La Dégringolade, Tome 2

V

La voix de Jean Cornevin expirait sur cesderniers mots.

Il déposa sur la table le manuscrit de Nantel,et regardant alternativement son frère et Raymond Delorge, il ditseulement :

– Eh bien ?…

Ils ne répondirent pas tout d’abord.

Un immense désappointement se peignit sur leurphysionomie.

Il était clair que cette fin si brusque, quece dénouement qui n’en était pas un, après des détails si précis,trompait toutes leurs prévisions. Ils avaient espéré mieux ou dumoins autre chose.

– Enfin, c’est tout ? interrogeaRaymond.

– Tout.

– Nantel n’a ajouté de vive voix aucundétail ?

– Quel ?

– Je ne sais. Il se pourrait que ton pèreeût prononcé le nom du mien, le nom du général Delorge…

– Il ne l’a jamais prononcé devantNantel…

– Il aurait pu dire de quel crime il aété témoin…

– Il ne l’a pas dit…

– Le nom des misérables qui lepersécutaient si odieusement aurait pu lui échapper…

– Jamais…

– Il se pourrait qu’il eût laisséentrevoir ses projets d’avenir…

– Toutes ces questions, qui sesuccédaient sans seulement lui laisser le temps de reprendrehaleine, devaient irriter et irritèrent, en effet, JeanCornevin.

– Notre père, prononça-t-il, n’a rien ditjamais qui ne soit consigné dans la relation de Nantel…

Et, haussant les épaules, et non sans unecertaine amertume :

– Croyez-vous donc, reprit-il, toi,Raymond, qui m’interroges, et toi, Léon, qui te tais, croyez-vousdonc que cette relation si complète que je viens de vous lire, aété écrite au courant de la plume et comme au hasard ! Naïfsque vous êtes, si vous n’y avez pas reconnu le fruit lentement mûride patientes réflexions et de prodigieux efforts de mémoire. Meprenez-vous donc pour bien plus enfant que vous ou pour bien moinsambitieux d’arriver à la vérité ?… Allez, tout ce que vouspouvez vous dire je me le suis dit. Deux mois durant, plus tenacequ’un juge d’instruction, j’ai obsédé Nantel de questions,tremblant toujours qu’il n’oubliât une circonstance, un détail, unmot, d’où eût jailli une lumière plus vive. Pendant deux mois, cebrave et excellent homme s’est mis l’esprit à la torture pour sebien tout rappeler. Il ne sait rien de plus que ce qu’il a écrit etsigné…

Jean s’était levé, et froissant le manuscritde Nantel :

– Je ne vous en veux certes pas, dit-il,mais vous êtes des ingrats !…

– Oh !

– Oui, des ingrats, car au lieu de vousréjouir de ces révélations inespérées, vous voilà déplorantl’absence des informations qui vous manquent encore. Oui, desingrats, car vous ne daignez pas voir quel coin du voile se trouvesoulevé par la déposition de Nantel.

Et sans attendre les objections qu’il lisaitdans les yeux de Raymond et de son frère :

– Tenez, poursuivit-il vivement,résumons-nous et voyons où nous en sommes.

« Nos soupçons d’hier sont aujourd’huides certitudes.

« Nous étions convaincus que le généralDelorge a été assassiné et que le crime a eu un témoin, LaurentCornevin, mais ce n’était qu’une conviction… Maintenant c’est unfait certain, nous en avons la preuve.

« Hier, Léon, tu pensais que notre pèreavait été assassiné.

« Tu sais que non, aujourd’hui, et que sitoutes nos recherches ont échoué, c’est qu’on lui a imposé un étatcivil qui n’était pas le sien ; c’est que, sur tous lesregistres de la police, il est inscrit sous le nom de Boutin.

« Nous sommes sûrs que notre père n’estpas mort à Cayenne.

« Il nous est prouvé que, vers la fin de1853, il a été débarqué sain et sauf au Chili, à Talcahuana, pleind’ardeur et d’espoir et certainement en possession de la lettre dugénéral Delorge…

Pourtant le front de Léon restait sombre.

– Il m’en coûte, frère, prononça-t-il, det’arracher une illusion, mais je le dois. Ce qui te semble prouverl’existence de notre père est pour moi la preuve de sa mort…

– Oh !…

– Permets que je m’explique, et tu serasforcé de reconnaître que j’ai raison. C’est à la fin de 1853,n’est-ce pas, que notre père s’est trouvé libre àTalcahuana ?… Combien y a-t-il de cela ? Dix ans bientôt.Dix ans, Jean, entends-tu, et il ne nous a pas donné signe devie…

– C’est vrai, mais…

– Quoi ! si tu veux admettre quenotre père nous a oubliés, notre mère et nous, qu’il a oublié sahaine et ses projets de vengeance, qu’il a oublié la France etqu’il s’est installé au Chili, je te dirai : Oui, il estpossible qu’il vive…

Mais Jean n’était pas convaincu.

– Soit, s’écria-t-il ; selon lesrègles de la sagesse humaine, tu as raison, peut-être ! Maisje crois, moi, et de toute mon âme, que votre sagesse est folie etvotre clairvoyance aveuglement. La foi de notre père qui avaitconverti Nantel, le sceptique ouvrier parisien, cette ardente foi àla justice de Dieu, je l’ai !… Je crois comme a cru Nantel,quand tout à coup, des profondeurs de l’horizon, il a vu surgir levaisseau baleinier qui devait recueillir le radeau de LaurentCornevin… Et je vous le dis, Celui qui a épargné la vie de notrepère menacé par M. de Combelaine, Celui qui a permisqu’il dérobât la lettre accusatrice aux plus ardentes recherches,Celui qui l’a tiré de cette île du Diable dont jamais un prisonnierne s’est évadé, Celui-là ne l’aura pas abandonné et saura le faireapparaître à l’heure de sa justice !…

Qui avait raison, du confiant enthousiasme deJean Cornevin ou du scepticisme désolé de Léon ?

C’est ce que Raymond Delorge, pris pourarbitre par les deux frères, n’osait décider, encore que, par lapente naturellement romanesque de son esprit, il inclinât vers lesespérances de Jean.

– Le positif, c’est que cesrenseignements nouveaux ne modifiaient en rien, pour le moment, lesconditions de la lutte.

Aussi, les trois jeunes gens convinrent-ilsd’attendre de plus amples informations avant de faire part dumanuscrit de Nantel à Mme Delorge et àMme Cornevin.

– Et bien vous avez fait, leur ditMe Roberjot, lorsqu’ils le mirent dans le secret. Àquoi bon ouvrir le cœur de ces malheureuses femmes à des espérancesqui sans doute ne se réaliseront jamais ?…

Car l’avocat, sans cependant se prononcer,partageait la façon de voir de Léon.

Mais s’ensuivait-il qu’on ne dût pas chercherà tirer un parti quelconque de ce supplément d’informationsvéritablement providentiel ?

Non certes ! Et ce futMe Roberjot qui voulut se charger des premièresdémarches.

Son influence, comme député de l’opposition,avait trop grandi, pour que l’administration osât lui opposer lesmêmes fins de non recevoir qu’autrefois. Et d’ailleurs il avaitdésormais un point de départ certain.

Ce n’est plus de Laurent Cornevin qu’ildemandait des nouvelles, mais bien de Louis Boutin.

Et comme il était aisé de le prévoir, sous cenom de Boutin qui, malgré ses réclamations, lui avait été imposépour dépister les recherches, Cornevin avait un dossier.

Moins de huit jours après une demande adresséeà la préfecture de police, Me Roberjot recevait lanote suivante :

« BOUTIN (Louis), trente-quatre ans,homme de peine, né à Paris.

« Pris les armes à la main derrière unebarricade, rue du Petit-Carreau, le 4 décembre 1851, et écroué à laConciergerie.

« Dirigé sur Brest le 21 décembresuivant, avec un convoi de condamnés, sous la conduite del’inspecteur de police Brichart.

« Arrivé à Brest le 22.

« Admis d’urgence le même jour àl’hôpital du bagne (lit n° 22), blessé grièvement à la suited’une tentative d’évasion.

« Sorti guéri de l’hôpital le 18 février1852.

« Embarqué ledit jour à bord du transportle Rhône, à destination de la Guyane.

« Interné à l’île du Diable.

« Mort le 29 janvier 1853. A péri enessayant de s’évader sur un radeau qu’il avait construit. Son corpsn’a pas été retrouvé. »

Cette note, c’était la preuve éclatante del’exactitude de la relation de Nantel.

Et si on eût pu acquérir pareillement lapreuve que Boutin et Cornevin n’étaient qu’un seul et mêmeindividu, on eût eu les éléments d’une demande d’enquête qui eût puconduire très loin M. le comte de Combelaine.

C’est à quoi, malheureusement, il ne fallaitpas penser.

Il était clair que cette audacieusesubstitution d’état civil avait été opérée fort secrètement parquelque créature de M. de Combelaine, et il n’était pasmoins clair que les employés de la préfecture, à qui on eût pudemander des renseignements, ignoraient que cette substitutionavait eu lieu…

Deux autres particularités ressortaient encorede cette note :

L’administration ne soupçonnait même pas lesuccès de l’évasion de Laurent Cornevin.

M. de Combelaine devait se croiredébarrassé du seul témoin de son crime, c’est-à-dire assuré d’uneéternelle impunité.

Mais ces démarches sans issue, ces conjecturessans résultat immédiat ne pouvaient contenter l’impatiente ardeurde Jean.

Léon et Raymond lui proposaient d’écrire àTalcahuana, au consul de France :

– Ah ! gardez-vous en bien !répondait-il. Songez qu’une seule démarche inconsidérée peut donnerl’éveil à nos ennemis et les mettre sur la voie de la vérité, quenous savons, nous, et qu’ils ignorent. Songez que si notre père estvivant, comme je le crois, ce serait s’exposer à le perdre et àruiner ses projets.

Une autre fois, après de longuesméditations :

– J’admets pour un moment, reprenait-il,oui, je consens à admettre la mort de notre père. En ce cas, qu’estdevenue la lettre du général Delorge ? Croyez-vous doncqu’avant de mourir il n’ait pas songé à la confier à quelqu’un pournous la faire parvenir !…

Quels projets il mûrissait dans le secret deses pensées, Jean Cornevin le laissait deviner par ces seulesparoles.

– Je parierais, disait Léon à RaymondDelorge, que mon frère est en train de combiner quelque prodigieuseextravagance.

Ses opinions admises, il ne se trompaitpas.

À moins de huit jours de là, un beau soir,Jean leur annonçait que sa résolution était prise, qu’il allaitpartit pour le Chili.

– Tu es fou !… fut le premier mot deLéon.

– Oh ! pas encore, répondit le jeunepeintre, seulement je le deviendrais certainement si je restaisici, dans cette horrible incertitude, m’épuisant en conjectures eten projets impossibles…

Avec Jean, discuter c’était perdre son tempset son éloquence. Léon le savait, mais il croyait avoir à luiopposer une objection irréfutable.

– Et de l’argent ? dit-il.

– J’ai bien un millier d’écus…

– Ce n’est pas avec cela qu’on va auChili et qu’on en revient.

– Je le sais. Aussi, ai-je l’intention devous demander, à Raymond et à toi, qui êtes plus riches que moi,tout ce dont vous pouvez disposer…

– Et si nous te refusons…

Jean haussa les épaules.

– Alors, répondit-il, j’irai toutsimplement lire la relation de Nantel à Mme Delorgeet à notre mère… Et soyez tranquilles, quand elles sauront pourquoije veux partir, je ne manquerai pas d’argent.

C’était si parfaitement exact, et il était sibien d’un caractère à faire ce qu’il disait, que Léon et Raymond setinrent pour battus.

– C’est bien, dirent-ils à l’obstiné, tuauras ce qu’il faudra.

Et, comme leurs caisses réunies ne faisaientpas la somme nécessaire, ils eurent recours au digneM. Ducoudray, lequel mis dans la confidence s’étaitécrié :

– Jean a raison et, si je n’étais pas sivieux, je l’accompagnerais !

Restait à obtenir deMme Cornevin son consentement à un long voyage,sans toutefois lui en révéler le but.

– Je m’en charge, promitMe Roberjot, laissez-moi faire.

Et, en effet, ayant trouvé une occasion derencontrer Mme Cornevin :

– Ce serait un grand bonheur, lui dit-ilnégligemment, que Jean fût pris de la fantaisie de voyager. Lespartis se remuent beaucoup en ce moment : s’il reste à Paris,imprudent et hardi comme il est, je le vois arrêté avant unmois !…

Le lendemain, c’était la pauvre mère quiconjurait son fils, ce fils dont cependant elle venait d’être silongtemps séparée, de s’éloigner.

Et avant la fin de la semaine, tous sespréparatifs étaient terminés, et Léon et Raymond Delorge leconduisaient à Bordeaux, où il s’embarquait pour Valparaiso.

En serrant une dernière fois la main duvoyageur :

Revenez-nous avec des preuves, ami Jean, luiavait dit Me Roberjot, et surtout revenez-nousvite. Il me semble sentir déjà les premières bouffées de la tempêtequi emportera l’empire, et avec l’empire les Maumussy et lesCombelaine, les princesse d’Eljonsen, les Verdale, les docteurBuiron et les autres.

Beaucoup, s’ils eussent entendu l’honorabledéputé s’exprimer ainsi, se seraient écriés :

– Folie !…

Et non sans quelque semblant de raison.

L’empire, en apparence, n’était-il pastoujours aussi fort ? La machine politique montée au 2Décembre ne continuait-elle pas à fonctionner sans heurts tropvisibles ?

Paris, plus que jamais, était la capitale duplaisir, la ville de la joie et des fêtes. L’or affluait. C’était àqui, du haut en bas de l’échelle sociale, ferait les plus follesdépenses. Le luxe était prodigieux.

L’étranger qui, par une belle après-midi duprintemps, se faisait conduire au bois de Boulogne, revenaitébloui, et à l’exemple de ce Suédois naïf écrivait sur sestablettes de voyage :

– Paris, ville de millionnaires. Tous leshabitants ont chevaux et voitures.

Pourtant, la guerre du Mexique venait d’êtredéclarée, et les moins clairvoyants s’étaient dit :

– Ce sera la guerre d’Espagne du secondempire.

C’est que personne, à moins d’y êtreintéressé, ne s’était pris à la glu des phrases pompeuses parlesquelles le gouvernement avait essayé de justifier, d’exaltermême cette étrange expédition.

C’est que les débats de la Chambre, quelquesourdine qu’on eût essayé d’y mettre, s’étaient entendus deloin.

C’est que les journaux avaient beaucoupparlé.

Le public savait ou croyait savoir les motifsréels et véritablement incroyables de cette campagneaventureuse.

On parlait de spéculations impudentes et detripotages honteux.

On ne se gênait pas pour dire que le but réelde la guerre du Mexique était d’assurer le paiement de créancesusuraires, achetés à vil prix par des personnages influents dugouvernement.

De la sorte, l’armée française allait faireles fonctions d’huissier.

Et au profit de qui ?

Dame ! on citait le nom des acheteurs descréances et on disait le chiffre probable de leurs honorablesbénéfices.

On affirmait que M. de Maumussyavait eu une part du gâteau, et aussi M. de Combelaine,et aussi Mme la princesse d’Eljonsen.

Si, du moins, elle eût brillamment réussi,cette expédition du Mexique !…

La France ne pardonne-t-elle pas tout ausuccès ?…

Mais, follement entreprise par des gens qui neconnaissaient ni le pays qu’ils prétendaient soumettre ni leshommes qu’ils allaient combattre, cette guerre fatale ne pouvaitamener que des désastres.

Son début fut un échec.

Il fut aussitôt réparé, c’est vrai, etglorieusement vengé… Mais ensuite ?

Un archiduc d’Autriche, Maximilien, futconduit par nous à Mexico et proclamé empereur du Mexique malgréles Mexicains… Mais après ?

Notre petite armée était comme perdue dans cesimmenses provinces.

Et successivement la France apprit avecstupeur :

La résolution du gouvernement impériald’évacuer le Mexique ;

L’arrivée à Paris de l’impératrice Charlotte,qui venait solliciter des secours d’hommes et d’argent, qui ne futpas reçue aux Tuileries et qui devint folle peu de temps après…

Et enfin, la retraite et le rembarquement del’armée française, alors commandée par le maréchal Bazaine.

Le dénouement du drame ne devait pas se faireattendre.

Un matin, arriva à Paris la nouvelle, àlaquelle personne ne voulait croire, de l’exécution deMaximilien.

La honte de n’avoir pas pu empêcherl’exécution de Maximilien, voilà ce que gagna l’empire à la guerredu Mexique.

Quant à ce qu’elle coûtait à la Franced’hommes et de millions, on ne le sut que plus tard.

– Il y avait pourtant là une grande idée,et la plus belle du règne, s’obstinaient à répéter lesofficieux.

Soit… Seulement, pendant qu’on la mettait àexécution, cette belle idée, la Prusse gagnait la bataille deSadowa et écrasait l’Autriche.

L’empire avait, dit-on, promesse deM. de Bismarck d’une compensation.

« – Cette puissance n’a rien qui doivenous inquiéter, au contraire, s’écriait à la tribune un desorateurs du gouvernement.

« Au contraire… me semble bien trouvé,écrivait Me Roberjot à Raymond Delorge. Mais moiqui ne suis pas si optimiste, je crois pouvoir prédire que voici lecommencement de la fin… »

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