La Dégringolade, Tome 2

X

La mère et la fille semblaient les deux sœurs,tant les années avaient glissé légères sur le front poli de laduchesse, tant les amertumes de la vie avaient eu peu de prise surcette nature essentiellement mobile, insoucieuse et égoïste, tantaussi elle savait user avec discernement de tous les artifices dela coquetterie.

Renonçant pour une fois, – peut-être à causede sa mission, – à ses excentricités habituelles,Mme de Maillefert portait une de ces toilettesd’une simplicité savante qui seront éternellement l’admiration etle désespoir des élégantes de petite ville, toilettes dont chaquedétail est habilement combiné pour arriver à la plus parfaiteharmonie.

Sa robe, vert de mer, dont la tunique étaitrelevée par des branches d’églantier rose, avait la légèreté d’unenuée, et se décolletait précisément assez pour bien laisseradmirer, sans les étaler, ses épaules d’une blancheur nacrée,polies et fermes comme le marbre le plus beau.

Mlle Simone, au contraire,paraissait plus vieille que son âge.

L’inquiétude et les soucis avaient, bien avantle temps, jeté leur ombre sur son beau visage et éteint le sourirede ses vingt ans.

Elle était vêtue, ce soir-là, d’une simplerobe blanche, et dans ses admirables cheveux blonds relevés à lahâte pendait une grappe de fuchsia.

– Voyez-les donc, murmuraitM. de Boursonne à l’oreille de Raymond, voyez-les etdites-moi si, à la première vue, un étranger oserait déciderlaquelle est l’aînée !…

– Ah ! Mlle Simoneest bien belle, monsieur.

– Naturellement. Mais c’est égal, lesfemmes sont plus fortes que nous, mon cher. Jamais on ne croirait,à voir ces deux-ci, qu’elles viennent d’avoir une affreusediscussion.

Sur ce point, le vieil ingénieur se trompait,mais c’était la faute de la myopie.

Un observateur de sa force, doué d’une vuepassable, eût parfaitement reconnu que l’éclat du teint deMme de Maillefert n’était pas naturel, etqu’un reste de colère contractait ses sourcils.

Il eût bien vu aussi la pâleur deMlle Simone, et qu’une larme mal essuyée tremblaitencore dans ses longs cils.

Raymond le discerna bien, lui, et, troubléprofondément :

– Pauvre jeune fille !…soupira-t-il.

Elle n’était plus alors qu’à trois pas de lui,appuyée au bras de sa mère, et toutes deux s’avançaient dans lagrande galerie.

Mais, circonstance étrange, leurs hôtes nes’empressaient pas autour d’elles.

Les figures se faisaient graves sur leurpassage, les saluts paraissaient contraints et les souriresglacés.

L’histoire racontée par la vieille comtesse àson ami le marquis avait fait le tour des salons, et beaucoup denobles invités se juraient, en ce moment même, de ne jamais plusremettre les pieds à Maillefert.

Raymond en entendit même un quidisait :

– C’est un piège abominable, et sans mafille, qui m’a conjuré de la laisser danser encore quelquesquadrilles, je serais parti…

La duchesse avait trop de tact pour ne pasdeviner ce qui se passait et se rendre compte du déplorable effetde sa combinaison.

C’était un échec qui allait rendre impossibledans le pays sa situation déjà fort difficile.

Mais elle avait aussi une trop longue habitudedu monde pour ne savoir pas dissimuler ses impressions et commanderà son visage.

Plus elle rencontrait de réserve, plus elle sefaisait gracieuse et souriante, trouvant un mot aimable pourchacun, sachant forcer les plus hostiles à murmurer à tout le moinsquelques formules de politesse banale.

– C’est fort curieux, ce qui se passe,disait à Raymond M. de Boursonne, c’est on ne peut plusintéressant… Suivons la duchesse, mon cher, faisons-luicortège.

Ayant traversé la galerie,Mme de Maillefert etMlle Simone venaient d’entrer dans un des salons dejeu.

Elles s’arrêtèrent près d’une table où deuxjeunes gens jouaient, entourés chacun d’un groupe de parieurs.

Il y avait sur le tapis un assez joli monceaud’or.

– Ne jouez-vous pas bien gros jeu,messieurs ? dit gaiement la duchesse.

Un des jeunes gens redressa vivement latête.

Il était blond, avec un lorgnon à l’œil, etportait un immense col rabattu, un gilet très ouvert à un seulbouton et un habit à manches ridiculement larges.

– Ah ! certainement non, ma mère,répondit-il avec un petit ricanement qui devait être un tic. Voyezdonc, pour une douzaine que nous sommes, l’enjeu n’est pas de troiscents louis. Nous jouons, d’ailleurs, un jeu de famille, un jeu debons bourgeois, un simple écarté de santé…

Et, s’adressant à son adversaire :

– Je prendrai des cartes !dit-il.

– Combien ? demanda l’autrejoueur.

– Oh ! le paquet !… Je ne suisdécidément pas en veine, ce soir.

C’est avec un dépit visible qu’il jeta sescartes, et au même moment Mlle Simone lui appuya lamain sur l’épaule en lui disant de sa douce voix :

– Cette mauvaise chance est une justepunition, Philippe. N’as-tu pas honte de jouer lorsque peut-êtreune jeune fille n’a pas de danseur !…

Le ricanement du jeune homme redoubla.

– Ah ! l’excellenteplaisanterie ! dit-il. Me voyez-vous, messieurs, dansant unquadrille !… Eh ! chère sœur, je serais effroyablementridicule !…

Puis relevant son jeu :

– Le roi !… fit-il.

– Philippe !… insista la jeune filled’un ton suppliant, mon frère !…

Mais déjà il était replongé dans sa partie. Ilne répondit pas.

– Cordieu !… grommelaM. de Boursonne, que voilà un jeune seigneur qui medéplaît, avec sa raie au milieu de la tête, son lorgnon, son giletà cœur, son rire idiot et son air content de soi !

C’était l’effet qu’il faisait à Raymond, etcependant Raymond ne souffla mot, préoccupé qu’il était de suivrede l’œil Mme de Maillefert etMlle Simone, qui étaient allées s’asseoir dans lagrande galerie.

– Voilà le moment, reprit le vieilingénieur, d’aller présenter nos respects à ces dames…

– Est-ce bien nécessaire ? demandaRaymond.

– Dame ! la politesse la plusélémentaire l’exige.

– C’est que…

– Quoi ? Ne craignez-vous pas uneallusion à votre duel ? Rassurez-vous, ces dames n’en ont mêmepas ouï parler. Nos conjectures étaient fausses. N’avez-vous pasentendu la vieille comtesse ? C’est notre qualité d’ingénieursqui nous a valu notre invitation. D’ailleurs est-ce qu’on nousconnaît ?…

Mais, à sa grande surprise, au moment où ilesquissait son plus beau salut, un vieux monsieur, placé derrièreMme de Maillefert, se pencha vers elle endisant :

– M. le baron de Boursonne, madame,le savant ingénieur chargé des études de l’endiguement de laLoire…

La duchesse commençait une phrase flatteuse,mais le bonhomme n’eut pas la patience d’attendre la fin.

Prenant la main de Raymond :

– Permettez-moi, madame, interrompit-il,de vous présenter mon plus dévoué collaborateur, M. RaymondDelorge.

Plus rouge qu’une pivoine, Raymond s’inclina,mais non si bas qu’il ne vît le front deMlle Simone se couvrir d’une rougeur plus vive quela sienne, non si vite qu’il ne surprit un éclair dans ses beauxyeux, et un geste aussitôt réprimé, disant bien que sa premièreinspiration avait été de tendre la main…

Le cœur du jeune homme bondit dans sapoitrine.

– Elle sait, pensa-t-il, et elle m’estreconnaissante.

M. de Boursonne n’avait rien vu.

Déjà, il était en grande conversation avec lepersonnage qui l’avait nommé, et qui, bien évidemment, était unmentor qu’on avait donné à Mme de Maillefertpour faciliter sa mission.

Même ce personnage ne tarda pas à émettre, ausujet des élections prochaines, de si singulières théories, que levieil ingénieur les interrompit brusquement.

– Je vous entends, monsieur, dit-il, vousme demandez de faire de la Loire un agent électoral qui inonderaitles propriétés des gens qui votent mal, et respecterait les terresdes paysans qui votent bien… C’est une idée, cela, mais diablementdifficile à réaliser… Demandez plutôt à M. Delorge.

Mais Raymond n’était plus près deM. de Boursonne pour lui répondre.

Il avait vu Mlle Simoneabandonner la place qu’elle occupait aux côtés de sa mère, et,entraîné par une force irrésistible, il l’avait suiviesournoisement à travers la foule, et il était allé se poster à unendroit d’où il ne perdait de vue un tressaillement de sonvisage.

La jeune fille s’était assise près de deuxdames excessivement maigres, et avait entamé avec elles uneinterminable conversation.

Ce qui confondait Raymond et renversait toutesses idées, c’était l’isolement où restaientMme de Maillefert et sa fille, dans leursalon, au milieu de leurs hôtes.

Pendant que les hommes graves se tenaient àl’écart, ruminant cette nouvelle de la mission électorale de laduchesse, tandis que les vieilles femmes pinçaient les lèvres etchuchotaient derrière leur éventail, les jeunes ne songeaient qu’àemployer le plus gaiement possible cette nuit de fête qui venaitrompre la monotonie de leur existence.

– C’est inouï, pensa Raymond, on diraitun bal de souscription, où chacun est libre pour son argent.

Pourtant il compta jusqu’à cinq jeunesmessieurs qui vinrent s’incliner devantMlle Simone, lui demandant évidemment« l’honneur d’un quadrille ou d’une polka ».

Mais Mlle Simone les refusaittous, et à ses gestes Raymond comprit qu’elle donnait pour prétextede ses refus une vive douleur au pied.

Il est vrai que ni ces invitations ni laconversation des deux dames maigres ne paraissaient occuperbeaucoup la jeune fille.

Son esprit était ailleurs.

Ses beaux yeux ne se détachaient pas d’unecertaine direction, et tour à tour l’anxiété la plus poignante, lacolère ou la douleur se peignaient sur sa mobile physionomie.

– Qu’est-ce donc qui l’intéresseainsi ? pensait Raymond.

Il ne pouvait le voir de l’endroit où ilétait, encore qu’il se haussât sur la pointe des pieds et tendit lecou de façon à se le démancher.

Cela étant, il manœuvra de façon à découvrirun meilleur poste d’observation, et il ne tarda pas à letrouver.

C’était le salon de jeu, qui absorbait ainsitoutes les facultés de Mlle Simone.

– Ah ! je comprends, se ditRaymond.

Et, sans trop d’affectation, il se glissa dansce salon.

Le jeune duc de Maillefert, Philippe, étaittoujours à la table de jeu, et aux contradictions de sa figurefripée, il était aisé de deviner que la mauvaise chance continuaità s’acharner après lui.

C’est avec des mouvements nerveux qu’ilmaniait les cartes. Il les eût déchirées certainement s’il ne sefût pas contenu, froissées et foulées aux pieds.

À tout instant de sourdes exclamations de ragelui échappaient.

– C’est dégoûtant, paroled’honneur !… Perdre le point avec un pareil jeu !… c’estfait pour moi !… Pas un atout en quinze cartes !… Envérité, mon cher, vous avez trop de chance !…

Son adversaire, aussi calme et aussi froidqu’il semblait fiévreux et agité, était un homme dont toute lapersonne trahissait une intelligence bornée, beaucoup de confianceen soi et un entêtement féroce.

Son tour de donner venu, il battit les cartesméthodiquement, fit couper, et… tourna le roi.

– Le monarque ! dit-il. Cela me faitcinq points ; j’ai gagné.

Et, allongeant tranquillement la main, ilattira à lui l’or et les billets placés devant Philippe.

– Continuons-nous ? demanda-t-il,tout en vérifiant son gain.

Le jeune duc s’était levé brusquement.

– En voilà assez ! dit-il. Jeperdrais ce soir jusqu’à ma dernière chemise. Savez-vous,messieurs, que voici quinze mille francs que je perds ! C’estun assez joli denier.

– Bast ! qu’est-ce que quinze millefrancs pour vous ? objecta un parieur.

Raillait-il ? Parlait-ilsérieusement ?

Philippe le regarda fixement pour s’enassurer, et, comme il demeurait impénétrable :

– Eh bien ! soit ! encore uncoup ! dit-il vivement à son adversaire, sur parole, en cinqpoints, quitte ou double.

L’autre ne broncha pas.

– Est-ce que vous refusez, insista lejeune duc, qui devint livide ? est-ce que la parole d’unMaillefert ne vous paraît pas valoir de l’argentcomptant ?…

Il parlait si haut qu’il n’était pas possibleque Mlle Simone, de sa place, ne l’entendîtpas.

Raymond la regarda.

Elle était plus blanche que sa robe, ses mainstremblaient…

– J’attends votre décision, monsieur,insista Philippe d’un ton presque menaçant.

L’autre gardait son flegme imperturbable.

– La décision ne dépend pas de moi,répondit-il.

– Que voulez-vous dire,monsieur ?

– Ceci : Je fais partie d’un cercle,c’est bien connu à Angers, dont tous les membres se sont engagéspar serment à ne jamais jouer qu’argent sur table.

L’article VII de nos statuts porte que celuide nous qui manquera à sa parole sera passible d’une amendes’élevant au double de la somme jouée… Ce serait donc une trentainede mille francs qu’il m’en coûterait pour avoir l’honneur decontinuer votre partie…

Le jeune duc de Maillefert semblaitatterré…

– Mais c’est une offense, cela, monsieur,balbutiait-il, c’est une injure atroce…

– Oh ! pas le moins du monde…

Un grand silence s’était fait dans le salon dejeu, silence que rendaient plus lugubre le bourdonnement de lafoule dans la galerie et les joyeuses fanfares de l’orchestre. Àtoutes les tables environnantes on avait cessé de jouer.

On s’attendait visiblement à quelque violentealtercation, lorsque Mlle Simone parut…

Pauvre généreuse fille ! Dominant sadouleur, elle se contraignait à sourire.

Vivement elle prit le bras de Philippe, et,s’adressant aux personnes qui l’entouraient :

– Permettez-moi de vous enlever mon frèreun instant, messieurs, dit-elle.

Et ils sortirent ensemble.

– Vous avez sagement agi, dit alors undes parieurs à l’adversaire.

– Oui, très sagement, ajouta un autre. Cecher duc est charmant, quand il parle de perdre sa dernièrechemise. Il y a longtemps qu’elle est perdue. C’est celle de sasœur qu’il joue maintenant.

Tout en écoutant, Raymond observait le frèreet la sœur.

Ils causèrent un instant à voix basse, puis lajeune fille s’éloigna, laissant Philippe près de deux damesmaigres.

Lorsqu’elle reparut l’instant d’après, elletenait un petit paquet qu’elle lui glissa dans la main.

Le jeune duc eut un frémissement de joie.

– Merci !… murmura-t-il sans doute àl’oreille de sa sœur.

Et, revenant s’asseoir en face de sonflegmatique adversaire :

– Maintenant, dit-il, en posant uneliasse de billets de banque sur le tapis, maintenant, monsieur,vous pouvez jouer sans trahir vos serments. Faisons-nous, unedernière fois, en cinq points, quitte ou double ?…

L’homme impassible se troubla.

– Mais… c’est de dix mille francs qu’ils’agit, fit-il.

– Juste !… répondit Philippe. Total,si vous gagnez, vingt mille francs. Après cela, je ne voudrais pasvous contraindre. Il vous répugne peut-être d’exposer votrebénéfice…

Les rieurs étaient passés du côté deM. de Maillefert. Ce que voyant, l’autre :

– À qui fera ! dit-il.

Bien qu’on joue beaucoup en Anjou, la partieétait assez intéressée pour émouvoir la galerie. Un cercle se formaautour de la table, si épais, que de sa place, qu’elle avaitreprise, Mlle Simone ne pouvait plus rien voir.

Ce fut à Philippe de donner le premier.

Il eut le roi et la vole, et marqua troispoints.

– Vous commencez bien ! grommelal’adversaire.

Et, donnant à son tour, il donna à Philippe leroi et le point.

– Vous avez gagné ! prononça-t-il,en retirant de ses poches l’or et les billets qu’il avaitgagnés…

Le jeune duc triomphait.

– Voulez-vous continuer, disait-il. Moi,qui n’ai pas fait de serment, je jouerai avec vous sur parole tantqu’il vous plaira.

C’est avec la plus poignante anxiété queRaymond avait suivi cette partie dont les conséquences, il ne lesentait que trop, pouvaient être terribles.

Tout ce qu’il imaginait que pouvait, quedevait souffrir Mlle Simone, il le souffritlui-même.

Il se représentait l’atroce douleur de cettejeune fille si fière en voyant l’outrage fait à ce nom deMaillefert qu’elle défendait, Dieu sait à quel prix.

Philippe avait été cruellement insulté.

Sa parole jetée sur le tapis vert n’y avaitpas été acceptée.

Et tout ce qu’avait pu dire son adversaire desrèglements du cercle dont il faisait partie n’était évidemmentqu’une pure fiction inventée pour se garer de ces joueurs suspectsqui empochent bravement quand ils gagnent et qui, s’ils perdent, nepayent pas.

Voilà où en était le dernier duc deMaillefert.

Et certainement, pensait Raymond, il n’avaitpas fallu moins que cette abominable offense, pour déciderMlle Simone à donner à son frère de quoi continuerà jouer.

Tant que la partie demeura en suspens, tantqu’il vit les deux joueurs se disputer avec acharnement ces sainteséconomies de la jeune fille, la respiration lui manqua.

Mais lorsqu’il entendit Philippe deMaillefert, qui avait déjà trois points, annoncer le roi, quand ille vit abattre triomphalement son jeu et montrer qu’il avait troisatouts majeurs, c’est-à-dire le point sûr… oh ! alors la joielui monta au cerveau, enivrante autant que le vin, et, bondissantjusqu’à Mlle Simone :

– Il a gagné !… dit-il.

Violemment, comme si elle eût été endormie, etqu’un coup de pistolet eût été tiré à son oreille,Mlle Simone tressauta.

– Monsieur ! fit-elle.

Mais quand ayant levé la tête ses yeuxrencontrèrent les yeux de Raymond, un nuage de pourpre s’étenditsur son visage, jusqu’à la racine des cheveux, et, d’une voixfaible, mais où vibrait toute son âme :

– Merci, monsieur, murmura-t-elle,merci !…

Les deux dames maigres, assises près deMlle de Maillefert, ouvraient des yeuximmenses.

Elles se demandaient quel était ce jeune hommed’un extérieur si remarquable, qu’elles ne connaissaient cependantpas, elles qui connaissaient tout le pays, qui parlait àMlle Simone avec une si éloquente émotion, et à quielle répondait d’une voix balbutiante.

– Et… continue-t-il de jouer ?demanda la jeune fille.

Raymond se pencha vers le salon de jeu.

– Non, répondit-il. Je le vois, il estdebout près de la fenêtre, il plaisante avec des jeunes gens que jene connais pas…

Seulement, c’est d’une voix à peineintelligible qu’il prononça ces derniers mots.

Il venait de surprendre, arrêté sur lui, l’œilétincelant de méchanceté des deux dames maigres, et sous ce regardcomme sous une douche glacée lui tombant sur le front, il recouvrason sang-froid.

Il vit Mlle de Maillefertcompromise, et sérieusement, cette fois, par lui.

Et, furieux de sa sottise, tourmenté deregrets, ne sachant comment s’excuser et se retirer, ne sachant nique dire ni que faire, il restait devant la jeune fille, àdemi-incliné, rouge, balbutiant…

Jusqu’à ce qu’enfin une idée luivenant :

– Daignez-vous, mademoiselle,demanda-t-il, me faire l’honneur de danser avec moi le prochainquadrille ?…

Elle se leva à demi, et déjà Raymond luiprésentait le bras, quand soudain se rasseyant :

– Excusez-moi, monsieur, répondit-elle,j’ai déjà refusé plusieurs fois de danser, je me sens un peusouffrante…

Raymond pâlit.

– Je vous en prie !…insista-t-il.

Si visible fut l’hésitation de la jeune fille,qu’une des dames maigres crut pouvoir intervenir, en avançant satête chargée de plumes :

– Vous êtes en vérité trop scrupuleuse,mon enfant, dit-elle. Vous souffriez, tout à l’heure, vous avezrefusé ces messieurs… quoi de plus naturel ?… Maintenant, vousvous sentez mieux, monsieur vous invite et vous acceptez… quoi deplus simple ? Eh ! dansez donc, croyez-moi, profitez devotre jeunesse !…

Ce qu’il y avait de perfide dans cette phrase,Mlle Simone ne le comprit pas, pas plus qu’elle nesurprît le sourire venimeux qui la soulignait.

Elle se leva donc, appuya sa main tremblanteau bras de Raymond, et, traversant la galerie, ils gagnèrent un dessalons où on dansait…

Ah ! l’impitoyableM. de Boursonne eût bien ri de la contenance de son« jeune ami ».

Raymond allait d’un pas de somnambule, del’air d’un homme qui n’est pas parfaitement sûr d’être bienéveillé.

Il se demandait s’il n’était pas un fatridicule, si l’instinctive sympathie qu’il avait cru lire dans ledoux regard de cette jeune fille si fière existait réellement.

Comment, ne s’étant jamais parlé,s’étaient-ils parfaitement compris ? Quelles mystérieusesaffinités rapprochaient ainsi leurs âmes ? L’avait-elle doncdeviné ? Avait-elle deviné ce cœur qui ne battait déjà plusque pour elle ?

Que n’eût-il pas donné pour avoir un instantla puissance de Dieu, pour anéantir, par le seul acte de savolonté, tous ces importuns dont il fendait la foule odieuse, pourse trouver seul près de Mlle Simone, tomber à sespieds, lui dire de quelle admiration absolue et respectueuse ill’admirait !

Mais il n’avait pas la puissance de Dieu.

L’orchestre jouait les premières mesures d’unquadrille, et il n’eut que le temps de chercher une place et des’inquiéter d’un vis-à-vis. Et ce n’était pas tout encore.

Il sentait peser sur lui il ne savait combiende regards enflammés de curiosité, et il comprenait la nécessité dedominer son trouble, de maîtriser ses pensées et d’adresser laparole à Mlle Simone.

Hélas ! son esprit ne lui fournissaitrien, pas un mot, pas une de ces phrases banales qui s’échangententre deux figures, et qui sont comme la fausse monnaie de l’espritet de la galanterie, pas un de ces compliments ineptes qu’ilentendait couler comme de source de la bouche en cœur des danseursses voisins…

Peut-êtreMlle de Maillefert souffrait-elle autant quelui, peut-être se rendait-elle compte de son embarras. Toujoursest-il qu’à la fin de la seconde figure, elle lui demanda quelquesrenseignements sur les travaux de M. de Boursonne.

C’est avec l’empressement d’un homme en trainde se noyer que Raymond saisit cette branche.

Et, tout en décrivant avec une extrêmevolubilité leurs plans et leurs études :

– Je me perds, pensait-il… Elle doit mejuger stupide… Est-ce là ce que je devrais lui dire !… Ôsensibilité idiote, maudite timidité !…

Elle finit, cependant, cette interminablecontredanse.

Elle finit par un galop général, les deuxorchestres jouant le même quadrille, et les danseurs des deuxsalons se lançant et se mêlant dans la grande galerie…

C’est près de sa mère queMlle Simone voulut être reconduite.

La duchesse de Maillefert était à la mêmeplace, fort entourée pour le moment et rouge de dépit ; carM. de Boursonne, à force de questions perfides etd’attaques sournoises, l’avait presque amenée à confesser le but deson voyage.

Apercevant sa fille au bras deRaymond :

– Venez-vous donc de danser ? luidemanda-t-elle d’un ton aigre.

– Oui, ma mère.

– Avec monsieur ?

– Oui.

– Il me semblait vous avoir entendu direà M. de Luxé que vous étiez souffrante et que vous nedanseriez pas de la soirée.

La jeune fille s’assit sans répondre, etRaymond allait peut-être commettre la maladresse insigne des’excuser, quand il sentit qu’on lui frappait sur l’épaule.

Il se retourna vivement et se trouva en facede M. de Boursonne.

– Je suis rompu, lui dit lebonhomme ; les bals, décidément, ne sont pas mon fait. Allonschercher nos pardessus et filons…

Raymond le suivit et sans trop de peine ilsretrouvèrent la porte du petit salon où ils s’étaient débarrassésde leurs effets.

Seulement cette porte était fermée et on avaitretiré la clef.

– Eh bien ! voilà qui estgracieux ! gronda M. de Boursonne.

Il essayait d’ouvrir, cependant, lorsqu’unvieux domestique sans livrée accourut :

– Que désirent ces messieurs ?demanda-t-il.

– Parbleu ! nos paletots, qui sontlà-dedans.

Le domestique les examinait avec une attentionétrange.

– C’est par erreur, répondit-il enfin,qu’on a conduit ces messieurs dans ce salon. Il dépend del’appartement de miss Lydia Dodge, la gouvernante anglaise deMlle Simone, de sorte que…

En toute autre occasion,M. de Boursonne n’eût point manqué de s’informer de cettemiss Lydia, dont il avait déjà ouï parler par maître Béru.

Mais en ce moment, il s’impatientait fort.

– De sorte que, interrompit-il, nosvêtements sont sous la clef de la gouvernante…

– Oh ! non certes, on les a retirés,et si ces messieurs veulent prendre la peine de venir avec moi…

Ils prirent cette peine.

Leurs vêtements avaient été soigneusementrecueillis. Ils les endossèrent, et l’instant d’après ilsdescendaient le perron du château de Maillefert.

Il était trois heures du matin.

Les gens graves se retiraient. On voyait leslanternes de leurs voitures glisser à travers les arbres le long dela route qui conduit à la levée de la Loire et sur le pont de filde fer.

Les fanatiques seuls restaient, ceux quidansent jusqu’à ce que la dernière bougie ait fait éclater ladernière bobèche, jusqu’à ce que le dernier musicien de l’orchestres’endorme exténué sur son instrument.

Ceux-là en prenaient à cœur joie.

Ils dansaient un cotillon, et on voyait leursombres tourbillonnantes passer et repasser devant les fenêtres.

Dans la cour, en attendant leurs maîtres, lesvalets dormaient autour de leurs feux, à l’exception de trois ouquatre, qui, parfaitement ivres, échangeaient des injures enattendant d’échanger des coups.

Les lampions de l’avenue étaient éteints… Àpeine de-ci et de-là, dans les branches, en apercevait-on un quiagonisait, jetant bien plus de fumée que de lumière.

– Et voilà comment finissent toutes lesfêtes ! observait philosophiquement M. de Boursonne.Et on appelle cela s’amuser…

Mais au moment de franchir la grille de lacour d’honneur, il s’approcha d’un des réverbères, et, tirant de sapoche un vieux portefeuille, il l’examina attentivement.

– Parbleu !… fit-il.

– Qu’est-ce, monsieur ? interrogeaRaymond.

Mais, au lieu de répondre :

– Aviez-vous laissé quelques paperassesdans la poche de votre pardessus, mon cher Delorge ? demandale bonhomme.

Raymond chercha.

– Oui, répondit-il.

– Quelles ?

– Deux ou trois vieilles lettres à monadresse, et quelques cartes de visite.

– Alors, plus de doute, fit le vieilingénieur.

Et s’arrêtant court :

– Que me répondriez-vous, reprit-il, sije vous disais que Mlle Simone sait que sadiscussion avec sa mère a été entendue ?

– Oh ! monsieur…

– Et entendue par nous, qui plus est, parvous Raymond Delorge, et par moi le père Boursonne…

– Si cela était, monsieur, j’en serais audésespoir…

– Eh bien ! désespérez-vous, moncher, car rien n’est plus certain, déclara le vieil ingénieur.

Et, se remettant en marche, car il avait chaudet la nuit était fraîche :

– Rien n’est plus certain, poursuivit-il,et je le prouve : 1° nos pardessus ont été soigneusementretirés du petit salon ; 2° mon portefeuille a été ouvert, jem’en suis assuré ; 3° un domestique montait la garde non loinde la porte fermée, avec ordre de bien prendre notresignalement…

Tout cela était tellement probable qu’il n’yavait guère moyen d’en douter.

– Soit, interrompit Raymond, maispourquoi serait-ce Mlle Simone qui saurait notreindiscrétion, bien involontaire de ma part, et non pasMme de Maillefert, ou plutôt, pourquoi ne laconnaîtraient-elles pas toutes deux ?

M. de Boursonne hocha la tête.

– Ici, répondit-il, je n’ai plus que desprésomptions. Seulement, il est de ces indices moraux qui valent defaits. Si Mme de Maillefert eût su que nouspossédions son secret, elle eût été avec nous plus gracieuse, carelle eût eu peur de nous. Or, c’est à peine si elle a été polie,cette chère duchesse…

– Oui, c’est juste, murmurait Raymond,c’est très juste !…

– Maintenant, reste à savoir comment aété avec vous Mlle Simone… Je sais déjà qu’elle adansé avec vous, après avoir refusé de danser avec d’autres…

– Ah ! monsieur !…

– Parfait, je suis fixé, dit en riant levieil ingénieur.

Et, redevenu grave tout à coup :

– Cette noble duchesse, prononça-t-ild’une voix irritée, mériterait qu’on rasât ses cheveux couleur desoleil, qu’on la vêtît d’un sarrau de ratine grise et qu’onl’obligeât à soigner les galeux jusqu’à la fin de ses jours. Sonaimable fils mériterait qu’on l’embarquât sur quelquelong-courrier, avec recommandation au capitaine de lui faireconnaître les douceurs du chat à neuf queues…

Puis plus bas :

– Si j’étais à votre place, ami Delorge,poursuivit-il, si j’avais votre âge, si ma bonne étoile guidait surmon chemin une jeune fille telle queMlle Simone…

– Eh bien ?…

– Eh bien !… elle serait ma femme,envers et contre tous, quand il me faudrait soulever des montagnesou combler des abîmes ; elle serait ma femme ou ma vie seraitperdue, brisée, finie…

Il s’interrompit, honteux peut-être un peu deson enthousiasme, et brusquement, sans vouloir entendre la réponsequi montait aux lèvres de Raymond :

Mais nous voici arrivés, dit-il, et j’entendscet imbécile de Béru qui vient nous ouvrir… Bonne nuit, dormezbien… Mais vous savez : Elle serait ma femme !…

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