La Vallée du désespoir

Chapitre 13RENCONTRES INATTENDUES

Élevée à la façon indépendante des jeunesAméricaines, Miss Rosy Wilcox avait appris de bonne heure à necompter que sur elle-même dans beaucoup de circonstances de la vie.Elle tenait de son père une extraordinaire énergie. Très sportive,elle savait conduire une auto en quatrième vitesse, tenir la barred’un yacht, et elle n’avait pas dix-sept ans qu’elle avait déjàfait trois excursions en avion.

C’était aussi une jeune fille pratique qui,bien qu’elle n’eût que vingt-trois ans, possédait déjà le sens desaffaires. Sans en rien dire à son père, elle avait gagné dix milledollars en spéculant sur les pétroles avec les économies de satirelire et elle lisait les cours de la Bourse avec autant desagacité qu’un vieux financier.

À la voir, on n’eût jamais deviné sonvéritable caractère. Ses cheveux d’un blond vaporeux, coupés trèscourt, encadraient un visage frais et rose d’une douceur presqueenfantine ; ses grands yeux d’un bleu de myosotis reflétaientl’innocence et l’ignorance des luttes cruelles de la vie, et quandon la voyait pour la première fois, ses longues mains blanches etfrêles, sa taille onduleuse et souple donnaient tout de suitel’idée d’une faiblesse et d’une fragilité bien féminine.

Mais si on résistait à quelques-uns de sescaprices, si on s’opposait à l’une de ses volontés, cettephysionomie si bénévole, si séduisante, se transformait, ses yeuxbleus lançaient des flammes, un pli dur barrait son front et oncomprenait qu’il n’eût pas été prudent de résister à cette volontétenace et presque virile.

Ce qui l’avait séduite chez Martial, c’estqu’il possédait précisément les qualités qui lui manquaient. Aussibrave et aussi énergique qu’elle l’était elle-même, il avait enplus cette culture supérieure, cette courtoisie raffinée, qui estl’apanage des vieilles civilisations. Rencontrer dans le même hommeun héros de la Grande Guerre, en même temps qu’un artiste glorieuxsinon génial, ç’avait été pour elle un émerveillement et, tout desuite, la rude descendante des Yankees s’était pour ainsi direcomplétée et s’était comprise.

Martial et Rosy s’aimaient follement et jamaisla moindre discussion ne s’était élevée entre eux, ils comptaientl’un sur l’autre d’une façon absolue et chacun d’eux avaitconscience qu’il ne pourrait avoir d’autre amour dans toute sonexistence.

Aussi, quand Martial avait déclaré qu’ilallait se mettre à la recherche du père de Rosy, celle-ciavait-elle trouvé la chose toute naturelle ; bien plus elleavait insisté pour l’accompagner, et il avait eu besoin de touteson éloquence, de toute sa force de persuasion pour l’endissuader.

– Si je ne reviens plus, lui avait-ildit, qui donc ira à ma recherche ?

Cet argument l’avait convaincue.

« C’est juste, avait-elle dit, je feraicomme vous voulez. »

Et elle avait déjà pris toutes lesdispositions nécessaires pour organiser une expédition dont elleprendrait le commandement, dans le cas où Martial ne serait pas deretour, une fois expirée la date de trois mois qu’il avaitfixée.

Rosy cependant ne demeurait pas inactive.Installée dans une villa de la banlieue de Mexico, elle multipliaitles démarches près des hauts fonctionnaires, courait les ministèreset les bureaux, mais partout elle se heurtait à une mauvaisevolonté évidente. On opposait à ses réclamations véhémentes laforce de l’inertie.

C’est que depuis que l’ingénieur Wilcox avaitobtenu la concession des terrains miniers de la Vallée duDésespoir, le Gouvernement avait changé deux ou trois fois. Ceuxqui étaient maintenant au pouvoir faisaient la sourde oreille. Onfaisait mille politesses à la jeune fille, on lui promettait toutce qu’elle voulait, elle recevait même des invitations pour toutesles soirées officielles, mais, en somme, elle n’arrivait à aucunrésultat pratique.

Il y avait d’ailleurs à cela une excellenteraison : Bentley avait à Mexico deux ou trois correspondantsgrassement payés et qui, sans savoir même au juste de quoi ils’agissait, s’arrangeaient de façon à paralyser tous les efforts dela jeune fille.

Cette situation eût pu se prolongerindéfiniment.

Rosy, après avoir pris comme elle le faisaitchaque matin une douche glacée, terminait sa toilette avec l’aided’une petite Indienne nommée Lola, qu’elle avait prise comme femmede chambre, quand Miss Cécilia, la vieille gouvernante qui l’avaitélevée, pénétra d’un air effaré dans la salle de bains.

– Qu’y a-t-il donc ? demanda lejeune fille.

– Des nouvelles, Miss Rosy et de bonnesnouvelles, balbutia la vieille fille, qui paraissait tout émue.Votre père… M. Bentley est là qui vous demande…

Rosy ne prit que le temps de jeter un peignoirsur ses épaules et descendit au petit salon simplement meublé desièges de rotin et orné de plantes vertes où elle recevait sesrares visiteurs.

Bentley alla au-devant de la jeune fille etlui tendit la main avec une singulière affectation de cordialité etde franchise.

Le Maître de la Vallée était complètementtransformé. Le bandit au masque de métal était revêtu d’un completd’une coupe savante, rasé de frais, et ses yeux étaient protégéspar de larges lunettes aux branches d’or. Il étaitirréprochablement ganté, et il avait tout à fait l’aspect, du moinsà première vue, d’un véritable gentleman.

– Miss Rosy, déclara-t-il, je suisheureux de vous annoncer que vous touchez à la fin de vos ennuis.L’exploitation est en plein rapport, votre père se porteadmirablement et vous attend. Nous avons installé là-bas deshabitations très confortables. D’ailleurs, je crois qu’il compterevenir à Mexico à la fin de l’année dès qu’il aura réglé certainsdétails.

Malgré la satisfaction que lui causaient cesbonnes nouvelles, Rosy ressentait je ne sais quelle méfianceinstinctive.

– Pourquoi mon père n’est-il pas venului-même ? répliqua-t-elle, en fixant sur l’aventurier leregard perçant de ses grands yeux bleus.

– Vous n’y pensez pas, Miss Rosy,répondit Bentley, tranquillement, vous ignorez que nous récoltonsd’énormes quantités d’or. Avec le personnel d’Indiens et de métisplus ou moins recommandables que nous employons, la présence d’unchef, d’un homme plein d’autorité comme l’est votre père estindispensable.

– Oui, balbutia la jeune fille, je merends très bien compte…

Et elle ajouta, secrètementtroublée :

– Mais pourquoi donc mon père est-ilresté si longtemps sans me donner de ses nouvelles ? Pourquoin’a-t-il pas répondu à mes lettres ?…

Il y avait dans la voix de Miss Rosy une sorted’angoisse. Bentley eut un sourire accompagné d’un léger haussementd’épaules.

– Voyons, Miss, fit-il, vous êtes uneAméricaine, vous savez ce que sont les affaires ? Croyez-vousque votre père ait pu faire ce qu’il ait voulu dans un horribledésert, à des centaines de lieues des villes et des chemins defer ? Nous avons lutté farouchement et j’ajouterai que je mesuis donné de tout cœur à l’œuvre commune ; et maintenant,nous avons triomphé. Vous serez la plus riche héritière del’Amérique.

Rosy pourtant n’était pas entièrementconvaincue, elle demeurait silencieuse.

– Mais, enfin, s’écria-t-elle, pourquoisuis-je restée sans nouvelles ?

Bentley comprit qu’il fallait insister.

– Permettez-moi de vous dire, Miss Rosy,que vous raisonnez comme une jeune fille qui a toujours habité lesvilles. Vous semblez ignorer que le désert est sans cesse parcourupar des bandes de desperados qui assassinent tous ceux qu’ilsrencontrent. Dix fois, vingt fois, nous avons envoyé des courriers.Aucun d’entre eux n’est revenu.

Malgré ces excellentes raisons, la jeune fillen’était pas entièrement convaincue.

– Pourquoi, objecta-t-elle, mon père nem’a-t-il pas fait parvenir ses lettres par les navires qui ontapporté le matériel de San Francisco ?

– C’est juste, répliqua Bentley,imperturbablement, car il avait préparé d’avance avec grand sointout ce qu’il dirait. J’ai oublié de vous dire que la dernièregoélette qui a fait escale dans notre petit port avait reçu devotre père un lot assez important de poudre d’or et de mineraid’argent, depuis nous n’avons jamais revu ni le navire ni soncapitaine.

Rosy était à peu près persuadée. C’est alorsque Bentley tira de sa poche une lettre fermée qu’il remit à lajeune fille.

– Voici d’ailleurs, fit-il, un mot quevotre père m’a chargé de vous remettre.

D’une main brûlante d’impatience, Rosy déchiral’enveloppe et elle lut :

« Ma chère enfant,

« Nous avons complètement réussi, tu meferais un grand plaisir en venant nous rejoindre, ne fût-ce quepour voir, par toi-même, les merveilles que nous avons réussi àcréer dans cette région désolée. Mon excellent ami et collaborateurBentley t’accompagnera et je suis sûr qu’avec lui tu n’auras rien àcraindre… »

Cette fois, Rosy était convaincue, elle avaitreconnu l’écriture de son père.

– Mon Dieu, que je suis heureuse !s’écria-t-elle.

Et elle porta la main à son cœur, rougissantet pâlissant tour à tour, si émue qu’elle demeurait incapable deprononcer une parole.

Bentley la considérait avec un flegmesarcastique, enchanté de voir que « sa combinaison »réussissait de point en point. Une ancienne lettre deM. Wilcox que le bandit avait interceptée, puis habilementmaquillée avait produit ce merveilleux résultat.

– Quand faudra-t-il partir ? demandala jeune fille.

Et elle ajouta :

– Ah ! Monsieur Bentley ! jesuis si contente !… Je comprends qu’on meure de joie…

– Nous partirons dès que vous le voudrez,répliqua l’aventurier, avec un calme parfait, et je crois entrenous que le plus tôt sera le mieux.

– Mais, tout de suite ! s’écriafougueusement la jeune fille et elle appuya sur un timbreélectrique.

Cécilia puis Lola apparurent.

– Vite, mes malles, commanda-t-elle, quetout soit prêt dans une demi-heure !…

– Vous avez le temps, déclara Bentley,qui ne se départait pas de son sang-froid, le rapide ne part qu’àonze heures.

En une minute, toute la villa fut enrévolution, Miss Cécilia et la camériste indienne auxquelles étaitvenu se joindre le cuisinier chinois traînaient des malles et desvalises et y empilaient au hasard tout ce qui leur tombait sous lamain. C’était un véritable affolement.

Miss Rosy pendant ce temps était alléechercher à la cave une bouteille d’authentique champagne françaisqu’elle offrit à Bentley.

Les coupes de cristal furent remplies.

– Je bois à la santé de mon admirablemaître, l’ingénieur Wilcox, s’écria l’aventurier.

Miss Rosy leva en même temps sa coupe mais aumoment où elle la choquait contre celle que lui tendait Bentley, lebandit jusque-là si calme la laissa échapper de ses doigts d’ungeste plein de nervosité.

La coupe se brisa en mille miettes sur leguéridon de marbre et le liquide se répandit à terre.

– Mauvais présage ! murmura la jeunefille profondément troublée.

Bentley lui-même était devenu pâle, en dépitde tout son aplomb.

– Simple accident, Miss Rosy,bredouilla-t-il, je vous demande pardon de ma maladresse.

Tous deux se regardèrent interdits, et Rosyeut, en ce moment, l’intuition de quelque péril inconnu, mais ce nefut qu’un éclair. Bentley était redevenu souriant, Rosy avait prisune autre coupe sur le dressoir et l’avait remplie ; tous deuxburent, mais cette fois, sans porter la santé de personne.

Rosy venait de reposer sa coupe vide sur leguéridon, lorsque, tout à coup, elle tressaillit, devint blême, etse leva brusquement.

– Ah ! Mon Dieu !balbutia-t-elle, je suis si troublée… Je ne vous ai pas encoredit !

– Je vous écoute, grommela Bentley devenutrès rouge.

– J’aurais dû commencer par là,reprit-elle, je crois que je suis folle !… Je ne vous ai pasdit que mon fiancé, M. Martial Norbert, est parti depuisplusieurs semaines à la recherche de mon père.

– J’ignorais…

– Vous ne l’avez donc pas vu ?

– Cela n’a rien d’extraordinaire, repritBentley avec aplomb, il y a près d’un mois que je suis en route, etprobablement que, pendant mon absence, M. Norbert a puatteindre tranquillement nos établissements. Vous le trouverez enmême temps que votre père. Nous avons fait route en sens inverse,il n’y a rien de surprenant à ce que nous ne nous soyons pasrencontrés.

Miss Rosy respira.

– Dire que je n’avais pas pensé cela,murmura-t-elle. Je suis maintenant complètement rassurée.

Les coupes furent de nouveau remplies dechampagne.

– À propos, demanda tout à coup Rosy,pourrais-je emmener avec moi Miss Cécilia, ma vieillegouvernante ?

– Impossible, déclara froidementl’aventurier, votre père m’a fait des recommandations formelles àce sujet, Miss Cécilia ne résisterait pas à la traversée dudésert.

Miss Rosy ne répondit rien, mais en dépit dubonheur qu’elle éprouvait d’apprendre que son père était encorevivant, elle se sentait le cœur serré.

– L’heure passe, déclara Bentley entirant de sa poche un gros chronomètre, heureusement que je suispourvu d’une auto.

La jeune fille laissa Bentley en compagnied’une seconde bouteille de champagne, pendant qu’elle allaitveiller aux derniers préparatifs. Ce départ s’effectua avec larapidité d’une fuite…

Après de hâtifs adieux à sa vieille et fidèlegouvernante, Rosy se trouva dix minutes plus tard, presque sanssavoir comment cela s’était fait, dans la grande gare de Mexico.Bentley la fit monter dans un wagon de luxe, le train démarra, etles maisons blanches, l’ancienne capitale de Fernand Cortez avaitdepuis longtemps disparu à l’horizon, que Rosy n’était pas encoreremise de l’étrange bousculade qui avait précédé ce voyage quiressemblait presque à un enlèvement.

La jeune fille demeura longtemps pensive,secrètement angoissée, pendant qu’elle regardait fuir d’un œildistrait les magnifiques paysages qui entourent Mexico et oùalternent les montagnes majestueuses et les plaines verdoyantes,couvertes des plus riches cultures du monde.

Il y avait une heure à peine que Rosy étaitpartie et Miss Cécilia aidée de la petite Indienne s’occupait enmaugréant à remettre un peu d’ordre dans les chambres bouleversées,lorsque la cloche de la porte d’entrée de la villa résonnabruyamment.

La vieille gouvernante, croyant que c’était samaîtresse qui revenait, se précipita à la fenêtre, mais elle futfort étonnée en voyant le domestique chinois ouvrir la grille àdeux personnages d’aspect peu rassurant. L’un était un Indien, vêtud’un vieux veston de cuir, d’un pantalon de toile bleue et coifféd’un feutre pelé orné de petites plaques d’argent, l’autre, avecson sombrero, pareil à ceux des cow-boys, ses hautes bottes et saface fiévreuse, n’avait pas la mine guère plus rassurante.

– Mais ce sont des bandits, de vraiscoureurs de désert, balbutia la vieille dame épouvantée, je medemande pourquoi cet imbécile de Chinois a ouvert la grille.

Une carte que vint lui remettre le Chinois mitfin à ses craintes.

– Seigneur Dieu ! s’écria-t-elle,c’est M. Martial Norbert ! Et Miss Rosy vient departir ! Quel terrible contretemps !…

– Mais, bégaya Martial, étourdi commes’il avait reçu un coup de massue sur le crâne, avec qui est-ellepartie ?

– Parbleu, avec M. Bentley, l’hommede confiance de M. Wilcox. Il n’y a pas une heure qu’ils ontquitté la villa pour aller prendre le rapide…

Martial était tellement accablé par cetteaffreuse révélation qu’il demeura sans mot dire. Miss Céciliacontinua nerveusement :

– M. Wilcox est en excellente santé,la mine produit des millions. Tout va bien et Miss Rosy est partietrès contente, d’autant plus qu’elle comptait bien vous retrouverlà-bas, comme M. Bentley le lui avait promis.

Martial était désespéré, anéanti. Ses effortssurhumains aboutissaient à la déconvenue la plus amère. Il arrachabrusquement le col de sa chemise de grosse toile, il étouffait.

Il voyait par la pensée Rosy prisonnière dansla vallée maudite, surveillée par les dogues, entièrement à ladiscrétion de Bentley.

Il n’eut même pas la force et le courage dedire la vérité à la vieille gouvernante, qui, très étonnée,attendait qu’il s’expliquât.

– C’est bien, murmura-t-il, d’une voixétranglée, à peine distincte, je vais retourner immédiatement à laconcession. Il s’est produit sans doute un malentendu… Je croyaistrouver ici Miss Rosy…

– Il s’en est fallu de bien peu… MaisM. Bentley paraissait terriblement pressé.

Martial balbutia de vagues phrases depolitesse, et sortit suivi de Chanito. Après tant de duresépreuves, il était à bout d’énergie.

Le maître et le serviteur vaguèrent au hasard,pendant plus de deux heures, par les magnifiques rues de la villenouvelle. En dépit de son amour pour Rosy, en dépit de sa tenacevolonté, de sa résolution bien arrêtée de ne pas abandonner lalutte, notre héros avait beaucoup de peine à se remettre du coupqui le frappait. Il n’était pas, heureusement, de ceux qui selaissent glisser au désespoir et s’abandonnent audécouragement.

La bataille était engagée, il fallaitvaincre.

– Du moins, grommela-t-il, la situationest nette, j’aime mieux cela !… La question est posée de façontrès claire : il faut que je délivre Rosy et son père et quej’aie la peau de Bentley !…

Et se tournant vers Chanito dont la minelugubre l’amusa :

– Mon vieux, lui dit-il familièrement, ilne faut pas s’en faire, c’est nous qui aurons le dessus !…C’est une chose certaine !…

L’Indien sourit.

Avec la merveilleuse intuition des racesprimitives, il avait deviné – à peu de choses près – ce qui sepassait dans l’esprit de Martial.

Ils se trouvaient en ce moment en face d’unluxueux établissement de bains.

– Entrons ici, ordonna Martial, il fautque nous soyons présentables pour mener à bien certainesdémarches…

Chanito suivit son maître, son« padrone » sans la moindre objection.

Une heure après, tous deux reparurent,reposés, rafraîchis, rasés avec soin et, pour nous servir d’uneexpression américaine : « rasés sous la peau ». Oneût dit qu’ils étaient rajeunis. Une visite dans un grand magasinde confections compléta cette métamorphose.

Chanito, malgré ses protestations, dutaccepter un feutre neuf, des bottes de cuir fauve, une superbeceinture rouge. Il s’admira avec complaisance dans les glaces dumagasin.

– J’ai tout à fait l’air d’unHaciendrero, déclara-t-il orgueilleusement.

Martial, pour son compte, avait fait empletted’un complet de couleur sobre, mais d’une coupe parfaite. Sonélégance discrète ne rappelait plus en rien le coureur du désert,l’esclave du Maître de la Vallée.

– Maintenant, déclara-t-il, je me sens unautre homme !… Je possède toujours, heureusement, le paquet debank-notes que j’avais en partant d’ici, et j’ai d’ailleurs uncompte dans la succursale d’une grande banque française.

« Nous allons nous mettre en campagne, jete donne ma parole que j’aurai la peau de ce gredin de Bentley, ouqu’il aura la mienne.

Le maître et le serviteur déjeunèrent dans unexcellent restaurant français où Chanito – pour la première fois desa vie – fit connaissance avec un certain vin blanc mousseux dontil devint tout de suite un fervent enthousiaste.

Un cigare mexicain, dont certaines variétéssont de beaucoup supérieures aux plus somptueux régalias, complétace festin de Lucullus.

On partit, l’addition royalement soldée.

Chanito, fier de son costume neuf, faisaitsonner ses talons sur l’asphalte des trottoirs ; il avaitretroussé cavalièrement son feutre, à la façon desmousquetaires.

La nuit venue, de toutes parts, les globesélectriques illuminaient les façades étincelantes des magasins.

Ils passaient devant un luxueux café dont laterrasse était ombragée de palmiers, lorsque Martial s’entendittout à coup héler par une voix joyeuse.

Il se retourna, surpris. Il se trouva en facede son ami Fontenac qui dégustait nonchalamment un cocktail, touten parcourant les journaux français. Les deux amis s’embrassèrentavec effusion. Fontenac lui aussi était transformé, rien nerappelait plus en lui le rude prospecteur à la barbe hirsute, auxmains calleuses que nous avons vu au début de ce récit.

– Ah ça ! fit-il, en riant, lesdiables de la Vallée du Désespoir ne t’ont donc pas tordu lecou ?

– Non, répondit Martial, mais il ne s’enest pas fallu de beaucoup !

Et il mit succinctement son ami au courant deses surprenantes aventures.

– Tu as eu vraiment de la chance, déclaraFontenac, tu aurais bien pu ne jamais revenir.

– Mais toi ?

– Je ne suis pas à plaindre. Le filon quej’avais découvert était encore plus riche que je ne le pensais. Àl’heure actuelle, j’ai près de cinq cent mille dollars bien à moi,déposés dans les coffres de la Banque Mexicaine, et ma nouvellefortune va me permettre de te donner un sérieux coup de main.

– Comment cela ?

– J’ai déjà une bonne idée en ce qui teconcerne. Mais par exemple, il ne faut pas que tu restes à Mexico.Je ne t’ai pas encore dit qu’aujourd’hui même, tout à faitindirectement d’ailleurs, j’ai eu de tes nouvelles. En demeurantici, tu cours un grand danger.

Martial tombait des nues.

– Ça, par exemple ! s’écria-t-il,c’est un peu fort ! Je ne comprends pas quel danger…

– Tu es tout simplement sous le coupd’une plainte pour tentative de meurtre déposée contre toi par cefameux Bentley dont tu viens de me narrer les exploits.

Martial était indigné.

– Le misérable ! murmura-t-il, maiscela ne tient pas debout ! D’où tiens-tu cerenseignement ?

– Du directeur de la police, lui-même, encompagnie duquel je fais presque tous les soirs ma partie debridge. Tu n’ignores pas que dans ce beau pays du Mexique, les plushauts fonctionnaires acceptent, sans se faire prier, les cadeaux etles pots-de-vin. Bentley, que je n’aurais jamais cru être le mêmepersonnage que le Maître de la Vallée, a profité de son voyage àMexico pour distribuer quelques chèques aux personnages influents,avec lesquels il est d’ailleurs en excellent terme. Avec sa malicediabolique, il a facilement deviné que puisque tu avais réussi àlui échapper, tu reviendrais directement à Mexico. C’est une chanceque tu m’aies rencontré. On a ton signalement précis, peut-être taphotographie. Huit jours ne se seraient pas écoulés sans que tufusses arrêté. Ici une accusation de ce genre, quand elle estappuyée par un homme riche, est très grave, et, si Bentley pouvaitte faire fusiller, je suis certain qu’il n’y manquerait pas.

Martial tombait de son haut.

– Mais c’est insensé, s’écria-t-il,comment vais-je faire ? Je ne puis pourtant abandonner ni Rosyni son père.

– Je t’ai dit que j’avais une idée. Si tum’en crois, dans une heure, nous serons loin de Mexico et nousserons arrivés à la Vallée du Désespoir quand Bentley ne sera pasencore à moitié route.

– Je ne comprends pas.

– Tu n’as décidément pas beaucoupd’imagination. Tu sais pourtant qu’il y a ici un superbe champd’aviation.

– Tu as raison, s’écria Martial, éperdu.C’est le seul moyen ! Partons de suite. Nous n’avons pas ledroit de perdre une seule minute.

Accompagnés de Chanito qui les suivait sansrien comprendre, car la conversation que nous venons de rapporteravait eu lieu en français, Martial et Fontenac sautèrent dans untaxi qui les conduisit en quatrième vitesse au champd’aviation.

Après une brève discussion, Fontenac fitemplette d’un superbe biplan entièrement neuf livré quelques joursauparavant par une grande firme américaine.

– Vous ne craignez donc pas de partirainsi en pleine nuit ? demanda le directeur du garage, unvieil Espagnol à la mine sévère que la hâte de Fontenac surprenaitbeaucoup. Vous vous exposez à mille dangers. Beaucoup de pilotes nese risqueraient pas ainsi.

Fontenac sourit, et tirant de son portefeuilleson livret militaire et quelques certificats :

– Vous pouvez être rassuré sur moncompte, déclara-t-il, lisez ceci.

Le vieillard s’inclina, le prestige des hérosde la Grande Guerre n’avait en rien diminué dans ce coin dumonde.

Au bout de deux heures employées à vérifier lemoteur, à embarquer les objets indispensables, armes, vivres,munitions, essence, sans oublier d’excellentes cartes d’état-major,l’appareil se trouva prêt. Fontenac s’installa dans la cabine dupilote pendant que Martial et Chanito prenaient place dans lesfauteuils réservés aux passagers, car l’avion que venaientd’acquérir les deux amis était un appareil de grand luxe.

Fontenac était un pilote expérimenté. Après undémarrage savant, l’avion prit de la hauteur et les moteurscommencèrent à donner tout le rendement dont ils étaient capables.La ville de Mexico disparut vers le sud dans une brume de lumièrependant que grandissait vers l’est la masse imposante de laCordillère.

Fontenac consulta ses instruments, il filaitvers la Vallée du Désespoir à une vitesse moyenne de deux centskilomètres à l’heure.

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