesFrantzouze ne sont pas malins !

– Dépêche-toi ! répéta lordWillougby, avec impatience.

Il y eut un moment de silence pendant lequelon n’entendit que le tic-tac du déclic de la serrure àcombinaison.

Puis, brusquement, la porte massives’ouvrit.

Les deux bandits explorèrent rapidement lestablettes.

– Rien ! s’écria Gerhardt avecrage.

– Il a dû mettre les plans dans sa valiseau dernier moment.

– Je crois plutôt qu’il les porte surlui…

– En tout cas, nous sommes floués !Tout est à recommencer.

– Cela dépend.

– Que veux-tu dire ?

– Eh bien, et cette liasse de billets debanque ?

– Oui, j’ai compris, donne-les-moi. Lesbillets de banque nous fourniront peut-être le moyen d’avoir lesplans.

Lord Willougby prit des mains de Gerhardt lesquarante billets bleus donnés le matin même à Marchal par legénéral de Bernoise et les fit disparaître dans la poche intérieurede sa pelisse.

– Tu peux refermer, Gerhardt.

– Attendez un peu, il y a là des papiers,des lettres…

– Fais voir !…

– Voilà… Mais je crois à première vue quec’est des papiers de famille, rien d’intéressant.

– Donne toujours.

D’un coup d’œil rapide, lord Willougbyparcourut les paperasses. À mesure que son maître les avait lues,Gerhardt les remettait soigneusement à la place où il les avaitprises.

À la fin… Gerhardt mit la main sur un petitcarnet sur les pages duquel Marchal, en des heures de désœuvrementsentimental, s’était parfois amusé à noter ses impressions.

Lord Willougby lut avec un ricanement.

« Vendredi, bal à la sous-préfecture.

« J’ai eu l’immense joie de faire danserMlle Yvonne de Bernoise et de m’entretenirlonguement avec elle.

« C’est une exquise personne. Malgré toutje sens que je l’aimerai toujours et que je n’aimerai jamaisqu’elle. Toute la soirée, elle m’a tenu sous le charme… Pourquoifaut-il que je ne puisse jamais songer à demander samain… »

Une dizaine de pages étaient consacrées àcélébrer l’intelligence, le grand cœur et la beauté d’Yvonne.

Lord Willougby lut jusqu’au bout ces notulessentimentales.

– Bon, grommela-t-il, voilà de quoiembêter un peu cette orgueilleuse Arabella.

Et, tirant de sa poche un canif, il coupasoigneusement les quelques pages où il était question d’Yvonne puisil rendit le carnet à Gerhardt.

– Tiens, lui dit-il, range cela… Fermevite et allons-nous-en !

– Ne vaudrait-il pas mieux laisser lecoffre-fort grand ouvert, culbuter les tiroirs du bureau, etrenverser les chaises ?

– Pour simuler un cambriolage vulgaire…Mais, pas du tout, je te le défends bien !… Tout doit demeurerparfaitement en ordre. Il ne faut pas qu’on puisse attribuer notrevisite à des malfaiteurs ordinaires.

– À qui donc, alors ?

– Fais ce que je dis et ne t’occupe pasdu reste !…

Gerhardt s’empressa d’obéir. Il referma lecoffre-fort et remit tout en ordre. Il poussa même la précautionjusqu’à essuyer soigneusement avec un mouchoir, la lampe, lecoffre-fort, le dossier des chaises, tous les endroits où sonmaître et lui avaient pu laisser des empreintes digitales.

Après s’être assurés qu’ils ne laissaientderrière eux aucun indice révélateur, ils regagnèrenttranquillement la rue déserte.

Somme toute, ils étaient assez satisfaits.

Lord Willougby comptait tirer parti de façontrès habile, des quarante mille francs volés. L’embarras où ce volallait plonger le capitaine Marchal était, dans le jeu de l’espion,un atout très important. En outre lord Willougby s’applaudissait dela façon élégante et rapide dont il s’était débarrassé du soldatBossard.

Gerhardt, lui, conservait quelques inquiétudesà ce sujet.

– Nous aurions mieux fait, grommelait-il,de nous débarrasser de ce gaillard-là. Il n’y a que les morts quine parlent pas.

– Tu es stupide. Demain soir, il sera àHambourg !

– Bon, mais s’il lui prenait l’idée derevenir.

– Il ne peut pas, il serait coffré commedéserteur ; d’ailleurs, notre brave police allemande l’enempêcherait. J’ai donné des instructions en conséquence.

Gerhardt savait, par expérience, combien sonmaître était autoritaire. Il n’osa plus faire aucune objection.

Les deux complices continuèrent donc àcheminer silencieusement, mais à une centaine de mètres du yacht,ils se séparèrent.

La prudence la plus élémentaire leurcommandait de ne rentrer dans le bal qu’isolément.

Ils se glissèrent dans la foule des badaudsqui, derrière la longue file des autos et des voitures,stationnaient sur le quai, pour admirer de plus près le yachtpavoisé et illuminé, entièrement garni de lampes à incandescencequi dessinaient toutes les lignes de la mâture et desgréements.

Au-dessus de la grande vergue, un vastecartouche reproduisait avec des feux colorés les armoiries del’illustre lord.

L’annonce d’un feu d’artifice qui devait êtretiré sur la rade avait encore contribué à surexciter l’enthousiasmeet la curiosité de la population.

Grâce à la bousculade inévitable en pareilcas, lord Willougby put regagner le yacht sans avoir été vu… ettout d’abord il alla dans sa cabine se débarrasser de sa pelisse etmettre en sûreté son butin.

Il venait à peine d’en sortir lorsque Gerhardtle rejoignit tout effaré.

– Eh bien ! balbutia-t-il. Nousavons commis une fameuse gaffe !

– Hein ?

– Mais oui. Nous avons oublié de tirerles rideaux et d’ouvrir la fenêtre du bureau du capitaine.

– Voilà qui est ennuyeux, murmural’espion d’un air bourru.

– Rassurez-vous. Le mal est réparé, j’aisauté dans un taxi qui m’a descendu à quelque distance de lacaserne et je suis courageusement remonté là-haut.

– Tout est en règle ?

– Oui, conformément à ce que nous araconté le soldat Bossard, j’ai tiré les rideaux, ouvert la fenêtreet refermé les persiennes. Le capitaine, en revenant lundi matin,trouvera les choses telles qu’il les a laissées.

Lord Willougby eut un sourire.

– C’est très bien cela, fit-il, je suisparfois en colère après toi, mais je sais reconnaître qu’au fond,tu es toujours mon prudent et fidèle Gerhardt. Mais, séparons-nous.Il est indispensable qu’on me voie, que tout le monde me voie, oucroie m’avoir vu…

Gerhardt s’éclipsa tout fier du compliment queson maître – en général assez avare de louanges – venait de luiadresser.

Lord Willougby se dirigea nonchalamment versle buffet et se fit servir une coupe de champagne glacé.

Il y avait à peine trempé ses lèvres qu’ilaperçut, à deux pas de lui, Robert Delangle.

– Où diable étiez-vous donc passé, moncher lord ? demanda le reporter, qui, très observateur de sanature, avait été un des rares à remarquer l’absence dupropriétaire du yacht.

– Je n’ai pas bougé d’ici, répliqual’autre avec une nuance d’embarras. Je vous cherche partout depuisun bon moment.

– Je dansais.

– Avec ?

– Miss Arabella elle-même.

– J’en suis charmé. Ma sœur, qui est unpeu capricieuse et à laquelle tout le monde n’a pas le don deplaire a pour vous une réelle sympathie. Mais, j’espérais plutôtvous rencontrer à une table de jeu. J’ai été surpris de ne pas vousy trouver.

– Bah ! fit gaiement le reporter, ilfaut varier ses plaisirs. Hier, je jouais, aujourd’hui jedanse…

– Vous savez que vous me devez unerevanche. Notre dernière partie au casino…

– À votre disposition.

Il ne put continuer sa phrase. Pris dans letourbillon vertigineux d’un groupe de valseurs il se trouvaentraîné très loin du lord. Celui-ci s’était dirigé vers lescabines ; il tenait à faire constater sa présence au plusgrand nombre possible d’invités.

Robert se trouva, lui, soudainement porté àquelques pas du général de Bernoise qu’il saluarespectueusement.

Le général paraissait de bonne humeur. Ilfélicita le journaliste sur les articles fortement documentés qu’ilavait publiés pendant la guerre des Balkans.

– Puis, ajouta malicieusementM. de Bernoise, il faut aussi que je vous complimente survos succès au jeu. Il n’est bruit que de cela, vous avez,paraît-il, une veine insolente.

– On exagère, dit Robert un peu honteux,je ne suis pas ce qu’on appelle un joueur, mais quand je m’ennuie –quand il n’y a en Europe aucune guerre intéressante à suivre – jefais appel à toutes les distractions possibles et imaginables.

– Ce qu’il y a de pis, continua legénéral d’un ton moitié sérieux, moitié plaisant, c’est que vousdébauchez mes officiers les plus sérieux.

– De qui voulez-vous donc parler, mongénéral ?

– Tenez, par exemple, il y a le capitaineMarchal ! Avant votre arrivée à Boulogne, on ne le rencontraitjamais nulle part ; il ne sortait guère de son cabinet detravail. Vous en avez fait, paraît-il, par votre seul exemple, unjoueur enragé.

– Moi ?

– Mais oui, vous, du moins, s’il faut encroire ce qu’on raconte. On ajoute même que le capitaine auraitperdu au casino une grosse somme.

Robert était furieux de ce qu’ilentendait ; son visage s’était empourpré de colère etd’indignation, mais il fit un effort pour se contenir.

– Mon général, répondit-il, je vous suistrès reconnaissant de m’avoir mis au courant des méchants bruitsqui planent sur la réputation de mon ami Marchal.

– Je n’ai fait que vous répéter ce quetout le monde dit.

– Mon général, reprit le reporter avecchaleur, je vous donne ma parole d’honneur que le capitaine Marchala joué hier soir pour la première fois de sa vie et il est à cepoint mécontent de l’avoir fait qu’il s’est juré de ne plusrecommencer. J’ai dû même subir de sa part, à ce propos, unvéritable cours de morale.

Le général de Bernoise ne put s’empêcher desourire.

– Je vois, fit-il, qu’il ne faut pasattaquer vos amis en votre présence.

– Mon général, je ne fais que mon devoiren proclamant la vérité.

– Je suis d’ailleurs charmé que lecapitaine Marchal ne soit pas joueur, comme on avait essayé de mele faire croire.

– On s’était trompé. Je puis vousl’affirmer.

– Vous êtes, je le sais, le meilleur amidu capitaine, puisque nous parlons de lui en toute franchise, jevais vous mettre au courant d’une autre calomnie qui circule à sonsujet dans certains milieux. On affirme qu’il entretient demystérieuses relations avec miss Arabella.

Robert se récria avec d’autant plus desincérité qu’il ignorait les visites nocturnes de son ami chez labelle espionne.

– Voilà, s’écria-t-il, une fable quidénote une fertile imagination de la part de ceux qui l’ont mise encirculation. Il faudrait pour croire une pareille chose ne pasconnaître Marchal.

– Cependant il connaît miss Arabella.

– C’est possible, mais cela ne prouverien. Jamais, quoi qu’il soit invité chaque fois, il n’assiste àaucune des réceptions de lord Willougby. Vous le chercheriez envain ce soir.

– En effet, dit M. de Bernoise,je ne l’ai pas aperçu.

– Il est parti pour Étaples, passersagement, comme il le fait chaque semaine, la journée du dimanchechez son vieil oncle. Puis Marchal est très timide. Je le vois malfaisant la cour à l’orgueilleuse Anglaise… sans compter que lesétudes auxquelles il se livre ne lui laissent pas beaucoup deloisirs.

Cette véhémente protestation vint raffermirles secrètes conjectures du général ; il se reprocha d’avoirpu ajouter foi aux perfides insinuations d’une lettre anonyme.

– Monsieur le correspondant de guerre,dit-il gaiement, je suis tout à fait de votre avis. Le capitaineMarchal est passionné pour la science, et c’est une passion tropabsorbante pour n’être pas incompatible avec les autres…

À ce moment Yvonne vêtue d’une exquisetoilette blanche et bleue, un gros bouquet de camélias et de rosesblanches à la ceinture, revenait près de son père, reconduite parson valseur. Le charmant visage de la jeune fille était rose deplaisir.

– Père, murmura-t-elle, il fait ici unechaleur terrible ! Je meurs littéralement de soif.

– Prends mon bras, je vais te conduire aubuffet.

– J’accepte avec enthousiasme.

– Nous n’avons pas vu le capitaineMarchal, dit M. de Bernoise avec un malicieuxsourire.

– Je serais très étonné de le voirici ; le capitaine est tout à ses travaux ; il est bienrare qu’il assiste aux fêtes du genre de celle-ci.

Yvonne était ravie du brusque changement quis’était opéré dans la manière de voir de son père ; quelquesheures auparavant il paraissait furieux contre Marchal etmaintenant, il parlait de lui de la façon la plus cordiale.

– Père a eu un accès de mauvaise humeur,se dit-elle, et maintenant il n’y pense plus. J’avais eu tort dem’alarmer.

Le père et la fille parcoururent quelque tempsle salon, enchantés de tout ce qu’ils voyaient.

Tout à coup, ils se trouvèrent en face deRobert Delangle et le général profita de l’occasion pour présenterà sa fille le célèbre correspondant de guerre, dont les articles àsensation, présentés sous une forme très psychologique et trèslittéraire, avaient été traduits dans toutes les langues.

La jeune fille n’ignorait pas que Robert étaitun des meilleurs amis du capitaine Marchal ; elle fit aureporter le plus gracieux accueil.

Tout en devisant ils firent ensemble le tourdes salons et échangèrent quelques paroles avec miss Arabella.

Yvonne fut frappée de la beauté de la jeunefemme, mais tout à coup sans s’en expliquer à elle-même la raison,elle se sentit le cœur serré. Par une de ces étranges intuitionsqui se produisent plus souvent qu’on ne le croit, la belle Anglaiselui était devenue brusquement antipathique.

Quant à M. de Bernoise complètementrevenu de ses préventions, il se demandait comment il avait pus’imaginer un instant que le capitaine Marchal – pauvre et modeste,comme il le connaissait, – eût osé prétendre à la conquête del’orgueilleuse Arabella.

Pendant qu’il se livrait à ses réflexions, lajeune femme après avoir salué gracieusement le général et sa fille,s’était dirigée vers l’arrière du yacht.

D’un rapide coup d’œil elle s’assura quepersonne ne l’espionnait et se glissa dans la cabine de lordWillougby.

Quelques minutes plus tard, celui-ci quivenait de traverser les salons pour bien faire constater saprésence à ses invités ne tardait pas à la rejoindre.

– Avez-vous réussi ? demandaimpatiemment l’espionne à son complice.

– Oui et non, grommela le jeune homme. Jen’ai pas trouvé les plans de l’avion blindé. Marchal a dû lesemporter avec lui.

Arabella eut un geste de colère ; sesyeux étincelèrent ; toute sa physionomie revêtit uneexpression de mépris et de dureté extraordinaire.

– Vous êtes un maladroit, murmura-t-elle.J’aurais dû agir moi-même. Mais je ne veux pas porter la peine devotre incapacité ! J’écrirai à la Wilhelmstrasse qu’on vousremplace par un collaborateur plus intelligent. Vous savez pourtantque si mes renseignements sont exacts, la déclaration de guerre estimminente.

– Ayez donc un peu plus de patience,répliqua-t-il nerveusement ; je n’ai pas les plans, mais j’aile moyen de les avoir.

Et il expliqua comment il s’était emparé desbillets de banque trouvés dans le coffre-fort de l’officier et dequelle manière il comptait en faire usage.

– Somme toute, dit-elle, un peu calmée,vous avez agi pour le mieux. Le capitaine Marchal va se trouverentièrement à notre discrétion. Le général qui, grâce à la lettreanonyme, croit que son protégé est un joueur, ne prendra pas sadéfense et ne le croira pas.

– Vous avez peut-être eu tort de vousnommer dans cette lettre.

– Pas du tout, car de cette façon legénéral ne se doutera jamais que c’est moi qui l’ai écrite.

– Autre chose. Croyez-vous que lecapitaine viendra au rendez-vous que vous lui avez assigné pourcette nuit ?

– J’en suis sûre. Il m’aime à la folie,il s’imagine que je suis prête à l’épouser.

– Je n’en suis pas si sûr que vous. Saconduite à votre égard est bizarre et capricieuse. Il a refusécatégoriquement d’assister à notre fête et j’ai appris qu’il avaitété longtemps très épris de la fille du général de Bernoise.

– Ce que vous avancez là estexact ?

– Absolument et tenez voici un carnet quej’ai trouvé dans le coffre-fort et qui ne laisse subsister à cetégard aucun doute.

Avec une moue de dépit, miss Arabella avaitpris le carnet des mains de son complice, elle lut.

« Mademoiselle Yvonne est une exquisepersonne. Quoi qu’il puisse advenir je sens bien que je l’aimeraitoujours et n’aimerai jamais qu’elle… »

– Est-ce que ce Français se serait moquéde moi ? grommela-t-elle furieuse.

Puis après un moment de réflexion.

– Non, c’est impossible ; ces pagessentimentales doivent être antérieures à l’époque où il a fait maconnaissance ! Cependant je prendrai mes précautions ; ilne faudrait pas que cette jeune fille vînt se mettre en travers demes plans.

« Quoi qu’il en soit, conclut-elle, ilviendra certainement au rendez-vous. C’est là une question decourtoisie…

– Tâchez alors de le retenir le pluslongtemps possible, il faut qu’il soit vu à Boulogne alors qu’ilest parti ouvertement pour Étaples. On supposera tout naturellementqu’il n’est revenu en ville que pour prendre l’argent.

– C’est tout à fait juste. Soyeztranquille. Je ferai tout le nécessaire et, quoi qu’il arrive, jesuis persuadée que tout marchera très bien.

Les deux espions discutèrent encorequelques-uns des détails du plan machiavélique qui devait amener laperte du capitaine Marchal et regagnèrent les salons.

Parmi les invités un seul s’était aperçu deleur absence. C’était Robert.

Appuyé à une caisse d’orangers il demeuraitperdu dans ses réflexions. Plus que jamais il avait été frappé del’étrange ressemblance qui existait entre Arabella et la célèbre« dame noire des frontières » qu’il avait connue aumoment de la guerre balkanique.

– J’en aurai le cœur net, murmura-t-il.Dès demain je vais me mettre en campagne et me procurer desrenseignements exacts sur ce soi-disant lord et sa sœur. Leursallures mystérieuses, le luxe tapageur dont ils s’entourent, mesemblent suspects à plus d’un égard…

Tout en monologuant ainsi, Robert se frayaitun passage à travers la foule qui encombrait les salons d’en bas,chassée qu’elle était du pont par les serviteurs qui disposaientles petites tables du souper. Les côtés de la tente avaient étérelevés et la brise marine rafraîchissait délicieusementl’atmosphère enfiévrée.

Sur un signe de lord Willougby, l’orchestrejoua la Marseillaise et le God save the King puisaprès les applaudissements obligés, les invités prirent placeautour des tables.

L’enthousiasme devint du délire, quand, audessert, en même temps que sautaient les bouchons de champagne, lespremières fusées du feu d’artifice se lancèrent vers le ciel sombreen poignées d’étoiles de toutes les couleurs, en bouquets éclatantsqui allaient s’éteindre au loin sur les vagues qu’ils illuminaientde leurs feux versicolores.

La foule massée sur les quais poussait delongs vivats. Tout le monde s’extasiait sur le bon goût et lamagnificence du noble lord.

Avant le souper, le général de Bernoises’était retiré avec sa fille et d’autres officiers généraux avaientsuivi leur exemple. Les seuls invités restés après le feud’artifice étaient tous des jeunes gens et des jeunes femmes,ardents au plaisir, infatigables.

Le pont avait été en un clin d’œil débarrassédes tables du souper, il était redevenu une salle de bal où lescouples enlacés tournoyaient de plus belle.

À ce moment l’attention générale était retenuepar le bouquet final du feu d’artifice, déployant sur l’azur déjàplus pâle du ciel nocturne, comme un immense éventail depierreries.

Miss Arabella et Maud, sa femme de chambre,vêtues de longs manteaux et le visage dissimulé sous d’épaissesvoilettes mirent cet instant à profit pour quitter le yacht et seperdirent dans la foule encore nombreuse sur les quais.

Un quart d’heure plus tard, après s’êtreassurées que personne ne les avait suivies, elles pénétraient dansla villa.

Elles venaient à peine d’y entrer lorsqu’onfrappa discrètement à la porte. Après s’être assurée que lenocturne visiteur était bien le capitaine Marchal, la femme dechambre alla lui ouvrir et l’introduisit dans le petit salon où setenait miss Arabella.

Le capitaine serra la main à la jeune femmed’un air un peu contraint, il paraissait triste et pensif.

Arabella elle-même, malgré les efforts qu’ellefaisait pour bien jouer son rôle était visiblement distraite, enproie à quelque secrète préoccupation. Il y eut quelques minutesd’un silence embarrassé.

Pourtant, lorsque la jeune femme, débarrasséede son manteau, apparut éblouissante dans sa robe de bal, Marchalne put s’empêcher de la complimenter sur sa beauté.

– Flatteur ! dit-elle en riant, maispourquoi donc avez-vous l’air si sombre ce soir ? Vous devriezme remercier du sacrifice que je fais en quittant la fête pourvenir passer quelques instants avec vous.

– Je vous en suis infinimentreconnaissant, croyez-le…

– On ne le dirait pas. La meilleure façonde me prouver votre reconnaissance, c’est de vous montrer un peuplus gai, vous avez une mine d’enterrement.

– J’ai beaucoup de travail en ce moment,je suis un peu fatigué…

Puis prenant brusquement son parti, ilajouta :

– Mais ce n’est pas cela, il faut que, cesoir, je vous parle très franchement. Je crains que mes visites nefassent du tort à votre réputation. Déjà, je le sais, des potinsont circulé…

Marchal s’était enfin décidé à romprecourtoisement avec miss Arabella mais il était loin de s’attendre àla résistance qu’elle lui opposa.

– Que m’importent les potins et lescalomnies ? s’écria-t-elle avec colère. Je suis absolumentindépendante et d’ailleurs puisque vous êtes mon fiancé !

– Je vous ai déjà dit bien des fois queje suis pauvre, votre frère n’approuverait pas une telle union…

– Je vois que vous ne m’aimez plus,s’écria-t-elle avec rage. Vous ne m’auriez pas tenu un pareillangage, il y a seulement quelques jours. Sans doute qu’une autreplus belle que moi a trouvé le chemin de votre cœur, mais je mevengerai !…

Arabella était réellement très froissée dansson amour-propre de jolie femme. Elle comprenait que lord Willougbyavait dit vrai et que malgré toutes les formes polies qu’il ymettait, le capitaine Marchal voulait rompre… Mais elle eut laforce de dominer les véritables impressions qu’elle ressentait etce fut en souriant qu’elle reprit :

– Je plaisante quand je dis que je mevengerai. Je sais que vous ne me parlez ainsi que par délicatesse.Vous rougissez de votre pauvreté, vous me trouvez trop riche pourvous. Mais le temps arrangera tout cela. Je sais qu’au fond vousm’aimez toujours.

Marchal ne s’était pas attendu à une pareilleréponse. Il ne pouvait avouer à miss Arabella qu’il en aimait uneautre. Puis il ne savait pas dissimuler.

Il s’apercevait un peu tard que miss Arabellan’était pas une de ces femmes avec lesquelles il est aisé de sebrouiller.

Après une longue discussion, il fut obligé depromettre qu’il n’interromprait pas ses visites, il se repentaitmaintenant de l’imprudence qu’il avait eue de courtiser cettealtière et despotique personne.

Arabella était arrivée à son but, il faisaitgrand jour quand le capitaine sortit de la villa et se rendit à lagare pour regagner Étaples par un des trains du matin. Dès qu’ilfut sorti, la jeune femme donna libre cours à sa colère.

– Le misérable ! s’écria-t-elle avecrage. Il se moquait de moi, il me prenait pour son jouet, et moiqui avais la sottise de me croire aimée de lui, mais il ne se doutepas du terrible orage qui, en ce moment, s’amasse au-dessus de satête. Je serai bien vengée !

Quand Marchal arriva à Étaples il eut lacontrariété de trouver son oncle déjà levé, en train de prendre legenièvre matinal en compagnie de l’honnête Ronflot.

– Il paraît, monsieur mon neveu, dit levieillard avec un bon sourire, que tu as été plus matinal quenous.

– Oui, répondit Marchal en rougissant,j’ai eu cette nuit un violent mal de tête, et, ne pouvant dormir,j’ai pris le parti d’aller faire un tour sur la grève.

– Tu serais retourné jusqu’à la ville queje n’en serais qu’à moitié surpris : tu es couvert depoussière !…

– Ma foi non, balbutia l’officier, c’esttrop loin.

– Eh ! Eh !

– Si j’avais eu affaire à Boulogne cettenuit, il eût été plus simple pour moi d’y rester.

– C’est ton affaire, mais si tu veux m’encroire, tu profiteras de ce que la mer est haute et que le soleilest chaud pour prendre un bain. Je mettrai le couvert pendant cetemps-là. Ta promenade a certainement dû te donner del’appétit.

Marchal s’empressa de suivre ce sage conseilet après le déjeuner il se trouva tout ragaillardi. Le restant dela journée il s’efforça de bannir de sa pensée l’obsédante image demiss Arabella, se jurant à lui-même de commencer désormais uneexistence toute nouvelle.

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