La Dégringolade, Tome 2

III

En se ménageant d’avance, et sans prévenirpersonne, l’intervention de Mme Delorge,Me Roberjot venait de prouver qu’il connaissaitbien le caractère de Raymond.

Seul, il n’en eût rien obtenu. La passion estaveugle et sourde.

Il eût perdu son temps, son éloquence et sespeines à essayer de détourner Raymond d’un dessein longuementmédité, qu’il ne jugeait peut-être pas excellent, mais qu’ilestimait le seul praticable.

Les prières de Mme Delorge luiarrachèrent le serment d’y renoncer.

– Seulement, vous m’avez rendu un tristeservice, disait-il quelques jours après àMe Roberjot. Avant d’intervenir, il fallait vousinformer de ce qu’est mon existence. Savez-vous que depuis la mortde mon père, jamais un jour ne s’est écoulé sans que ma mère nem’ait dit en me montrant son épée scellée au-dessus de sonportrait : « Souvenez-vous, mon fils, que vous avez votrepère à venger ! » Savez-vous que maintenant encore, aprèsdix ans passés, le couvert de mon père est toujours mis à notretable de famille, et que jamais une fois je ne me suis assis pourprendre mon repas, sans que l’œil de ma mère ne se soit arrêté surcette place vide, sans qu’elle m’ait répété de sa voixglacée : « Ce couvert restera mis tant que justice nenous aura pas été rendue !… » Savez-vous qu’il n’est pasjusqu’à ma sœur, Pauline, jusqu’à notre domestique, le vieuxKrauss, qui ne cessent de me dire que c’est à moi de punirl’assassin, et qu’il devrait déjà être puni.

Des larmes de colère brillaient dans les yeuxdu malheureux jeune homme, et c’est d’une voix étouffée qu’ilpoursuivait :

– Comment, avec de pareilles excitations,incessantes, obstinées, mon imagination ne s’exalterait-ellepas !… Est-ce vivre que d’être hanté sans relâche par lespectre de mon père assassiné !… J’avais trouvé ce moyen, unduel ; vous me l’enlevez, ma mère me l’enlève. Mais alors, aunom du ciel ! dites-moi ce qu’il faut que je fasse, car jedois faire quelque chose, je veux me venger, et il faut en finir…Voyons, parlez, donnez-moi un conseil… Ah ! je ne le vois quetrop, vous allez me dire comme ma mère :« Attendons ! » Quoi ?… Un miracle ?Eh ! je n’ai pas la foi, il ne se fait plus de miracles, etnous attendrons tant que M. de Combelaine mourra dans sonlit, de sa belle mort…

Ce qui ajoutait encore au désespoir deRaymond, c’était la pensée que M. de Combelaine et sesamis le tenaient peut-être pour un de ces fanfarons terribles enparoles, plus que modérés en actions.

– Comme ces gens-là doivent rire denous !… disait-il à Léon Cornevin.

M. de Combelaine n’en riait pas tantque cela, ainsi que ne le tardèrent pas à le prouver lesévénements.

En sortant de l’École polytechnique, RaymondDelorge était entré à l’École des ponts et chaussées, et il venaitd’être nommé ingénieur.

Quant à Léon, les emplois du gouvernement luirépugnant, il s’était fait attacher à une compagnie de chemins defer ; et, comme son intelligence était supérieure et sonsavoir très grand, comme il était en outre un travailleurinfatigable, on lui avait fait espérer d’abord, puis plus tardformellement promis une situation en rapport avec son mérite et lesservices qu’il avait déjà rendus à la compagnie.

Cette situation, il se croyait à la veille del’obtenir, lorsqu’un matin le directeur le fit appeler, et de l’airle plus embarrassé lui annonça que le conseil, malgré son avis etses observations, avait disposé de cette place en faveur d’un autrecandidat.

Le directeur ajoutait qu’il en était d’autantplus désolé que l’élu, un homme peu capable, n’avait pas sessympathies…

– C’est un malheur, répondit froidementLéon Cornevin, mais croyez bien, monsieur, que je ne vous en veuxaucunement…

En réalité, et malgré toute sa philosophie,Léon était atterré.

La décision du conseil était d’autant plusextraordinaire que son heureux concurrent ne sortait pas, commelui, de l’École polytechnique, et que les compagnies ont un faiblebien connu pour les anciens élèves de l’école.

De plus, tous les « cherscamarades » formant une sorte de franc-maçonnerie, on avait dûle défendre chaudement.

Il s’étonnait aussi qu’on ne lui eût pas, àtout le moins, prodigué cette eau bénite de cour dont on bassined’ordinaire les plaies d’amour-propre des gens désappointés…

Son directeur ne lui avait laissé entrevoiraucune compensation dans l’avenir.

– C’est tout à fait incompréhensible,disait-il à sa mère, encore plus affligée que lui de cette cruelledéception.

Il ne tarda pas à avoir le mot del’énigme.

De telles difficultés lui furent suscitéesdans le service dont il était chargé, qu’après avoir essayé d’endouter, il dut, à la fin, reconnaître qu’on brûlait de sedébarrasser de lui.

On ne voulait pas, on n’osait peut-être pas lecongédier, mais il était clair qu’on espérait, à force detracasseries, l’exaspérer et l’amener à donner sa démission.

Mais pourquoi ? pourquoi ?…

– Mon cher Cornevin, lui dit l’ingénieuren chef, qui était comme de raison un « cher camarade »,vous avez dans le conseil des ennemis acharnés…

– Moi !… fit Léon abasourdi.

– Positivement. Et sans notre directeur,qui est un brave homme et qui vous soutient envers et contre tous,sans moi, qui vous défends unguibus et rostro, il y alongtemps qu’on vous eût fait une avanie…

Le sens de cette dernière phrase étai tropclair pour que Léon Cornevin s’y méprît. Et cependant il voulutavoir l’avis de Me Roberjot.

– Croyez-moi, lui répondit l’avocat, neluttez pas, vous seriez brisé… Votre ennemi estM. de Maumussy…

– Je le croyais, vous me l’aviez dit, àcouteau tiré avec M. de Combelaine…

– Oui, mais la démarche de Raymond les aréunis contre l’ennemi commun… Or, comme votre compagnie solliciteune concession et a besoin de M. de Maumussy, n’hésitezpas, donnez votre démission…

Raymond pleura des larmes de rage, enapprenant cette indignité.

– Ah ! que ne m’avez-vous laissétuer cette bête venimeuse de Combelaine ! s’écria-t-il.

Pourtant ce n’était rien encore.

Trois mois ne s’étaient pas encore écoulésdepuis la démission de Léon, lorsque Paris fut épouvanté parl’attentat de la rue Le Peletier.

Un Italien, Felice Orsini, suivi de deuxcomplices, était allé se poster devant l’Opéra, et avait essayé detuer l’empereur en lançant sous sa voiture des bombes explosibles.L’empereur avait été préservé, mais quarante-sept personnes avaientété tuées ou blessées plus ou moins grièvement.

Ce qui paraissait étrange, c’est que la policen’eût pas su prévenir cet attentat du 14 janvier.

Elle était prévenue, cependant.

Avis lui avait été donné de la fabrication àLondres d’un certain nombre de bombes explosibles d’un systèmenouveau et excessivement meurtrières.

Avis lui avait été donné du départ pour laFrance d’Orsini et de Pieri.

Et pourtant Orsini, Pieri et leurs complicesne furent aucunement recherchés et séjournèrent à Paris près d’unmois, sans presque prendre la peine de se cacher…

Et pourtant, quelques heures seulement avantl’attentat, un des complices, Pieri, avait été arrêté rue LePeletier, et trouvé nanti d’une bombe, d’un poignard et d’unrevolver.

– À quoi donc pensait la police ! sedisaient les Parisiens.

Et ils n’avaient pas tort de s’étonner.

Un ancien chef de la sûreté, Canler, ayantpublié ses Mémoires, l’année suivante, y accusait trèsnettement la police d’incapacité, de négligence et peut-être dequelque chose de pis.

C’est donc sans la moindre surprise qu’onapprit que le préfet de police donnait sa démission.

– C’est bien le moins qu’il puisse faire,pensait-on.

Mais on commença à s’inquiéter sérieusement,lorsqu’on vit arriver au ministère de l’intérieur, en remplacementde M. Billault, un militaire dont la réputation de dureté etde brutalité était proverbiale, le général Espinasse, l’homme qui,au 2 Décembre, avait occupé le palais de l’Assemblée nationale.

« Ce ministre de l’intérieur avec unsabre au côté ne me dit rien qui vaille », écrivit un journalqui pour cette simple appréciation fut supprimé net.

Et cependant il avait raison, ce journal, carà peu de jours de là était votée la loi de sûreté générale, quiarmait le gouvernement de pouvoirs discrétionnaires.

Certaines gens, plus impérialistes quel’empereur, ne se gênaient pas pour afficher leur satisfaction devoir « se resserrer la courroie qui, prétendaient-ils,commençait à se relâcher ».

L’un d’eux prononça ce mot cynique :

– Décidément l’attentat Orsini a du bon,il va nous permettre de nous débarrasser des gens gênants.

On s’en débarrassait, en effet.

Sur le premier moment, la police, qui avaitune revanche à prendre de son ineptie, s’était mise à arrêter àtort et à travers, sans discernement ni mesure, une foule depauvres diables qui n’en pouvaient mais.

On supposa que son zèle allait se refroidir,lorsqu’il fut clairement établi que l’attentant d’Orsini ne serattachait à aucune conspiration, qu’il était une œuvreindividuelle préparée hors de France et exécutée exclusivement pardes étrangers.

Mais on se trompait.

Loin de diminuer, après le procès etl’exécution d’Orsini, le nombre des arrestations augmenta, non plusà Paris seulement, mais par toute la France.

On y mit plus de méthode, on tria plushabilement, et voilà tout.

Et de nouveau, comme aux beaux jours de 1852,des vaisseaux firent voile vers Cayenne et vers Lambessa, dontl’entrepont était encombré de suspects.

De même que tout le monde, Raymond Delorge etLéon Cornevin étaient sous l’impression pénible de tant deviolences inutiles, quand un matin, comme ils venaient de se lever,ils virent arriver chez eux le valet de chambre deMe Roberjot.

Il apportait un billet très pressé de sonmaître, et n’ayant pu trouver de voiture, il avait couru,disait-il, tout le long du chemin.

Me Roberjot écrivait àLéon :

« Envoyez votre frère Jean faire un touren Belgique ou en Angleterre. Qu’il parte aujourd’hui plutôt quedemain, ce matin plutôt que ce soir. »

– Jean serait-il donc menacé ?…s’écria Raymond effrayé. Il m’a cependant juré qu’il ne s’occupeplus de politique.

Mais Léon hocha la tête.

– Mon frère, dit-il, par suite de sacondamnation à un mois de prison pour société secrète, se trouvesous le coup de la loi de sûreté générale, et de plus…

Il s’arrêta.

Il avait pour Raymond une trop sincèreaffection pour oser lui dire : – Et de plusM. de Combelaine doit avoir songé à ce moyen de sedébarrasser de l’un de nous… »

– Hâtons-nous de prévenir ce pauvre Jean,reprit Raymond. Partons…

Depuis trois ans environ, Jean Cornevin nedemeurait plus avec sa mère rue de la Chaussée-d’Antin.

Peintre, travaillant beaucoup, chargé déjà detravaux importants, il lui avait fallu un atelier, etM. Ducoudray lui en avait déniché un, au boulevard de Clichy,dans une maison neuve.

La concierge de cette maison, qui était enmême temps la femme de ménage de Jean, était debout sur sa porte,quand arrivèrent, hâtant le pas, Léon et Raymond.

Dès qu’elle les aperçut :

– Ah ! messieurs, s’écria-t-elle,messieurs, quelle affaire !…

Un même pressentiment serra le cœur des deuxjeunes gens. Arriveraient-ils donc trop tard, hélas !

– Ce pauvre M. Jean vient d’êtrearrêté, poursuivit la portière, en s’essuyant les yeux du coin deson tablier. On vient de l’emmener dans un fiacre…

Raymond était devenu plus blanc que sa chemiseet, se sentant chanceler sous ce coup, il s’appuyait au mur.

Plus fort, Léon se raidit contre sa douleur,écartant les appréhensions sinistres dont son esprit étaitassailli.

– Comment cela s’est-il passé ?demanda-t-il.

Mais déjà plusieurs boutiquiers du voisinage,qui avaient été témoins de l’arrestation, s’avançaient, la minecurieuse, prêtant l’oreille.

– Entrons dans ma loge, dit la portière,ici on nous entendrait.

Et les jeunes gens l’ayant suivie :

– Voilà donc la chose, commença-t-elle.Ce matin, dès qu’il a fait jour, cinq individus se sont présentés,demandant M. Jean Cornevin, artiste peintre. Justementj’allais lui monter son café au lait. Cependant, ces particuliersavaient une si drôle de mine que, foi d’honnête femme, j’allaisleur répondre que M. Jean Cornevin était à la campagne, quandl’un d’eux, ouvrant son paletot, mon montra son écharpe en medisant : – Vous voyez, je suis commissaire de police. Ainsi,pas de farces. À quel étage demeure M. Cornevin ?

« Ah ! messieurs, tout mon sang nefit qu’un tour, et de saisissement je faillis renverser mon café aulait. – Il demeure au cinquième, la porte à droite, répondis-je. –Bon !… fit le commissaire. Et le voilà dans l’escalier avecses hommes.

« Mais il ne m’avait pas défendu de lesuivre.

« Vite, je mets la tasse et la cafetièresur un plateau, et dare-dare je grimpe après lui, pour voir…

« Ah ! si j’avais pu prévenirM. Jean !… Il ne se doutait de rien. Il était déjà dansson atelier, en train de peindre, le dos tourné à la porte, qu’ilavait laissée ouverte à cause du poêle qui fume quand on l’allume.Et il était tellement à la besogne, qu’en entendant marcher dansl’atelier, sans se retourner, il dit : – Qui va là ?…

« – Au nom de la loi, je vousarrête ! répondit le commissaire.

« Messieurs je n’ai jamais vu unétonnement comme celui de ce pauvre M. Jean.

« – Vous m’arrêtez, moi, fit-il, etpourquoi ? Le commissaire haussa les épaules : – On vousle dira, répondit-il. Habillez-vous et suivez-nous…

« Vous devez savoir, messieurs, queM. Jean a la tête près du bonnet. En s’entendant parler sibrutalement, il devint plus rouge que braise, et je crus qu’ilallait jeter sa palette à la tête du commissaire… Mais il réfléchitheureusement, et c’est le plus tranquillement du monde qu’il se mità s’habiller pendant que le commissaire et ses hommes furetaientdans tous les coins et fouillaient tous les tiroirs… Il disaitseulement en riant : – Si vous trouvez quelque chose, vous mele ferez savoir, n’est-ce pas ?…

« Étant prêt, il demanda la permissiond’écrire à sa mère, mais on lui dit que cela ne se pouvait pas… eton l’emmena.

« Devant la porte était une voiture. Onl’y fit monter, deux agents montèrent après lui, et le commissaireayant crié : – En route ! le cocher fouetta seschevaux.

Aux derniers mots de la digne portière, lesdeux jeunes gens respirèrent plus librement.

Ils se rappelaient que Jean Cornevin, lors desa première arrestation avait été surtout compromis par les papierset les dessins découverts chez lui.

Cette fois, du moins, on n’avait rientrouvé.

– L’important, à cette heure, repritLéon, serait de savoir où mon pauvre frère a été conduit…

La concierge s’était remise à pleurer.

– Hélas ! mes bons messieurs,répondit-elle, c’est ce que je ne puis vous apprendre… Etcependant, Dieu sait que j’étais tout oreilles. Mais le cocherdevait avoir reçu des ordres d’avance, car le commissaire ne lui arien crié que ce que je vous ai rapporté : – Enroute !…

– Et à vous, ma bonne dame, il n’a riendit, ce commissaire ?

– Rien.

– Il ne vous a fait aucunerecommandation ?…

– Aucune… C’est-à-dire, excusez :avant de se retirer, il m’a remis la clef de M. Jean, en medisant de la faire parvenir à ses parents, et en ajoutant qu’il merendait responsable de tout ce qui se trouve dansl’appartement…

Léon frissonna.

Cette précaution du commissaire de policen’annonçait-elle pas une détermination arrêtée et la conviction queJean ne renterait pas chez lui de si tôt !…

– Oh ! Jean ! murmuraitRaymond, en proie à une de ces rages froides qui poussent un hommede cœur aux plus fatales extrémités, cher et malheureuxami !…

Mais Léon, lui, gardait tout sonsang-froid.

– Donnez-moi donc cette clef, dit-il à laconcierge, nous allons monter jusque chez mon frère…

À la seule vue de cet humble logis d’artiste,un observateur devait reconnaître la parfaite exactitude du récitde la portière.

Que Jean travaillât, quand la police avaitfait irruption chez lui, c’est ce dont on ne pouvait douter :les dernières touches n’étaient pas sèches encore du tableau qu’ilavait en train, et qui représentait une Halte de bohémiens dansles ruines du cirque de Fréjus.

Sa stupeur avait été grande, car son tabouretétait renversé, et on voyait épars à terre ses pinceaux, sa palettefaite du matin et quantité de tubes de couleur.

Même, les agents insoucieux du logis où ilspénétraient avaient écrasé sous leurs lourdes bottes plusieurs deces tubes…

À la façon dont les vêtements de travail dupauvre artiste étaient jetés çà et là, on devinait son empressementà se vêtir.

Enfin, tout portait l’empreinte de la mainbrutale de la police, en quête de pièces de conviction et depapiers compromettants.

– Nous n’avons pas une minute à perdre,déclara Léon ; si nous ne parvenons pas à savoir aujourd’huimême ce qu’on a fait de mon frère, nous ne pourrons plus rien pourlui.

C’est rue Blanche, chezMme Delorge, qu’ils se rendirent tout d’abord.

Et en apprenant ce nouveau malheur :

– Ne vous y trompez pas, s’écria la noblefemme, je reconnais l’œuvre de M. de Combelaine. Et,moins généreuse que ne l’avait été Léon :

– Voilà, dit-elle à son fils, voilà lerésultat de votre provocation insensée !…

Plus exaspéré que tous, l’excellentM. Ducoudray donnait presque raison à Raymond.

– Car enfin, disait-il, je ne vois paspourquoi M. de Combelaine ne nous ferait pas tous arrêteret déporter…

Cependant, avant de discuter les démarches àtenter, il fut convenu que, jusqu’à nouvel ordre, on laisseraitignorer à Mme Cornevin l’arrestation de sonfils.

Si on parvenait à obtenir la mise en libertéde Jean, ce serait une immense douleur et de nouvelles inquiétudesqu’on aurait épargnées à la pauvre femme.

Dans le cas contraire, il serait toujourstemps de la préparer à cette cruelle épreuve. Précaution inutile,hélas !

Le mari de la concierge de Jean, étant accouruprévenir Léon et ne l’ayant pas rencontré, avait demandé à parler àsa mère, et lui avait tout dit.

Et Mme Delorge etM. Ducoudray, Léon et Raymond en étaient encore à délibérersur ce qu’ils avaient à faire, lorsque Mme Cornevinentra brusquement, plus pâle qu’une morte, les yeux brillants del’éclat du délire.

Quoi que lui eût dit le portier, elle doutait,elle s’obstinait à douter encore.

– Est-ce vrai ?… demanda-t-elle, dèsle seuil. Et personne ne lui répondant :

– Ainsi, c’est bien la vérité !prononça-t-elle, les misérables ne se lassent pas… Après mon mari,mon fils… Et moi, en venant ici, j’ai failli être écrasée par unevoiture où j’ai reconnus, souriant et heureux,M. de Combelaine et Flora Misri… Ô Dieu puissant !comment ne douterait-on pas de ta justice !…

Et, écrasée de douleur, elle s’affaissa sur unfauteuil en éclatant en sanglots…

Pourtant Jean Cornevin n’était pasabandonné.

Tandis que ses amis s’épuisaient à chercher unmoyen d’arriver jusqu’à lui, le valet de chambre deMe Roberjot se présenta avec une nouvelle lettre deson maître.

« En même temps qu’à vous, ce matin,écrivait-il à Léon, j’envoyais un mot à ce pauvre Jean…Hélas ! j’ai été prévenu trop tard. Lorsque moncommissionnaire s’est présenté chez lui, il venait d’être arrêté.Faites tout au monde pour savoir où on l’a conduit ; de moncôté, je me mets en campagne… »

Mais c’est en vain que, durant quatre jours,les amis du pauvre Jean le demandèrent à toutes les geôles deParis.

Les seules nouvelles qu’ils en obtinrentfurent données à Léon par un chef de bureau de la préfecture depolice, plus froid qu’une corde à puits, et plus discret qu’uneporte de prison.

– Monsieur, lui répondit-il, votre frèreest en bonne santé, voilà tout ce que je puis vous direaujourd’hui… Repassez dans une quinzaine…

– C’est ce qu’on me répondait quandj’allais m’informer de mon mari, gémissaitMme Cornevin. Je ne reverrai plus mon fils.

Son désespoir l’abusait.

Un matin, le cinquième depuis l’enlèvement deJean, un de ses camarades d’atelier apporta une lettre qu’il venaitde recevoir, et que Jean lui adressait, à lui, dans la crainte quele nom de Cornevin ne fût signalé au cabinet noir…

Jean écrivait à sa mère :

« Je ne cesse de demander la permissionde t’écrire, on ne se lasse pas de me la refuser. Un forçat avecqui je viens de causer me jure qu’il me fera jeter une lettre à laposte si je lui donne dix francs ; je lui en donnerais mille,si j’étais sûr que ce mot vous parvînt.

« Je suis à Marseille depuis hier, etjamais je ne me suis si bien porté. Ayant flairé, quand on est venume prendre, le voyage d’agrément qu’on me réserve, je me suis munide linge, d’effets et d’argent – car, vois mon bonheur, j’avais del’argent chez moi ce jour-là.

« Tout me porte à croire que, ce soir oudemain, je serai embarqué pour la Guyane. Ô mère adorée, si jen’étais pas sûr que tu pleures en ce moment, je me sentirais toutheureux du beau voyage que je vais faire… Songe donc auxmagnifiques sujets d’études que je vais trouver… Je te reviendraiayant du talent… Ne pleure pas, mère chérie. Léon t’embrassera pourdeux pendant mon absence… Moi, je vous embrasse de toute monâme… »

Cette lettre attendrie, où éclatait en dépitde tout l’insouciance railleuse de Jean, calma pour un moment ladouleur de Mme Cornevin, mais ne dissipa point sesmortelles angoisses.

Elle se représentait son fils bien-aimé,confondu parmi les plus vils criminels sur le préau d’une prison,et réduit pour lui faire parvenir quelques lignes à payerl’assistance et l’astuce d’un forçat.

Elle se le représentait traîné de nuit auport, entre une double haie de soldats, et embarquéfurtivement.

Elle le suivait, par la pensée, tout le longde cette douloureuse et interminable traversée où l’avaientprécédé, à cinquante ans de distance, Barbé-Marbois, le généralRamel et Pichegru.

– Je ne reverrai plus mon fils !répétait-elle.

Cependant, au reçu de la lettre de Jean,Raymond et Léon étaient partis pour Marseille, espérant parvenirjusqu’au malheureux et lui serre la main, espérant à tout le moinsle voir, en être vus, et lui prouver par leur présence qu’iln’était pas oublié…

Ils arrivèrent trop tard.

Le vaisseau où avait été embarqué Jean étaitparti depuis deux heures…

Cela leur fut dit par une pauvre jeune femmequ’ils rencontrèrent sur la jetée.

Elle tenait un enfant entre ses bras et,appuyée contre le parapet, elle regardait obstinémentl’horizon.

Loin, bien loin, un léger nuage flottait dansl’azur du ciel. Elle le montra aux deux jeunes gens, et d’une voixexpirante :

– C’est de la fumée, leur dit-elle, de lafumée du navire…

Hélas ! il emportait son mari, le père deson enfant.

Par cette pauvre femme, Raymond et Léon surentque ce vaisseau n’emportait pas de forçats et qu’il était commandépar un homme de cœur incapable d’aggraver le sort déjà si tristedes transportés politiques.

– Mais moi, gémissait l’infortunée, quevais-je devenir ? que va devenir mon enfant ?…

Combien de plaintes pareilles montaient alorsvers le Dieu de justice, de tous les points de la France !

On l’ignorait. Personne n’osait élever lavoix. Les journaux, dont l’existence était fort compromise, setaisaient.

Ce qu’on savait, par exemple, c’est que legénéral Espinasse, le nouveau ministre de la guerre, n’y allait pasde main morte, et que ses préfets procédaient militairement…

Et cependant, l’empire, si fort en apparence,si bien armé contre ses ennemis, ne se sentait ni plus tranquille,ni plus assuré du lendemain.

Il se voyait, en quelque sorte, acculé à lanécessité de faire quelque chose pour sortir la France de ce calmemystérieux, pour secouer ce silence effrayant à force d’êtreprofond.

Ce quelque chose, ce ne pouvait être que laguerre.

Un instant, le gouvernement impérial hésitaentre deux terrains qui lui paraissaient égalementfavorables : l’Italie et la Pologne.

Ce fut l’Italie, servie par le génie deCavour, qui l’emporta.

Et le 3 mai 1859, l’empereur annonça à laFrance qu’il tirait l’épée pour l’indépendance du peuple italien,et qu’il ne la remettrait au fourreau qu’après avoir fait l’Italielibre jusqu’à l’Adriatique.

On s’attendait, depuis le 1erjanvier, à une guerre avec l’Autriche, et cependant l’émotion futgrande.

Émotion joyeuse, toutefois, car cette guerresi impolitique provoquait dans toutes les classes le plus vifenthousiasme.

On applaudissait les régiments qui, tamboursbattants et enseignes déployées, traversaient Paris.

Et quand, le 10 du mois de mai, l’empereursortit des Tuileries pour se rendre à la gare de Lyon, il futaccueilli par des acclamations telles que jamais il ne devait plusen entendre.

Ce jour fut le jour de popularité de sonrègne…

– Vois plutôt, disait Raymond Delorge àLéon Cornevin, vois…

Mais ce n’était pas de ce coup que l’Italiedevait être libre jusqu’à l’Adriatique.

Après la victoire de Magenta un momentindécise, qui valut au général Mac-Mahon le bâton de maréchal et letitre de duc, et où le général Espinasse fut tué ;

Après la glorieuse et sanglante victoire deSolférino ;

Voici que tout à coup on apprit que l’empereurdes Français et l’empereur d’Autriche, Napoléon III etFrançois-Joseph, avaient eu une entrevue à Villafranca et s’yétaient mis d’accord et que la paix allait être signée.

Les promesses de la proclamation impérialeétaient-elles donc remplies ? Non. Alors pourquoi cette paixqui irritait les Italiens ? Pourquoi s’arrêter en si beauchemin ?

Les uns disaient que l’empereur avait eu peurde la révolution, dont il voyait se ranimer toutes lesespérances.

Les autres, qu’il avait cédé auxreprésentations de toutes les puissances de l’Europe, pour ne pasallumer une guerre générale.

Quoi qu’il en soit, la déception fut cruelle,et grande l’irritation.

Le retour ne ressemblait guère au départ.

– À quoi nous a servi cette guerre ?se demandait-on.

Aussi est-ce avec une certaine aigreur qu’oncommençait à discuter cette campagne si heureuse au début et sibrusquement interrompue.

Si courte qu’elle eût été, elle avait faitressortir tous les côtés faibles de notre organisationmilitaire.

La concentration des troupes ne s’était pasfaite, il s’en faut, avec la rapidité qu’on s’était promise.

Nombre de services avaient été reconnusnotoirement insuffisants. Il était arrivé souvent que nos soldatsavaient manqué de vivres. Ils avaient une ou deux fois manqué demunitions.

On avait vu aussi que l’accord n’était pasprécisément parfait entre les chefs de l’armée, et que lepatriotisme n’éteignait pas dans leur cœur le souci des rivalitésd’ambition.

La paix était à peine signée qu’une polémiques’engageait entre le maréchal Niel et le maréchal Canrobert, siacerbe et si violente que, sans l’intervention personnelle del’empereur, elle se fût certainement terminée sur le terrain…

Décidément, au lieu des immenses avantagesqu’il s’en était promis, le gouvernement impérial ne retirait quedéboires de cette guerre d’Italie.

Il avait conquis le droit, c’est vrai,d’ajouter à la liste héroïque des victoires françaises deux nomsglorieux, Solférino et Magenta.

Mais il venait de se faire un implacableennemi de ce peuple qu’il était allé secourir, dont il avait exaltéoutre mesure, puis tout à coup trompé les espérances.

Mais il venait de compliquer ses embarras dela question romaine qui allait être son incurable plaie.

Et cependant, tout en accusant les Italiensd’ingratitude, il ne pouvait pas avouer sa déconvenue.

Avec ses extraordinaires prétentions d’arbitrede l’Europe, de restaurateur de la liberté des peuples et de soldatde l’Idée et du Droit, l’empereur Napoléon III ne pouvait pasperpétuer le système de répression à outrance qui avait suivil’attentat d’Orsini.

La loi de sûreté générale ne fut point abrogée– c’était une trop bonne arme pour qu’on y renonçât.

Mais, le 15 août 1859, un décret parut auMoniteur, où il était dit :

« Amnistie pleine et entière est accordéeà tous les individus qui ont été l’objet de mesures de sûretégénérale. »

– Grand Dieu !… s’écriaMme Cornevin, lorsque Raymond Delorge lui apportale journal, je vais donc revoir mon fils !…

C’est que les sinistres appréhensions de lapauvre mère ne s’étaient pas réalisées.

Jean vivait. Sa santé ne s’était pas ressentiedu climat de la Guyane. Il avait, depuis un an, donné fréquemmentde ses nouvelles.

Après une interminable traversée, pénible,malgré les efforts du commandant pour lui en épargner les plusrudes souffrances, Jean avait été interné à l’île du Diable.

C’est la plus petite île des îles duSalut ; – elle n’a pas trois kilomètres de tour, et sa plusgrande largeur n’excède pas quatre cents mètres.

C’est aussi la plus triste, tous les grandsarbres en ayant été abattus après qu’on eût reconnu qu’ilsfournissaient aux transportés des matériaux pour se construire descanots et tenter des évasions impossibles.

« Pour la première fois, écrivait Jean àson frère, je me sentis pris d’un affreux découragement lorsquej’aperçus presque au ras de l’eau ce triste banc de sable,incessamment battu par tous les vents de la mer, sans autrevégétation que des arbustes rabougris, où la civilisation ne serévèle que par les établissements pénitenciers, moitié casernes etmoitié prisons. »

Mais Jean, par bonheur, n’était pas d’uncaractère à se laisser si aisément abattre.

« Ce serait faire trop beau jeu à ceuxqui m’ont envoyé ici, disait-il dans une de ses lettres ; etpuisque c’est le seul moyen qui soit en mon pouvoir de leur êtredésagréable, je vais leur jouer le mauvais tour de me porter commeun charme et de rester gai comme un pinson. »

Il réussit à se tenir parole, surmontant sanssourciller tous les dégoûts de la vie commune avec des êtresgrossiers et dégradés, se soumettant sans un murmure à toutes lesexigences de la plus rude des disciplines.

Il lui parut d’ailleurs, et il ne cessait dele répéter sous toutes les formes, qu’on avait exagérél’insalubrité du climat.

« J’ai beau me tâter le pouls soir etmatin, écrivait-il encore, me tirer la langue dans mon miroir àbarbe, interroger anxieusement les moindres tressaillements de monestomac, je ne me découvre aucun symptôme du plus léger mal. Il m’afallu un peu de temps pour me faire au régime alimentaire, mais j’ysuis fait maintenant. Le gouverneur de l’île, qui est unsous-lieutenant d’infanterie de marine, me rencontrant hier, m’adit d’un ton de stupeur profonde : – Dieu me pardonne, jecrois que vous engraissez !… – Est-ce défendu ? lui ai-jedemandé. Ce n’est pas défendu, de sorte que – c’est entendu, – jevous reviendrai plus gras que je ne suis parti. »

– Quel homme que ce Jean ?… disaitM. Ducoudray, émerveillé de cette intarissable bonnehumeur ; sur l’échafaud il plaisanterait encore…

Ce qu’il faut dire, c’est que la situation deJean à l’île du Diable n’avait pas tardé à s’améliorersensiblement.

Sur des ordres venus de Cayenne, il avait étéexempté de toute corvée, dispensé des appels et autorisé à habiterune case.

Ainsi, il était prisonnier, mais l’île entièreétait sa prison. Il s’appartenait. Il échappait aux odieuses etdésolantes exigences du dortoir commun, à cette promiscuité detoutes les heures. Il avait une retraite à lui, où il pouvait, sansêtre importuné, évoquer ses souvenirs et exhaler sesespérances.

Il lui était enfin permis de satisfaire lesaspirations de travail qui le tourmentaient depuis plusieursmois.

Comme preuve de cet heureux changement, iladressait à sa mère une « vue exacte » de sonhabitation.

« Comme vous voyez, disait-il, ce n’estpas un palais. J’ai pour parquet la terre battue, et, pourcontrevent un vieux couvercle de caisse. Mais je possède un lit defer, une chaise, luxe inouï ! et une moustiquaire qui faitl’admiration et l’envie du gouverneur de l’île duDiable. »

Et cependant, à la longue, il sentait mollirl’énergie qui l’avait soutenu. Les ressorts de son âme sedétrempaient…

L’isolement l’écrasait, la fièvre de lanostalgie minait lentement son organisation lorsqu’un bonheurinespéré le sauva.

Il venait de se lever, plus accablé que decoutume, lorsque le gouverneur de l’île entra dans sa case, et d’unair joyeux lui annonça qu’il venait de recevoir l’ordre de lediriger sur Cayenne.

Jean savait que bon nombre de détenus avaientobtenu cette faveur d’habiter la capitale de la Guyane française.Mais ceux-là avaient trouvé moyen de se faire réclamer oucautionner, ceux-là avaient eu l’art de se faire recommander,tandis que lui ne connaissait personne et n’était pas d’uncaractère à solliciter une protection.

C’est donc avec une sorte de défiance qu’ilaccueillit cette grave nouvelle.

– Mon sort va-t-il vraiment êtreamélioré ? demanda-t-il.

– Quoi !… lui répondit legouverneur, vous quittez ce milieu de prisonniers et de forçats oùvous vivez depuis deux mois, vous allez jouir d’une demi-liberté aumilieu de la demi-civilisation d’une colonie française et vousm’adressez une telle question !

– C’est que les changements ne me portentpas bonheur, murmura Jean…

Mais il ne devait pas tarder à bénircelui-ci…

À plusieurs reprises, le cantinier de l’île duDiable avait vendu ou fait vendre à Cayenne des dessins de Jean. Unde ces dessins était tombé sous les yeux d’un des principauxnégociants de la ville, lequel, frappé à ce qu’il déclara du talentqu’il révélait, s’était constitué l’avocat et le répondant du jeunepeintre. Ce digne homme attendait Jean sur le port.

– Ma maison sera la vôtre, luidit-il.

C’était plus que jamais n’eût osé rêver Jean,et dans cette maison hospitalière, entouré d’amis, il eut bientôtrecouvré sa bonne humeur et sa confiance en l’avenir.

Déjà il faisait des projets pour les annéessuivantes lorsque le 28 septembre 1859, parvint à Cayenne le décretd’amnistie qui avait failli faire évanouirMme Cornevin…

– La France !… Je vais donc revoirla France, s’écriait Jean à demi fou de joie…

Deux mois plus tard, en effet, presque jourpour jour, il arrivait à la Chaussée-d’Antin, et sautait au cou desa mère…

Je te revois, tous nos malheurs sont oubliés,murmurait la pauvre femme.

Ce n’est pas, il s’en faut de beaucoup, ce quepensait Jean Cornevin.

Le soir même de son arrivée, ayant pris à partson frère et Raymond…

Ô mes amis ! leur dit-il, c’est peut-êtreun grand bonheur que j’aie été envoyé à Cayenne… J’en rapporte lapresque certitude que notre père, Laurent Cornevin, n’est pasmort…

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