La Dégringolade, Tome 2

IX

Attendre !…

C’est à cet intolérable supplice que depuisdes années Raymond était condamné.

Que toutes les passions tour à tourdéchirassent son âme, qu’il haït jusqu’à la fureur ou qu’il aimâtjusqu’au délire, qu’il fût écrasé sous le plus sombre désespoir ouenivré des plus merveilleuses espérances, toujours la mêmeobligation fatale lui avait lié les mains.

– Mais cette perpétuelle expectative metue ! s’écriait-il. Heureux ou malheureux, les autres hommesluttent, combattent, attaquent, se défendent, triomphent ou sontvaincus, tandis que moi !… Rien ! rien !rien !…

C’est d’un air de commisération sincère que levieil ingénieur considérait son jeune ami.

– Que voudriez-vous faire ?demanda-t-il.

– Eh !… Le sais-je !…

– Chercher Laurent Cornevin, n’est-cepas ?

– Peut-être.

– C’est-à-dire vous exposer àcompromettre cet homme si grand et si bon, cet héroïque confidentdes volontés de votre père ! C’est-à-dire risquer de lui faireperdre en une minute le fruit de dix années de travail et depatience…

– Pourquoi donc Jean nous adjure-t-il depoursuivre son œuvre ?

– Parce que Jean est absent depuis biendes mois, qu’il est en Australie, à six mille lieues de Paris,qu’il ne sait pas combien le dénouement est proche.

Raymond s’était levé et se promenait par lachambre, en proie à la plus violente agitation.

– Le dénouement, disait-il, ledénouement… Voici des années qu’on me le promet, qu’on me jure quel’heure va sonner, et que niaisement je reste à l’affût d’unevengeance qui ne vient jamais.

Le visage de M. de Boursonnes’assombrissait.

– Ainsi donc, fit-il, c’est uniquement lasoif de vengeance, le désir de punir les meurtriers de votre père,qui vous presse de retrouver Laurent Cornevin ?

– Oui.

– C’est que je m’imaginais, moi, queMlle de Maillefert était pour quelque chosedans votre emportement !… C’est que je me figure encore quevotre hâte d’en finir avec le passé n’est que l’espoir de voirdénouée par Laurent Cornevin une situation qui vous paraîtinsoluble.

Raymond était devenu fort rouge.

– Ah ! vous m’accablez,monsieur !… balbutia-t-il.

Assurément il n’avait pas eu les pensées quesemblait soupçonner M. de Boursonne, mais l’intérêt deson amour l’égarait.

Ne se voyait-il pas séparé, pour toujourspeut-être, de Mlle Simone ? Nereconnaissait-il pas se dressant entre elle et lui les misérablesqui avaient assassiné le général Delorge !…

Mais il devait suffire d’un mot pour lerappeler à lui-même.

– Je vous livre ma volonté, monsieur,dit-il. Que dois-je faire ? Parlez ; j’obéirai.

Le vieil ingénieur souriait à demi.

– Peut-être allez-vous encore vousfâcher, répondit-il, car je ne puis que vous répéter ce qui vous aété dit tant de fois : votre devoir est de prendrepatience…

– Hélas ! le péril deMlle Simone est pressant !…

– Je le crois, mais vous avez fait toutce qui était en votre pouvoir. En demandant, au su et au vu de toutle pays, la main de Mlle Simone, vous avez faitjustice des viles calomnies dont on avait essayé de la flétrir.

– Oui, maisMme de Maillefert va chercher, si elle ne l’adéjà trouvée, quelque nouvelle combinaison.

– C’est probable.

– Eh bien !…

– Eh bien ! raison de plus pourattendre, pour la voir venir. Notre grande faiblesse, voyez-vous,est de ne rien connaître des cartes de nos adversaires…

– Ah ! que n’avez-vous su mettre labelle duchesse de Maumussy dans votre jeu !…

Cette idée, lorsqu’elle lui était venue,Raymond l’avait repoussée avec horreur.

– Était-ce possible ?… fit-il.

– Possible !… Rien n’était plusfacile, avec un peu d’adresse et d’indépendance de cœur. Elle vousa mis le marché à la main, mon cher. S’il y a un complot, elle enest. Agir comme je dis n’eût peut-être pas été, hum !… trèschevaleresque, ni même absolument loyal, mais c’eût peut-être étébien habile, et sa conduite, à elle, est plus qu’équivoque… Enfin,l’occasion est passée, il n’y a plus à y revenir.

Et se levant brusquement et changeant deton :

– Mais en voici assez, continuaM. de Boursonne. Ce n’est pas uniquement, j’imagine, pourfaire le siège en règle de Mlle Simone deMaillefert que le gouvernement nous paye. Il va falloir demainrattraper la journée que nous venons de perdre…

Et coupant court aux objections deRaymond :

– Bonsoir, bonsoir, dit-ilbrusquement ; dormez bien !…

C’était aisé à conseiller.

Seulement le vieil ingénieur avait, depuislongtemps, soufflé la bougie, que Raymond repassait encore dans sonesprit les événements de cette journée, la plus décisive de savie.

De cette journée, anniversaire de la mort deson père, commencée par son entrevue avec la duchesse deMaillefert, terminée par la lettre de Jean Cornevin.

Et ce qui le désolait, c’était de ne pouvoirdétacher sa pensée de Mlle Simone : de nepouvoir, quelque effort de volonté qu’il fît, la reporter àLaurent, à cet obscur héros qui venait de lui être révélé.

Sur ce point, dès qu’il entra, le lendemain,dans la petite salle du Soleil levant, il fut édifié.

Maître Béru devait tout savoir ; il n’yavait pas à se méprendre à son air finaud, non plus qu’auxattentions exagérées dont il entourait Raymond, et qui étaientl’expression de ses dolentes sympathies.

En homme pour qui le pays n’a pas de mystère,il racontait que, depuis l’arrivée de madame la duchesse et de sonfils, Mlle Simone battait le rappel des écus detous les côtés, qu’elle demandait des avances à ses fermiers,qu’elle vendait des coupes avant le temps, qu’elle avait empruntéde l’argent chez des notaires d’Angers, enfin qu’elle sedépouillait si bien qu’il finirait par ne plus lui rester que lesyeux pour pleurer.

Et jetant à Raymond un regardd’intelligence :

– Maintenant, continuait l’hôtelier duSoleil levant, on conçoit queMme de Maillefert ne veuille pas que sa fillese marie, et que même, pour éloigner les prétendants, elle débitedes infamies à faire se dresser les cheveux sur la tête. Un maridéfendrait la pauvre demoiselle…

M. de Boursonne se frottait lesmains.

– Que vous avais-je dit ?soufflait-il à l’oreille de Raymond.

Mais voici que maître Béru contait bien autrechose vraiment, et qu’ignoraient Raymond et le vieil ingénieur.

Il pensait que les grands sacrifices qu’avaitfaits Mlle Simone n’étaient qu’un commencement, etqu’après avoir emprunté, elle allait sans doute vendre.

– Diable ! interrompitM. de Boursonne, vous croyez cela, vous ?

Le digne hôte regarda autour de lui pours’assurer que nul n’était aux écoutes, et d’un airmystérieux :

– On sait ce qu’on sait !prononça-t-il.

– Sans doute. Après ?…

– Eh bien, une supposition : quandvous voyez des corbeaux tourner au-dessus d’une oseraie, qu’est-ceque vous dites ?… Vous dites : Il y a là quelque chose àdéchiqueter pour ces bêtes voraces. Pour lors, il tourne des gensautour des terres de Mlle Simone.

Au point où en étaient Raymond etM. de Boursonne, la moindre lueur pouvait leur éclairerla situation.

– Quelles gens ? firent-ilsvivement.

– D’abord, un de ces messieurs qui sontarrivés l’autre soir au château, un gros, bien nourri, rouge,luisant, avec une chaîne d’or épaisse comme le pouce lui battant labedaine, respirant comme s’il soufflait des pois et regardant lesgens du haut en bas, comme s’il était assis sur une nue…

– M. Verdale ! murmuraRaymond.

– Enfin, interrogeaM. de Boursonne, qu’a-t-il fait ?

– Lui personnellement, rien. Maisminute : hier, sur les midi, voilà mon particulier qui arriveaux Rosiers en voiture. S’il se fût promené seul, dans le bourg, onn’y eût pas pris garde ; on ne le connaît pas. Mais il avaitrendez-vous au Café du commerce avec des gens qu’onconnaît, un gaillard de la bande noire, vous savez, un marchand debien de Saumur, une espèce d’homme d’affaires de Saint-Mathurin, etenfin un ancien garde de Mlle Simone. Pour lors,ils sont allés tous ensemble chez un notaire, pas celui deMlle Simone, bien entendu, et de là chez lepercepteur. Un ancien huissier d’ici les a rejoints et ils sontpartis…

M. de Boursonne souriait d’unsourire passablement faux.

– Parbleu !… fit-il, si vous nesavez que cela !…

– Oh ! attendez. Quand je dis qu’ilssont partis, je veux dire qu’ils sont allés là oùMlle Simone a des biens, et là, tant que la journéea durée, malgré la pluie et le vent, ils ont trépigné dans lesterres labourées, comme des gens en train de conclure un marché, etmême on a entendu le gros rouge qui disait : « ça vaut del’argent, mais pas tant qu’on croit… »

Là se bornaient les renseignements du dignehôtelier du Soleil levant, mais ils avaient bien leurvaleur.

Aussi, dès qu’il se fût retiré :

– Eh bien ! s’écriaM. de Boursonne, est-ce assez clair !… Nous voilàdésormais édifiés sur le but véritable du voyage de M. Verdaleet de ses dignes compagnons. Mme de Mailleferta imaginé quelque nouveau moyen de s’emparer de la fortune deMlle Simone, et ils viennent lui prêter main forte.Et ils se croient si sûrs du succès que déjà ils se partagent lesdépouilles de la pauvre fille.

– Elle a juré que jamais sous aucunprétexte elle ne vendrait ses terres, objecta Raymond…

– Sans doute. Aussi est-ce à la réduire àrevenir sur son serment que doivent travailler nos honorablesassociés ?…

Évidemment, là était le danger, et Raymond etM. de Boursonne oubliaient leur travail pour cherchercomment le conjurer, lorsque sur les trois heures, tout à coup, ilsvirent apparaître, juché sur un tilbury à roues immenses,M. Bizet de Chenehutte en personne.

Sautant précipitamment à terre il courut àRaymond, dont il se mit à serrer furieusement les mains, lui jurantque depuis le matin il le cherchait par mer et par terre, pour luioffrir ses compliments de condoléances.

Car il savait tout, déclarait-il, absolumenttout, et la démarche de Raymond et le refus qui l’avait accueillie.Mme de Larchère avait parlé, et il avaitappris, comme tout le pays, la conduite abominable de la duchessede Maillefert essayant de déshonorer sa fille.

– Mais c’est elle qui est déshonorée,ajoutait-il. La contrée tout entière est soulevée contre elle, onla couvrirait de huées si elle osait se montrer. À Saumur et àAngers toutes les portes lui seront fermées, elle n’a plus qu’àfaire ses paquets…

Même le jour de son duel, Bizet n’était pasplus affairé.

– Cependant, il faut que je vous quitte,messieurs, reprit-il. J’ai vingt visites encore à faireaujourd’hui. Je sème la nouvelle, je la répands, je la propage… Sije suis libre assez tôt j’irai vous demander à dîner… Aurevoir.

Et avant que Raymond eût le temps d’articulerun mot, M. Bizet de Chenehutte était en voiture et fouettaitson cheval.

– Bon jeune homme ! murmuraitM. de Boursonne. Dieu est puissant. Les imbéciles mêmeont leur utilité ici-bas. En voici un qui nous rend un service quenous ne rendrait pas un homme d’esprit. Je lui offrirai de grandcœur un verre de Bourgueil, ce soir…

Mais il n’eut pas cette dépense à faire.M. Bizet dut être retenu à Saint-Mathurin. Et ce fut le vieuxjardinier de Maillefert qui, sur les neuf heures, se présenta auSoleil levant, demandant M. Delorge.

Il apportait une lettre deMlle Simone.

Tout ce que Raymond avait d’argent sur lui, ille mit dans la main du bonhomme ; puis d’un seul coup d’œil,il lut :

« Tout, après votre départ, s’est mieuxpassé que je ne l’espérais. Il n’a plus été question de rien. Mamère est avec moi ce qu’elle était avant l’horrible scène. Quelquesordres que je viens de lui entendre donner me font presque croirequ’elle quittera Maillefert demain… »

Mlle Simone ne se trompaitpas.

Le lendemain matin, au moment oùM. de Boursonne et Raymond se mettaient à table, un grandbruit les attira à la fenêtre, juste à temps pour voir passer commel’éclair deux voitures et un fourgon…

Au même instant, maître Béru entrait dans lasalle.

– En voici bien d’une autre, disait-il.Mme de Maillefert et M. Philippe s’envont avec toute leur société. Ils partent, ils sont partis… Mafoi ! bon voyage !

M. de Boursonne triomphait.

– Eh bien ! disait-il, avais-jeraison ?…

Et de fait, dans ce départ, si précipité qu’ilressemblait à une déroute, il était difficile de voir autre choseque le résultat de la démarche de Raymond, connue, commentée etenfin comprise.

Pourtant Raymond se défendait de se réjouir.Défiant comme tous les malheureux qu’a toujours trahis la destinée,il se demandait en quoi cet événement imprévu allait, soit en biensoit en mal, modifier la situation.

Fallait-il tirer de ce départ cetteconséquence que les dispositions deMme de Maillefert étaient changées, et qu’ellerenonçait à la fortune de sa fille ?

C’eût été folie !

Il était clair que ses convoitises restaientaussi âpres, ses besoins aussi pressants, et que, par conséquent,l’intrigue ourdie contre Mlle Simone demeuraittoujours aussi menaçante.

Si encore la fuite de la duchesse eût rendu àRaymond l’accès du château !…

Mais il n’en était pas ainsi. Retourner àMaillefert lui était interdit sous peine de provoquer un nouveaurevirement d’opinion, et de réhabiliter la mère aux dépens de lafille. Par les convenances désormais, plus sévèrement que par lavolonté de la duchesse, il se trouvait séparé deMlle Simone.

– Non, je ne la reverrai pas, sedit-il.

C’est une justice à lui rendre : il nechercha pas positivement à la revoir. Seulement il est de ceshasards propices qui jamais ne manquent de servir les amoureux.

Mlle Simone sortait beaucoup,Raymond était toute la journée dehors : dès le lendemain ilsse trouvaient en présence, au détour de la route de Gennes, del’autre côté du pont.

D’un même mouvement ils s’arrêtèrent,interdits, hésitants… Chacun au dedans de soi entendait la voix dela raison lui crier de passer outre.

Mais il est des entraînements trop forts… Ilss’abordèrent en dépit de miss Lydia Dodge, la respectablegouvernante anglaise, et leurs mains frémissantess’effleurèrent.

Ce jour-là, Raymond sut ce qui, de l’avis deMlle Simone, avait déterminé le brusque départ deMme de Maillefert.

Comme elle se présentait chez une dame de lahaute noblesse et qui était un peu de ses parentes, cette dames’était montrée sur le haut de l’escalier et avait crié à sesgens :

– Je n’y suis pas pour la mère de mapauvre petite Simone.

L’outrage était sanglant, venant d’une femmequi donnait le ton dans le pays.

– Et ce qu’il y a de pis, ajoutaittristement la malheureuse jeune fille, c’est que ma mère s’en prendà vous, monsieur Raymond, à nous, veux-je dire, de ce cruelaffront. Jamais elle ne nous le pardonnera.

Mlle Simone n’avait,d’ailleurs, rien surpris qui pût lui donner l’idée même la plusvague de ce qu’allait tenter la duchesse de Maillefert.

Et lorsque Raymond lui parla de l’expéditionde M. Verdale et de M. de Combelaine, et dessoupçons qu’il en avait conçus :

– Ce n’est pas, répondit-elle, lapremière fois que ma mère et mon frère amènent ici des gens à quiils proposent d’acheter mes propriétés… Mais qu’importe !puisque je suis résolue à ne pas vendre…

Raymond et Mlle Simone nerestèrent pas ensemble dix minutes, et personne ne passa sur lechemin pendant qu’ils causaient…

Et bien ! tels sont les petits pays, etla télégraphie labiale y est si perfectionnée, que deux heures plustard, lorsque Raymond rentra au Soleil levant :

– Vous avez vuMlle Simone ? lui ditM. de Boursonne.

– Oui, répondit-il en rougissant.

– Eh bien ! c’est une folie !déclara le vieil ingénieur.

Et après un moment de réflexion :

– Mais baste ! ajouta-t-il, je n’yvois pas grand inconvénient, nous ne sommes plus pour longtemps auxRosiers.

C’était vrai. En dépit des événements dechaque jour, le travail de M. de Boursonne avançait.

Tous les matins, depuis une quinzaine, ilannonçait qu’il allait transporter plus loin son quartier général.Puis, tous les soirs, retenu par l’idée du chagrin de Raymond, ilremettait le déménagement…

Seulement il n’y avait plus à le remettre sansde graves inconvénients. Le terrain des études s’éloignait de plusen plus, et il fallait maintenant une heure et demie de marche pours’y rendre.

– Donc, mon cher Delorge, disait le vieilingénieur, je ne vous accorde plus que quatre jours de répit…Profitez de votre reste…

C’est encouragé par cette certitude d’unéloignement prochain, que Raymond osa se retrouver sur le passagede Mlle Simone.

Telle était alors leur situation que cetteséparation n’ajoutait guère à leurs tristesses. Raymond,d’ailleurs, ne devait pas s’éloigner beaucoup. Il pensait s’établiraux Ponts-de-Cé, et comptait bien chaque dimanche accourir auxRosiers…

Ainsi, il espérait un avenir tolérable,lorsque, la veille du départ des Rosiers, M. de Boursonneaperçut dans son courrier un large pli au timbre du ministère…

– Quoi de nouveau ?… fit-il, enrompant l’enveloppe.

Mais au premier coup d’œil jeté sur la lettre,il pâlit légèrement.

– Par le saint nom de Dieu…

Saisi d’une appréhension sinistre, Raymonds’était approché.

– Qu’est-ce encore ?demanda-t-il.

D’un geste rageur, le vieil ingénieur avaitroulé la lettre entre ses mains.

– Il y a, répondit-il, que vous ne faitesplus partie de mon service. Vous êtes nommé ingénieur ordinairedans le département des Bouches-du-Rhône. On vous donne huit jourspour vous rendre à votre poste. Vous recevrez votre commissiondemain !…

Immobile de stupeur, Raymond semblaitpétrifié. Il avait accoutumé son esprit aux pires éventualités,hormis à celle-là.

– Ce n’est pas possible, bégayait-il.Jamais semblable mesure n’a été prise. A-t-on à se plaindre demoi ? En quoi ai-je démérité ?…

Imperceptiblement M. de Boursonnehaussait les épaules.

– Je suis votre chef de service, mon cherDelorge, dit-il, et je vous ai toujours montré les notes quej’adressais à l’administration ; par conséquent…

Au premier étourdissement de Raymond, lacolère succédait.

– Par conséquent, reprit-il, je suisvictime d’une mesure exceptionnelle.

– Mme de Maumussyvous avait prévenu.

– C’est vrai. J’ai des ennemis, ils sontpuissants, et à se faire l’exécuteur de leurs hautes œuvres, ongagne de l’avancement, des places, de l’argent, des croix… Maisnous ne sommes plus en 1852, nous sommes en 1869, la presse areconquis le droit de parler, je puis écrire aux journaux, dénoncerl’abominable combinaison dont je suis victime…

D’un geste, M. de Boursonnel’arrêta.

– J’en suis fâché, dit-il, mais cettesatisfaction même vous est enlevée. On vous déplace brutalement,c’est vrai ; contre tous les usages, c’est indiscutable ;seulement… relisez la lettre, voyez le poste qui vous est assigné,et vous reconnaîtrez qu’on vous donne de l’avancement…

C’était parfaitement exact. Les précautionsétaient prises.

– À ce point, continua le vieilingénieur, que je me demande si l’administration, que vous accusez,n’est pas parfaitement innocente. Croyez-vous donc qu’on est allédire brutalement à notre directeur : « Voilà un garçonqui nous gêne beaucoup en Maine-et-Loire, rendez-nous le service del’envoyer au diable, dans les Bouches-du-Rhône, parexemple ! » Non ! Vos adversaires ne sont,parbleu ! pas si naïfs. Ils auront dit, bien plusvraisemblablement : « Voici un charmant jeune homme,auquel nous nous intéressons vivement, et nous vous serionsinfiniment obligés de lui donner un emploi dans le Midi, où il ades intérêts. » De telle sorte que, si l’administration a faitun passe-droit, c’est, suppose-t-elle, à votre bénéfice, et non pasà votre détriment.

D’un formidable coup de poing, Raymond ébranlala table.

– C’est-à-dire, s’écria-t-il, que moi, lefils du général Delorge, je semblerais avoir sollicité les faveursde l’empire !… C’est-à-dire que je serais à jamaisdéshonoré !… Mais cela ne sera pas. Les misérables quis’acharnent à ma perte n’ont pas tout prévu. Je puis donner madémission… Je la donnerai. Oui, c’est résolu, et désormaisirrévocable ; je ne fais plus partie de l’administration desponts et chaussées.

Plus attristé certainement que surpris,M. de Boursonne considérait Raymond qui déjà s’étaitassis devant le bureau et se préparait à écrire.

– Réfléchissez, mon cher Delorge, luidit-il doucement.

– À quoi bon !…

– Votre démission envoyée, queferez-vous ? de quoi vivrez-vous ?…

– Je l’ignore.

– Prenez garde ! Un homme de cœurdoit avoir une situation à offrir à la femme qu’il aime…

– Oh !… je trouverai toujours à mecaser !…

Déjà il avait commencé à rédiger sa démission,le vieil ingénieur l’arrêta.

– Et votre mère !…prononça-t-il.

Raymond pâlit, mais sans poser laplume :

– Pauvre femme, murmura-t-il, si ellesavait !… Mais je ne m’appartiens plus, les événementsm’emportent, il faut que ma destinée s’accomplisse !…

Il fallait être M. de Boursonne pourinsister encore.

– Alors, vous resterez aux Rosiers ?ajouta-t-il.

– Oui.

– Que pensera-t-on, dans le pays, quandon vous verra abandonner votre situation pour demeurer près deMlle de Maillefert ? Croyez-vous que saréputation n’en souffrira pas ? À votre place, avant de riendécider, je prendrais son avis…

Mais Raymond en avait assez des angoisses oùil se débattait, des indécisions perpétuelles, des énervantesalternatives de crainte et d’espoir.

– À quoi bon consulterMlle Simone ! répondit-il. Peut-elle meconseiller de briser ma carrière ? Peut-elle, en meconseillant de rester, me sacrifier toutes ses pudeurs de jeunefille ?… Elle me demanderait de céder, cette fois encore, del’abandonner, de partir… et je ne le veux pas.

Et, d’une main ferme, il signa la démissionqu’il venait de libeller, une de ces démissions sur lesquelles iln’y a pas à revenir.

Qui eût cru, pourtant, mon cher Delorge,disait le vieil ingénieur, que j’achèverais sans vous ces étudesqui seront l’œuvre capitale et l’honneur de ma vie ?…

La soirée qu’ils passèrent ensemble, et quidevait être la dernière, ne fut cependant pas trop triste, chacund’eux mettant son amour-propre à faire parade d’un stoïcisme bienloin de son cœur.

Mais le lendemain matin, à la gare, le momentde la séparation venu, il n’était plus question de stoïcisme.

C’est les larmes aux yeux, que le vieilingénieur embrassait son « jeune ami ».

– Ah çà ! lui disait-il, j’espèrebien que vous viendrez me rendre visite. Allons, adieu, et boncourage ! Et pas de folies, morbleu ! Et si je puis vousêtre bon à quelque chose, un mot, et j’accours…

Le train était déjà hors de vue, que Raymonddemeurait encore sur le quai, immobile, regardant d’un œil morneles derniers tourbillons de fumée rouler en spirales, s’éparpilleret se dissoudre.

Mais deux coups légèrement frappés sur sonépaule ne tardèrent pas à l’arracher à ses sombres méditations.

C’était maître Béru qui se permettait cettefamiliarité, maître Béru qui avait tenu à mettreM. de Boursonne en wagon, et qui maintenant disait àRaymond :

– Rentrons-nous ?

– Rentrons…

Ce n’est pas sans intention que l’hôtelier duSoleil levant avait tenu à escorter Raymond. Aussi, aprèsavoir célébré les mérites de M. de Boursonne, après avoirprié Dieu de lui conserver au moins un de ses hôtes :

– Mais est-il vrai, interrogea-t-il, quemonsieur ne soit plus ingénieur ?

Tressaillant, Raymond s’arrêta.

– Pourquoi me demandez-vous cela ?fit-il.

– C’est que… répondit maître Béruembarrassé, c’est que, hier, j’ai entendu les piqueurs dire commecela que monsieur a donné sa démission… On en parle dans le bourg…et je me disais, à part moi, que ce doit être une plaisanterie.

Fallait-il nier la vérité ? nier un faitqui serait reconnu exact vingt-quatre heures plus tard ? Àquoi bon ?…

– Ce n’est pas une plaisanterie, réponditRaymond.

– Ah ! fit maître Béru, ah !ah !…

Puis clignant de l’œil d’un airfinaud :

– Je comprends, dit-il.

Maître Béru donnait là à Raymond la notionexacte de ce qu’on allait penser de son séjour dans le pays. Demême que l’hôtelier du Soleil levant, un millier de bravesgens allaient se dire : « Je comprends. »

Et c’est un terrible public, que celui d’unepetite ville quand il croit comprendre, quand il croit avoir trouvépâture pour sa curiosité.

– C’est maintenant qu’il me fautconsulter Mlle Simone, pensa Raymond…

C’était sur la route de Trèves qu’il l’avaitrencontrée la dernière fois, tout en haut de la côte, à un endroitoù le chemin longe le parc de Maillefert, non loin des ruines del’ancien château…

C’est là qu’il alla se poster…

Depuis deux jours le temps s’était remis aubeau. Le ciel était clair et il gelait. Le blanc soleil de décembrefaisait scintiller la glace dans les ornières et suspendait commedes girandoles aux branches chargées de givre.

Le visage cinglé par la bise âpre et toutechargée de poussière, Raymond n’avait pas tardé à franchir le fosséde la grande route et s’était abrité derrière un gros chêne.

De cette place, son regard embrassait un desplus beaux paysages de la Loire, un paysage dont une large portionappartenait à Mlle de Maillefert.

C’était à elle, ces immenses prairies, tout aufond de l’horizon, à elle ces plantureuses métairies vers laMénitrée, à elle encore ces grands bois et toutes ces vignessuspendues aux coteaux.

Et il songeait tristement que c’était cettefortune immense et si ardemment convoitée qui faisait le malheur deMlle de Maillefert et élevait entre elle etlui une infranchissable barrière.

Ah ! que n’était-elle pauvre, comme cespaysannes au visage bleui par le froid, qui passaient, revenant dumarché de Trèves, portant leur panier appuyé à la hanche et faisantclaquer leurs taloches sur la terre durcie !

– Alors, pensait Raymond, on ne ladisputerait pas à mon amour.

Le temps passait, néanmoins, et il commençaità s’inquiéter, quand, tout en bas de la côte, il aperçut deuxfemmes qui s’avançaient rapidement.

Elles étaient fort loin encore…n’importe !

Il reconnut, il devina plutôtMlle Simone, enveloppée d’un manteau de drap brun àcollet, et miss Lydia Dodge, la gouvernante anglaise, touteempaquetée de châles et de pelisses, les mains plongées jusqu’aucoude dans un manchon.

– Enfin !… murmura-t-il.

Mais presque aussitôt une crainte terrible lesaisit, qui jusqu’à ce moment ne s’était pas présentée à sonesprit.

Si Mlle de Maillefertallait s’étonner de son audace, repousser dédaigneusement cetteprotection dont il prétendait l’entourer et lui commander dequitter les Rosiers !…

Comment prévenir ce malheur ? sedisait-il…

Et cependant Mlle Simone etmiss Lydia avançaient, elles approchaient. Quelques pas encore, etelles allaient dépasser Raymond…

Il se décida à sauter sur la route.

– Ah ! mon Dieu !… s’écria lagouvernante épouvantée, car elle ne reconnaissait pas cet homme,qui se dressait ainsi soudainement comme une apparition.

Mlle de Maillefert lereconnut bien, elle !

Vivement elle marcha sur lui, et, sans luilaisser le temps d’articuler une syllabe, d’une voixaltérée :

– Vous avez laissé le baron de Boursonnepartir seul ? dit-elle. Vous avez donné votredémission ?…

– Oui.

Jamais Mlle Simone et Raymondne s’étaient rencontrés sans que miss Lydia Dodge protestât, commec’était son office de gouvernante, contre ce qui lui semblait laplus choquante des inconvenances.

Cette fois,Mlle de Maillefert l’arrêta au premiermot.

– Oh !… grâce, Lydia !

Et s’adressant à Raymond :

– Je croyais, dit-elle, que votreposition était votre seule fortune…

– Ce n’est que trop vrai.

Elle rougit extrêmement, et regardant Raymondd’un air singulier, comme si tout à coup quelque soupçon étrangeeût tressailli en elle :

– Mais alors, fit-elle, qu’allez-vousdevenir ?…

À son tour, Raymond était devenu pourpre.

Il frémissait à cette pensée queMlle de Maillefert pût le croire capable luiaussi d’un honteux calcul.

– Si modestes que soient mes ressources,répondit-il, elles peuvent me suffire pour le présent, et avantqu’elles ne soient épuisées, la destinée se lassera peut-être.L’avenir n’a rien qui doive m’inquiéter. Le jour où il le faudra,je retrouverai sans peine l’équivalent de ce que je perds.

Déjà le soupçon de la jeune fille s’étaitévanoui, cela se voyait à l’éclat de ses beaux yeux.

– Mais moi, dit-elle, je ne sauraisaccepter un tel sacrifice…

Cette phrase, c’était la récompense de ladécision de Raymond.

– Ah !… que parlez-vous desacrifice !… s’écria-t-il. Il n’y a d’ailleurs plus à revenirsur ce qui est fait…

– Et c’est pour moi !… pourmoi !…

– Il n’y avait pas à hésiter. Nos ennemisvoulaient m’éloigner, rester était donc mon devoir…

Cependant, miss Lydia Dodge grelottait sousses fourrures, et son nez se détachait de plus en plus rouge sur salarge face blême.

– Au moins, marchons, dit-elle.

– Soit, fitMlle Simone.

Et tout en marchant :

– Ainsi, dit-elle à Raymond, vous comptezrester aux Rosiers !…

Il secoua la tête.

– Je n’ai pas de projet arrêté,répondit-il avec un tremblement dans la voix. Je suis venu vousconsulter. Disposez de moi. Votre volonté sera la mienne. Si vousl’ordonnez, je m’éloignerai sans murmure. Mon séjour aux Rosierspeut être mal interprété…

– Il le sera, n’en doutez pas, soupiramiss Lydia.

Mlle Simone l’arrêtacourt.

– Hélas ! fit-elle, avec la plusdouloureuse expression, n’en est-ce pas fait déjà de ma réputationde jeune fille !… La fleur de l’honneur touchée par lacalomnie est flétrie à jamais…

Et brusquement, comme si elle se fût défiée deson émotion :

– Mais une détermination si grave nesaurait être prise sans réflexion, dit-elle… Je réfléchirai… Àdemain, monsieur Delorge, à la même heure, ici…

Et prenant le bras de miss Lydia Dodge, ellel’entraîna à travers bois dans la direction du château.

– Pourvu, mon Dieu ! qu’elle ne mechasse pas ! murmurait Raymond.

La veille encore, avant d’avoir reçu l’avis deson changement, il se résignait sans trop de peine à suivreM. de Boursonne à son nouveau quartier général, près desPonts-de-Cé…

Aujourd’hui, s’éloigner, ne fût-ce que d’unelieue, perdre de vue les girouettes du château de Maillefert,révoltait tout son être, comme la perspective d’un supplice pireque la mort…

C’est dire que le lendemain, bien avant lemoment fixé, il arpentait d’un pied fiévreux la route de Trèves,inventant mille plans, les remuant dans sa tête, les adoptant et lerejetant tour à tour…

Deux heures enfin sonnèrent à l’église deTrèves…

Mlle Simone parut,accompagnée, comme la veille, de miss Lydia Dodge.

En trois bonds Raymond fut près d’elle, ethaletant d’anxiété, comme s’il eût attendu un arrêt de vie ou demort :

– Eh bien ! demanda-t-il.

Doucement,Mlle de Maillefert remua la tête, et avec untriste sourire :

– Je ne suis pas plus avancée qu’hier,répondit-elle. Je ne me reconnais plus, je ne suis plus moi. Je metrouble, je faiblis, j’hésite, je ne sais pas prendre unerésolution…

– Ah ! c’est que je ne dois pasm’éloigner, s’écria Raymond.

– Par instants, poursuivait la jeunefille, de sa voix de cristal, j’ai presque peur… je frissonne sanssavoir pourquoi. Et cependant, pour le moment au moins, je n’airien à redouter. Ma mère a emporté une somme très considérable, ettant qu’elle n’aura besoin de rien, je puis être tranquille… Ellen’est pas méchante, ma mère, Philippe non plus n’est pas méchant…Ce n’est pas leur cœur qui est mauvais, c’est leur pauvre tête quiest folle…

Raymond s’étonnait de tant d’indulgence, necomprenant pas que c’était pour elle-même autant que pour lui queMlle Simone plaidait ainsi les circonstancesatténuantes.

– Hélas ! dit-il, ce n’est niMme de Maillefert ni M. Philippe que jecrains… C’est de M. de Maumussy que je me défie, deM. de Combelaine et de M. Verdale. Que sont-ilsvenus faire ici ?…

Il hésita une seconde, rougit légèrement etajouta :

– C’est encoreMme de Maumussy qui m’effraie… Plusieurs foisj’ai lu dans ses yeux et vu monter à ses lèvres comme l’aveu dequelque abominable trahison… Un complot s’ourdit contre vous, etsûrement elle en est la complice…

Le calme de Mlle Simone ne sedémentait pas.

– Que voulez-vous qu’on tente contremoi ? fit-elle.

Et après une minute de réflexion :

– Cependant, ajouta-t-elle, si réellementvous le croyez utile… restez.

Mais miss Lydia Dodge avait réfléchi, elleaussi, et coupant court aux actions de grâce de Raymond :

– Peut-être commença-t-elle, est-il unmoyen de tout concilier. Un peu de prudence ne gâte jamais rien.M. Delorge pourrait s’éloigner en apparence, et rester enréalité. Il s’établirait dans quelque ferme des environs, sous unnom supposé, et le soir, couvert de vêtements d’emprunt…

Un flot de pourpre inondait le beau visage deMlle Simone.

– Nous cacher, interrompit-elle, ruser,mentir… jamais ! Ce n’est pas par la fourberie qu’on sortd’une situation fausse. De ce qui est un malheur, ne faisons pasune honte. Si Raymond doit rester, que ce soit ouvertement et enavouant hautement que c’est pour moi qu’il reste. Ma réputation ensouffrira, mais moins que de cachotteries indignes. Et c’est àRaymond, seul que je dois compte de ma réputation, car si je nesuis pas sa femme, je ne me marierai jamais.

Personne jamais ne se vit si interdit que lefut miss Lydia Dodge de la soudaine véhémence deMlle de Maillefert.

Cette façon d’envisager la situation déroutaitabsolument ce qu’elle appelait fastueusement ses idées.

C’est qu’avec sa tournure exotique, son grandcorps osseux, ses lèvres pincées sur de longues dents jaunes, sonteint blême, son nez rouge et ses yeux ronds, cette brave ethonnête gouvernante anglaise possédait, pour son malheur, une âmesensible et la plus romanesque des imaginations.

Septième fille d’un pauvre ministre protestantdes environs de Londres, aussi disgraciée par la fortune que par lanature, miss Lydia n’en avait pas moins passé sa jeunesse àattendre, – comme les princesses des contes de fées, – le hérosjeune et beau qui devait réaliser ses rêves.

Il ne s’était pas présenté, ce héros.

Mais la misère était venue.

Le ministre étant mort, sa nombreuse familleavait été réduite à se disperser pour chercher sa vie, et forceavait été à miss Lydia d’accepter une place de gouvernante.

Ah ! le coup lui avait été rude, et cen’est pas sans d’horribles déchirements qu’elle avait descendu toutau fond de son âme, comme en un sépulcre inviolable, ses riantesillusions.

Depuis, bien des années s’étaient écouléesfécondes en déceptions. Elle s’était, à la longue, résignée auxtristesses du célibat. Mais en dépit de tout, sous l’enveloppeglacée et raide de la gouvernante anglaise, battait toujours lecœur ardent de la fille du ministre.

Cette vie de poétiques amours qu’elle n’avaitpu vivre en réalité, miss Lydia n’avait jamais cessé de lapoursuivre en songe.

Le soir venu, lorsqu’elle avait regagné sachambrette et tiré ses verrous, elle se dédommageait des platitudeset des écœurements de sa besogne d’institutrice, en se précipitantdans une existence nouvelle, la sienne, chimérique etsplendide.

Alors, avec une âpre avidité, elle dévoraitpêle-mêle tout ce qu’elle avait pu se procurer de romans, sepassionnant pour les héros respectueux et tendres, pleurant devraies larmes avec les héroïnes innocentes et persécutées,s’émouvant d’amours imaginaires et d’émotions frelatées.

De ces lectures nocturnes, elle avait retiré,croyait-elle sincèrement, une connaissance parfaite du monde, lascience de la vie, l’expérience des passions, et surtout cettefécondité d’expédients qui ouvre des issues aux situations les plusdésespérées…

Dans de telles conditions, et lorsqu’elle seconsidérait comme une victime des exigences sociales, comment ne seserait-elle pas intéressée à l’amour de Raymond et deMlle Simone ?

Elle leur avait toujours présenté quantitéd’observations convenables, parce que c’était son devoir degouvernante, mais au fond du cœur elle était leur complice dévouée,estimant même qu’ils étaient un peu bien naïfs, et qu’à leur placeelle n’eût pas été embarrassée d’imaginer quelque solution comme entrouvaient toujours ses auteurs favoris pour arranger toute choseau gré de tout le monde.

Le pis, c’est que Raymond était absolument del’avis de Mlle de Maillefert.

– On ne doit se cacher que de ce dont onrougit, déclara-t-il. Dissimuler notre amour serait ledéshonorer.

– Et d’ailleurs, ajoutaMlle Simone, tout ceci ne saurait se prolonger…Nous réfléchirons, nous verrons… Dieu m’inspirera… Je trouveraipeut-être un moyen de fléchir ma mère, de concilier ses volontésavec mes devoirs…

Le jour baissait, cependant…

Pressés par la main de Lydia,Mlle Simone et Raymond se séparèrent, mais non sanss’être promis de se retrouver à la même heure et au mêmeendroit.

Et en effet, les jours suivants, quantité degens les aperçurent, marchant à pas lents, le long de la route deTrèves.

Dame !… cela parut drôle, selonl’expression de M. Bizet de Chenehutte, et quelques personnesdéclarèrent que c’était par trop d’effronterie, que de s’afficherainsi.

– On se cache, que diable ! disaientles austères de l’hypocrisie.

D’autres disaient, et cela surtout dans lasociété qui avait été celle de la duchesse de Maillefert :

– Ce jeune M. Delorge est aussi partrop bon enfant ! C’est moi qui, à sa place, aurais tôt faitd’enlever la jeune personne…

Tous ces propos, et bien d’autres encore,étaient fidèlement rapportés à Raymond par M. Bizet deChenehutte, lequel, bon gré mal gré, s’était constitué son agentvolontaire et son avocat, et courait le pays pour recueillir leson-dit et former, à ce qu’il prétendait, l’opinion publique.

Mlle de Maillefert etRaymond se souciaient bien de cette opinion, vraiment !…

Étourdis de ce répit soudain que leuraccordait la destinée, ils se hâtaient d’en profiter, oubliant,pour se concentrer dans le calme de l’heure présente, les orages dupassé et les nuages de l’avenir.

Insensiblement, ils en étaient déjà, au boutd’une semaine, à enfreindre les règles qu’ils s’étaientimposées.

Tout d’abord, ils se lassèrent de se promenersur le grand chemin de Trèves, en butte à l’indiscrète curiositédes passants.

Un jour que Mlle Simone avaità faire une course pressée, Raymond lui avait offert son bras, ellel’avait accepté et ils s’en étaient allés, suivis de miss Lydia,jusqu’à Saint-Maur, tantôt par la traverse qui suit les coteaux,tantôt le long du sentier qui côtoie la Loire…

Mais le lendemain, le temps était devenu simauvais, que rester dehors n’était pas possible.

Et Raymond eut l’idée d’aller demander un abriaux ruines du vieux manoir de Maillefert.

– Autant vaudrait recevoirM. Delorge au château neuf, objectait miss Lydia.

Mieux eût valu même. Seulement… seulement, cen’était pas l’avis de Raymond ni deMlle Simone.

Si bien que la pluie persistant, ilss’accoutumèrent à passer leur après-midi dans les ruines. Il s’ytrouvait, au rez-de-chaussée, une immense salle voûtée, où on avaitaccumulé toutes sortes de débris, chapiteaux de colonnes et depierres sculptées, et c’est là qu’ils se réfugiaient.

Une fois, Mlle Simone ayant eules pieds mouillés, Raymond se mit en quête et réunit assez de boissec pour allumer un grand feu clair dans la cheminée.

– Ah ! que cette bonne flambée meréjouit ! s’était écriée la jeune fille. Que n’en avons-noustoujours une semblable !

Pour Raymond c’était un ordre.

Quand Mlle de Maillefertarriva le lendemain, il y avait un grand brasier dans l’âtre :il en fut de même les jours suivants.

– Le malheur nous oublierait-ildonc ? se disaient-ils quelquefois.

Raymond ne recevait pas de lettres de Paris.Il n’ouvrait plus un journal.

Il entendait bien dire que les affairesallaient mal, que l’Empire hésitait entre un ministère libéral etun nouveau coup d’État… Mais que lui importait ?

Ce qui l’occupait, c’était le projet qu’ilavait formé de décider Mlle Simone à acheter leconsentement de sa mère en lui abandonnant une portion de safortune.

Elle s’était d’abord révoltée lorsqu’il lui enavait parlé.

Mais peu à peu il lui avait exposé un plangrâce auquel il se faisait fort de reconstituer le capital sacrifiéen moins de temps que ne mettraient à le dévorer la duchesse et sonfils.

Et elle se laissait aller à discuter, tant,aux charmes nouveaux de cette douce existence, se détrempait savolonté si ferme…

Ainsi, vers la fin de décembre, par une froidejournée, ils s’étaient assis près du foyer, causant à voix basse,pendant que miss Lydia lisait, lorsque tout à coup un grand bruitse fit de pierres qui s’éboulaient, et de pas précipitésretentirent dans les ruines.

– Qu’est cela ? s’écria Raymond ense dressant d’un bond.

Mais avant qu’il eût le temps de s’élancerdehors, M. Bizet de Chenehutte, pâle, effaré, sans haleineapparut.

– Ah !… c’est ce que je ne sauraissouffrir ! prononça durement Raymond, pensant que la curiositéamenait M. Bizet.

Alors lui :

– M. Philippe !… dit-il. Prenezgarde. Il est arrivé il y a une heure… Je l’ai épié… Il vient, ilme suit…

Mlle Simone s’était levée.

– Mon frère !… balbutia-t-elle.

– Moi-même ! répondit une voixrailleuse. Et M. Philippe se montra, toujours le même, pâle,exténué, ricanant.

C’est le lorgnon à l’œil, qu’il toisait tour àtour les acteurs de cette scène étrange, miss Lydia affaissée surun fût de colonne, Mlle Simone appuyée contrel’immense cheminée, M. Bizet qu’agitait un frisson nerveux, etenfin Raymond, debout, la tête rejetée en arrière, le défi dans lesyeux et la menace aux lèvres.

– Singulier endroit pour donner desrendez-vous, ricana-t-il, quand on possède un des plus beauxchâteaux de l’Anjou !…

Puis, s’adressant àMlle Simone :

– Car nous donnons des rendez-vous, chèresœur, ajouta-t-il. Nous, sans pitié pour les fautes des autres,nous avons aussi nos petites faiblesses.

– Ah ! pas un mot de plus !interrompit Raymond d’un accent terrible.

Machinalement, le jeune duc recula.

– Un duel !… fit-il.

D’un geste rapide, Raymond venait de ramasserune lourde branche de chêne.

– Non, pas un duel, dit-il d’une voixsourde. Personne jamais, moi présent, ne manquera au respect dû àMlle de Maillefert.

M. Philippe comprit. Ivre de douleur etde colère, Raymond était homme, à la moindre offense, à le tuercomme un chien.

– Vous vous méprenez, mon cher Delorge,dit-il. Ma sœur est en âge de savoir ce qu’elle fait, et j’ai tropbesoin d’indulgence pour avoir le droit de me montrer sévère… Si jevous ai troublés, c’est que j’arrive de Paris pour parler à Simone,à l’instant même, d’une affaire qui intéresse l’honneur de notremaison, et qu’on m’a dit que je la trouverais ici…

À coup sûr, quelque chose d’extraordinaire sepassait… Son attitude, son air, ses paroles conciliantes, tout leprouvait.

– Voulez-vous rentrer au château, Simone,ajouta-t-il, et m’accorder un moment d’entretien ?…

La jeune fille, sans mot dire, s’avança…

– Mademoiselle !… suppliaRaymond.

Il la suivait, M. Philippe l’arrêta.

– Permettez !… dit-il. Vous n’êtespas encore de la famille, et nous avons du linge sale à laver…

Et il entraîna Mlle Simone,suivi de miss Lydia qui trébuchait à chaque pas.

– Voilà un événement ! répétaitM. Bizet, qui avait enfin repris haleine…

Puis vivement :

– Il est clair, mon cher Delorge,continua-t-il, que M. Philippe avait des mouchards à vostrousses. Il est venu ici tout droit, sans parler à personne.Malheureusement, je n’ai pu le devancer assez…

Mais Raymond ne l’écoutait pas.

– Qu’est-il venu faire ici ?… Queldessein sinistre l’amène ? Quelle intrigue abominable ?Que veulent-ils encore de cette malheureuse ?…

Il perdait la tête et M. Bizet eut toutesles peines du monde à le ramener aux Rosiers…

Ce n’était pas un méchant garçon queM. Bizet. Ayant déclaré qu’il était incapable d’abandonner unami malheureux, il s’était installé près de Raymond, dans sachambre du Soleil levant, lorsque tout à coup il poussa uncri.

Il venait de voir passer M. Philippe dansune voiture qui gagnait la gare au grand trot.

Arrivé par l’express de midi, il repartait parle train de quatre heures…

– Je vais donc savoir ce qui s’estpassé ! s’écria Raymond.

Et, sans rien vouloir entendre, il s’élançacomme un fou vers Maillefert…

Les portes étaient grandes ouvertes ; ilentra. Mais il eut beau appeler, personne ne lui répondit. La peurle gagnait : il monta…

Dans le petit salon bleu, éclairé par uneseule bougie, Mlle Simone gisait sur un fauteuil,si pâle, si effroyablement changée, qu’il la crut morte.

Elle vivait, mais toute pensée semblaitéteinte en elle, c’est d’un œil hagard qu’elle le regardait, et àses ardentes questions, elle ne répondait rien, sinon :

– Par pitié ! éloignez-vous,laissez-moi ! Demain, à demain !…

C’est la mort dans l’âme qu’il se retira.Jamais ses angoisses n’avaient eu cette épouvantable intensité.

Cependant le lendemain à midi il était encoresans nouvelles, et il allait remonter à Maillefert, lorsque maîtreBéru lui apporta une lettre.

Le cœur serré d’un horrible pressentiment, ilrompit le cachet et lut :

« Quand vous parviendront ces lignes,j’aurai pour toujours quitté Maillefert. L’honneur même est perdu.Si vous m’aimez, au nom de notre amour, ne cherchez jamais à merevoir. Je suis la plus malheureuse des créatures. Adieu, ô monunique ami, adieu !… »

Raymond chancelait comme sous un coup demassue.

– Insensés, murmurait-il. Tandis que nousnous endormions, les autres veillaient, eux !…

Puis, tout à coup, avec un effrayant éclat decolère :

– Voilà donc, s’écria-t-il, ce quecomplotaient Maumussy et Combelaine… Simone ! ils m’ont voléSimone !… Ah ! les misérables ! C’est Dieu qui mepunit d’avoir oublié que j’avais mon père à venger…

Le soir même, Raymond Delorge partait pourParis.

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