La Dégringolade, Tome 2

VI

C’est que, peu après le départ de Jean pourValparaiso, Raymond Delorge et Léon Cornevin avaient été obligés dequitter Paris.

Et Me Roberjot leur avaitdit :

Partez sans inquiétude, je me constitue votrecorrespondant bénévole et bien informé, et s’il survenait quelquechose qui rendît votre présence nécessaire, je ne ferais qu’un sautjusqu’au télégraphe.

Et il tenait parole, ce qui n’était pas unmince mérite, trouvant toujours, malgré les travaux dont il étaitaccablé, un moment pour griffonner quelques lignes et tenir sesexilés, comme il les appelait, au courant des événements.

Exilés était bien le mot. Ce n’était pasvolontiers que les deux jeunes gens s’étaient éloignés de Paris, dece théâtre où ils pressentaient que se dénouerait fatalement ledrame dont la mort du général avait ensanglanté le premieracte.

Mais la vie a d’inexorables nécessités.

Et, quand on n’a pas dix mille livres derentes, il faut bon gré mal gré se soumettre aux exigences de laprofession qui fait vivre.

C’est pourquoi dès le lendemain du jour où ilavait été contraint de donner sa démission, Léon Cornevin s’étaitmis en quête d’une autre position.

Il n’était pas exigeant, le bravegarçon ; ses aptitudes étaient remarquables, les meilleuresrecommandations appuyaient ses démarches, et cependant, tel étaitl’encombrement de toutes les carrières, qu’il n’avait rien trouvéd’acceptable à Paris ni même aux environs.

De guerre lasse, il s’était résigné à accepterune situation d’ingénieur près d’un chemin de fer espagnol, et ilétait parti pour Madrid.

Quant à Raymond, il avait été détaché à Toursprès de la commission chargée, par le ministère des travauxpublics, d’étudier les moyens de prévenir les inondationspériodiques de la Loire.

Parti bien à contre cœur, Raymond n’avait pastardé à se féliciter intérieurement de ce changementd’existence.

Arraché pour la première fois à l’idée fixequi depuis l’âge de raison emplissait sa vie, il lui semblait voirs’ouvrir devant lui des horizons inconnus. Il découvrait, pourainsi dire, qu’il était jeune, qu’il n’avait que vingt-sept ans etqu’il n’avait pas eu de jeunesse.

Par une rare faveur de la destinée, il setrouvait que l’inspecteur des ponts et chaussées, avec lequel ilallait poursuivre les études commencées, était le meilleur deshommes.

C’était le baron de Boursonne, le derniersurvivant d’une des plus vieilles et des plus nombreuses famillesdu Poitou.

Il est vrai que rien ne lui était sidésagréable que de s’entendre donner son titre. Le seul énoncé desa particule lui faisait faire la grimace.

– Je suis le père Boursonne, toutbêtement, disait-il d’un ton qui n’avait rien de paternel.

Ancien élève de l’École polytechnique,M. de Boursonne avait donné jadis à plein collier dansles théories saint-simoniennes et avait même dépensé à lesexpérimenter une fortune assez ronde.

Mais, tandis que ses anciens frères deMénilmontant avaient eu l’art, l’un poussant l’autre, d’accaparerles meilleures, les plus honorées et les plus lucrativessituations, M. de Boursonne était resté longtemps enarrière, embourbé dans des emplois subalternes fort au-dessous desa remarquable intelligence.

Les qualités de son cœur n’en avaient pas étéaltérées, il était resté bon jusqu’à la faiblesse.

Seulement, son caractère s’était aigri etétait devenu irritable à l’excès.

On disait de lui dans sacirconscription :

– L’inspecteur… Ah ! quel bravehomme !… Mais quel original !

La vérité est qu’il se donnait une peineinfinie pour paraître précisément le contraire de ce qu’il étaitréellement.

Aristocrate dans le bon sens du mot, lettré,d’un goût sûr et d’une exquise sensibilité, il posait pour ledémocrate farouche, affectait le langage d’un paysan et des façonsde roulier et affichait le plus cruel cynisme.

Un de ses grands plaisirs était de porter desvêtements affreusement délabrés, qu’on s’étonnait fort de voir surle dos de ce grand vieillard à physionomie si noble, quoi qu’il pûtfaire, si fine et si intelligente.

Le matin où Raymond, arrivé à Tours de laveille, se présenta dans son cabinet, vêtu comme on l’est quand onrend une visite, après qu’il l’eût toisé un bon moment :

– Mâtin ! lui dit-il, vous avez unfameux tailleur, monsieur Delorge, et cela doit vous gênerconsidérablement d’être si bien mis !…

Et comme Raymond, interdit de cettesurprenante réception, balbutiait néanmoins qu’il ne se sentaitaucunement gêné :

– En ce cas, repritM. de Boursonne, venez, nous allons visiter noschantiers.

Et sans laisser à Raymond un quart d’heurepour aller changer de costume, il le traîna jusqu’au bord de laLoire et ne parut satisfait qu’après l’avoir fait bien piétinerdans la boue et crotter jusqu’aux genoux.

Mais, en dépit de cette plaisanterie demauvais goût et de quelques autres du même style, il ne fallut pasune semaine à Raymond pour découvrir l’homme réel sous ses dehorsaffectés, et pour reconnaître combien cet homme était digned’estime et d’affection.

De son côté, M. de Boursonne s’étaitpris pour le jeune ingénieur d’une si belle amitié que ce fut luiqu’il choisit pour l’aider dans les études qu’il avait à terminerentre Tours et les Ponts-de-Cé.

Ces études, qui se rattachaient à un plangénéral, devaient prendre beaucoup de temps, plus d’un anpeut-être.

Aussi, M. de Boursonne avait-ilrésolu d’abandonner Tours et de porter son quartier général aucentre des opérations.

Le centre indiqué semblait être Saumur.

Et Saumur, avec ses coteaux boisés, son vieuxchâteau, ses îles, ses maisons blanches et ses vertes prairies,Saumur le tentait.

Malheureusement, le jour où il se mit en quêted’un logement, tandis qu’il s’en allait le long du quai, le nez enl’air, il faillit être écrasé par un escadron d’élèves de l’écolede cavalerie qui rentrait au grand trot de la promenade.

– Il y a trop de soldats pour moi ici,dit-il à Raymond. Cherchons ailleurs…

Après quelques hésitations, c’est aux Rosiersqu’ils s’arrêtèrent.

Non parce que ce village est le plus coquet detous ceux qui se mirent aux flots bleus de la Loire, non parce queles coteaux de Saint-Mathurin ont des attraits irrésistibles.

Mais parce que l’auberge du Soleillevant est d’une irréprochable propreté, et que maître Béru,l’aubergiste, mettait à la disposition de M. de Boursonneune jolie chambre pour lui, une bonne chambre pour Raymond et uneancienne salle de billard qui semblait faite pour recevoir lesbureaux d’un ingénieur…

Mais aussi parce que maître Béru était, sansqu’il y parût, un cuisinier distingué, sans rival pour lesmatelotes, qu’il arrosait d’un certain vin de Bourgueil capable defaire oublier le bourgogne.

Et enfin, parce qu’on était à la fin deseptembre, et qu’un piqueur, qui était du pays, affirmait que lacommune des Rosiers est peuplée de perdrix, et queM. de Boursonne, malgré son âge et son incurable myopie,était un chasseur enragé.

C’est un samedi que le digne ingénieur arrivaaux Rosiers et s’installa au Soleil levant avec tout sonpersonnel de conducteurs, de piqueurs, dessinateurs.

Et le samedi suivant, Raymond et lui pouvaientse flatter de connaître les environs comme pas un homme dupays.

Tout ce qui était à visiter, ils l’avaient vu,depuis le camp romain de Chenehutte, le donjon de Trèves etl’église de Cunnault, jusqu’aux monuments celtiques de Gennes et àla fontaine d’Avort ; depuis le château de Maillefert, dontles jardins en terrasses descendent jusqu’à la Loire, jusqu’aumanoir de la Ville-Haudry, si magnifique jadis, si abandonné depuisle mariage du comte et de Mlle de Rupair.

Après quoi M. de Boursonne etRaymond s’étaient mis à la besogne.

Rude besogne, car il s’agissait de tracer leplan de tout ce vaste système de digues, de réservoirs et de canauxde dérivation qui doit faire, des inondations actuellement sidésastreuses de la Loire, un véritable bienfait pour lesriverains.

D’ordinaire, ils déjeunaient de bon matin etils partaient suivis d’un piqueur portant dans un panier unecollation préparée la veille par maître Béru, l’hôtelier duSoleil levant.

À la nuit tombante, ils étaient de retour.

Ils dînaient dans la petite salle dont lesfenêtres donnent sur la grande route.

Puis, M. de Boursonne allumait sapipe, Raymond fumait un cigare, et ils restaient jusqu’à dix heuresà causer ou à jouer au jaquet.

Parfois, un vieux commandant d’artillerie, quimangeait sa retraite aux Rosiers, venait leur tenir compagnie.C’était aussi un ancien élève de l’École polytechnique, et saqualité de « cher camarade » et ses opinions avancéesl’avaient fait admettre par M. de Boursonne.

Ainsi, leurs journées s’écoulaient paisibleset monotones, lorsqu’un matin, pendant qu’ils attendaient quemaître Béru leur servît leur déjeuner, un piétinement inaccoutuméde chevaux retentit sur la grande route.

M. de Boursonne, qui était lacuriosité même, s’approcha de la fenêtre, et presqueaussitôt :

– Mâtin !… s’écria-t-il, venez doncvoir, Delorge !…

Raymond s’avança.

Sur la route, une douzaine de chevauxpassaient, habillés de superbes caparaçons de couleurs éclatanteset conduits par des domestiques en longs gilets à l’anglaise et enbotte à revers.

– Qu’est-ce que cette cavalerie ?demanda M. de Boursonne à maître Béru, qui entrait, unplat dans chaque main. Allons-nous donc avoir un cirque auxRosiers ?

Mais cette supposition parut choquerl’aubergiste.

– Monsieur l’ingénieur veut plaisanter,dit-il. Monsieur l’ingénieur doit cependant bien voir…

– Quoi ?

– Cette couronne qui est brodée à l’anglede la couverture des chevaux.

– Comment ! il y a une couronne…Mâtin ! c’est une autre affaire. Est-ce que vous la voyez,vous, Delorge, qui avez de bons yeux ?…

Et plantant son binocle sur son longnez :

– Elle y est, parbleu !continua-t-il, maître Béru a raison. Mais qu’est-ce que celaprouve ?

L’aubergiste s’inclina, et d’un tongrave :

– Cela prouve, répondit-il, que ceschevaux sont ceux de Mme la duchesse…

Le vieil original tressaillit comme si uneguêpe l’eût piqué, et d’un ton d’inquiétude comique :

– Comment ! s’écria-t-il, nous avonsune duchesse aux environs et maître Béru ne nous prévientpas !… À quoi songe donc maître Béru ?

– Monsieur, répondit l’aubergiste, ellen’habite pas le pays, ordinairement…

– Ah ! je respire.

– C’est à Paris qu’elle demeure. Elle nevient ici que dans cette saison, passer un mois, et encore pas tousles ans…

– Et comment l’appelez-vous, votreduchesse ?

Maître Béru se redressa.

– Maillefert : prononça-t-il,d’Aostal de Chalandry, duchesse de Maillefert…

Il en avait plein la bouche, comme d’une tropcopieuse cuillerée de bouillie.

– Alors, interrogea Raymond, c’est ellela propriétaire de ce beau château que j’ai vu sur la route deGennes à Trèves ?

– Précisément.

M. de Boursonne s’était mis à table,et tout ne mangeant :

– Vous nous parlez toujours de laduchesse, maître Béru… reprit-il, et le duc ?… Parlez-moi doncun peu de ce duc de Mailleterre, Maillepierre, Maille…

– Maillefert, s’il vous plaît,monsieur.

– Soit !… Qu’est-ce que ceduc ?

– Monsieur, il est mort.

M. de Boursonne venait de se verserun verre de vin de Bourgueil :

– De profundis…prononça-t-il.

Et quand il eut vidé son verre :

– Vous entendez, Delorge, continua-t-il,elle est veuve, cette duchesse… Eh !… eh !… c’est un cœurà conquérir. Voyons, maître Béru, donnez-nous des renseignements.Est-elle jeune ?…

– Jeune !… ça dépend !…

– Par exemple !… Qu’entendez-vouspar là ?

– Dame, monsieur, je veux dire qu’à lavoir, quand elle passe, toujours superbement ajustée, on ne luidonnerait pas vingt ans… Seulement…

– Quoi ?

– Eh bien ! il faut qu’elle ait plusdu double, puisqu’elle a des enfants qui ont plus que cela.

Qui n’eût pas connu M. de Boursonnel’eût cru intéressé au plus haut point.

– Des enfants ! s’écria-t-il, etmajeurs ! Aïe !… Et beaucoup ?…

– Deux. Un fils, d’abord,M. Philippe, qu’on appelle M. le duc depuis la mort deson père, un beau garçon si on veut, quoique un peu bien pâlot etchétif, mais montant crânement à cheval tout de même, et buvantsec ; puis une fille, Mlle Simone…

– Simone !… répéta le vieilingénieur, joli nom !…

– Hum !… ça dépend des goûts, et sij’avais une fille… Enfin, c’est une manie qu’ils ont dans cettefamille, de toujours donner ce nom à leurs demoiselles en mémoired’un de leurs grands-pères qui était un fameux, à ce que je me suislaissé dire… Du reste, il paraît le plus beau du monde, ce nom,quand on connaît celle qui le porte…

– Diable !… Entendez-vous,Delorge ?

L’interruption contraria visiblement maîtreBéru.

– C’est comme cela ! déclara-t-il.Elle n’est peut-être pas plus belle que les autres, mais elle estmeilleure que toutes… Et si monsieur l’ingénieur veut entrer dansune maison de pauvres gens, la première venue, il verra si je luien impose…

– Peste !…Mlle Simone fait donc bien des aumônes pendant lemois qu’elle passe ici chaque année !…

Mlle Simone ne quitte jamaisle pays, monsieur…

– Tiens ! tiens ?…

– Oui, c’est singulier, n’est-cepas ? Mais on prétend comme cela que la mère et la fille nes’entendent pas. Aussi, tandis que Mme la duchesseet M. Philippe vivent à Paris, Mlle Simonehabite toujours Maillefert, hiver comme été… Et même, ce ne doitpas être gai, pour une fille de vingt ans, que de vivre seule dansce grand château désert, sans autre société que sa gouvernante, uneAnglaise plus sèche, plus longue et plus raide qu’une perche, jaunecomme un coing, avec des yeux qui pleurent et un nez plus rouge quele mien…

M. de Boursonne venait d’avaler ladernière bouchée de son déjeuner.

Il se leva, et, bourrant sa pipe :

– C’est égal, fit-il, j’aurais préféré uncirque… C’eût été une distraction.

Maître Béru sourit finement :

– Je crois, dit-il, que la venue deMme la duchesse donnera à ces messieurs plus dedistractions que n’importe quelle troupe de saltimbanques…

– Et pourquoi, s’il vousplaît ?…

– Parce que Mme laduchesse est comme qui dirait une vive-la-joie. Jamais elle nevient seule. Toujours elle amène une troupe de jeunes dames, toutesplus jolies et mieux vêtues les unes que les autres, qu’onrencontre sans cesse à pied, à cheval, en voiture, en bateau,riant, chantant, badinant, escortées de jeunes messieurs, amis deM. Philippe. Et tout ce monde chasse, pêche, dîne, soupe, sepromène, danse et tire des feux d’artifice, et enfin, fait de lavie une noce perpétuelle de nuit et de jour…

Mais M. de Boursonne venait de voirapparaître à la porte du petit salon son piqueur chargé du panierde la collation.

– À ce soir les détails, dit-ilbrusquement à maître Béru.

Et s’adressant à Raymond :

– Et nous qui avons à travailler, enroute !…

Sur quoi il sortit, laissant l’aubergiste duSoleil levant un peu surpris et fort mécontent d’uneinterruption qu’il jugeait peu polie.

Et tout en marchant en grandes enjambées lelong de la levée qui côtoie la Loire :

– Singuliers citoyens que les Français,grommelait le vieil ingénieur. En voici un, ce Béru, qui est foud’égalité, à ce qu’il prétend, et parce qu’une duchesse arrive dansson pays, aussitôt il se pâme d’admiration. C’est un démocrate,mais son auberge, ses casseroles, son enseigne et tous les écusqu’il a de côté, il les donnerait pour s’appelerM. de Béru !…

Il parut attendre un mot d’approbation deRaymond qui marchait à ses côtés ; mais Raymond, qui pensait àtout autre chose, garda le silence.

Alors, les souvenirs de son éducation premièrelui revenant en foule :

– Bonne maison, d’ailleurs, reprit-il,que cette maison de Maillefert. Une des cinq ou six qui nousrestent. Une des cinq ou six qui nous restent en France pures detoute substitution. Excellente maison, alliée aux Tréville, auxBreulh-Faverlay, aux Coucy, aux Sairmeuse, aux Montmorency, auxChampdoce, aux Commarin, aux Chalusse…

Il n’en finissait plus.

On eût dit, à l’entendre égrener ce chapeletde noms, qu’il récitait la table de récapitulation de d’Hozier…

– Famille princière, positivement,poursuivait-il, qui porte de gueules à une croix d’or, avec unedevise digne des premiers barons chrétiens : Aultre nesert ! L’Armorial général fait remonter lesMaillefert à 800, mais je ne leur vois de filiation bien prouvéequ’à partir de 1100, ce qui est déjà joli… Qu’en pensez-vous,Delorge ?…

– Monsieur !…

– Ah çà ! vous ne m’écoutez doncpas, dit le vieil ingénieur. Vous avez l’air d’un homme qui tombedes nues. À quoi songez-vous ?

– Ma foi ! monsieur, si niais quecela soit à dire, j’avouerai que je ne songeais à rien…

– Hum !… Pas même àMlle Simone de Maillefert ?

Raymond rougit comme une pensionnaire prise enfaute.

– Eh ! monsieur, répondit-il, à quelpropos penserais-je à une jeune fille que je ne connais pas, que jen’ai jamais vue, et que je ne verrai sans doute jamais ?…

– Qui sait ! murmuraM. de Boursonne.

Et après un moment de réflexion :

– Ce que nous a dit cet imbécile de Béru,au sujet de cette jeune demoiselle, eût suffi lorsque j’avais votreâge pour me mettre la cervelle à l’envers. Singulière existence quecelle de cette pauvre enfant abandonnée à elle-même !…

– Bast !…

– Comment, bast !… Je voudrais,pardieu ! vous y voir, seul dans ce vieux château, entête-à-tête avec une gouvernante anglaise. Mais comment ne semarie-t-elle pas ? Elle doit pourtant être un fier parti,cette petite fille. Ces Maillefert, si je ne m’abuse, sont richescomme des mines. Je leur connais, dans la Loire-Inférieure, unepropriété qui est bien grande, à elle seule, comme la république deSaint-Marin et la principauté de Monaco réunies. L’île deNoirmoutiers tout entière leur appartenait autrefois. Comment cettepetite n’est-elle pas encore mariée !…

Il fit bien une douzaine de pas sans mot dire,puis tout d’un coup :

– Peut-être, reprit-il, est-elle affligéede quelque difformité… Il se peut qu’elle soit laide à faire peur,ou affreusement bossue, ou boiteuse, ou borgne, ou chauve… Maisnon, cet idiot de Béru nous l’aurait dit.

– D’ailleurs, objecta Raymond, une jeunefille si riche n’est jamais laide…

Le vieil ingénieur éclata de rire.

– Parfaitement exact, dit-il. Ainsi, moncher Delorge, voilà une occasion admirable. La Loire, les coteauxde Gennes, des ombrages merveilleux, un antique castel… quel cadrepour un roman d’amour !… M’entendez-vous, rêveuréternel ? Je vous dis que je vois une nouvelle princesse dubois dormant, qui attend le jeune et beau prince qui la doitréveiller.

– Le malheur est que je ne suis pasprince, dit Raymond en riant.

– C’est vrai, mon cher, vous avez cetavantage immense et que je vous envie, d’être vilain, très vilain…Vous êtes jeune, vous êtes élève de l’École polytechnique…

– Et sans le sou…

– Pour le présent, oui… mais votre avenirvaut un million. La famille qui ne vous accueillerait pas à brasouverts serait diantrement difficile. Il me paraît, d’ailleurs, queMme de Maillefert se soucie assez peu deMlle Simone.

Raymond hocha la tête :

– Il est de fait, dit-il, que pourl’abandonner ainsi…

– Oui, c’est inimaginable, n’est-cepas ? Ce doit être une singulière personne que cette duchessede Maillefert, et je ne serai pas fâché de faire sa connaissance…Mais vous, Delorge, vous la connaissez peut-être…

– Moi, grand Dieu ! D’où ?Comment ?

– Dame ! vous êtes Parisien…

– Oh ! si peu.

– Assez pour avoir pu la rencontrer dansle monde…

Mais ils arrivaient à ce moment sur le terrainde leurs opérations.

Avec sa brusquerie ordinaire,M. de Boursonne campa là Raymond pour interpeller lesconducteurs qui l’attendaient et leur donner des ordres…

Véritablement, pour ne pas connaître, au moinsde réputation, la duchesse de Maillefert, il fallait que RaymondDelorge et le vieil ingénieur fussent terriblement étrangers auxgraves préoccupations de la haute société du second Empire.

Il fallait qu’ils eussent vécu comme desloups, en dehors du mouvement, sans jamais ouvrir un journal de lahaute vie.

Intime amie de la vicomtesse de Bois-d’Ardouet de la jeune duchesse de Maumussy, rivale de la baronne Trigaultet de la célèbre Sarah Brandon, comtesse de la Ville-Haudry, laduchesse de Maillefert était une des sept ou huit femmes quiavaient l’enviable et précieux privilège de défrayer la chroniqueparisienne.

Il n’était pas de cocodès un peu posé qui nela connût pour l’avoir aperçue au Bois, aux courses, dansl’enceinte du pesage, aux premières représentations, dans uneavant-scène, à Bade, aux bains de mer, au club des patineurs, autir aux pigeons, partout où il y a des lumières, de l’éclat, dubruit, où on s’étale, où on est vu, partout où la foule désœuvréeet riche se porte, partout où il est convenu qu’on s’amuse.

Elle dépensait, dit-on, un million par an.

Van Klopen, l’illustre tailleur pour dames,cet impudent et grossier Prussien qui fut pendant dix ans l’arbitredes élégances féminines, Van Klopen qui appelait sesclientes : Ma chère, déclarait la duchesse de Maillefert lameilleure de ses pratiques.

Les reporters eussent dû se cotiser pour luiconstituer une pension, tant ils avaient gagné d’argent à décrireses toilettes merveilleuses, ses équipages et ses livrées, et àciter ses mots. La chronique vivait de ses excentricités, racontantcomme quoi elle soupait au Moulin-Rouge, comment elle traversaitles Champs-Élysées en voiture, conduisant elle-même et unecigarette à la bouche ; ou comment encore, ayant unediscussion avec un cocher de fiacre, elle l’avait étourdi enl’injuriant dans le plus pur argot qui ait cours à la barrière…

De toute la journée, cependant, Raymond etM. de Boursonne, tout entiers à leurs travaux, neparlèrent pas d’elle.

Ils l’avaient même oubliée probablement,lorsque le soir, en regagnant les Rosiers, ils furent dépassés pardeux grandes calèches, conduites à la daumont, qui venaient de laroute de Gennes et se dirigeait vers la station du chemin defer…

– Ah ! ah !… fitM. de Boursonne, il paraît que la duchesse arrive cesoir… Voilà ses voitures qui vont l’attendre à la gare.

M. de Boursonne devinait juste, cequi du reste n’était pas difficile.

Lorsqu’il arriva au Soleil levant,appuyé au bras de Raymond, maître Béru, debout sur le seuil de sonauberge, semblait guetter leur retour pour être le premier à leurdire :

– Eh bien !… c’est ce soir, parl’express de sept heures, que Mme la duchessearrive avec sa société. Ces messieurs ont dû rencontrer leséquipages…

Il jubilait.

Son visage rubicond était plus rayonnant quel’astre de son enseigne.

– Nous avons vu des voitures, en effet,répondit M. de Boursonne, et nous avons même été fortsurpris de n’y pas apercevoir Mlle Simone.

– C’est vrai, opina l’aubergiste, celadoit sembler assez drôle qu’une jeune demoiselle n’aille pas audevant de sa mère, quand il y a des mois qu’elle ne l’a pasembrassée !…

Raymond, que M. de Boursonneobservait du coin de l’œil, autant que le lui permettait sa myopie,était devenu attentif.

– Mais c’est ainsi, poursuivitl’aubergiste. Mlle Simone, à ce que je me suislaissé dire, aimerait autant que sa mère et son frère ne vinssentjamais à Maillefert. Dame ! cela se comprend. Accoutuméequ’elle est à vivre seule, aussi tristement qu’une religieusecloîtrée, de voir tout à coup tant de monde et d’entendre tant debruit autour d’elle, cela l’éblouit et l’effarouche, comme uneorfraie qu’on lâcherait subitement en plein soleil. Si bien qu’ellene fait pas toujours bon visage aux invités deMme la duchesse. À ce point, me disaitM. Casimir, le maître d’hôtel, qu’il y a deux ans elle n’a pasmis les pieds hors de ses appartements tant qu’il y a eu de lasociété au château.

– Et la duchesse souffre cescaprices ?

– Eh ! eh !… Ce qu’on ne peutpas empêcher… vous savez. Il paraît qu’elle a une tête,Mlle Simone ; bien que ce soit une sainte.Puis, elle a peut-être raison, au fond. Le mois queMme la duchesse passe ici doit lui coûter gros.

– Bast ! fit Raymond, la famille deMaillefert est si riche !…

– C’est à savoir ! grommela maîtreBéru, c’est à savoir…

Et se rapprochant de Raymond et deM. de Boursonne, baissant la voix et d’un air demystère :

– Avec ces grandes fortunes, reprit-il,on ne sait jamais à quoi s’en tenir. Ce qui est positif, et on en ajasé, Dieu sait comme, c’est que Mme la duchessevend…

– Diable !

– C’est comme j’ai l’honneur de vous ledire. Ainsi, quand vous suivez la levée, pour aller àSaint-Mathurin, toutes ces belles fermes que vous voyez, à droitedans la vallée, appartenaient aux Maillefert. Eh bien !l’hiver dernier, l’intendant est venu, qui les a découpées enpetits lots et vendues… Tel que vous me voyez, j’en ai acheté pourun couple de milliers d’écus…

Maître Béru s’arrêta court.

On entendait dans le lointain le siffletstrident du chemin de fer.

– Mais voilà le train ! s’écrial’hôtelier du Soleil levant. Dans cinq minutesMme la duchesse sera en gare.

M. de Boursonne riait de ce petitrire singulier qui faisait que les gens ne savaient jamais s’ilparlait sérieusement ou s’il se moquait d’eux.

– Bien ! maître Béru, prononça-t-il,très bien ! Je vois avec plaisir que la famille de Mailleferta en vous un serviteur fidèle et dévoué…

Serviteur !… Le mot déplut àl’aubergiste.

Il se redressa dans sa veste blanche, et deson grand air de dignité :

– Je ne suis, prononça-t-il, le serviteurde personne.

Raymond aussi riait.

– Excusez-moi, cher monsieur Béru, fitgravement le vieil ingénieur, j’avais cru, en voyant votrejoie…

– La duchesse m’importe peu, monsieur, etsi je me réjouis, c’est que son séjour dans le pays fait aller lecommerce. Par exemple, c’est dans mon établissement que seréunissent le maître d’hôtel, le chef et le sommelier deMme de Maillefert, et aussi le valet dechambre de M. Philippe…

– C’est bien de l’honneur pour nous,interrompit M. de Boursonne.

Et comme le plaisir qu’il prenait à étudierl’aubergiste du Soleil levant commençait às’épuiser :

– Mais ne dînons-nous pas ce soir, maîtreBéru ? demanda-t-il. Nous faudra-t-il jeûner pour la plusgrande gloire de Mme de Maillefert ?

Rappelé brusquement à ses fonctions,l’hôtelier eut comme un regret d’avoir tant bavardé. Et il rentrabrusquement dans son auberge, criant :

– Madame Béru !… Le dîner demessieurs les ingénieurs !…

La nuit était venue, lorsqueM. de Boursonne et Raymond se mirent à table dans lasalle à manger, largement éclairée par deux becs de gaz.

Le vieil ingénieur semblait on ne peut plussatisfait, et tout en savourant un excellent potage :

– Cet imbécile de Béru, disait-il, estpositivement un homme précieux… Outre qu’il est un remarquablecuisinier, il me fait l’effet d’être le premier cancanier du pays,de sorte que…

Il fut interrompu par un grand fracas deroues, de chevaux et de claquements de fouet sur la granderoute.

– Décidément la duchesse est arrivée.

Presque aussitôt, les voitures s’arrêtèrentdevant l’auberge.

Puis une voix retentit dans le vestibule, voixgrêle et aiguë, fort impérieuse pourtant, et affectant le plusdésagréable grasseyement.

– Béru ! clamait une voix,holà ! où diable êtes-vous ? Béru ! ah ! vousvoilà ! Vite, donnez de la lumière à mes domestiques, cesdrôles ont oublié d’allumer les lanternes… Puis, vite aussi unverre et une carafe d’eau fraîche pour ma mère !…

Sur quoi, la porte de la salle à mangers’ouvrit violemment, et un jeune homme d’environ vingt-cinq ansentra chapeau sur la tête, cigare aux dents et lorgnon à l’œil…

– M. le duc Philippe, sansdoute ? fit à demi-voix M. de Boursonne àRaymond.

Il était de taille moyenne, maigre ou plutôtamaigri, et avait la poitrine creuse et les épaules bombées.

De longs favoris blonds encadraient son visagefatigué, ses pommettes saillantes et colorées et ses lèvres minceset flétries.

– Ici, sacrebleu ! criait-il ;ici la carafe de Mme la duchesse…

Mme Béru accourait, un plateauà la main, et derrière elle entra, comme un tourbillon de soie etde velours, une femme assez grande, à l’air à la fois impertinentet familier.

Ses cheveux, d’un blond fauve, s’échappaienten masses opulentes d’un petit chapeau de paille orné d’uneaigrette blanche. Elle portait un de ces costumes de voyage àcouleurs éclatantes, très court et très tailladé, qui firent lafortune de Van Klopen.

Elle se versa un verre d’eau, et après l’avoirbu d’un trait :

– Ah ! je mourais de soif,dit-elle.

Puis, trempant dans l’eau le coin de sonmouchoir armorié, elle en tamponna ses yeux en disant :

– Il est inouï qu’on ne trouve pas unverre d’eau dans cette gare…

Au dehors on entendait causer et rire, et lalueur des lanternes qu’on venait d’allumer éclairait toute lachaussée.

Curieux sans vergogne,M. de Boursonne se leva et alla soulever le rideau de lacroisée. Il lui semblait distinguer dans les voitures sept ou huitpersonnes…

Mais il n’eut pas le temps de bien voir.

Mme de Maillefert et lejeune duc rejoignirent leurs invités… Les fouets des postillonsclaquèrent, les chevaux partirent au galop et le roulement desroues ne tarda pas à se perdre dans la nuit…

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