La Dégringolade, Tome 2

V

– Vous aimez Simone, monsieurDelorge ? demanda tout à coupMme de Maillefert…

– Madame…

– Eh bien ! cher monsieur, votresort dépend uniquement de sa volonté. Qu’elle dise un mot, et jevous l’accorde. À vous d’obtenir qu’elle prononce ce mot.

Elle s’interrompit, écoutant…

Il lui avait semblé entendre, de l’autre côté,dans la pièce voisine, un pas rapide et léger.

– La voici ! fit-elle du ton dontelle eût dit : Attention !

Elle ne se trompait pas.

À l’instant même, dans le cadre de la portequi donnait de la chambre à coucher dans le boudoir,Mlle Simone parut.

– Mon Dieu !… s’écria-t-elle…

C’est qu’elle venait d’apercevoir Raymond,dont elle ignorait la présence au château. C’est qu’à la façon dontil s’était retiré la veille, elle avait cru comprendre qu’elle nele reverrait plus à Maillefert.

– Approchez, Simone, ditMme de Maillefert.

Machinalement, elle obéit.

La défiance se lisait dans ses beaux yeuxtremblant qu’elle arrêtait tour à tour sur sa mère et sur Raymond,implorant l’explication d’un fait qui lui semblaitinexplicable…

– Ma chère Simone, commença la duchessed’un ton solennel, un événement grave se produit. M. RaymondDelorge, ici présent, vient me demander votre main.

Un nuage épais de pourpre envahit jusqu’à laracine des cheveux le visage doux et triste de la pauvreenfant.

– Ma mère !… interrompit-elleévidemment révoltée, et espérant peut-être la rappeler à laraison.

Mais il n’était pas de considération capabled’arrêter la duchesse de Maillefert, une fois qu’elle poursuivaitun but.

– Je sais par expérience,continua-t-elle, quel enfer est un ménage sans amour. Je prétendsdonc, ma fille, vous abandonner absolument le choix de votre mari.Dictez-moi la réponse que je dois faire à M. RaymondDelorge.

Confuse, humiliée, violentée en toutes sespudeurs, la malheureuse jeune fille baissait la tête.

– Par pitié ! ma mère,balbutia-t-elle encore, n’insistez pas… plus tard, lorsque nousserons seules…

La duchesse haussait les épaules.

– C’est cela, dit-elle, et ensuite vousprendrez des attitudes de vierge martyre, et je passerai, moi, pourune marâtre… Nenni ! Je désire que notre explication ait untémoin, et je suis ravie que ce témoin soit monsieur…

Des larmes avaient jailli des yeux deMlle de Maillefert et, comme un collier deperles qui s’égrène, roulaient silencieusement le long de sesjoues.

– Est-il vraiment possible, ma mère,murmura-t-elle, que vous veuillez mettre un étranger dans laconfidence des tristes déchirements de notre famille !

– Oh ! considérez-vous doncM. Delorge comme un étranger !…

Depuis un moment déjà, Raymond délibérait s’ilne ferait pas bien de s’enfuir.

Les paroles de Mlle Simone luiparurent un ordre et fixèrent ses irrésolutions.

– À Dieu ne plaise, mademoiselle,prononça-t-il, que je vous sois jamais la cause d’undéplaisir ; je me retire…

Et il se retirait, en effet, lorsque laduchesse, qui s’était levée, passa brusquement entre la porte etlui.

– Restez ! commanda-t-elle d’un tonimpérieux. Il faut, une fois pour toutes, que Simone s’explique. Cequi va être décidé ici le sera irrévocablement.

Et s’adressant à sa fille :

– Parlerez-vous ? ajouta-t-elle.

Un éclair de colère avait séché les larmes deMlle Simone.

– Vous le voulez, fit-elle d’une voixétouffée, vous l’exigez… Eh bien ! soit. Mais que la honteretombe sur vous de l’affreuse violence que je me fais.

Et détournant la tête pour éviter le regardbrûlant de Raymond :

– Je consens, balbutia-t-elle, à devenirla femme de M. Delorge… mais aux conditions que je vous aidites, ma mère…

Ah ! bien peu s’en fallut que Raymond,éperdu, ne tombât aux genoux deMlle de Maillefert. Une réflexion soudainel’arrêta. La question de son mariage avecMlle Simone avait déjà été agitée entre la duchesseet sa fille.

– C’est-à-dire, insistaMme de Maillefert, à la condition de consommerla ruine de notre maison au profit de M. Delorge, n’est-cepas ?

– Ma mère ! est-ce bien vous quidites une telle chose !…

– Je dis ce qui est.

– M’accuser de vouloir la ruine de notremaison, moi qui lui ai tout sacrifié au monde, et qui suis prête àlui tout sacrifier…

– Alors, faites ce que je vous demande…non pour moi, grand Dieu ! qui ne suis plus qu’une vieillefemme et trouverai toujours le millier de louis qu’il me faut pourpayer ma dot dans un couvent, mais pour votre frère…

– Je ne le puis…

– Votre frère est le chef de notremaison, l’héritier du nom, Philippe est le duc de Maillefert ;vous lui devez respect et soumission.

– Ma mère, il est inutile d’insister.

Ainsi, c’était cette éternelle discussiond’argent, dont Raymond avait surpris quelques lambeaux le soir dubal, qui recommençait…

Mais dans quelles conditions, cette fois, etcombien plus honteuse et plus dégradante !…

– Prenez garde ! Simone, repritMme de Maillefert, la voix tremblante d’unecolère difficilement contenue, prenez garde ! Vous m’obligez àrépondre par un refus à la demande de M. Delorge…

Et s’adressant à Raymond :

– Vous l’entendez ?…continua-t-elle, vous prétendez l’aimer et vous ne trouvez pas unseul mot à dire !…

Bouleversé des plus étranges émotions, maistoujours maître de soi, Raymond s’inclina :

– J’ai foi enMlle Simone, répondit-il – répétant les paroles quilui avaient été dites par la jeune fille – ses décisions me sontsacrées.

La duchesse éclata de rire – d’un rire faux etmenaçant.

– En d’autres termes, interrompit-elle,vous adorez ma fille, mais vous aimez encore plus son argent. Voilàvotre désintéressement. Je le prévoyais, je savais que vous vousétiez entendus…

Peu à peu, et en dépit de ses fermesrésolutions de ne s’émouvoir de rien, il était manifeste queMlle Simone s’animait : elle relevait la tête,et de fugitives rougeurs enflammaient ses joues.

Voyant Raymond blêmir sous l’insulte deMme de Maillefert, et cependant prendre sursoi de garder le silence :

– Que vous m’outragiez, moi, ma mère,dit-elle, peu importe, j’y suis accoutumée. Que vous accusiezM. Delorge de cupidité, c’est ce que je ne puis souffrir. Lapensée de M. Delorge, je la connais, il me l’a dite. Il croit,de même que moi, que je dois tout ce que je possède au nom deMaillefert.

La duchesse riait toujours de son rireironique.

– Et voilà pourquoi, interrompit-elle,voilà comment vous refusez de donner la moitié de votre fortune àl’aîné de notre maison, à votre frère…

– Je fais plus.

– Bah !

– Je lui donne, c’est-à-dire, je vousdonne la totalité de mes revenus…

– Mais vous gardez le capital. Noussommes à votre merci… Que vos dispositions changent, et le duc deMaillefert est sans pain.

– Mes dispositions ne changeront pas.

– Qui le sait !… Supposez-vousmariée et mère de famille. Fatalement, vous en arrivez à juger quevotre argent appartient bien plus à votre mari et à vos enfantsqu’à votre mère et à votre frère…

Irritée, Mlle Simone battaitle parquet d’un pied nerveux, oubliant presque la présence deRaymond, qui, les deux mains appuyées au dossier d’une chaiseécoutait…

– Il est des moyens de voustranquilliser, ma mère, reprit la jeune fille, je vous les aiofferts…

– Lesquels !…

– On dressera un acte par lequel jereconnaîtrai devoir à mon frère et à vous le revenu de mespropriétés…

– Le revenu !… Comment voulez-vousque dans ces conditions votre frère trouve un établissementsortable ! Quelle famille voudrait de lui !

– Que mon frère se marie, et je m’engageà lui assurer au contrat l’usufruit de trois millions de terresdont les enfants auront la nue-propriété.

La duchesse avançait dédaigneusement leslèvres.

– Oh ! encore des termes deprocureur ! fit-elle.

– Qui donc m’a réduite à les apprendre,sinon vous, ma mère !…

À chaque parole, grandissait dans le cœur deRaymond son admiration pour Mlle Simone, son méprispour Mme de Maillefert.

Et ne pouvoir intervenir cependant !…

– Quelle tête !… grondait laduchesse, quel caractère de fer !… Il me semble entendre tonpère. Rien ne l’émeut, rien ne la touche. Elle se laisserait briseravant de ployer…

– C’est vous, ma mère, dont l’opiniâtretépasse toute croyance, dit la jeune fille…

Incapable de se contraindre plus longtemps, laduchesse de Maillefert se dressa en pied, et repoussant sonfauteuil qui roula jusqu’à la porte :

– Assez ! fit-elle d’un ton bref ettranchant. Une dernière fois, Simone, voulez-vous partager avecvotre frère…

– Le capital ? Je ne le puis.

– Prenez garde, réfléchissez… C’est larupture immédiate, définitive, irrévocable, d’un mariage qui voustient au cœur.

Raymond se sentait chanceler.

– Ah ! vous êtes impitoyable, mamère, interrompit Mlle Simone. Ce que vous medemandez, vous savez bien qu’il m’est défendu de vousl’accorder…

– Défendu !

– Vous savez bien que je suis liée par unserment sacré, juré sur le Christ, entre les mains d’unmourant…

Mme de Mailleferthaussait les épaules.

– Toujours les mêmes réponses,dit-elle.

– Oui, toujours ! répondit la jeunefille, éternellement…

Et admirable de douleur et d’indignation, sibelle que Raymond en fut ébloui comme d’unetransfiguration :

– Vous oubliez donc la mort de monpère ! reprit-elle. Vous oubliez donc… C’est vrai, il y a cinqans de cela, et depuis, tant d’événements se sont succédé… Mais jeme souviens, moi, je me souviens…

– Simone ! fit durementMme de Maillefert, Simone !…

Mais elle ne laissa pas interrompre.

– Je n’avais pas seize ans,poursuivit-elle, j’étais encore en pension… C’était l’hiver, lanuit, je dormais… Tout à coup un grand bruit autour de mon litm’éveilla… J’ouvris les yeux. Une de nos surveillantes se penchaitvers moi. – « Vite, me dit-elle, bien vite, habillez-vous, unevoiture vous attend à la porte, un horrible accident est arrivé àvotre père, il vous demande, il se meurt… »

« Ce n’était que trop vrai. Mon pèrerevenait de Nice à l’improviste, quand, arrivé en gare à Paris,ayant voulu sauter à terre avant l’arrêt du train, il avait étérenversé et broyé entre les roues du wagon et le pavé du quai.

« Lorsque j’arrivai à l’hôtel, lesdomestiques perdaient la tête. Vous, ma mère, vous étiez au bal, onne savait chez qui. Mon frère était absent depuis vingt-quatreheures. On vous cherchait en vain l’un et l’autre par toutParis.

« Mon père avait été rapporté sur unecivière, et pour lui épargner d’horrible souffrances, au lieu de lemonter à sa chambre, on l’avait déposé dans le salon, sur un litdressé à la hâte.

« Pauvre père ! Son corps n’étaitplus qu’une masse informe de chairs sanglantes. C’était un miraclequ’il vécût encore. Par un prodige d’énergie, il retenait enquelque sorte son âme près de s’envoler…

« – Enfin, la voici !… murmura-t-ilquand je parus.

Et tout de suite, d’une voix faible, mais trèsvite, comme s’il eût craint de ne pouvoir achever :

« – Maîtrise ta douleur, me dit-il, etécoute-moi, le temps presse. La mort me surprend. Je n’ai prisaucune disposition. Ma fortune sera demain à la discrétion de tamère et de ton frère. Combien durera-t-elle entre leursmains ? Bien peu. Et après ? Ruinés, perdus de dettes,compromis, dédaignés, que feront-ils ? J’endure les tourmentsde l’enfer en songeant à cela. Degré à degré, jusqu’oùdescendront-ils ? Jusqu’où traîneront-ils notre nom, ce nomglorieux de Maillefert, qui a son paragraphe à toutes les bellespages de l’histoire de France, et que mes aïeux m’ont légué pur etsans tache…

Mme de Mailleferts’agitait désespérément pour arrêterMlle Simone.

– Vous oubliez que nous ne sommes passeules, lui répétait-elle.

– C’est vous qui la première l’avezoublié, madame, répondit la jeune fille…

Et s’adressant surtout à Raymond, et d’unaccent qui s’imposait, elle poursuivit :

– Éperdue de douleur, je m’étaisagenouillée près du lit de mon père :

« – Tu n’as que quinze ans, Simone,reprit-il, et cependant c’est à toi de me remplacer dans cettemaison où souffle un vent de vertige. Par bonheur, tu esimmensément riche, c’est le salut. Dès que ta mère et ton frèreauront dévoré ma fortune, ils voudront la tienne. Refuse.Abandonne-leur ton revenu jusqu’au dernier louis, c’est ton devoir.Jamais, sous aucun prétexte, ne leur donne le capital. Tu serasobsédée, harcelée, circonvenue, martyrisée, tiens bon, ou jesortirai de ma tombe pour te maudire. C’est ton repos que je tedemande, ton bonheur, ta vie… Tu les dois à notre nom. À toi àgarder d’eux-mêmes ta mère et ton frère. Il se peut que tu temaries un jour, mais alors que ton mari sache bien qu’il épouse unefille dont la fortune n’est qu’un dépôt sacré…

« Sa voix faiblissait.

« – À un signe qu’il fit, je posai sur sapoitrine un crucifix placé près de lui par le prêtre qu’on étaitallé chercher.

« – Jure-moi, dit-il, sur ce Christ,d’obéir à mes dernières volontés, et ma mort, qui eût été celled’un damné, sera douce et sereine…

« Je jurai.

« Vous entriez en ce moment, ma mère, entoilette de bal, la tête chargée de fleurs, et vous avez entendules dernières paroles de mon père :

« – Tu l’as juré, Simone, tous lesrevenus, mais rien que les revenus… Le capital, c’est la rançon del’honneur des Maillefert…

Désespérant d’interrompre sa fille et de luiimposer silence, la duchesse de Maillefert avait pris le parti dese rasseoir.

Et suffoquant de rage, l’œil enflammé, la facepourpre, les veines du cou gonflées à rompre, elle égratignait deses ongles le velours de son fauteuil.

Mais dès que Mlle Simones’arrêta :

– Voilà donc, dit-elle d’un tond’outrageante ironie, la règle de votre conduite.

– Immuable.

– Les propos incohérents d’unmourant.

Si terrible fut le regard de la jeune fille,que la duchesse en frissonna.

– Ce mourant était mon père, madame,prononça-t-elle, et les approches de la mort, loin d’obscurcir sanoble intelligence, ne lui éclaircirent que trop l’avenir.

Écrasé sous une de ces situations quel’imagination se refuse à prévoir, Raymond demandait au ciel uneidée, une inspiration.

– Ainsi, repritMme de Maillefert, remontrances, ordres,prières, tout est inutile.

– Inutile.

– Vous espérez que votre opiniâtretétriomphera de ma légitime obstination.

– Je n’espère plus rien.

Ce que ce marchandage, en présence de Raymond,avait de bas, de vil, d’ignoble, la duchesse était hors d’état dele sentir. Sa raison était perdue. Sa voix rauque semblait unrâle.

– Alors, c’est bien entendu,insista-t-elle, bien convenu ?

– Oui.

Mme de Maillefert seretourna vers Raymond :

– Voilà, dit-elle, la vierge timide etsoumise que vous souhaitez pour épouse, monsieur Delorge ! Quevous en semble ? Voyons, répondez !… Mais répondez donc,monsieur !

Haussant son sang-froid à la hauteur de cettecrise inouïe, Raymond dominait encore son indignation :

– C’est en vain, prononça-t-il, c’estinutilement que je chercherais des termes pour rendre larespectueuse admiration que m’inspirent l’héroïque courage et ledévouement sublime de Mlle de Maillefert.

C’en était fait. Toutes ses espérances, laduchesse les avait hasardées sur une chance unique, et elle avaitperdu.

Enragée comme le joueur imbécile qui lacère etfoule aux pieds les cartes qui ont trompé ses convoitises, ellecessa de se contraindre.

– Ah ! c’est comme cela,cria-t-elle. Eh bien ! monsieur Delorge, rien ne vous retientplus ici, et j’espère qu’à l’avenir vous me dispenserez de vosadmirations.

Mais de même que l’instant d’avant, lorsqu’ilallait sortir, il avait été retenu parMme de Maillefert, Raymond, cette fois, futarrêté par Mlle Simone.

– Restez ! commanda-t-elle d’unaccent impérieux.

Et marchant sur sa mère :

– Car je n’ai pas fini, madame,poursuivit-elle. Vous avez exigé une explication, nous l’auronscomplète. Je n’ai pas tout dit…

Pour toute réponse, la duchesse de Maillefertallongea la main vers un cordon de sonnette.

– Prenez garde à votre tour, ditMlle Simone avec un calme effrayant. Si voussonnez, on viendra. Et je vous le jure, je parlerai quand même,haut et ferme, devant tous, devant vos valets, devant mon frère,devant vos hôtes, ces gens dont, sans me consulter, vous peuplez mamaison. Car je suis chez moi, ici ; seule j’ai le droit d’ydonner des ordres, de recevoir qui bon me semble, de chasser qui medéplaît !…

Pétrifiée de stupeur, la duchesse avait laisséretomber son bras.

Était-ce bien sa fille, la victimeéternellement résignée de son brutal despotisme, qui, tout à coup,s’insurgeait, se redressait et lui tenait tête !… À quellessources vives puisait-elle son indomptable énergie que la nature,aux heures décisives, accorde aux êtres les plus faibles ?

Raymond admirait.

Je parlerai, continuaitMlle Simone avec une véhémence croissante, parcequ’on a aussi des devoirs envers soi, et qu’il faut que l’on sachecomment j’ai tenu le serment fait à mon père mourant.

« Vous n’avez que trop justifié, monfrère et vous, ses sinistres appréhensions.

« Trois ans ne s’étaient pas écoulés, quede l’énorme fortune qu’il vous avait laissée, il ne restait plusque des débris.

« Qu’en avez-vous fait ? À quelsgouffres inconnus avez-vous jeté ces millions ? À quelscreusets mystérieux les avez-vous fondus ?

« Car vous ne les avez pas employés, sifollement que ce soit ; vous ne l’auriez pas pu.

« Il y a des princes souverains qui ontune cour, des dignitaires, des soldats, et qui ne dépensent pasannuellement ce que vous auriez dépensé.

« Et chez vous, dans votre hôtel, lorsquej’y allais passer vingt-quatre heures, je ne trouvais pas parmi voscinquante valets un domestique pour me porter une lettre. Vosfemmes de chambre me faisaient honte ou peur. Un matin, votrecuisinier est venu me dire qu’il ne pourrait pas m’apprêter àdéjeuner si je ne lui donnais quelque argent. Il vous avait avancétoutes ses économies, vous lui deviez dix-huit mille francs, on luirefusait crédit dans le quartier…

– Ah ! c’est trop fort ! disaitla duchesse, c’est trop fort !…

La jeune fille poursuivait :

Mon père disait bien que Philippe et vousétiez pris de vertige. Millionnaire, il vous manquait toujours unbillet de mille francs. Avec deux cent mille livres de rente vousfaisiez des dettes, et vous empruntiez à soixante pour cent quandvos créanciers devenaient pressants…

« Pour satisfaire une fantaisie, vousgreviez une propriété d’hypothèques usuraires. Pour payer une dettede jeu, vous vendiez le tiers de leur valeur les meilleures terresde l’Anjou.

« En une seule nuit, dans un cercle,Philippe perdait, au baccarat, cent soixante mille francs. Uneautre fois, aux courses, le chiffre de ses pertes dépassait dixmille louis…

« Et vous, précisément à cette époque,vous en étiez réduite à faire porter vos diamants auMont-de-Piété.

« Si encore, de tant de prodigalités, eûtrejailli sur vous l’éclat que donne un faste noble et intelligent.Mais non. Vous n’en avez jamais recueilli que du ridicule ou de lahonte…

– Simone !… criaitMme de Maillefert, Simone, vous devenezfolle…

– C’est par les journaux, continuait lajeune fille, qu’on avait ici de vos nouvelles. Je ne les lisaispas, mais les gens du pays prenaient un détestable plaisir à meféliciter de ce qu’ils appelaient vos brillants succès. Par eux,malgré moi, j’étais informée de tout.

« On parlait de mon frère, du duc deMaillefert, comme d’une sorte de palefrenier millionnaire, vaniteuxet inintelligent, joueur et débauché, plastron de tous les mauvaisplaisants, dupe d’élection de tous les aventuriers qui leflagornaient et vivaient à ses dépens.

« Vous, ma mère, on vous citait toujoursparmi les reines de la mode, qui, à ce que prétendent lescouturières, donnent le ton, dont on décrit les toilettes, dont oncélèbre la beauté, l’élégance, le goût, le luxe, dont on raconteles aventures et les bons mots, femmes folles ou mauvaises femmes,qui payent leur renommée de leur réputation.

« Si bien que je me demandais quelle mèrevous étiez, pour souffrir la conduite de votre fils, et quel filsétait Philippe, pour tolérer la conduite de sa mère !…

Épouvanté du choc de ces deux colères, l’uneindigne, l’autre, trop légitime, hélas ! Raymond était presquetenté d’arrêter Mlle Simone…

Ne se perdait-elle pas, par cette violenceextraordinaire !…

– Ah ! je me vengerai ! râlaitla duchesse, vous me payerez cher cette humiliation !…

Mais loin de paraître s’effrayer de cesmenaces, Mlle de Maillefert redressait plushaut la tête, toujours plus haut, provoquant se mère d’un regard dedéfi.

Elle l’avait dit, elle se révoltait, etpareille à l’esclave qui vient de briser sa chaîne, elle semblaitincapable de garder aucune mesure.

– Enfin, reprit-elle, après avoir respiréfortement, enfin le jour vint, ma mère, où votre dernier louisglissa entre vos mains. Vous étiez ruinés, mon frère et vous.Lambeau par lambeau, vos propriétés avaient été mises à l’encan, cequi vous restait était écrasé d’hypothèques, les usuriers vousfermaient leur caisse, les marchands vous refusaient crédit, leshuissiers assiégeaient votre hôtel.

« Et étourdis de cette ruine, éperdus, endétresse, vous vous débattiez. Philippe et vous, au milieu d’unemeute hurlante de créanciers.

« C’est alors que mon souvenir vousrevint, car en trois ans vous n’aviez pas répondu à une seule demes lettres. Et je vous vis arriver ici, un matin…

« C’était en hiver, à cette époque à peuprès, et je me rappelle votre surprise en me revoyant. Vous ne mereconnaissiez pas. Vous me disiez : « – Comme tu eschangée, ma pauvre enfant !…

De sa place, accoudé à la cheminée, Raymond neperdait pas un tressaillement de la physionomie bouleversée deMme de Maillefert, et il voyait s’allumer etflamber dans ses yeux la haine la plus ardente.

J’étais, en effet, bien changée, poursuivaitplus doucement Mlle Simone. Trois mois après lamort de mon père, pénétrée de ses dernières volontés, j’étais venuem’établir dans ce grand château désert, avec ma gouvernante, missLydia Dodge, et maître Tardif, le vieil homme d’affaires de notrefamille.

« Je n’étais qu’une enfant, j’ignoraisjusqu’à la valeur précise de l’argent. J’avais à apprendre lemaniement d’une grande fortune territoriale.

« Vous pensez peut-être, ma mère, que cetexil ne me coûtait pas. Détrompez-vous. Mes goûts étaient alorsceux des jeunes filles de mon âge et de ma condition. J’aimais lemonde, les belles choses, les travaux de l’esprit, les récréationsdélicates et intelligentes, les voyages… Mais j’avais un granddevoir à remplir. J’avais à devenir capable d’être l’intendant desMaillefert.

« Sans arrière-pensée, sinon sansregrets, je rompis avec le passé, et sous la direction de maîtreTardif, je commençai à m’initier aux détails sans nombre d’uneexploitation agricole.

« Levée avec le jour, vêtue de vêtementsgrossiers, de toile l’été, de laine l’hiver, je parcourais mespropriétés, visitant les fermiers, comptant avec les métayers,surveillant les ouvriers que j’employais aux travaux du dehors ou àla réparation des bâtiments. J’apprenais à estimer la valeur desterres, à juger le bétail d’un coup d’œil, à évaluer le rendementd’un champ, à distinguer les qualités des grains, des vins, desfoins, à discuter un bail, à débattre un marché… Si bien quelorsque maître Tardif mourut, au bout de dix-huit mois, j’étaispresque un fermier passable…

Arrivée à ce point extrême où la colère ne sepeut plus traduire que par d’amers sarcasmes, la duchesse deMaillefert levait ses mains au ciel.

– Que je suis donc heureuse !disait-elle. Ma fille, décidément, est un ange !…

C’était bien l’avis de Raymond, ému jusqu’auxlarmes de ce dévouement obscur et si grand cependant, et si rare,de Mlle Simone.

– De ma conscience, reprit plus vite lapauvre jeune fille, de ma conscience seule j’attendais marécompense. Bien m’en prit. Je n’eus pas à me louer des gens de cepays. Étonnés d’abord de mon genre de vie, et ne pouvant lecomprendre, ils essayèrent de l’expliquer par des motifs absurdeset injurieux. Je devins le sujet des contes les plus ridicules. Siles uns voyaient en moi l’héroïne de quelque roman mystérieux, lesautres me déclaraient un phénomène d’avarice.

– Ah ! vous aviez fait un heureuxchoix, monsieur Delorge ! ricanaitMme de Maillefert…

Mlle Simone haussa leton :

– C’est vrai, ma mère poursuivit-elle,j’étais avare, je me refusais sévèrement toute dépense inutile,j’économisais, je thésaurisais… Je vous attendais.

« Vous vîntes, et il doit vous souvenirde ce jour où nous nous revîmes.

« Vous étiez humble, ce jour-là, vousveniez en solliciteuse, et, tremblant d’être refusée, vousm’accabliez de cajoleries.

« Vous ne me parliez pas de ruinecomplète, mais seulement de gêne momentanée que vous expliquiez pardes opérations de Bourse de Philippe, qui avaient tourné mal. Moi,qui savais la vérité, je vous écoutais, silencieuse et triste. Jevous suppliais de réformer, au moins pour un temps, votre train. Jevous conseillais une liquidation, vous disant que des débris devotre opulence on pouvait tirer une fortune encore, comme on tireune chaloupe des épaves d’un vaisseau.

« Alors, vous m’approuviez de tout cœur,vous me promettiez une réforme totale et vous finissiez par medemander quatre cent mille francs, lesquels, me juriez-vous,suffiraient à tout. C’était une somme énorme, le montant de meséconomies de deux ans, et ma raison me disait que ce ne seraitqu’un grain de sable dans le gouffre de vos prodigalités. Mais vousétiez ma mère, vous pleuriez en me serrant contre votre poitrine…Je faiblis. Je vous remis ces quatre cent mille francs, un soir, enquatre mandats que j’étais allée chercher à Angers…

– Et vous me les avez fait payer cherdepuis ! ricana la duchesse.

À la grande surprise de Raymond,Mlle Simone semblait s’attendrir.

Des larmes brillaient dans ses yeux.

– Le lendemain, continua-t-elle, d’unevoix altérée, ayant été obligée de sortir de grand matin, pour unecoupe de bois que j’avais à vendre, je ne voulus pas vous éveiller.Quand je revins, vers midi, me faisant une fête de vous trouver unvisage riant, on me dit que vous étiez partie… Je ne pouvais lecroire. La veille encore, nous faisions des projets pour votreinstallation à Maillefert, et vous deviez écrire à Philippe devenir nous rejoindre. C’était vrai, pourtant, vous étiezpartie.

« À dix heures, vous vous étiez faitconduire au chemin de fer, me laissant pour tout adieu quatrelignes où vous me disiez qu’une dépêche vous mandait à Paris pourun grand bal de bienfaisance.

« À quinze jours de là, mon frèrem’écrivait de lui envoyer vingt mille francs par le retour ducourrier, pour acquitter une dette d’honneur… J’envoyai les vingtmille francs.

« Le mois suivant, c’était à vous qu’ilfallait une bagatelle, cinq cents louis pour donner un acompte àvotre couturière…

« Puis, de semaine en semaine, leslettres se succédèrent, tantôt de vous, tantôt de mon frère, dontles prétextes variaient, mais toutes également pressantes, etrépétant invariablement : De l’argent ! del’argent ! de l’argent !

Obsédée du regard fixe de Raymond,Mme de Maillefert avait fini par lui tournerle dos, et les jambes croisées, les mains jointes sur le genou,elle battait du pied la mesure d’un air improvisé qu’ellechantonnait entre les dents.

– De ce moment, disaitMlle Simone, c’en fut fait de mon repos. Lacorrespondance ne suffisant plus, vous cherchâtes autre chose, etles lettres de change commencèrent à pleuvoir ici. Vous tiriez surmoi pour deux mille, quatre mille, dix mille francs. Des garçons derecette venaient de Saumur et d’Angers, qui me présentaient vostraites d’un air goguenard en me demandant :« Faites-vous honneur ? » Je n’osais pasrépondre : Non, dans les commencements. Mais je ne tardais pasà reconnaître ma duperie, et que ma fortune entière s’en iraitainsi, petit à petit. Je vous prévins que je ne ferais plus« honneur à votre signature », comme disaient lesgarçons. Que vous importait ! Vous persistâtes, je tinsparole ; je ne payai plus, et je fus assiégée par leshuissiers et accablée de papier timbré…

« Jusqu’à cette époque, du moins, mamère, Philippe et vous gardiez encore quelques ménagements. Lesaigres récriminations, les reproches amers, les dures paroles nedevaient pas se faire attendre. Vous, si humble, ma mère, etsuppliante, la première fois, je vous vis arriver un matin, lacolère dans les yeux, la menace à la bouche. Vous ne disiezplus : « Je t’en prie, » mais : « Je veux,il faut !… »

« Je tins ferme en mes refus. En moins dequinze mois, je m’étais laissé arracher les revenus de troisannées, j’avais été forcée d’emprunter, j’avais mesuré le danger denouvelles faiblesses.

« Alors, aux menaces, les rusessuccédèrent, plus dangereuses pour moi. Je me vis tout à coupentourée de pièges, circonvenue, étourdie…

« Vous avez su gagner à vos vues des gensde ce pays, dont je ne me défiais pas, et ils ne cessaient de meharceler de leurs conseils. J’étais une enfant, prétendaient-ils,de conserver tant de propriétés rapportant si peu, tandis qu’en envendant seulement le tiers pour acheter de la rente, je doublais,je triplais même mon revenu. Il me fallut un coup d’autorité pourme débarrasser d’eux.

« Et cependant, fidèle à la promesse queje vous avais faite, tous les mois, régulièrement, je vous faisaisremettre dix mille francs…

Mme de Maillefert,évidemment, eût voulu paraître ne pas écouter sa fille, mais à toutmoment ses exclamations sourdes et ses interjections furibondesprouvaient qu’elle ne perdait pas un mot.

– C’est trop d’audace ! disait-elle.Jamais on n’a rien ouï de pareil ! Ah ! monsieur Delorge,vous êtes resté malgré moi !… Cela pourra vous coûtercher !…

Imperturbable, Mlle Simonepoursuivait :

– Mais voici que soudain votre tactiquechangea encore. La mère tendre et caressante des premiers joursreparut, déployant pour moi ses plus irrésistibles séductions. Êtreséparée de moi vous désolait, me disiez-vous, et vous devenaitinsupportable. Lasse de votre existence décousue, vous soupiriezaprès la douce et paisible vie de famille, et vous prétendiez que,si vous m’aviez à Paris, près de vous, tout changerait.

« Le piège était trop grossier pourm’échapper. Et cependant, je puis bien vous l’avouer à cette heure,j’hésitais longtemps à paraître y donner tête baissée.

« Je me disais qu’à Paris, en tenantvotre maison et en réglant la dépense, je ferais plus avec deuxcent mille francs que vous avec un million. Deux cent millefrancs ! c’est une somme, cela. Jamais mon père n’a dépenséplus, et son train était celui d’un grand seigneur.

« Quelques mots, échappés à une des amiesque vous aviez amenées pour vous seconder, m’éclairèrent à temps.Je vous déclarai donc que rien au monde ne me ferait quitterMaillefert.

« Votre déception dut être terrible, carvotre masque tomba, et votre haine, dissimulée jusqu’alors, semontra ouvertement. Pour Philippe et pour vous, je devins l’ennemi,la proie. À dix-huit ans que j’avais, vous me donniez le spectacleodieux des combats qui se livrent autour du coffre-fort desvieillards. Vous ne songiez qu’à tirer de moi pied ou aile, peu oubeaucoup, pourvu que ce fût quelque chose, et par tous lesmoyens.

« Vous vous étiez mis à me pillereffrontément. Vieux meubles, tapisseries rares, tout ce qui avaitune valeur quelconque, vous semblait de bonne prise ! –« À quoi cela te sert-il ? » me disiez-vous ;et vous emportiez.

« Jusqu’à ce qu’un jour j’eus cettedouleur de voir Philippe s’emparer des portraits de nos ancêtres,sous ce prétexte qu’ils lui revenaient à lui, l’héritier du nom. Jene devinais que trop que, beaucoup d’entre eux étant signés de nomsillustres, il les vendrait…

Mme de Maillefertbondit.

– Vous en avez menti !…s’écria-t-elle.

– Pardonnez-moi, ma mère, fit froidementMlle Simone, il les a mis en vente, et la preuve,c’est que je les ai fait racheter… et qu’ils sont là-haut,cachés…

Et plus vite :

– Du reste, poursuivit-elle, vous pouviezbien trafiquer des portraits lorsque déjà vous trafiquiez dunom ? Est-ce que Philippe ne le vendait pas, ce nom, auxindustriels qui l’imprimaient en tête de leurs prospectus ?Est-ce que vous ne l’avez pas vendu, le jour où vous avez acceptéla mission que vous remplissez ici ? Car votre tournéeélectorale est payée… ne dites pas non, je le sais, et si jamaisles Tuileries étaient envahis par la Révolution, on y trouveraitvotre reçu !…

Livide, comme si tout son sang eût été changéen fiel, la duchesse de Maillefert s’était dressée d’unbloc :

– C’en est trop, interrompit-elle, et ceserait une honte à moi d’en entendre davantage…

Pour la clouer sur son fauteuil, il n’avaitpas fallu moins que l’immense intérêt qu’elle pensait avoir à nepas laisser seuls ensemble Raymond etMlle Simone.

Peut-être aussi avait-elle espéré, en restant,arrêter la vérité sur les lèvres de sa fille…

Reconnaissant qu’elle s’était trompée, quec’était inutilement qu’elle s’était condamnée aux plus cruelleshumiliations, elle enveloppa Raymond du plus haineux regard, etd’une voix sourde :

– Vous vous obstinez à demeurer ici,monsieur, dit-elle, malgré moi… soit. Je ne suis qu’une femme, jevous cède la place. C’est un homme qui vous demandera compte de ceque vous avez entendu…

Elle se retirait, en effet ; elle gagnaitla porte de la chambre à coucher.

– Je n’ai pourtant parlé que du passé,prononça Mlle Simone.

Mme de Mailleferts’arrêta court.

– Que voulez-vous dire ?fit-elle.

– Qu’il me reste à parler du présent, mamère…

– Du présent !

– Oui, de ce dernier voyage, de vosprojets en arrivant à Maillefert, de vos tentatives depuis sixsemaines…

– Simone !… s’écria la duchesse,prenez garde, vous ne me connaissez pas encore !…

La jeune fille ne sourcilla pas ; elleavait atteint son but : sa mère restait.

– Cette fois, reprit-elle, vous arriviezavec un plan nouveau :

« Le soir même de votre arrivée, m’ayantprise à part, vous me disiez en propres termes, car vous n’en étiezplus à dissimuler l’âpreté de vos convoitises :« Abandonne-nous la moitié de ce que tu as, et en échange nouste rendons le repos. »

« Et vous pensiez que j’aurais hésité, mamère, sans le serment juré à mon père mourant !… Lerepos !… Ah ! je ne croirais pas le payer cher au prix detoute cette fortune que je possède, pour mon malheur.

« Mais j’ai juré ; je vousrefusai.

« Il est vrai que vous obtîntes de moi lapromesse de vous avancer cent mille francs pour vos débuts à lacour, cet hiver. Il est vrai que je vous promis, avec plus deregrets encore, d’organiser une grande fête qui faciliterait votremission ici.

C’était monstrueux, déjà, ce que Raymond avaitentendu, et cependant un secret pressentiment lui disait que cen’était rien encore.

Il voyait, à la fureur convulsive deMme de Maillefert, succéder une inquiétude deplus en plus manifeste.

– Telle était la situation, ma mère, aulendemain de votre arrivée, disait la jeune fille, quand unévénement survint qui devait décider, et qui décidera de mavie…

Elle s’arrêta… Sa voix s’altérait, ses jouess’empourpraient, et ses yeux s’emplissaient de larmes… Elle parutsur le point de ne pouvoir continuer…

– De grâce, mademoiselle, commençaRaymond…

Mais d’un geste triste et doux, elle luiimposa silence. Et s’armant d’une énergie nouvelle, et d’une voixplus forte :

– Un jeune homme des environs,reprit-elle, que ma fortune avait ébloui, qui longtemps m’avaitobsédée, dans ses poursuites, de lettres et de déclamationsridicules, qui avait même fini par demander ma main, M. Bizetde Chenehutte m’ayant grossièrement outragée, un inconnu prit madéfense. Cette scène avait eu lieu aux Rosiers, le soir, et uneheure après, elle était rapportée à votre amie Clélie, ma mère, àMme de Maumussy, par sa femme de chambre.C’est par elle que je la connus et que je sus que M. Bizet etmon défenseur devaient se battre en duel le lendemain matin.

L’imagination vive et romanesque de laduchesse de Maumussy s’exaltait à cette idée d’un jeune hommerisquant généreusement sa vie pour l’honneur d’une femme qu’il neconnaissait pas. Elle ne cessait de me répéter que rien n’étaitplus beau qu’un tel dévouement. Bien plus qu’elle, sans en rienlaisser paraître, j’étais émue, touchée, reconnaissante. Il étaitdonc un être au monde, une personne qui s’intéressait à la pauvreabandonnée, à la malheureuse Simone…

Rien d’étrange comme la physionomie deMme de Maillefert.

– Simone !… disait-elle, mafille !… La malheureuse perd la tête !…

– Ce soir-là, continuait résolument lajeune fille, ma prière fut plus longue et plus fervente que decoutume. Je ne pus dormir de la nuit. Levée avec le jour, j’envoyaiSaint-Jean, mon vieux jardinier aux renseignements. À neuf heures,il était de retour. Caché derrière les buissons, il avait assistéau duel. M. Bizet, grâce à l’évidente générosité de sonadversaire, n’avait été blessé que très légèrement. Quant à mondéfenseur, c’était, me dit Saint-Jean, un des ingénieurs que jesavais être depuis quelques semaines aux Rosiers…

Mme de Maillefert eut unéclat de rire nerveux.

– Et vous pensez, dit-elle, que votrechevalier ignorait votre fortune !… Demandez-lui donc s’il sefût battu pour une fille sans dot ?

Mlle Simone ne daigna pasrelever l’insulte.

– Ainsi qu’il n’était que trop naturel,poursuivait-elle, je souhaitais vivement connaître cet ami inconnuqui avait pris ma défense, et le remercier. Votre bal allait avoirlieu, je lui fis adresser une invitation.

D’un air révolté,Mme de Maillefert levait les bras au ciel.

– Simone, disait-elle, malheureuse !Pour vous, pour moi, pour le nom que vous portez…arrêtez-vous !…

Tristement, la jeune fille hocha latête :

– Oui, je le sais, dit-elle, je passe lesbornes de toutes les convenances… Mais qui donc m’y force !Qui donc, sinon vous, ma mère, me réduit à cette extrémitédouloureuse de défendre mon honneur au prix de toutes les saintespudeurs d’une jeune fille !… Mais vous l’avez voulu. Je diraice qui est. Je dirais que, la première fois que mon regardrencontra celui de M. Delorge, une voix intérieure me ditqu’il comprendrait, celui-là. Et cette voix me trompait si peu,qu’il devina mes angoisses, pendant que Philippe jouait, qu’ilpartagea ma douleur lorsqu’on refusa à mon frère, au duc deMaillefert, l’enjeu de sa parole… Mais M. Delorge vous avaitdéplu, et le dernier de vos invités n’était pas parti que vous mereprochiez amèrement de m’être compromise, donnée en spectacle,d’avoir accepté un quadrille après avoir d’abord refusé de danser…Peut-être aviez-vous raison. Je ne sais rien de la vie, j’aidésappris toutes les conventions du monde, je ne sais pasfeindre…

La duchesse de Maillefert trépignaitd’impatience.

Il était clair qu’elle n’osait plus seretirer, qu’elle attendait, qu’elle redoutait quelque chose.

– Après, disait-elle, après !… onm’attend ; cette explication ne peut durer éternellement…

– Le lendemain, ma mère, toutes vos idéesétaient changées, ou plutôt la nuit vous avait inspiré une nouvellecombinaison. Autant M. Delorge vous avait déplu la veille,autant vous le trouviez à votre gré. À vos premières railleriessuccédaient des éloges qui ne tarissaient pas. Vous vouliez qu’ildevînt l’hôte assidu de Maillefert. Vous parliez de l’allerchercher s’il n’acceptait pas vos invitations. Et Philippe disaitcomme vous, et aussi tous vos hôtes, à l’exception – c’est unejustice que je lui dois – de Mme de Maumussy.Quand déjà mon cœur m’entraînait, c’était une conspiration pour mepousser. Jusqu’au jour, ma mère, où me prenant à part, etm’arrachant mon secret à force de caresses, vous osâtes medire :

« – Eh bien ! soit ! épouse-le.Partage ce que tu as avec ton frère, et je te donne monconsentement…

Les situations excessives ont ceci d’étrangeque ceux qui s’y débattent restent naturels dans l’exception, etgardent quand même un sang-froid relatif, qui est comme la luciditédu délire.

Jetés violemment hors du cadre des conventionssociales, Raymond, la duchesse de Maillefert etMlle Simone finissaient par ne plus discerner lesconditions anormales où ils se trouvaient placés.

Et la jeune fille poursuivait en phraseshaletantes :

– Ainsi, après avoir trafiqué de tout,vous en arriviez à spéculer sur mes plus intimes, sur mes pluschères affections… Pauvre folle que j’étais, je vous avais laissélire en moi comme en un livre ouvert. Vous aviez surpris à mastupide confiance le secret des espérances dont je me berçais. Jevous avais avoué qu’en Raymond Delorge il me semblait reconnaîtrecette âme dévouée dont m’avait parlé mon père mourant. Vous saviezque, songeant à lui, je me disais : « Celui-là,courageusement, acceptera la moitié d’un fardeau trop lourd pourmes forces ; celui-là, pour l’amour de moi, aimera lesmiens ; il sera la raison et l’énergie, tandis que je ne peuxêtre que l’abnégation ; celui-là nous sauvera tous. »

De grosses larmes roulaient le long des jouesde Raymond, et ému d’une émotion inexprimable :

– Ah ! vous m’avez jugé comme jedois l’être… murmurait-il.

Mais Mlle Simone ne semblaitpas l’entendre. Elle poursuivait, tenant toujours la duchesse deMaillefert immobile sous son regard :

– Indignée, humiliée, révoltée, jerejetai bien loin jusqu’à l’idée de cette transaction honteuse, decet abominable marché. Je vous jurai qu’à ce prix, jamais je neserais la femme de Raymond Delorge.

« Vous ne vouliez pas me croire.L’énergie de mes protestations vous faisait sourire. Vous me disiezd’un air ironique : – Ce n’est pas ton dernier mot. Turéfléchiras. Tu reconnaîtras que mon consentement t’estindispensable. Un jour viendra où tu me le demanderas à genoux, etprends garde que ce jour-là je ne veuille plus te le donner au mêmeprix !…

– C’est indigne ! pensait Raymond,indigne !…

– Il est vrai, continuaitMlle Simone, que, pour m’amener à capituler, vousne négligiez rien. Dans le temps où vous mettiez à votreconsentement d’inacceptables conditions, vous preniez à tâched’exalter les espérances de M. Delorge. Ah ! que n’ai-jeparlé, alors ! Que n’ai-je su prendre sur moi d’arracher commeaujourd’hui tous les voiles ! Mais je ne pouvais pas, jen’osais pas… Accuser ma mère, la montrer telle qu’elle estvéritablement, me paraissait un crime. Et je ne savais que fuirM. Raymond Delorge, qui ne comprenait rien à ma soudainefroideur.

« Et ma raison, pourtant, me disait quetout n’était pas fini. Je sentais que, si vous ne fermiez pas votreporte à M. de Boursonne et à M. Delorge, c’est quevous n’aviez pas renoncé à l’espoir de triompher de mesrésistances, c’est que vous méditiez quelque chose. Et si mespressentiments ne m’eussent pas prévenue, votre amie, la duchessede Maumussy, m’eût avertie…

Mme de Maillefert,instinctivement, se rejeta en arrière, et troublée au-delà de touteexpression :

– Clélie vous a parlé !…interrompit-elle, Clélie vous a dit…

Mais elle s’arrêta court, comme effrayée de cequ’elle allait dire.

– Quoi ?… interrogea la jeunefille.

Et sa mère gardant le silence :

– Je ne sais donc pas tout !prononça-t-elle. Il y a donc quelque chose encore !…

Puis, plus vite, et d’une voix où vibraienttoutes ses colères :

– Et cependant, reprit-elle, ce que jesais est odieux jusqu’à révolter l’imagination… Qu’une mèrebassement jalouse de sa fille l’abreuve d’outrages et l’accable demauvais traitements… cela se voit. Qu’un frère, follement prodigue,ruine sa sœur et lui arrache jusqu’à son dernier louis… cela secomprend. Qu’une mère et un frère, dévorés de convoitises et debesoins, se liguent contre une pauvre fille, et pour s’emparer deson argent l’assassinent… cela peut encore s’expliquer…

« Mais qu’un frère et une mère,lâchement, froidement, méthodiquement, avec une patientpréméditation, s’entendent pour flétrir aux yeux de tous lamalheureuse dont ils convoitent la fortune, pour déshonorerpubliquement leur sœur, leur fille… Non ! cela ne s’est jamaisvu et ne peut se concevoir !…

La duchesse de Maillefert essayait derépondre, de protester sans doute, mais les paroles expiraient danssa gorge.

– Et cependant, continuaitMlle Simone, c’est ce que vous avez fait, ma mère,Philippe et vous… Sûrs que je me laisserais briser le cœur plutôtque d’acheter votre consentement au prix que vous y mettiez, vousn’avez plus songé qu’au moyen de rendre mon mariage avecM. Delorge nécessaire, urgent, indispensable. Vous pensiezqu’entre ma réputation et le serment juré à mon père, jen’hésiterais pas, et que, pour racheter mon honneur perdu par vous,je vous abandonnerais la proie que vous convoitez. Et vous alliez,disant partout, d’un air d’hypocrite douleur, que moi, Simone deMaillefert, votre fille, votre sœur, j’étais la maîtresse deRaymond Delorge, et que j’étais enceinte…

Secouée de la nuque aux talons par devéritables convulsions de rage,Mme de Maillefert arrachait à pleines mainsles dentelles de son peignoir.

– C’est faux, s’écria-t-elle d’une voixétranglée, c’est une abominable calomnie ; jamais Philippe nimoi n’avons dit cela !…

– Vous l’avez dit, interrompitRaymond.

Et marchant sur la duchesse, l’œil enflammé decolère et les poings crispés :

– Vous l’avez dit, insista-t-il, àMme de Larchère, qui l’a répété…

– Mme de Larchère ena menti !…

D’un geste, Mlle Simone leurimposa silence.

– On ne m’a rien rapporté, à moi, mamère, prononça-t-elle lentement, je vous ai entendue.

– Et vous n’avez pas protesté !…ricana la duchesse.

La malheureuse jeune fille hocha la tête.

– À quoi bon !… répondit-elle.Fallait-il, ma mère, parce que je suis perdue, vous perdre aussid’honneur !… M’eût-on écoutée, d’ailleurs ! Qui jamaiseût voulu croire qu’une mère calomniait ainsi sa fille ! Je mesuis tue. Et si j’ai parlé aujourd’hui, c’est que vous m’y avezforcée. C’est que je voulais que M. Raymond Delorge nousconnût, vous et moi, avant de nous séparer peut-être pourtoujours…

Renonçant à discuter, à se défendre, laduchesse de Maillefert enveloppait d’un même regard atroce Raymondet Mlle Simone.

– Ainsi, vous refusez mon consentement,dit-elle, c’est votre dernier mot ?… Soit ! Ne vous enprenez qu’à vous de ce qui en adviendra…

Et elle sortit, fermant si violemment laporte, qu’une glace suspendue à la boiserie tomba avec fracas, etse brisa en morceaux…

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