La Dégringolade, Tome 2

VIII

C’est à peine si, d’une voix éteinte, Raymondbalbutia quelques remerciements, s’excusant du tracas qu’il causaità M. de Boursonne.

– Je suis bien aise, ajouta-t-il, que monadversaire ait choisi l’épée, parce qu’à cette arme je reste maîtrede l’issue du combat…

Et ce fut tout.

Pendant l’heure qu’il était resté seul, sonattitude avait subi un tel changement, il s’était si visiblementaffaissé que le vieil ingénieur n’en revenait pas.

Tout en regagnant sa chambre àcoucher :

– Qu’est-ce que cela signifie ?pensait-il. Ce que me dit mon gaillard de sa supériorité neserait-il que pure forfanterie, ou malgré tout aurait-ilpeur !…

Peur ! Raymond Delorge !

Ah ! s’il était une âme au-dessus desterreurs de la souffrance et de la mort, c’était certes la sienne.Peur, lui !… Son existence était-elle donc assez heureuse pourqu’il eût la faiblesse d’y tenir !…

Non. Mais lorsqu’il s’est trouvé seul,l’agacement nerveux, provoqué par M. Bizet de Chenehuttes’étant apaisé, il avait réfléchi, il s’était jugé et, du fond desa conscience, une voix rude comme le remords s’était élevée pourlui reprocher sa conduite.

Avait-il le droit, lui, de se battre, derisquer sa vie !…

Quoi ! son père, le général Delorge avaitété lâchement assassiné ; les assassins vivaient honorés etriches, et au lieu de songer uniquement à la vengeance, il s’enallait, don Quichotte ridicule, provoquer le premier fat venu, pourla plus grande gloire d’une dame inconnue.

Avec de telles pensées, il lui fut impossiblede fermer l’œil de la nuit ; et son visage, au matin,trahissait si bien une pénible insomnie, queM. de Boursonne ne put s’empêcher de lui dire :

– Vous avez l’air d’un déterré, mon cher.Qu’avez-vous ? Êtes-vous souffrant ?

Le ton de ces questions révélait de sisinguliers soupçons que Raymond tressaillit. Brusquement rappelé ausentiment de la situation et de ses exigences :

– Rassurez-vous, monsieur, fit-il, je neme suis jamais mieux porté.

Il fut interrompu par maître Béru.

L’hôtelier du Soleil levant, quiavait flairé la vérité, et qui s’était assuré de l’excellence deson flair en collant son oreille à la serrure, ce digne aubergistevenait annoncer à messieurs les ingénieurs que, sachant qu’ilsauraient à sortir de bonne heure, il leur avait préparé et serviune tranche de pâté et une bouteille de vin des coteaux deSaumur.

L’attention charma le vieil ingénieur.

Il avait beau, hum ! se raidir,hum ! hum ! affecter une superbe insouciance,sacrebleu ! et chercher à plaisanter, mille tonnerres !il se sentait très ému. Et à l’inquiétude qu’il éprouvait, ilreconnaissait qu’il s’était attaché à Raymond beaucoup plus qu’ilne le supposait.

Aussi, le voyant se disposer à attaquer lepâté de maître Béru :

– Gardez-vous de manger, lui dit-ilvivement, un homme qui se bat en duel doit rester l’estomac videpour qu’on puisse le soigner en cas d’accident…

– Je n’aurai pas besoin d’être soigné,croyez-moi…

– Je l’espère pardieu bien !Seulement, défiez-vous, on a vu des mazettes embrocher des maîtres…Allons, bon ! qu’est-ce que je vous dis là, moi !…

– Rien que je ne sache, fit Raymond enriant de bon cœur, cette fois.

M. de Boursonne ne répliqua pas.

Plus il observait Raymond, lui qui se piquaitd’observation, moins il s’expliquait son attitude et les brusquesvariations de son humeur.

– Il faut, pensait-il, qu’il y ait dansl’existence de ce garçon quelque mystère que je ne connais pas…

Il n’en vidait pas moins lestement un verre devin des coteaux, quand une voix le fit retourner, quidisait :

– Il est l’heure, monsieur l’ingénieur,et me voici.

C’était le conducteur choisi parM. de Boursonne pour être le second témoin de Raymond quiarrivait, exact comme un chronomètre et tout de noir habillé.

– Partons donc, dit le vieilingénieur.

Le rendez-vous avait été fixé de l’autre côtéde la Loire, au-dessus de Gennes, à l’entrée d’un petit bois où setrouvait une clairière qu’on eût juré préparée pour unerencontre.

Et, tout en cheminant, après avoir passé lepont de fil de fer :

– Je parierais que nous nous dérangeonsinutilement, grommelait M. de Boursonne, et qu’une foissur le terrain, le sieur Bizet va nous faire des excuses.

C’était la bonne envie qu’il en avait qui lefaisait s’exprimer ainsi. Son erreur était grande.

Les Angevins, en général, n’ont pas grand’peurd’un bout de fer pointu. À Saumur particulièrement et aux environs,presque tous les jeunes gens font des armes et se souviennent assezvolontiers des jolis coups d’épée que fournissaient leurs pèreslors de la conspiration Berton.

M. Bizet de Chenehutte était un sot, maisn’était pas un lâche.

La veille, d’ailleurs, au Café ducommerce, il avait tant parlé, si haut et si terriblement, quereculer lui eût été bien difficile.

Il était très connu dans le pays, et, à cequ’il croyait, très posé. Ne possédait-il pas deux chevaux, dont uncertain alezan sur lequel il avait couru les haies, aux courses deSaumur, vêtu d’une casaque rose ? Ne nourrissait-il pas cinqchiens, dont trois bassets, qu’il appelait sa meute ?N’avait-il pas eu des succès ?…

Bientôt M. de Boursonne et Raymondl’aperçurent, arrivant au rendez-vous par un autre cheminqu’eux.

Il avait pour témoins son oncle, qui semblaitd’une humeur massacrante, et le vieux commandant d’artillerie, aumépris des règles consacrées, s’approcha deM. de Boursonne et lui dit :

– Voyons, sacrebleu ! mon vieuxcamarade, une dernière fois, allons-nous laisser ces étourneauxs’embrocher pour une vétille ?…

– Il est clair que c’est absurde,répondit le vieil ingénieur… Que M. Bizet de Chenehutte nommedonc l’amant de Mlle de Maillefert, etM. Delorge retirera le mot que vous savez…

– Allons-y donc, puisque vous le voulez,grommela le vieil artilleur…

Et, tirant d’une gaine de serge deux épéesqu’il avait apportés, il en remit une à chacun des adversaires, et,s’étant reculé, prononça le mot sacramentel :

– Allez !

Pendant que les témoins discutaient lesconditions dernières, et tandis qu’il se dépouillait de son paletotet de son gilet, Raymond avait cru voir dans le taillis quientourait la clairière des yeux qui brillaient et des têtescurieuses qui se dressaient au-dessus des buissons.

– Singulière hallucination !s’était-il dit.

Ce n’était pas une hallucination.

La nouvelle du duel s’était répandue dans lesRosiers, où les occasions d’émotions fortes sont rares ; bonnombre de bourgeois s’étaient bien promis de ne pas manquer unaussi dramatique spectacle.

Une dame même était venue, ce qui fut connu etfit une brèche à sa réputation, car sa démarche fut charitablementattribuée à l’intérêt que lui inspirait M. Bizet deChenehutte.

Mais, si Raymond ignorait ce détail,M. Bizet de Chenehutte le connaissait, lui, et l’idée decombattre sous les regards de ses compatriotes ne fut pas pour peudans l’impétuosité extraordinaire de son attaque…

Il ne doutait d’ailleurs pas de lavictoire.

Ayant reçu du maître d’armes de l’École decavalerie de Saumur un certain nombre de leçons, il se croyaitd’une jolie force…

Hélas ! il ne lui fallut pas vingtsecondes pour reconnaître combien follement il s’était abusé.

Vainement il multipliait les attaques,tournant, bondissant, se baissant, se dressant, s’allongeant, iln’arrivait qu’à se mettre hors d’haleine.

Froid, impassible, aussi à l’aise que s’il eûtété dans une salle d’armes faisant assaut avec des fleuretsmouchetés, Raymond paraît comme en se jouant, jusqu’au moment où,liant l’épée de son adversaire, il la lui arracha violemment desmains et la fit voler à vingt pas.

– Assez ! s’écria l’anciencommandant d’artillerie en se précipitant entre les deuxadversaires, l’honneur est satisfait ; assez…

C’était, au fond, l’avis de M. Bizet deChenehutte.

Mais il sentait dix paires d’yeux braqués surlui, et, à la fureur de son impuissance, s’ajoutait la rage de cequi lui semblait une affreuse humiliation.

– Non, ce n’est pas assez !s’écria-t-il en courant ramasser son épée, ce qui m’arrive n’estqu’un accident.

Ainsi ne pensait pas le vieil artilleur.

Aussi, s’étant approché deM. de Boursonne :

– Il est clair, lui dit-il, que monnigaud de neveu est aux mains de votre jeune homme comme une sourisaux griffes d’un chat… De grâce, mon vieux camarade, ne laissonspas recommencer le combat.

Sans répondre ni oui ni non,M. de Boursonne alla à Raymond, qui demeurait immobile,et bas et très vite :

– Pas de générosité déplacée, lui dit-il.Je vois que vous êtes de première force, mais à force de ménager cesot, vous finirez peut-être par vous faire embrocher. Allongez-lui,s’il vous plaît, un coup d’épée bénin, et terminons…

Raymond hésita.

Il en voulait beaucoup à M. Bizet del’avoir traîné sur le terrain, et résolu à l’en punir, il avaitformé le projet de ne le point blesser, mais de le désarmer jusqu’àce qu’il s’avouât vaincu.

Cependant, comme il sentit qu’il n’avait rienà refuser au vieil ingénieur après la preuve d’attachement qu’illui donnait :

– Vous allez être obéi, monsieur, dit-ilenfin.

M. de Boursonne lui serra la main,puis se retournant :

– Encore une reprise, dit-il, et quelqu’en soit le résultat nous arrêterons le combat.

– Soit ! grommela l’anciencommandant d’artillerie, et que le diable emporte monneveu !

Il remit donc les adversaires en face, engageade nouveau leurs fers, et comme la première fois recula endisant :

– Allez !…

C’est avec la rage aveugle d’une bête fauveque M. Bizet se lança sur Raymond. Il était devenu plus blancque sa chemise, ses yeux s’injectaient de sang, il serrait lesdents à les briser.

C’est que, si niais qu’il fût, il avait devinéles intentions premières de son adversaire. Et la pensée d’être siouvertement ménagé devant tant de témoins l’affolait.

En ce moment, dans son accès de fièvrevaniteuse, il eût mieux aimé mourir que de sortir de ce duel sansune égratignure. Il attaquait moins qu’il ne cherchait à se faireblesser.

Aussi Raymond, en dépit de sa prodigieusesupériorité, avait-il besoin de tout son sang-froid et de toute sonadresse pour l’empêcher de s’enferrer lui-même. À deux reprises ilfut forcé de rompre, et malgré tout, ces attaques furibondesl’animaient, quand par bonheur, voyant un jour, il se fendit etplanta dans le gras du bras de M. Bizet de Chenehutte le plusaimable des coups d’épée.

– Touché !… s’écria l’intéressantjeune homme en lâchant son arme et en se laissant tomber à larenverse entre les bras de ses témoins qui, à la vue du sang,s’étaient précipités vers lui…

Trois ou quatre exclamations étoufféesretentirent dans le taillis… Cinq ou six têtes effarées apparurentau-dessus des buissons…

Mais l’anxiété ne dura pas.

Le vieil officier qui se connaissait enblessures, ayant relevé la manche de la chemise de son neveu, hochala tête et dit :

– Il n’en mourra pas pour cette fois.

M. Bizet rouvrit les yeux.

– Non, ce n’est rien, fit-il d’une voixaffaiblie, l’impression que m’a causée le froid du fer est déjàpassée.

Le fait est qu’il était ravi de cettesolution, qui le sauvait d’un ridicule dont la perspective l’avaitfait frémir. La supériorité de son adversaire était si manifeste,que sa blessure devenait un titre de gloire.

Aussi, lorsqu’on l’eut remis sur pied, sonpremier mouvement fut de saisir la main de Raymond, en s’écriantd’un ton tragique :

– Maintenant, monsieur Delorge, jeconfesse mes torts, je vous prie d’agréer mes excuses, et jevoudrais que l’univers entier pût m’entendre… Désormais c’est entrenous à la vie et à la mort.

Raymond l’eût battu de bon cœur. Jamaisvainqueur ne fut si penaud de sa victoire.

– Du coup, murmura à son oreille la voixnarquoise de M. de Boursonne, vous voilà le meilleur amide ce cher M. Bizet.

C’est-à-dire couvert de ridicule, pensaRaymond, qui, depuis que les curieux cachés dans le tailliss’étaient démasqués, savait, à n’en pouvoir douter, que le combatavait eu un assez bon nombre de spectateurs.

Et M. de Boursonne disait vrai.

Calmé, M. Bizet avait parfaitementcompris la générosité de son adversaire, et fait extraordinaire ettout à sa louange, malgré la férocité de son amour-propre, il nelui en voulait pas.

Et lorsqu’on eut étanché le sang de sablessure, qu’on l’eut bandé avec un mouchoir et qu’il se fut mis lebras en écharpe dans sa cravate, il déclara qu’il voulaitabsolument que Raymond et lui et leurs témoins revinssent ensemblepar la même route.

Pauvre Raymond !…

Entre M. de Boursonne qui sevengeait de son émotion du matin en l’accablant de félicitationsironiques, et M. Bizet de Chenehutte qui l’écrasait deprotestations d’amitié, il marchait, baissant la tête, du pas d’unhomme qu’on traîne chez le dentiste.

Ils arrivaient au pont suspendu, lorsqu’uneamazone, montée sur un cheval noir lancé au grand trot, lescroisa.

– Mlle Simone deMaillefert, fit M. Bizet en dessinant le plus respectueux dessaluts.

Et prenant encore la main deRaymond :

– Déjà, mon cher ami, lui dit-il, je mesuis excusé de la mauvaise plaisanterie que le dépit m’avaitinspirée… Croyez que Mlle Simone m’est sacrée,maintenant que je sais vos sentiments pour elle !

Ainsi se réalisait la prédiction deM. de Boursonne, lequel, bien autrement expérimenté queRaymond, lui avait dit, la veille :

– Parbleu ! si vous croyez rendreservice à Mlle Simone en dégainant pour elle, vousvous trompez grossièrement.

C’est que telles sont nos mœurs qu’une femme,fût-ce la plus pure et la plus chaste, se trouve compromise dèsqu’on s’occupe d’elle.

Sur cet article, les petits pays sontparticulièrement impitoyables.

Tout le monde savait aux Rosiers queMlle de Maillefert avait été la cause de cetterencontre où M. Bizet de Chenehutte venait de recevoir uneégratignure.

Et c’est en vain que Raymond se fût épuisé àrépéter :

– Sur mon honneur, je ne connais, nid’Ève ni d’Adam, cette jeune fille, et de ma vie je ne lui aiparlé. Je ne suis ici qu’en passant et je partirai probablementsans avoir eu l’occasion de lui adresser la parole. Elle ne saitseulement pas si j’existe. J’ai pris sa défense comme j’aurais priscelle de n’importe quelle femme grossièrement attaquée par unmalotru.

– À d’autres ! lui eût-on répondu.Ce n’est que dans les romans de chevalerie que les dames trouventdes défenseurs si désintéressés que cela. Quand on risque sa viepour une femme, c’est qu’on a de bonnes raisons…

Tout cela était en germe dans la phrase deM. Bizet.

Et son accent, et le clignement de ses yeux,signifiaient de plus :

– Si nous rencontrons si à propos, surnotre chemin, Mlle Simone, c’est qu’elle avait euconnaissance du duel et qu’elle était inquiète…

Toutes ces considérations, heureusement, seprésentèrent à la fois à l’esprit de Raymond, et il se tut,comprenant que protester ce serait encore aggraver sa faute.

Mais c’est inutilement que tout le long duchemin il essaya de se rapprocher de M. de Boursonne etde l’ancien commandant d’artillerie, ou de rendre la conversationgénérale. M. Bizet s’attachait à lui obstinément comme la gluà l’aile de l’oiseau pris au piège.

Et pour comble, ambitieux des bonnes grâces deRaymond, et pensant lui être excessivement agréable, il ne cessaitde l’entretenir de Mlle de Maillefert,déplorant ses propos inconsidérés de la veille, et les mettant surle compte du vin blanc de son oncle.

– À vous, cher monsieur Delorge,disait-il, je puis l’avouer, j’aurais été au comble de la joie sielle eût consenti à m’accorder sa main. Non que je la trouve jolie,mais parce qu’elle est bonne personne. Elle n’a pas d’esprit, c’estvrai, et toutes ces dames des environs s’accordent à dire que saconversation est à faire bâiller, mais elle est pleine de bonssens. Puis, quelle femme d’intérieur ! Croiriez-vous que c’estelle, une fille de vingt ans à peine, qui administre son immensefortune !…

– Monsieur, gémissait Raymond, monsieur,de grâce !…

Bast !… l’intéressant jeune homme étaitlancé.

– C’est comme j’ai l’honneur de vous ledire, poursuivait-il. Sans vanité, je m’entends à conduire unevaste exploitation, j’ai fait mes preuves… Eh bien !Mlle Simone s’y entend peut-être mieux que moi.Elle est en quelque sorte l’intendant de sa mère et de son frère,qui sont des paniers percés. C’est elle qui divise ses fermes, quidirige ses métayers, qui décide de la coupe des bois et des foins,qui surveille les vendanges, qui perçoit ses revenus et paye sesouvriers. De là ses courses perpétuelles tout le jour et parfoistrès avant dans la soirée, été comme hiver, par tous les temps…

– Je vous en conjure, monsieur deChenehutte, interrompait Raymond, parlons d’autre chose, parlons detout ce que vous voudrez, excepté…

– Excepté de ce qui vous intéresse,n’est-ce pas ? continua l’enragé avec son plus malin sourire.Connu. On souffre un peu, quand on est modeste, d’entendre énumérerles trésors qu’on possède, ou qu’on possèdera. Mais je tiens àréparer ma sottise d’hier soir. Il n’y a pas en Anjou deux femmescomme Mlle Simone. Vous me direz qu’elle est hautecomme la nue, et que, si elle affecte d’être familière avec lespaysans, elle est avec nous autres bourgeois d’une insupportablefierté !… Mais un mari adroit l’aurait vite corrigée. Etalors, que de qualités ! Quelle économie, malgré ses deux centmille livres de rentes ! quelle simplicité de goûts !…Jamais de luxe, jamais de flafla, toujours des toilettes simodestes que c’est à peine si la femme de notre huissier s’encontenterait.

Il soupira… Et la main sur le cœur, et d’unaccent pathétique :

– Ah ! quelle maison nous eussionsfaite, ajouta-t-il, si elle eût été ma femme. En dix ans, nouseussions triplé nos capitaux. Oui, triplé. Car vous pensez bien queje me serais arrangé de façon à la brouiller avec sa mère et avecson frère, et c’est ce que je vous engage à faire. La duchessemangerait le diable et ses cornes, et il ne doit plus lui restergrand-chose à croquer. Quant au jeune duc Philippe, il y alongtemps qu’il a avalé son dernier arpent de terre, et il doitpartout et à tous ; il doit à Paris, à Angers, à Saumur, auxRosiers ; il doit aux notaires, aux usuriers, à sesfournisseurs…

Qui eût dit à M. Bizet que Raymond setenait à quatre pour ne pas lui sauter à la gorge et l’étranglerl’eût à coup sûr bien surpris. C’était ainsi pourtant.

Et même il était grand temps qu’on arrivât auxRosiers.

M. Bizet voulait absolument emmenerdéjeuner avec lui, chez son oncle, Raymond et ses deux témoins,prétendant qu’il n’est de bonnes et durables réconciliations quecelle que vient sceller une bouteille de derrière les fagots…

Mais Raymond était à bout de patience.

– Au plaisir, monsieur Bizet !…interrompit-il brusquement.

Et, saluant l’ancien commandant d’artillerieet l’autre témoin de son adversaire, il s’éloigna à grands pas dansla direction du Soleil levant.

Le diable, c’est qu’il ne pouvait pas sedébarrasser aussi cavalièrement de M. de Boursonne.

Tout danger passé, le vieil ingénieur pensaitbien avoir gagné le droit de lâcher la bride à son mauvaiscaractère et à son humeur goguenarde. Et, tout en arpentant laroute aux côtés de Raymond :

– Bonne journée, grommelait-il, et biencommencée… Eh ! eh ! il n’est pas midi encore, et nousavons déjà fait de fameuse besogne…

– Pouvais-je reculer, monsieur ? Mefallait-il faire des excuses à cet intolérablepersonnage !…

– Non, jamais d’excuses, je suis de votreavis… Mais c’est égal, avoir été dix ans un pilier de salled’armes, avoir acquis une adresse hors ligne, pour venir piquer lebras de M. Savinien Bize de Chenehutte, c’est ce qui s’appelleavoir glorieusement employé sa jeunesse !

Le plus cruel ennemi de Raymond, connaissantson passé, n’eût pas trouvé à lui jeter à la face une plussanglante ironie.

Il pâlit, et, d’une voix rauque :

– Ah ! ne parlez pas ainsi,monsieur, s’écria-t-il, vous me feriez regretter de n’avoir pascloué à un arbre, comme un papillon, cet animal malfaisant…

– Ce n’est, fichtre, pas moi qui vous enaurais empêché, grommela le vieil ingénieur. Et, branlant latête :

– Mlle de Maillefertn’en serait ni plus ni moins compromise… On n’en dirait pas moins,de Saumur à Angers, qu’elle a été, qu’elle est ou sera votremaîtresse…

– Eh ! que m’importe cettedemoiselle ! s’écria Raymond exaspéré.

Il ne disait pas la vérité.

Quelque chose lui affirmait que cette jeunefille, qu’il ne connaissait que de nom, allait avoir sur sonexistence, sur son avenir une influence décisive.

Comment, de quelle façon ?… c’est cequ’il ne pouvait prévoir.

Et cependant, il ne doutait presque pas, tantétait impérieuse cette voix du pressentiment.

– Singulier original, que ceDelorge ! se disait, de son côté, M. de Boursonne.Ou plutôt non, je ne me suis pas trompé hier soir, il y acertainement dans le passé de ce brave garçon quelque mystère dontla connaissance me donnerait la clef de ses étrangescontradictions.

De là à se demander quel pouvait bien être cemystère et à souhaiter le pénétrer, il n’y avait qu’un pas qu’eûtvitre franchi l’esprit curieux du vieil ingénieur.

– Parbleu ! je le confesserai,pensait-il, en observant Raymond, comme s’il eût espéré saisir surson visage le secret de ses pensées…

Ainsi, ils allaient silencieux, suivant lalevée de la Loire, qui est la grande rue des Rosiers, quand uneexclamation joyeuse les arracha à leurs réflexions.

Ils arrivaient au Soleil levant et,campé sur le seuil de son auberge, en veste blanche et le couteau àla ceinture du tablier, maître Béru saluait le retour de« ses » ingénieurs.

– Je savais bien, disait-il, qu’iln’arriverait rien de fâcheux à ces messieurs ; je le disais cematin à ma femme, qui était si inquiète qu’elle voulait absolumentaller faire brûler un cierge…

Le front de M. de Boursonne s’étaitsubitement rembruni.

– Décidément, fit-il, nous sommes lafable du pays !…

– Oh ! ce n’est pas moi qui ai riendit, se hâta d’interrompre le digne aubergiste. Ce qui se passechez moi ne regarde personne. C’est M. Bizet qui, en sortantd’ici, est allé crier l’affaire sur les toits. À onze heures, ilétait encore au Café du commerce, pérorant au milieu d’unevingtaine de personnes…

– C’est fort gracieux, en vérité !…grommela le vieil ingénieur.

Il était entré, ainsi que Raymond, dans lapetite salle où les attendait leur déjeuner.

Maître Béru les avait suivis et, croyant sansdoute leur être agréable, il habillait de la belle façon ce pauvreM. Savinien Bizet de Chenehutte.

– Ce n’était, affirmait-il, qu’unvaniteux, avare et cependant dévoré du désir de briller. Chez lui,au fond de sa campagne, il vivait de pain frotté d’oignon et depommes de terre, pour rattraper l’argent qu’il dépensait lorsqu’ilvenait aux Rosiers ou qu’il allait à Saumur faire les beauxbras.

– Et certes, disait maître Béru, je nesuis pas surpris qu’il garde une dent contreMlle de Maillefert. Elle est cause, bieninvolontairement, comme de juste, qu’on s’est tant moqué de luidans le pays qu’il n’osait plus montrer le bout de son nez. C’estquand il la fit demander en mariage. Jamais on n’a su quel mauvaisplaisant lui avait fourré cette idée dans la tête. Ces messieursvoient-ils d’ici Mlle Simone de Maillefert devenantMme Bizet ?…

Il regardait autour de lui, craignant qu’on nel’écoutât, car il tenait à rester bien avec tout le monde.

Et baissant la voix :

– Du reste, continuait-il, tout le bourgétait pour M. Delorge, et quand on va savoir que M. Bizeta été blessé, il n’y aura qu’une voix pour crier que c’est jolimentbien fait. Et il n’y a pas que dans le bourg qu’on sera content. Ily avait, hier, au Café du commerce, deux ou troisdomestiques du château qui, certainement, n’auront pas su tenirleur langue. Je viens de voir tout à l’heure le vieux jardinier quia la confiance de Mlle Simone, et il allait demaison en maison de l’air d’un homme qui cherche des nouvelles.

Contre son habitude, M. de Boursonnelaissa tomber la conversation.

Mais dès que maître Béru fut sorti :

– Eh bien !… fit-il, voici uneaventure qui se présente bien…

Raymond dissimula mal un mouvementd’impatience.

– En vérité, monsieur, répondit-il, je nepuis concevoir qu’un homme de votre intelligence et de votre valeurprête la moindre attention aux insipides et ridicules bavardages decet aubergiste !

Loin de se formaliser de ce reproche, le vieilingénieur souriait.

– Va, mon garçon, pensait-il, fâche-toi,je te pousserai tant et si bien que ce sera le diable si ton secretne t’échappe pas.

Puis tout haut :

– Que trouvez-vous de ridicule, mon cher,au récit de ce bon Béru ? Mlle Simone apprendqu’un jeune ingénieur a tiré l’épée pour ses beaux yeux, elleenvoie chercher des nouvelles de son chevalier. N’est-ce pas toutnaturel ?… Bon, ce n’est pas la peine de devenir cramoisicomme cela.

Raymond rougissait, en effet, mais c’était decolère :

– En vérité, monsieur, prononça-t-il,c’est me faire payer cher le service que vous m’avezrendu !…

M. de Boursonne n’insista pas. Ilétait allé aussi loin que possible ; il le comprenait, et detoute la journée il ne se permit pas la moindre allusion àMlle de Maillefert.

Mais le soir, quand ils rentrèrent, après leurtravail accoutumé, maître Béru leur remit à chacun une lettre qu’undomestique, en grande livrée, disait-il, avait apportée dansl’après-midi.

M. de Boursonne eut promptementouvert la sienne, et l’ayant parcourue :

– Cette fois, mon cher Delorge,s’écria-t-il, vous ne direz pas que l’aventure ne marche pas… Lisezvotre lettre, qui doit être, sauf le nom, en tout semblable à lamienne. Lisez, je vous prie.

Raymond obéit, et, à demi-voix et d’un aird’ébahissement profond, il lut :

« Madame la duchesse de Maillefert prieM. Raymond Delorge de lui faire l’honneur de passer au châteaude Maillefert la soirée de samedi prochain, 24 octobre. »

Le vieil ingénieur semblait ne pas se tenir dejoie.

– Eh bien ! que dites-vous decela ? interrogea-t-il.

– Je dis que c’est prodigieux.

– Pourquoi donc !… C’est votre duel,mon cher, qui nous vaut cette faveur que M. Bizet payerait deson meilleur cheval… Voilà une invitation conquise à la pointe del’épée…

– Oh !…

– Il n’y a pas de oh ! La duchesseavait à sa disposition le moyen de vous témoigner sa gratitude,elle s’est empressée de le saisir…

Cependant…

– Et vous allez être présenté àMlle Simone.

Raymond, les sourcils froncés,réfléchissait.

– Il n’est pas dit que j’accepte cetteinvitation, fit-il.

D’un air de stupeur comique,M. de Boursonne leva les bras au ciel.

– Vous refuseriez !…s’écria-t-il.

– J’hésite.

– Et pourquoi, s’il vousplaît ?…

Parce que, répondit Raymond, parce que…

Il s’arrêta. Il cherchait un prétexteplausible, car pour rien au monde il n’eût dit la vérité àM. de Boursonne.

– Parce que… répondit-il enfin, j’auraisl’air, ce me semble, d’aller en quelque sorte quêter desremerciements pour une action toute simple.

– Allons, allons, ce n’est pas maltrouvé !… dit le bonhomme, qui n’était point dupe.

Et agitant triomphalement soninvitation :

– Quant à moi, ajouta-t-il, je déclareque j’accepte. Oui, si sauvage que je sois, si rustre, si paysan duDanube, je veux voir une de ces fêtes qui scandalisent ce cherBizet de Chenehutte… Et la preuve, c’est que mon habit noir étantresté à Tours avec le gros de mon bagage, je vais écrire qu’on mel’envoie…

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