La Dégringolade, Tome 2

IV

Il était près de minuit lorsque Raymond arrivaau Soleil levant. L’auberge était déserte. Seul dans lacuisine, maître Béru mettait au net les comptes de la journée.

En apercevant son hôte :

– Montez vite, monsieur, lui dit-il, chezM. de Boursonne, il vous attend avec uneimpatience !…

C’était vrai ; Raymond trouva le vieilingénieur en proie à la plus violente agitation, et arpentant àgrands pas sa chambre – une chambre immense, la plus belle del’auberge, qui avait une pendule sur sa cheminée de pierre peinte,et de chaque côtés des flambeaux argentés, dont tous les dimanchesmaîtresse Béru renouvelait les bobèches de papier déchiqueté.

Trop bouleversé pour remarquer le désordre deRaymond :

– Eh bien !… lui criaM. de Boursonne, nous y voici !… Au bord du fossé laculbute… il n’y a plus à reculer !…

– Qu’est-ce encore, mon Dieu !…

– Oh !… c’est grave, cette fois,continua le bonhomme, terriblement grave ! Et votre duchessede Maillefert mériterait… Mais asseyez-vous, nous avons àcauser…

Mais c’était un homme prudent. Il commença pars’assurer en ouvrant successivement toutes les portes que personnen’était aux écoutes ; après quoi, revenant se camper debout etles bras croisés devant son jeune camarade :

– Vous savez, commença-t-il, non sans unenuance de solennité, que j’ai horreur de me mêler des affaires desautres…

Hélas ! bien des fois, jadis, Raymondavait souri de cette étonnante prétention de son vieux chef ;mais en ce moment !…

– Pour vous, continuait le bonhomme, jevais manquer aux principes de toute mon existence. C’était écrit.Voici des mois que nous vivons de la même vie, côte à côte, sansjamais nous quitter, et sarpejeu ! on est de chair et d’os.Vous voyant bon, généreux, loyal, sincère jusqu’à la naïveté, petità petit, à mon insu, je me suis… hum… comment dirai-je ?habitué ? non, intéressé à vous, comme à… ma foi tant pis, jele dis puisque c’est vrai quoiqu’absurde… comme à mon proprefils.

Ces préliminaires dans la bouche de cet hommeexcellent, mais qui faisait profession d’égoïsme et de brutalité,devaient faire frémir. Ce qu’il avait à dire était donc bien rude,qu’il tergiversait ainsi.

– C’est comme mon père même que je vousécouterai, monsieur, murmura Raymond.

Le bonhomme fit deux ou trois tours encoredans la chambre, puis brusquement :

– C’est de votre honneur qu’ils’agit ! prononça-t-il.

– De mon honneur !…

– Oui. Et il n’y a plus à hésiter ni àtemporiser, il faut marcher droit au but. Il faut que demain, vousm’entendez bien, demain, vous vous rendiez à Maillefert, et quevous demandiez officiellement à Mme la duchesse deMaillefert la main de Mlle Simone, sa fille…

Une stupeur immense clouait Raymond sur sachaise.

– Moi, répétait-il, comme s’il eût eubesoin de s’affirmer une proposition inouïe, moi !…

– Il le faut, insistaM. de Boursonne, il le faut absolument. C’est l’uniquemoyen que je voie de ne point laisser quelque lambeau de votreintègre réputation au piège honteux tendu à votre confianteprobité.

D’un geste machinal comme pour en écarter levertige, Raymond passait et repassait sa main sur son front.

– Je vous entends, monsieur,balbutiait-il, mais… excusez-moi, je ne vous comprends pas…

M. de Boursonne, tristement, hochaitla tête.

– Et penser, continuait-il, que c’est moiqui vous ai encouragé à aimer Mlle Simone !…Ah ! vieil enfant en cheveux blancs !… Mais qui pouvaitprévoir !… Savez-vous ce qui se passe ? Il estaujourd’hui avéré dans le pays, aux Rosiers, à Saint-Mathurin, àSaumur, à Angers même, que Mlle Simone deMaillefert est la maîtresse de Raymond Delorge…

D’un bond Raymond fut debout :

– Voilà donc, s’écria-t-il d’un accentterrible, voilà le résultat des lâches calomnies de ce misérableBizet de Chenehutte…

Mais le vieil ingénieur lui coupa laparole.

– Votre Bizet n’est qu’un sot,déclara-t-il, dont les propos d’estaminet n’avaient aucune portée.Si Mlle Simone a été perdue de réputation, c’estpar la duchesse de Maillefert elle-même, par sa mère…

– Oh !… monsieur…

– Par sa mère, oui, je dis bien, qui adéclaré en propres termes, non pas à une personne, mais àplusieurs, qu’elle s’estimerait trop heureuse si elle parvenait àvous déterminer à épouser sa fille, parce que, après l’avoirséduite, vous vous seriez dégoûté d’elle, et que la pauvre fille setrouverait dans une situation à ne plus pouvoir dissimuler safaute.

Un cri terrible, un cri de douleur et de rage,jaillit de la poitrine de Raymond.

– C’est impossible, s’écria-t-il,impossible !… Une mère n’a pas pu dire, une mère n’a pas ditcela…

– Elle l’a dit, j’en suis sûr…

– Eh bien !… ce n’est pas demain quej’irai à Maillefert, ce sera cette nuit, à l’instant !…Ah ! elle a dit cela ? Ah ! elle s’est servie de monnom pour déshonorer la plus chaste et la plus noble descréatures !… Eh bien ! moi, je lui arracherai la langue,à cette misérable femme, et je la clouerai à la porte de sonchâteau !…

Cette explosion de désespoir,M. de Boursonne l’avait prévue, il l’attendait.

Saisissant donc le bras de son jeunecamarade :

– Avant de rien faire, dit-il, vousm’entendrez.

Mais déjà un revirement s’était fait dans lesidées de Raymond. Le doute lui venait.

– Si vous vous trompiez, cependant,monsieur ! fit-il. Si on avait surpris votre bonnefoi !

Autant le vieil ingénieur était brusqued’ordinaire, autant en ces circonstances si pénibles il faisaitpreuve d’indulgence et de bonté.

– Écoutez et soyez juge, dit-il àRaymond.

Et s’asseyant près de son jeune ami :

– Voici tantôt un mois, commença-t-il,que surpris des avances si extraordinaires deMme de Maillefert, nous avons soupçonnéquelque ténébreuse intrigue… Le but de cette intrigue vouséchappait absolument, à vous qui êtes jeune. Plus clairvoyant,grâce à ma triste expérience, j’entrevoyais vaguement quelque chosede si odieux que je me disais, que je vous disais :« Non, ce n’est pas possible… »

– C’est vrai, c’est vrai !…

– Eh bien ! mon pauvre ami, depuiscet instant, je puis vous l’avouer, il ne s’est pas écoulé un joursans que j’aie appliqué tout ce que j’ai de pénétration àdéchiffrer le mot de cette énigme. De là vient que tout à coup vousm’avez vu papillonner lourdement autour deMme de Maumussy, et déployer pour elle mesgrâces surannées. Je pensais qu’elle savait la vérité…

– Et elle ne la savait pas ?

– Elle l’ignorait, j’en mettrais la mainau feu, il y a trois jours. C’est lorsqu’elle l’a connue, quesoudainement elle a été tout autre avec vous. Peut-être, sans levouloir, a-t-elle été complice deMme de Maillefert. Et c’est alors querévoltée, indignée, elle vous a conseillé de fuir…

C’était une explication plausible, cela.

– Oui, en effet, approuva Raymond.

– Voyant que je ne tirais rien de lajeune duchesse, poursuivait M. de Boursonne, je me mis àchercher d’un autre côté… Mon titre de baron, puisqu’enfin baron ily a, et les vieilles relations de ma famille, m’ouvraient tous lescastels des environs. J’en profitais pour me faufiler près detoutes les connaissances de Mme de Maillefert,espérant que de l’ensemble de ces conversations, d’un mot à l’une,d’une phrase à l’autre, j’arriverais à déduire quelque chose depositif…

– Ah ! monsieur, murmura Raymond,comment jamais m’acquitter envers vous ?…

En vous laissant guider par moi, mon cher ami.Mais attendez. Je perdais mon temps et mes peines, quand ce soir –hier soir, plutôt, puisqu’il est plus de minuit, – me trouvant chezMme de Lachère, cette dame, vous savez, dontle mari veut être préfet : – « Il faut convenir, medit-elle, que votre jeune collègue, M. Delorge, se conduitd’une façon abominable. » Par bonheur, j’eus le pressentimentque j’étais sur la trace de la vérité, et au lieu dem’ébahir : – « Comment cela ? » demandai-jeavec un sourire équivoque. – « Allons, allons, reprit-elle, nefaites pas le discret avec moi, baron, je sais tout. » Jem’inclinai. – « En ce cas, madame, vous êtes plus avancée quemoi. » Elle se mit à rire. – « Mon cher baron, medit-elle, c’est la duchesse de Maillefert elle-même qui, dans ledélire de sa mortelle douleur, m’a confié l’horrible situation desa fille, et les efforts qu’elle fait pour ramener l’homme qui l’aséduite et qui maintenant refuse de l’épouser… »

– CetteMme de Lachère a menti ! s’écriaRaymond.

Le vieil ingénieur secoua la tête.

– Ce fut ma première impression, dit-il,et je ne la lui cachai pas. Alors, elle me déclara qu’elle n’étaitpas la seule à qui Mme de Maillefert eût faitcette incroyable confidence, et, pour me le prouver, elle appelaune de ses amies qui, elle aussi, savait tout, à ce qu’elle me dit,et de la même façon. À votre avis, ces deux affirmationsvalent-elles une certitude ?

Raymond ne répondit pas.

– Moi, je m’obstinais à douter encore,reprit M. de Boursonne ; alorsMme de Lachère invoqua le témoignage de sonmari, lequel me jura sur l’honneur tenir de la propre bouche deM. Philippe ce que sa femme avait appris de la bouche même deMme de Maillefert.

Cela, par exemple, c’était le comble.

– Quoi !… M. Philippeaussi ! bégaya Raymond. Son frère !…

Puis se dressant, comme s’il eût été mû par unressort :

– Mais pourquoi, s’écria-t-il, pourquoicette infamie, cette abominable calomnie ?…

– Eh ! pardieu ! parce queMme de Maillefert et son noble fils n’ont pourvivre que les revenus de Mlle Simone. Qu’elle semarie, les voilà sur la paille. Ils veulent qu’elle ne puisse passe marier…

– Oui, peut-être…

– Et voilà pourquoi, vous, demain,c’est-à-dire aujourd’hui, vous allez officiellement et ouvertementdemander la main de Mlle de Maillefert…

Raymond baissait la tête :

– C’est que dans ce moment, dit-il,déchiré par les plus horribles perplexités, je ne suis pasabsolument… libre…

Une immense stupeur se peignait sur le visagede M. de Boursonne.

– Vous hésitez !… fit-il.

Le pauvre garçon se tordait les mains.

– Ah ! si vous saviez, monsieur,s’écria-t-il, si vous saviez ?…

Et cette fois, emporté par la situation, et sesentant confusément hors d’état de délibérer et d’arrêter un parti,il confia à son vieil ami le secret de son passé.

C’était pour M. de Boursonne commeune révélation.

– Voilà donc, disait-il, les raisons devos indécisions étranges ! Et moi qui vousaccusais !…

Puis, après une minute de réflexion :

– Mais n’importe, dit-il, l’honneurcommande, obéissez. Il n’est pas de considération au monde quipuisse vous obliger à passer pour un infâme suborneur, qui vousoblige à laisser peser sur la pure et chaste jeune fille que vousaimez une abominable accusation.

Raymond était dans une de ces crises où lavolonté éperdue appartient au premier qui s’en empare :

– Qu’il soit fait selon vos conseils,monsieur, dit-il au vieil ingénieur ; je m’abandonne àvous…

Le jour commençait à poindre, blafard etmorne, lorsque Raymond, qui s’était jeté tout habillé sur son lit,se réveilla, après quelques heures de ce sommeil de plomb qui suitles grandes crises, et qui est comme une dernière faveur de lanature violentée.

Il se sentait le corps brisé, mais l’espritnet et clair jusqu’à s’en étonner.

C’est que les raisons ne lui manquaient pasd’être bouleversé encore, et agité des plus funèbrespressentiments.

La journée qui commençait était celle dumercredi 1er décembre 1869.

C’est-à-dire qu’il y avait dix-sept ans, datepour date, que le général Delorge était tombé, dans les jardins del’Élysée, sous les coups de lâches assassins.

Et lui, Raymond Delorge, lui qui sur lecercueil de son père avait prêté un solennel serment de haine et devengeance, il allait, en ce fatal anniversaire, se trouverpeut-être en présence des meurtriers, et subir l’ironie de leurinsolente impunité.

Mais l’impérieuse, l’inexorable nécessitéparlait.

Et à midi précis, il avait revêtu le costumetraditionnel de la démarche qu’il allait risquer, endossé l’habitnoir et ganté les gants paille.

– Je vous accompagnerai, lui avait ditM. de Boursonne, mais, entendons-nous bien : jeresterai à vous attendre dans le salon, et vous vous présenterezseul à la duchesse de Maillefert. Ma présence, très certainement,l’effaroucherait, et il faut qu’elle s’explique…

La pluie fine et glaciale qui tombaitobstinément depuis le matin, venait de cesser.

Le vieil ingénieur et Raymond partirent.

Et tout en cheminant aussi vite que le leurpermettait le mauvais état de la route :

– Comment va me recevoir la duchesse deMaillefert ? disait Raymond.

– Qui sait ! comme un sauveurpeut-être… Peut-être comme un laquais.

– Et les autres…

– Quels autres ? Maumussy,Combelaine, Verdale ? Eh bien ! après… Est-ce à vous devous inquiéter d’eux ? Est-ce à l’homme d’honneur à détournerles yeux pour ne pas rencontrer le louche regard des gredins ?Jamais leur impudence ne montera jusqu’à votre fierté. Haut lefront, sacredieu, ami Delorge, c’est à ces misérables à tremblerdevant vous. Haut la tête et le cœur, car nous voici arrivés…

Dans l’immense vestibule, les valets de piedétaient à leur poste, tristes valets dont la tenue trahissait leshabitudes des maîtres.

On devinait les gens dont les gages ne sontpas exactement payés, qui ont craint plus d’une fois qu’on ne leurfît banqueroute, et qui se soldent en insolences des intérêts del’argent qui leur est dû.

Ils me font moins l’effet de serviteurs que decréanciers, avait dit souvent le vieil ingénieur, et j’aimeraismieux faire mon lit moi-même que d’être servi par cesgaillards-là !…

Ces gaillards, d’ordinaire, dès queparaissaient Raymond ou son vieux chef, se levaient précipitamment,un sourire bassement obséquieux aux lèvres.

Ce jour-là, un seul daigna se soulever de labanquette où tous se vautraient.

– Mme de Maillefert ? demandaM. de Boursonne.

– Sortie, répondit le valet, du toninsolent de l’homme qui a des ordres.

– A-t-elle dit à quelle heure ellerentrerait ?

– Madame la duchesse ne rend pas decompte à ses gens.

Raymond et M. de Boursonneéchangèrent un coup d’œil. Ces façons n’avaient pas besoin decommentaires.

– Nous l’attendrons, alors, dit le vieilingénieur.

Le valet de pied ricanait en sedandinant :

– J’ai eu l’honneur de dire à cesmessieurs, insista-t-il, que madame la duchesse est sortie, etqu’on ne sait quand elle rentrera… si toutefois elle rentre.

M. de Boursonne était devenu fortrouge.

Ayant demandé à Raymond une de ses cartes devisite :

– Vous allez, dit-il au domestique,porter à l’instant cette carte àMme de Maillefert. Si véritablement elle estsortie, vous la lui remettrez quand elle rentrera. Il faut queM. Delorge lui parle aujourd’hui même. Et, en attendant,conduisez-nous immédiatement au salon…

Son accent était si impérieux, que le valet,troublé, obéit, tout en grommelant :

– Ah ! tant pis ! Elle dira cequ’elle voudra.

Lorsqu’ils furent seuls dans lesalon :

– Voilà qui commence bien ! fitRaymond.

Oui, approuva le vieil ingénieur, c’est unedisgrâce de cour…

Il se tut, la porte du salon s’ouvrit, et levalet de pied reparut :

– Madame la duchesse attend cesmessieurs, prononça-t-il.

– Allez, dit à RaymondM. de Boursonne, je reste ici à vous attendre.

C’est dans une sorte de boudoir, ouvrant à lafois sur son cabinet de toilette et sur sa chambre à coucher, quela duchesse de Maillefert avait ordonné qu’on lui amenâtRaymond.

Elle venait précisément de se mettre à satoilette de l’après-midi, lorsqu’on lui avait montré la carte devisite remise au valet de pied par M. de Boursonne.

Furieuse, elle avait renvoyé sa femme dechambre, ne prenant que le temps de relever ses cheveux – les siensseulement, – de passer un ample peignoir de mousseline, garni dedentelles, magnifique jadis, maintenant fané et fripé.

Rien de moins séduisant, de moins gracieux etde moins noble que cette grande dame ainsi arrachée brusquement àl’œuvre capitale de son existence.

Dépouillée des artifices savants de lacoquetterie la plus raffinée, elle apparaissait telle qu’elle étaitréellement, telle que l’avaient faite les années d’abord, puisl’abus du fard, des cosmétiques et des eaux de beauté, et plusencore les fêtes continuelles, les nuits passées, les âcres soucisd’argent, les poignantes émotions du jeu, enfin toutes lesagitations d’une vie à outrance.

C’est assise dans un vaste fauteuil, près dufeu, les jambes allongées sur un coussin de velours, qu’elle reçutRaymond.

Dès qu’il entra, après l’avoir toisé de latête aux pieds :

– Vous êtes seul, monsieur ?fit-elle d’une voix aigre.

– M. de Boursonne m’attend enbas.

– C’est dommage ! J’aurais eu duplaisir à le complimenter de ses façons…

– Madame !…

– N’est-il pas votreconseiller ?

– M. de Boursonne est un amidévoué…

– C’est cela ! Et il vous apprend àpénétrer chez les gens malgré eux et à forcer la consigne desdomestiques.

– J’avais à vous parler, madame.

– Aujourd’hui même…sur-le-champ ?

– Oui.

Dédaigneusement, la duchesse de Mailleferthaussa les épaules, et s’enfonçant dans son fauteuil :

– Eh bien ! puisque vous voici,dit-elle, parlez.

Loin de déconcerter Raymond, cet accueiloutrageant redoubla son sang-froid.

– Madame, commença-t-il, j’appartiens àune honorable famille. Mon père, que j’ai eu le malheur de perdrefort jeune, était général de brigade. Ma mère est une demoiselle deLespéran. Je n’ai pas trente ans, je suis ingénieur des ponts etchaussées, mon passé répond de l’avenir… J’ai l’honneur de vousdemander la main de Mlle Simone de Maillefert,votre fille…

C’est de l’œil ébahi dont on considère unphénomène, que la duchesse l’examinait tandis qu’il débitaitimperturbablement ces quelques phrases qu’il avait arrangées danssa tête en montant l’escalier.

– Et c’est pour me dire cela, fit-elle,que vous avez forcé ma porte ?

– Uniquement, oui, madame.

Il était clair que le flegme de Raymondl’agaçait.

– Savez-vous bien, reprit-elle, ce quec’est qu’une d’Hostal de Chalandry de Maillefert ?

– C’est, je le sais, madame la duchesse,une fille d’illustre maison, la descendante d’une longue suite deloyaux et vaillants gentilshommes, qui, de père en fils, se sontlégué, tel qu’un dépôt sacré, un nom sans tache, une glorieusedevise et les pures traditions de l’honneur et du devoir.

Mme de Maillefert rougitimperceptiblement, et pressée de venger ce qui lui paraissait unamer persiflage :

– Savez-vous, fit-elle d’un ton ironique,quelle est la fortune de Mlle Simone deMaillefert ?

– Je ne m’en suis pas informé,madame…

– Soit, mais vous l’avez bien entenduévaluée, cette fortune !

– En effet.

– Ma fille possède de son chef deux centmille livres de rente, en propriétés, c’est-à-dire, au bas mot, uncapital de sept millions… C’est une dot cela, et bien faite pourtenter, n’est-ce pas, monsieur ?

Si flagrante que fût l’insulte, Raymond nesourcilla pas.

– Et vous, monsieur, reprit la duchesse,qui êtes-vous pour prétendre à l’honneur d’une alliance sihaute ?…

– Oh ! je n’ai aucune fortune,madame, et le peu que j’ai…

– Il ne s’agit pas de cela, c’est devotre famille que je parle. N’êtes-vous pas fils de ce fameuxgénéral Delorge qui a été tué en duel ?…

Raymond pâlit. Il n’est pas de résolutiond’impassibilité qui tiennent devant certaines attaques.

– On vous a trompée, madame la duchesse,prononça-t-il. Mon père n’a pas été tué en duel, il a été lâchementassassiné…

– Monsieur !…

– … par M. de Combelaine ou parM. de Maumussy, ou par tous les deux, plutôt…

La duchesse de Maillefert s’étaitredressée.

– Pas un mot de plus, monsieur,interrompit-elle. Je sais votre histoire depuis hier soir, et j’ensuis à me demander comment vous avez osé vous présenter chezmoi.

« On dit qui on est, monsieur, avant dese faufiler dans l’amitié des gens. Maintenant je vous connais. Onm’a dit les détestables accusations dont vous et les vôtrespoursuivez des hommes honorables, que je reçois, que j’aime et quisont l’honneur d’un gouvernement auquel moi et les miens sommesabsolument dévoués.

Déjà, par un puissant effort de volonté,Raymond avait maîtrisé son émotion. Impassible autant qu’unestatue, il laissa la duchesse achever.

Puis :

– J’attends votre réponse, madame, dit-ilfroidement.

Peu à peu elle en était venue à s’irriter toutà fait.

– Ma réponse !… répéta-t-elle.Est-ce que véritablement, monsieur, vous espériez que je prendraisvotre démarche au sérieux ?

– Je n’espérais rien, madame.

Elle tressaillit.

– J’ai vu un grand devoir à remplir, jele remplis sans souci du résultat. Je ne vous parlerai pas dessentiments que m’inspire Mlle de Maillefert… àquoi bon !… J’avais à lui donner un témoignage public de marespectueuse admiration : c’est fait. Ma démarched’aujourd’hui, je l’ai annoncée publiquement partout. Non moinshautement je publierai votre réponse.

Il s’inclinait pour prendre congé,Mme de Maillefert l’arrêta d’ungeste :

– Que voulez-vous dire ?interrogea-t-elle d’une voix altérée.

– Ce que je dis… pas autre chose.

– Simone vous a parlé. Simone vous acommandé de me demander sa main…

– Sur mon honneur, madame, je vous jureque non.

– Elle vous aime, cependant, vous lesavez bien !…

Ah ! pour cette seule parole, Raymondétait prêt à tout pardonner àMme de Maillefert.

– Dieu veuille que vous disiez vrai,madame ! prononça-t-il d’un accent ému.

Pâle, les sourcils froncés, la duchesse deMaillefert semblait agitée des plus terribles perplexités, quand,une inspiration soudaine illuminant son visage :

– Eh bien !… attendez,s’écria-t-elle, c’est Simone elle-même qui va vous donner laréponse que vous sollicitez…

Elle sonna, et une femme de chambreaccourant :

– Qu’on prévienneMlle Simone, ordonna-t-elle, que je désire la voirà l’instant…

Qu’allait-il se passer ?

Quel projet bizarre venait de traverser lacervelle détraquée de cette mère indigne ?…

Troublé au delà de toute expression, Raymondfaisait à sa raison et à son courage un appel désespéré. Jusqu’à cemoment, il était resté maître de soi. Saurait-il, en présence deMlle Simone, maîtriser ses sensations ?Jamais, il ne le sentait que trop, le sang-froid n’avait été plusnécessaire.

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