La Dégringolade, Tome 2

VII

M. de Boursonne et Raymond étaienttrempés jusqu’aux os et crottés jusqu’à l’échine lorsqu’ilsarrivèrent au Soleil levant ; à ce point que maîtreBéru n’en pouvait revenir, ne comprenant pas, jurait-il, que par untemps pareil on n’eût pas retenu ces messieurs au château, ou toutau moins fait atteler pour les reconduire.

– Bien qu’après tout ce soit le temps dela saison, ajoutait-il philosophiquement ; de sorte que, siles nouveaux invités de Mme de Maillefertcomptent se promener ou chasser, ils en seront pour leurs frais devoyage.

Le digne aubergiste mettait là le doigt sur lesujet des inquiétudes de Raymond et deM. de Boursonne.

Qu’étaient venus faire à Maillefert, en pleinmois de décembre, le duc de Maumussy, le comte de Combelaine etM. Verdale ?

Ce ne pouvait être pour le platonique plaisirde voyager de compagnie qu’ils avaient abandonné Paris, leursaffaires, leurs intérêts.

Loin d’être si intimes que cela,M. de Maumussy et le comte de Combelaine se détestaientcordialement et ne restaient liés que par leur complicité passée.M. Verdale, de son côté, avait eu trop souvent à leur refuserde l’argent à l’un et à l’autre, pour rechercher bien avidementleur société.

Donc, il fallait de toute nécessité qu’il yeût quelque intrigue sous roche, et que leur présence se liât àquelque combinaison nouvelle imaginée parMme de Maillefert pour s’emparer de la fortunede sa fille.

Ce qui préoccupait encoreM. de Boursonne, c’était la mollesse deM. de Maumussy à repousser les terribles accusations queRaymond lui avait jetées à la face. Et de fait, cette débonnairetésoudaine d’un homme dont l’audace et la violence étaientproverbiales devait étonner.

– Évidemment, disait le vieil ingénieur,il a eu l’idée, l’espérance peut-être d’une réconciliation… Donc,il a de vous craindre des raisons que vous ignorez…

– N’est-ce pas plutôt, objecta Raymond,qu’il sent l’empire moins solide qu’autrefois ?

Ils pouvaient avoir raison l’un etl’autre.

Dès le mois de décembre 1869, la dorure debien des idoles impériales était restée aux mains brutalementhardies de Henri Rochefort. Le duc de Maumussy et le comte deCombelaine avaient eu leur page dans la Lanterne, une pageterrible qui ne précisait rien, mais dont chaque phrase était uneaccusation et chaque mot une menace.

M. de Combelaine avait voulu envoyerdes témoins à Rochefort, et on avait eu toutes les peines du mondeà l’en empêcher. M. de Maumussy, au contraire, avaitaffecté de rire beaucoup du « horion », sentant lanécessité de se tenir coi, et combien il serait imprudent de faireparler de soi.

D’un autre côté, les points noirs signalés àl’horizon par l’empereur, en un discours célèbre, étaient devenusde terribles nuages où grondait la foudre.

Une fois encore, le gouvernement se trouvaitacculé à la nécessité périodique « de faire quelquechose ». Mais quoi ?

Les uns auraient voulu un nouveau coup d’État,espérant reprendre en un seul coup, rrrrran ! toutes leslibertés concédées en dix-sept ans de luttes.

Les autres, au contraire, voulaient qu’on« couronnât l’édifice », espérant que cet édifice dusecond Empire, fondé sur les pavés sanglants du 2 décembre, seraitassez solide pour supporter le couronnement : la liberté.

Ainsi, après leur repas du soir,réfléchissaient M. de Boursonne et son jeune camarade,assis devant un feu bien clair, lorsque le facteur parut dans lasalle à manger, apportant une lettre à l’adresse deM. Delorge.

Elle était de Jean Cornevin, datéed’Australie, de Melbourne, et transmise comme les précédentes parl’obligeant Me Roberjot.

– Allons, murmura Raymond, il est ditqu’aujourd’hui aucune émotion ne me sera épargnée…

Mais déjà le vieil ingénieur s’était emparé dela lettre.

Vous permettez, n’est-ce pas ?…dit-il.

Et sans attendre la réponse de Raymond, d’unemain fébrile il déchira l’enveloppe, et se mit à lire tout haut,non sans ponctuer chaque paragraphe de mouvements de tête et degrimaces de satisfaction.

« Bien chers amis,

« Enfin, après des milliers de lieuesfranchies à la poursuite d’un résultat problématique, après desmois d’anxiétés et d’alternatives dévorantes, je tiens quelquechose de positif.

« Lisez et jugez.

« J’en étais, la dernière fois que jevous ai écrit, à attendre dans un hôtel de Melbourne, le retour deM. Pécheira, le banquier, alors en tournée aux mines, pour sesachats d’or.

« Deux fois par jour, régulièrement, jeme présentais chez lui pour savoir s’il était enfin arrivé, mais laréponse était toujours la même :

« – Nous n’avons même pas de sesnouvelles, me disait son employé ; il doit être de l’autrecôté de Ballarat ou vers Bendigo, où on vient de découvrir denouveaux gisements.

« Je commençais à songer sérieusement àme mettre en quête de mon homme, lorsque hier matin, tandis quej’étais encore couché, la porte de ma chambre s’ouvre brusquementet je vois entrer le commis de M. Pecheira.

« – Le patron est arrivé cette nuit, medit ce brave garçon, et maintenant il vous attend, vite, bienvite !…

« En un tour de main je fus prêt.

« Et un quart d’heure après, ayanttraversé Melbourne au pas de course, j’arrivais chezM. Pécheira et je montais quatre à quatre son escalier.

« Je trouvai un bel homme d’unequarantaine d’années, à l’œil intelligent, brusque de façons, commetous les gens de ce pays, mais visiblement bon.

« Dès que j’entrai, il me tendit la maincomme à une vieille connaissance.

« – Je suis très heureux de vous voir, medit-il, très heureux.

« Et tout de suite :

« – Vous êtes un des fils deCornevin ? me demanda-t-il.

« – Oui, répondis-je.

« – Lequel ? Jean ou Léon ?

« À cette question, je faillis tomber àla renverse. Quoi ! cet homme connaissait mon prénom et celuide mon frère !

« – Je suis Jean, monsieur,répondis-je.

« Il souriait, ce diable d’homme.

« – Alors, reprit-il, c’est vous qui êtesle peintre ?

« – Comment ! vous savez cela !monsieur ?…

« – Certainement, me répondit-il, de mêmeque je sais que votre frère aîné, Léon, ancien élève de l’Écolepolytechnique, est ingénieur, de même que je sais que votre braveet digne mère a son établissement de modes et de confections rue dela Chaussée-d’Antin, de même que je sais que vous trois sœurs, quisont de charmantes jeunes filles, s’appellent Clarisse, Eulalie etLouise.

« Et bien vite, pour me prouver combienexactement il était informé de tout ce qui nous concernait, il semit à me parler de la noble et courageuse veuve du général Delorge,de Raymond, de l’excellent M. Ducoudray, deMe Roberjot…

« Moi, mes amis, pendant ce temps, je metâtais pour m’assurer que j’étais bien et dûment éveillé.

« – Vous vous demandez, repritM. Pécheira, comment je vous connais tous si bien. Eh !mon Dieu ! comment ne connaîtrait-on pas la famille de l’hommeavec lequel on a vécu des années comme avec un frère, partageanttout, dangers, privations, espérances, succès, lorsque cet homme,comme votre père, ne vit que pour sa famille ?

« J’étais confondu.

« – Monsieur, dis-je, lorsque notre pèrenous a été enlevé, ma mère était dans une profonde détresse ;nous étions cinq enfants, dont l’aîné n’avait pas dix ans.

« M. Pécheira m’interrompit.

« – Je sais cela, me dit-il, et cetteidée a failli rendre votre père fou pendant les deux années qu’ilest resté sans nouvelles de vous, sans un mot de réponse auxlettres qu’il ne cessait d’adresser à votre mère…

« – Hélas ! jamais nous n’en avonsreçu une seule…

« – C’est bien ce que pensaitLaurent ; aussi, dès qu’il le pût, prit-il le seul moyen qu’ileût de savoir ce que vous étiez devenus. Il le sut. Il sut qu’unemain providentielle s’était étendue vers vous, et que la veuve dugénéral Delorge vous avait tous sauvés… Aussi fallait-il l’entendreparler de Mme Delorge : « Tout ce quej’ai de sang dans les veines, m’a-t-il dit souvent, luiappartient. » Et depuis, jamais il ne vous a perdus de vue.Jour par jour, pour ainsi dire, il était informé de ce que vousfaisiez. Nous étions séparés, à cette époque, mais il ne se passaitguère de fois sans qu’il vînt me rendre visite. « Ma femmegagne de l’argent, me disait-il en se frottant les mains, soncommerce prospère, le bon Dieu bénit son travail. » Une autrefois il me disait : « Je suis très content, mon fils Léonvient d’être reçu à l’École polytechnique. » Ou encore :« Décidément, mon fils Jean a du talent, il vient d’exposer untableau qui obtient un très grand succès. » Vous étiez sonunique préoccupation et, tout à l’heure, je vous montrerai vosportraits à tous, qu’il m’a donnés, et aussi le portrait deMme Delorge et celui de son fils, et celui deM. Ducoudray. Et, enfin, dans mon salon, je vous ferai voir devotre peinture, monsieur Jean ; car ce paysage qui avait tantde succès à l’exposition, c’est votre père qui l’aacheté… »

Si grande qu’eût été la stupeur de JeanCornevin, elle était de beaucoup dépassée par celle de Raymond.

Lui aussi, il se demandait s’il était bienéveillé. Mais c’est en vain qu’à plusieurs reprises il avait essayéune observation.

Sérieusement empoigné,M. de Boursonne ne se laissait pas interrompre, et illisait, il lisait, avec la hâte d’un homme qui court à undénouement qu’il lui semble avoir entrevu :

« Ce qui passait mon intelligence, disaitla lettre de Jean Cornevin, c’était surtout ceci :

« Mon père ayant fini par avoir de nosnouvelles, comment n’avions-nous pas eu des siennes ! Comment,nous aimant de cette grande affection que dépeignait si bienM. Pécheira, n’avait-il pas cherché à nous revoir ?…

« Toutes ces questions, M. Pécheiradut les lire dans mes yeux.

« – Nous avons à causer, me dit-il, etlonguement… Malheureusement je suis pris pour plusieurs heuresencore. Retournez donc à votre hôtel, et donnez-y des ordres pourqu’on apporte ici vos bagages.

« Je voulais m’excuser :

« – Oh ! pas de cérémonies inutiles,me dit-il. À Melbourne, le fils de Laurent Cornevin ne peut pasdemeurer ailleurs que chez moi. Ma maison est la vôtre,entendez-vous ? Donc faites ce que je vous dis, ethâtez-vous ; à onze heures j’aurai expédié toutes mes affaireset nous nous mettrons à table.

« Il était neuf heures, à ce moment.

« À dix heures, j’avais réglé mes comptesà mon hôtel, mon déménagement était terminé, et j’étais installéchez M. Pécheira, dans la plus confortable des chambres.

« À l’heure dite, nous nous mettions àtable, et après un déjeuner lestement expédié, les valets congédiéset les portes closes :

« – Maintenant, me dit mon hôte, je vaisvous raconter ce que je sais :

« Mon père a dû vous expliquer comment levôtre, après son étonnante évasion, nous est arrivé à Talcahuana,sous le nom de Boutin.

« Son dénuement était extrême ;c’est à peine s’il était vêtu, il mourait de faim, et c’est commeon demande une aumône qu’il demandait du travail.

« En ayant trouvé chez nous, il y resta,et je puis vous affirmer que, de ma vie, je n’ai rencontré unpareil travailleur, si obstiné, si infatigable.

« Retourner en France était alors sonunique pensée et la préoccupation de tous ses instants. C’est pourpouvoir retourner en France qu’il travaillait avec cet acharnement,âpre au gain comme à la besogne, se privant de tout, même deschoses les plus essentielles, plutôt que de diminuer, ne fût-ce quede quelques centimes, son petit pécule.

« Mais on gagne peu, à Talcahuana ;on y est à bien des milliers de lieues de la France, et lesoccasions y sont rares.

« Jamais, disait ce pauvre Laurent, jen’amasserai assez pour payer mon passage.

« Le désespoir le gagnait, et ilsongeait, il me l’a avoué depuis, à mettre fin à une existence quilui devenait insupportable, lorsqu’il m’entendit parler de partirpour l’Australie, où, disaient les journaux de Valparaiso, rienqu’en grattant le sol, on trouvait des pépites d’or plus grossesque le poing.

« Cette idée de partir pour l’Australie,il y avait longtemps que je la ruminais, mais le père Pécheiram’avait toujours empêché de la mettre à exécution.

« Il se défiait considérablement desrécits merveilleux qui circulaient, disant que la fortune estpartout, et que c’est folie que de courir la chercher si loin.

« Mais quand une fois je me suis misquelque chose dans la tête, le diable ne l’en ferait pas sortir, lepère Pécheira le savait bien.

« Comprenant que, s’il s’obstinait à merefuser son consentement, je finirais par m’en passer :

« – Pars donc, me dit-il, puisque tu neveux plus vivre près de moi.

« Cinq minutes après, Laurent Cornevinvenait me trouver, et me conjurait de le prendre avec moi, àn’importe quelles conditions, et pour n’importe quelle besogne. Jene me fis pas prier longtemps.

« – Soit, dis-je à Laurent, je vousemmène…

« C’est comme cela que le lundi suivant,après être allés entendre la messe à Notre-Dame des Mines, nousquittâmes Talcahuana. Nous partions dans d’assez tristesconditions.

« Le père Pécheira, au dernier moment,regrettant l’autorisation qu’il m’avait accordée, m’avait plus quemédiocrement garni le gousset.

« Il espérait, il me l’a écrit depuis,que je dépenserais tout à Valparaiso, et que je lui reviendraiavant un mois tout penaud et prêt à reprendre mon métier decontrebandier.

« Le fait est qu’à nous deux, Laurent etmoi, nous ne possédions pas tout à fait trois cents piastres.

« Aussi, une fois à Valparaiso,eûmes-nous un mal de tous les diables à trouver un navire quiconsentît à nous prendre, et plus d’une fois nous crûmes que nousserions obligés de renoncer à notre expédition.

« Mais quand on veut fortement une chose,on finit toujours par réussir.

« Un capitaine anglais, dont la fièvrejaune avait décimé l’équipage, nous admit à son bord. Laurent commematelot, moi en qualité de cuisinier.

« Il s’en fallait que ce digne marin serendît directement en Australie, et loyalement parlant il nous neprévint, mais enfin il s’y rendait.

« C’était tout ce que nousdemandions.

« Et nous nous estimions ses obligés,malgré les services réels que nous lui avions rendus, lorsque,après six mois de navigation, il nous débarqua sur les quaisinachevés de Melbourne.

« Nous foulions donc cette terred’Australie qui nous paraissait la Terre promise.

« Je voulais m’enrichir. Plus fortementencore que moi, votre père le voulait.

« – Eh bien ! me disait-il, dès lepremier soir, est-ce que nous allons perdre notre temps àMelbourne ? Est-ce que nous ne partons pas pour lesmines ?

« Nous partîmes le lendemain avantl’aube.

« Je vous y conduirai un de ces jours, etd’avance je me fais une fête de votre surprise, quand tout à coup,au sortir des forêts, vous apercevrez Ballarat, un ville néed’hier, comme au coup de sifflet d’un machiniste, et qui déjàcompte trente mille habitants, et qui a, comme Melbourne, ou biencomme vos vieilles capitales d’Europe, si mieux vous l’aimez, sesboulevards éclairés au gaz, ses magasins éblouissants, ses squares,sa Bourse, ses théâtres et ses gares de chemin de fer.

« Et tout cela, dans un paysage inouï,bouleversé, torturé, convulsé par la main de l’homme, dans unpaysage où les plaines ont été retournées, grattées, émiettées,lavées, dont les collines factices ont été tamisées grain de sableà grain de sable ; tout cela au centre d’un mouvementvertigineux de machines gigantesques de roues, de pompes, demarteaux, au milieu d’un dédale de travaux fantastiques et defouilles infernales.

« Mais, lorsque nous arrivâmes aux mines,Laurent Cornevin et moi, elles n’avaient pas cet aspect.

« Ce n’est pas par le chemin de fer qu’ons’y rendait, mais par une longue route poudreuse de cent cinquantekilomètres, jalonnée d’horribles auberges, où retentissaientincessamment les chants des ivrognes et les vociférations desjoueurs.

« Alors, la vallée de Ballarat n’étaitqu’un camp immense, où se trouvaient réunis tous les mineurs, quise sont disséminés vers les innombrables centres de mines que lesannées ont fait découvrir.

« Les pépites d’or se trouvaient à lasurface du sol, mêlées à un gravier compact qu’on lavait dans degrandes écuelles, le long des ruisseaux tributaires du Loddon.

« Des groupes d’hommes d’aspect farouche,couverts de boue et ruisselants de sueur, erraient dans lacampagne, une pioche d’une main, un revolver de l’autre, à larecherche de trésors nouveaux.

« Ni Laurent Cornevin, ni moi, n’étionscertes des délicats. Nous étions rompus à toutes les fatigues etaux plus dures privations. Nous avions, l’un et l’autre, été forcésde vivre parmi ce qu’il y a de pis dans l’espèce humaine.

« Eh bien ! telle était l’existencedes mines, que nous en fûmes épouvantés.

« Mais la veille même, un pauvre mineuravait trouvé un lingot d’or pesant deux mille six cents onces etvalant deux cent soixante mille francs.

« – Il faut rester, nous dîmes-nous, ettâcher d’être aussi heureux que ce gaillard-là.

« Il est vrai que, précisément à la mêmeheure, cent mille mineurs au moins se disaient la même chose, etque cette terrible concurrence compliquait singulièrement latâche.

« Nos débuts ne furent pas heureux.

« Tout autour de nous, on s’enrichissait,et nous, nous ne découvrions jamais que du gravier au fond de notresébile.

« Ce fut Laurent qui nousdésensorcela.

« Un soir, après la plus pénible et laplus infructueuse des journées, dans des sables déjà dix foisretournés et lavés, il trouva une pépite de cinq mille francs.

« Il était ivre d’espérance.

« – Seulement quatre trouvaillespareilles, répétait-il, et je pars…

« C’est que ses idées n’avaient paschangé, et que retourner en France était toujours son vœu le pluscher.

« Ce qu’il appelait s’enrichir, c’étaitamasser de quoi payer son voyage, et avoir, en arrivant à Paris,une douzaine de mille francs en poche.

« – Avec cela, me disait-il, j’aurai dequoi faire ce que je veux.

« Il me parlait, du reste, moins souventde sa famille qu’autrefois.

« Désespéré de ne pas recevoir deréponses aux lettres qu’il ne cessait d’écrire, il pensait que c’enétait fait des siens.

« – Ma pauvre femme, disait-il, sicourageuse et si bonne, doit être morte à la peine, et mes pauvrespetits doivent vagabonder dans Paris, en attendant que la policeles mette en prison.

« Et il ajoutait d’un airterrible :

« – Mais cela se payera avec le reste… Ilne me faut maintenant que de l’argent. Travaillons…

« Et nous nous remettions à l’œuvre.

« Nos recherches réussissaient désormais,et trois mois plus tard, nous avions près de vingt mille francsdans la bourse commune, quand un grand malheur nous arriva.

« Notre trésor, qu’il fallait toujoursgarder sur soi, nous embarrassant, il fut convenu que Laurent iraitle mettre en sûreté à Melbourne.

« Il partit. Mais il fut attaqué enroute, blessé, dépouillé et laissé sur le chemin nu et à demimort.

« Nous étions ruinés. Tout était àrecommencer.

« Une autre fois, c’est moi qui, m’étantlaissé entraîner dans une partie de cartes, perdis en une soirée lefruit de notre travail de six semaines.

« Malgré tout, au bout d’un an, nouspossédions quarante-trois mille francs.

« Nous partageâmes, et, sur-le-champ,Laurent se mit en quête d’un navire en partance.

« Il s’en trouvait un dans le port deMelbourne, le Moravian.

« Laurent y prit passage.

« Et comme j’étais allé le conduire àbord, après m’avoir embrassé une dernière fois :

« – Lis les journaux de France, medit-il ; avant longtemps il y serai question de LaurentCornevin. »

Ainsi, peu à peu, grâce à des renseignementsrecueillis à des milliers de lieues, à la Guyane, au Chili, enAustralie, se trouvait reconstituée l’existence de Laurent Cornevinpendant les quatre années qui avaient suivi sa disparition.

– C’est providentiel ! murmuraitRaymond.

M. de Boursonne ne répondit pas.

Ayant repris haleine, il poursuivait lalecture du récit de M. Pécheira, si vivement traduit parJean.

« Quels étaient les projets de LaurentCornevin ?

« Il ne me les avait pas confiés, mais ilm’en avait assez dit, en diverses occasions, pour qu’il me fût aiséde les deviner.

« Je savais qu’il avait été témoin d’ungrand crime, et que les auteurs de ce crime, des gens puissants,redoutant son témoignage, l’avaient fait enlever et déporter à laGuyane. Vingt fois je lui ai entendu dire qu’il se vengerait.

« Et connaissant sa puissante énergie, jeme disais qu’il avait dû méditer froidement quelque châtiment,terrible comme le crime, et qu’il fallait s’attendre à quelqu’unede ces vengeances éclatantes, qui, de temps à autre, épouvantentles scélérats, trop souvent impunis.

« C’est donc avec un extrême empressementque je me procurai les journaux français, qui, selon mes calculs,correspondaient avec l’arrivée de Laurent Cornevin à Paris. Je n’ytrouvai rien.

« J’en fus surpris d’abord, puisinquiet.

« Je savais que le Moravianavait fait une traversée des plus rapides et des plus heureuses,que pas un de ses passagers n’était mort en route, et que parconséquent Laurent devait être en France.

« Lui était-il donc arrivémalheur ?

« Sachant que les gens auxquels il allaits’attaquer étaient riches, puissants, mêlés aux intrigues dugouvernement, je me disais :

« – Mon Laurent aura commis quelquegrosse imprudence, il se sera fait reprendre, et peut-être à cetteheure est-il de nouveau en route pour l’île du Diable, avec detelles recommandations que certainement il ne s’en échapperapas.

« Je ne puis dire que je l’oubliais, onn’oublie jamais les compagnons de misère, mais, les mois succédantaux mois, je pensais moins souvent à lui.

« Et il y avait près d’un an qu’il étaitparti, quand tout à coup, un matin, je le vis entrer chez moi. Quelétonnement !

« – Comment ! m’écriai-je, toi,Laurent, ici ?

« – Moi-même ! me répondit-il.

« – Tu n’es donc pas allé enFrance ?

« – J’y suis resté quatre mois.

« – Et ta femme et tesenfants ?…

« – Le bon Dieu a eu pitié d’eux.

« – Ah !…

« – Ils sont heureux et bien portants, etils prospèrent…

« – Tu les ramènes ici avec toi, sansdoute…

« – Moi !… je ne leur ai même pasparlé, je ne les ai même pas embrassés…

« Sachant de quel grand amour LaurentCornevin aimait sa famille, sa femme, dont le seul souvenir lefaisait pâlir, ses enfants, dont il ne parlait que les larmes auxyeux, je crus qu’il plaisantait.

« – Ce que tu dis est impossible !m’écriai-je.

« – C’est cependant ainsi, merépondit-il. Tous les miens me croient mort. Ma femme portetoujours des vêtements de veuve.

« Je vis bien qu’il ne plaisantait pas,et alors, je fus saisi de cette crainte affreuse que la douleurn’eût troublé sa raison.

« – Si tu as vraiment fait cela,repris-je, tu es certainement fou.

« – Je ne suis pas fou, répondit Laurent,et cependant j’ai bien fait cela. Oui, j’ai résisté à la tentationpresque irrésistible de me montrer aux miens, de leur crier :Je vis, me voici !… J’ai eu le courage de me priver de cettefélicité inouïe de presser contre mon cœur ma femme et mesenfants.

« J’était pétrifié de stupeur.

« – Mais pourquoi ? dis-je,pourquoi ?…

« – Il le fallait, ami Pécheira, et quandje t’aurai exposé mes raisons, tu me comprendras. Car, à toi, jedirai tout, sûr que ton amitié gardera mon secret.

« C’était la première fois que LaurentCornevin s’ouvrait ainsi à moi ; l’événement me semblait leplus extraordinaire dont j’eusse ouï parler : aussi monattention était-elle extrême, et puis-je, aujourd’hui, après desannées, répéter textuellement les paroles de Laurent.

« – Une nuit, me dit-il, j’ai été témoind’un lâche assassinat, et l’homme assassiné, avant de rendre ledernier soupir, a eu le temps d’écrire au crayon et de me confierun billet qui doit être la preuve du crime.

« Cette preuve, j’ai essayé del’utiliser ; ma conscience me le commandait.

« Et c’est pour cela que les assassins,après avoir essayé de me faire fusiller, m’ont fait enlever etinterner à l’île du Diable, sous un nom qui n’était pas lemien.

« Ils étaient puissants, je n’étais qu’unpauvre palefrenier. Nul ne devait s’inquiéter de ma disparition oude ma mort.

« Ce nouveau crime condamnait à lamisère, peut-être à l’infamie, peut-être à la mort, une pauvrefemme et cinq enfants.

« Mais qu’importait aux misérables,pourvu que la preuve du meurtre fût anéantie !

« Lorsque je partis d’ici, j’étaispersuadé que ma femme et mes enfants avaient péri. Et je n’avaisplus qu’une idée, qu’un désir, qu’un but : me venger,n’importe comment et n’importe à quel prix.

« Je possédais toujours le billet dumourant qui dénonce le crime, mais je suis si bas et les assassinssont si haut, que je ne comptais guère sur cette preuve.

« Je me disais que d’essayer d’en faireusage, c’était peut-être risquer une arrestation nouvelle et uneplus dure déportation.

« Je songeais que j’aurais beau crier queje suis Laurent Cornevin, la police prouverait que je suis Boutin,évadé de l’île du Diable.

« Et pour dire la vérité, je comptaisbien plus, pour assouvir ma vengeance, sur mon revolver, que sur lebillet du général Delorge.

« Mais enfin, toutes ces réflexionseurent du moins cet avantage, de me rendre excessivement défiant etprudent.

« J’avais des moyens de me dissimuler, jeles employai.

« On n’est pas resté comme moi plus d’unan au milieu de condamné politiques, sans avoir reçu beaucoup deleurs confidences, sans être initié aux ressorts de leursassociations secrètes, sans connaître leurs points de réunion, eschefs et les signes mystérieux de reconnaissance.

« Arrivé à Paris à dix heures du soir,j’avais, à onze heures, retrouvé un ancien compagnon de la Guyane,lequel m’offrait l’hospitalité dans sa maison, et mettait à monservice ses amis et ses moyens d’action.

« Dès l’aube du lendemain, le cœur serréd’une inexprimable angoisse, je me mettais en quête de ma femme etde mes enfants.

« Tâche douloureuse, ami Pécheira,ingrate et difficile, que de rechercher de pauvres gens au milieude ce Paris.

« Si, du moins, il m’eût été permisd’agir ouvertement ! Mais non. J’en étais réduit à me cacher,à dissimuler mes investigations.

« Mes ennemis étaient plus puissants quejamais, et je sentais que, si mon existence venait à être révélée,c’en serait fait de moi.

« Heureusement, j’étaisméconnaissable.

« Le temps, les privations, la misère etles chagrins avaient fait leur œuvre. Jeune homme, j’avais quittéParis, j’y revenais vieillard. Et n’en eût-il pas été ainsi, qu’ileût suffi pour me déguiser complètement des vêtements nouveaux quej’avais adoptés, et de ma barbe que j’avais laissée pousser entièrependant la traversée.

« C’est à la maison que j’habitais lorsde mon arrestation que je me rendis tout d’abord.

« Le concierge en avait été changé.

« Celui que je trouvai, non seulement neconnaissait pas ma femme, mais n’avait même jamais entenduprononcer le nom de Cornevin.

« De tous les locataires qui, de montemps, habitaient la maison, pas un seul n’était resté.

« C’était fini.

« Dès le premier pas, le fil qui eût pume guider se rompait entre mes mains. Et je restais au milieu deParis, sans un indice, sans rien.

« J’aurais pu certainement m’adresser auxparents de ma femme, mais je ne les ai jamais aimés ; je lescroyais capable de trahir un proscrit pour quelques sous, et jesavais qu’une de mes belles-sœurs était la maîtresse d’un desassassins du général Delorge.

« Recourir à la police eût été medénoncer moi-même, me jeter bénévolement dans la gueule duloup.

« J’étais donc désespéré.

« Et pendant une semaine, j’errai àl’aventure à travers les rues, recherchant de préférence lesquartiers pauvres, soutenu par cette espérance insensée quepeut-être, tout à coup, j’allais me trouver en face de mafemme.

« Parfois, dans la foule, j’apercevaisune femme qui me semblait avoir sa tournure ; je croyais lareconnaître, je me disais : C’est elle !… je m’élançaiscomme un fou. Je me trompais toujours.

« D’autres fois le désespoir me prenait,et je pensais : À quoi bon chercher sur terre ceux qui dormentdessous.

« Jamais je n’avais tantsouffert !

« Jamais, avec tant de rage, je n’airenouvelé le serment de me venger des misérables qui m’infligeaientde si cruelles tortures.

« C’est qu’ils étaient heureux,eux ; c’est qu’ils étaient riches, honorés, redoutés,triomphants. Ils habitaient des palais, ils avaient des laquais,des voitures, des chevaux…

« Le plus terrible, c’est que je nevoyais pas de vengeance à ma portée.

« Certes, il m’était facile de guetter unde ces misérables, de l’approcher, et de lui loger une balle dansla tête.

« Mais qu’était ce châtiment comparé aucrime ! Qu’était-ce que cette mort soudaine et sans angoisses,comparée à mes années d’agonie !…

« J’avais bien toujours la lettre dugénéral Delorge, mais au moment d’en faire usage, je ne savais àqui m’adresser. J’étais plein de défiances. Je tremblais, si je laconfiais à quelqu’un, que ce quelqu’un ne l’anéantît… Voilàpourtant où j’en étais, lorsqu’un dimanche, sur les midi, étantentré dans un café pour déjeuner, je m’assis à une table surlaquelle on avait laissé un énorme volume. On tardait à me servir,je le feuilletai. C’était un Annuaire de Paris.Machinalement, j’y cherchai mon nom, et j’eus comme unéblouissement, en lisant : « Mme JulieCornevin, – modes et confections, – rue de laChaussée-d’Antin, » Julie !… C’était le prénom de mafemme !…

« D’un autre côté, comment admettre quela malheureuse que j’avais laissée sans ressources eût pu s’établirdans le plus riche quartier de Paris ?

« N’importe ! Je sortis comme un fouet, sautant dans un fiacre, je me fis conduire à l’adresseindiquée.

« La course était longue,heureusement ; j’eus le temps de me remettre en route, etc’est fort prudemment que j’interrogeais la concierge.

« Ses réponses ne me laissèrent aucundoute.

« C’était bien ma femme, ma chère, mabien-aimée femme qui était la propriétaire de ce richeétablissement de la rue de la Chaussée-d’Antin.

« En trois bonds je franchis l’escalier.Je sonnai à la porte.

« Une petite bonne vint m’ouvrir, qui medit :

« – C’est bien ici que demeureMme Cornevin, mais madame est sortie avec sesdemoiselles.

« Puis, comme j’insistais pour parlersur-le-champ à Mme Cornevin, protestant que c’étaitpour une affaire urgente et de la plus haute gravité :

« – Eh bien ! me dit la bonne, allezla demander rue Blanche, chez son amie,Mme Delorge, c’est là qu’elle passe la journée etqu’elle dîne tous les dimanches.

« Et, un peu effrayée sans doute de monair égaré et de la véhémence de mes questions, elle me ferma laporte au nez.

« Mais je n’étais plus le même homme.

« Toutes mes prévisions, tous mes calculsse trouvaient renversés par ces quelques mots de la bonne quim’avait ouvert : Mme Cornevin est chez sonamie Mme Delorge.

« Ma femme, la femme du pauvrepalefrenier Cornevin, amie de la veuve du général Delorge !…Était-ce possible ? Était-ce vraisemblable ?…

« Julie, je ne l’ignorais pas, m’étaitsupérieure par l’intelligence, c’était elle qui était la tête denotre ménage, mais elle était, de même que moi, sans éducation,sans instruction ; comment donc une dame distinguéepouvait-elle l’admettre dans son intimité à ce point de passer avecelle des journées entières ?…

« Puis, où ma femme avait-elle pris assezd’argent pour s’établir dans un quartier où les moindresappartements coûtaient trois ou quatre mille francs paran ?

« Ces réflexions, et bien d’autresencore, me décidèrent à me renseigner avant de me montrer.

« Ami Pécheira, j’avais été un ingrat dedouter de la justice et de la bonté de Dieu. Pour sauver ma femmeet mes enfants, il fallait un miracle, n’est-ce pas ? Ehbien ! le miracle avait eu lieu.

« Le jour où je manquais à ma famille,elle trouvait pour me remplacer la plus noble, la meilleure, laplus généreuse des femmes, la veuve du général Delorge assassinésous mes yeux.

« Mme Delorge avaitrecueilli ma femme, l’avait consolée, encouragée, lui avait donnéde quoi vivre d’abord, et lui avait fourni ensuite les moyens des’établir.

« Elle avait pris à sa charge mon filsaîné Léon, et le faisait élever avec son fils et exactement commeson fils.

« Et elle avait découvert pour se chargerde l’éducation de mon second fils, Jean, un brave et dignebourgeois, M. Ducoudray.

« De telle sorte que, si la destinéeavait épuisé sur moi ses rigueurs, elle avait en quelque sortecomblé les miens, et que de mes misères résultaient pour ma familledes avantages que jamais je n’aurais pu lui donner.

« Ce n’est pas en un jour, ami Pécheira,que je me procurai ces détails.

« M’étant fait une loi de ne pas donnersigne de vie, je ne pouvais procéder qu’avec la plus extrêmecirconspection, domptant les ardeurs de ma curiosité, mettant laplus prudente réserve à interroger les gens, les domestiques, lesportiers, les fournisseurs…

« Assurément je souffrais de cettesituation étrange, et pourtant elle était parfois la sourced’intimes et de profondes jouissances.

« Tout le monde me croyait mort, j’étaiscomme un homme à qui il eût été donné de sortir du tombeau pourvenir observer les siens et se rendre compte de leurssentiments.

« Je saisissais avidement toutes lesoccasions de me trouver sur le passage de ma femme et de mesenfants, et j’éprouvais à les contempler les plus étonnantessensations.

« Ah ! elles étaient douces, leslarmes que j’ai versées, lorsque je vis qu’après quatre ans mafemme, ma Julie bien-aimée, portait encore des vêtements de veuve.Je me disais :

« – Quelle stupeur immense serait lasienne si quelqu’un lui apprenait que cet homme qui vient de lacoudoyer, c’est moi, son mari, Laurent Cornevin.

« Mais qu’ils étaient changéstous !

« Guidée, conseillée, instruite parMme Delorge, ma femme avait su se hausser au niveaude sa position nouvelle et était devenue une vraie dame.

« Lorsque je la voyais marcher, calme etdigne, si imposante avec ses toilettes d’une richesse sévère, c’està peine si je pouvais me persuader que c’était bien là ma pauvreménagère, celle que tant de fois jadis j’avais vue revenir dulavoir, les manches retroussées jusqu’au coude, portant bravementson linge mouillé sur l’épaule.

« Mes filles, avec leur petite mineéveillée et modeste tout à la fois, et leurs robes gentilles etleurs frais chapeaux, avaient l’air de véritables demoiselles.

« Cependant, mes deux fils, Léon et Jean,m’étonnaient plus encore.

« Je ne pouvais me lasser de les suivrede loin, et de les admirer, quand ils revenaient du collège, leurslivres sous le bras, gais, bien portants, bien vêtus, conduits parun vieux domestique, ni plus ni moins que les fils d’un grosbourgeois.

« J’étais allé aux informations, etj’avais appris que Jean était un démon, et qu’il faisait endiablertous ses professeurs.

« Léon, au contraire, était untravailleur obstiné, toujours le premier de sa classe, toujoursremportant tous les prix dans les concours.

« Même tout ce changement me bouleversaitextraordinairement.

« J’étais resté le même, moi.

« J’avais beau avoir une quinzaine demille francs dans ma ceinture, je n’en était pas moins le mêmepalefrenier qu’autrefois, honnête homme, certes, et fier de sonhonnêteté, mais sans éducation ni instruction, brutal en ses façonset grossier en ses propos.

« Et je me demandais si, la première joiede me revoir passée, ma pauvre femme ne souffrirait pas de meretrouver tel, si mes enfants ne seraient pas honteux del’infériorité de leur père, et si moi-même, enfin, je ne serais pashumilié et irrité de leur supériorité à tous.

« Ces réflexions, injustes peut-être,mais humaines, ne contribuèrent pas peu à modérer l’ardent désirque j’avais de reprendre ma place au milieu de ma famille.

« Puis, d’autres considérations encore meretenaient :

« Grâce à un de ces amis politiques quem’avait donnés mon séjour à l’île du Diable, et qui servait, pourla trahir, la police impériale, j’avais été informé descirconstances qui avaient suivi la mort du général Delorge et madisparition.

« Je savais queMme Delorge, altérée de vengeance ou plutôt dejustice, avait remué ciel et terre pour atteindre les assassins deson mari.

« Je savais qu’on avait fait tout aumonde pour retrouver mes traces.

« Et tous ses efforts avaient échoué,encore bien qu’elle eût pour appui et pour conseil un avocatrenommé, un député de l’opposition,Me Roberjot.

« Une enquête avait bien été commencée,mais elle avait abouti à une ordonnance de non-lieu, qui renvoyaitles meurtriers, lavés de l’accusation et blancs comme neige.

« Mais j’avais appris aussi, et de sourcecertaine, que Mme Delorge ne renonçait pas àl’espoir de venger son mari.

« Voyant ses ennemis hors de sa portée,et pour le moment assurés de l’impunité, elle attendait, toujourssur le qui-vive et armée pour la lutte, l’occasion ou lesévénements politiques qui devaient les lui livrer.

« Et tout cela était si parfaitementconnu de la police impériale que la maison deMme Delorge était surveillée, qu’on épiait sesdémarches et sa correspondance et qu’on tenait une liste de toutesles personnes qu’elle recevait.

« En de telles circonstances, quelleconduite tenir ?

« Évidemment, ce n’était pas en cemoment, où nos ennemis étaient à l’apogée de leur puissance, que jedevais songer à me servir contre eux de l’arme que jepossédais.

« Devais-je donc, sans parler de lalettre, me montrer simplement ? Et après ?

« Vivrais-je ouvertement aux crochets dema femme ? Cette idée me faisait horreur. L’homme doit être lemaître dans la maison, et pour qu’il ait le droit d’y être lemaître, il doit gagner la vie de la famille.

« Me placerais-je donc ? Quels neseraient pas alors le chagrin et l’humiliation de mafemme !…

« À la fin, ces sombres réflexionsm’inspirèrent une résolution héroïque.

« Je me dis que puisqueMme Delorge avait su attendre, j’attendrais aussil’heure propice. Je devais bien cela à celle qui nous avait toussauvés.

« Je me jurais que j’attendrais, et quej’emploierais les années d’attente à gagner une grosse fortune, età me faire une éducation.

« En effet, je maîtrisai les élans de moncœur qui me poussaient vers ma femme et vers mes enfants. Jem’assurai les moyens d’avoir jour par jour de leurs nouvelles, etje quittais Paris comme j’y étais venu, furtivement.

« Et maintenant, ami Pécheira, me voici,te demandant conseil et assistance.

« Il faut qu’avant six ans je sois richeet digne de ma femme. »

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer