La Vallée du désespoir

Chapitre 4LE NO MAN’S LAND

Tous ceux qui, comme Martial, ont eu la chancede revenir indemnes des héroïques tueries de la Grande Guerre, enont conservé une bravoure et une audace qu’il est difficile demettre en défaut. Au bout d’une heure de marche, notre héros nepensait presque plus à Chanito, qu’il n’avait pourtant quittéqu’avec un véritable chagrin. Son imagination se perdait ensuppositions plus fantastiques les unes que les autres sur cettemystérieuse Vallée qui avait été sans doute le tombeau del’ingénieur Wilcox.

En y réfléchissant, ce qui le surprenait plusque tout le reste, c’est l’étrange mutisme auquel il s’était heurtéchaque fois qu’il avait voulu obtenir un renseignement précis. Oneût dit que, sans s’être donné le mot, ceux auxquels il s’étaitadressé, avaient ourdi contre lui une véritable conspiration dusilence.

« Peut-être, après tout, songea-t-il, netrouverai-je là rien d’extraordinaire ; d’ailleurs, je toucheau but, demain, au plus tard, je serai fixé. »

Tout en s’abandonnant à ses rêveries, il avaitcontinué à cheminer lentement sur l’immense plateau où les cactus,maintenant, devenaient plus rares, cédaient la place à des blocs derocher, à des bancs de galets, puis à des monticules de sable qui,chauffés à blanc, reflétaient cruellement les rayons ardents dusoleil. La chaleur était si grande que des couches d’air surchauffésemblaient miroiter au fond de l’horizon.

Les mules, sur ce sol brûlant, qui cédaitparfois sous leurs pas, et qui ressemblait à des cendres à peinerefroidies, souffraient terriblement ; elles ahanaient,baissaient la tête, l’oreille tombante, l’œil morne, et Martialétait souvent obligé de les prendre par la bride, pour les aider àfranchir les passages difficiles.

La nuit les surprit au milieu de cette ingraterégion. Martial commençait à ressentir ce serrement de cœur, cetteindicible et secrète angoisse que connaissent bien tous ceux qui,pour la première fois, se sont trouvés seuls en plein désert.

Le soleil qui, dans ces régions, n’offre pasles longs et splendides couchants de nos pays tempérés, disparut enquelques minutes. Ce fut la nuit, brusquement fraîche, presquefroide, faisant ruisseler sur les pierres surchauffées les gouttesd’une rosée abondante comme une pluie. Dans le silence écrasant,Martial n’entendait que la plainte monotone du Pacifique lointainet les cris funèbres de quelques aigles et de quelques vautours quiregagnaient les cimes de la Sierra. Tout brave qu’il fût, ilfrissonna.

– Pourquoi cet imbécile de Chaniton’a-t-il pas voulu m’accompagner ? grommela-t-il avec mauvaisehumeur. Pourquoi aussi n’ai-je pas accepté la proposition deFontenac ?

Il se sentait découragé, perdu dansl’immensité, écrasé par ce silence, d’où semblaient monter millevoix assourdies et insinuantes.

Martial n’était pas homme à rester longtempssous le coup de cette déprimante impression.

« Allons ! se dit-il, je ne suispourtant pas une poule mouillée !… Il s’agit maintenant decamper tant bien que mal et de dormir une bonne nuit, pour êtredemain tout à fait d’aplomb. »

Il déchargea les mules, déposa son bagage dansl’abri formé par deux roches, il alla cueillir assez loin de sonpoint de départ de juteuses raquettes de cactus dont les bêtes desomme sont très friandes. Puis il songea à lui-même mais Chaniton’était plus là pour lui allumer du feu, donner à son repas unsemblant de confortable. Il ouvrit une boîte de corned-beef et butquelques gorgées d’une outre encore à demi pleine, mais l’eau,puisée pourtant quelques heures auparavant à la source du ravin,était tiède et gardait un affreux relent de cuir : il trouvaau corned-beef un goût atroce, et il ne put s’empêcher de seremémorer l’anecdote racontée par l’auteur des Empoisonneurs deChicago : Le nègre tombé dans l’appareil de broyage deviandes et transformé lui-même en conserve, la dame anglaiseretrouvant un ongle du pauvre diable dans un pâté et restantévanouie, tout le scandale qu’avait fait cette effroyable histoire,montrant sous son vrai jour l’abominable avidité de certainsspéculateurs américains.

Il rejeta avec dégoût ce qui restait dans laboîte de conserve, se roula dans son manteau et s’endormit.

Comme chaque soir, brisé par les fatigues d’unclimat auquel il n’était pas accoutumé, il ne fit qu’un somme. Lafraîcheur de la rosée matinale le réveilla.

Il s’étira en bâillant, jeta autour de lui leregard vague et lourd de l’homme brusquement arraché à ses rêves età son repos, mais tout à coup, il eut un cri de frayeur et desurprise : ses deux mules et tout son bagage avaient disparu.Il n’en restait d’autre trace qu’un petit tas de raquettesépineuses à demi rongées.

Martial fut d’abord plus surpris qu’effrayé.Qu’on eût pu le suivre à la piste dans ce désert inhospitalier,voilà ce qu’il ne s’expliquait pas. Il ne lui venait pas non plus àla pensée que Chanito eût été capable de le trahir. La façon dontil avait été dépouillé demeurait pour lui inexplicable.

Il frémit en songeant que rien n’eût été plusfacile à ceux qui l’avaient volé que de l’assassiner pendant sonsommeil, et il ne comprenait pas pour quelle raison il avait étéépargné.

– J’ai quand même de la chance,murmura-t-il, c’est un miracle que je n’aie pas été tué.

Puis, il se demanda avec une certaine anxiétési ce vol dont il venait d’être victime n’était pas une premièreoffensive des fantastiques habitants de la Vallée du Désespoir.

« C’est un avertissement très clair,songea-t-il, on veut sans doute me faire entendre que je ne doispas aller plus loin… »

À un moment donné, il faillit s’yrésoudre : il reviendrait jusqu’à l’endroit où il avait laisséFontenac, et cette fois, prierait celui-ci de l’accompagner. Ilétait très perplexe. Puis, il réfléchit qu’il touchait au but deson voyage, et qu’il perdrait un temps précieux en allant à larecherche du prospecteur. Enfin, la vanité s’en mêla. Il eût étévexé d’avoir recours à l’ami dont il avait dédaigné l’offregénéreuse.

« Tant pis ! conclut-il, je suispresque arrivé à destination, j’irai jusqu’au bout ! Voyonsmaintenant ce qui me reste. Ce n’est hélas ! pasgrand-chose… »

Il était encore en possession d’un browning,d’une provision de cartouches, d’un couteau solide et d’un peu detabac. Il trouva aussi la boîte de poudre d’or que Fontenac luiavait donnée, mais il l’eût volontiers cédée pour une outre remplied’eau ou pour quelques boîtes de conserves.

La perte qui lui fut le plus sensible futcelle de sa boussole qu’il avait serrée la veille dans le petitnécessaire qui contenait ses objets de toilette et qui avaitdisparu avec le reste du bagage.

En furetant sur le sol, il trouva encore unflacon de chloroforme. Ce flacon faisait partie d’une boîte depharmacie assez complète, qu’il avait achetée à Mexico et quiavait, elle aussi, disparu. Le pharmacien qui la lui avait vendue,trompé par sa qualité d’explorateur, lui avait même recommandél’emploi du puissant anesthésique pour la capture de certains grosinsectes.

Martial supposa que ses voleurs avaient parcuriosité ouvert la pharmacie et dans leur précipitation en avaientlaissé tomber la fiole qu’il venait de ramasser, à demi enfoncéedans le sable. Il la mit dans sa poche sans trop savoir à quoi ellepourrait lui servir.

De nouvelles hésitations l’assaillirent, il sedemanda s’il ne serait pas plus sage de sa part de revenir sur sespas, mais Chanito lui avait indiqué si clairement la route àsuivre, en prenant pour point de repère deux pics que leur formebizarre ne permettait pas de confondre avec les autres, qu’il luiparut impossible de s’égarer.

« Sans boussole, réfléchit-il, il meserait plus difficile de retrouver Fontenac, que d’atteindre lavallée dont je ne suis plus éloigné que de quelquesmilles. »

Ce dernier argument l’emporta. Martial se mitcourageusement en route, bien qu’il fût loin d’avoir, l’entraindont il était animé deux jours auparavant.

Après avoir repéré les deux pics de la Sierraqui devaient l’empêcher de s’écarter de la bonne voie, il commençaà marcher d’un bon pas en se promettant de prendre du repos dès quela chaleur viendrait à l’incommoder.

Pendant une heure, tout alla bien, quoique leterrain très accidenté, semé d’énormes blocs qu’il lui fallait,contourner, l’obligeât à des zigzags continuels, mais au bout de cetemps, les premières atteintes de la faim et de la soif se firentsentir. Il s’efforça de réagir, mais à mesure qu’il avançait, sessouffrances augmentaient. Son estomac criait famine, et iléprouvait dans l’arrière-gorge une sensation de sécheressebrûlante, enfin son cœur battait à grands coups et de sourdsbourdonnements faisaient retentir à ses oreilles comme un bruitlointain de cloches.

Il tint bon encore une heure, mais en dépit dufeutre, à larges bords dont il était coiffé, le soleil le brûlaitde ses rayons presque verticaux et il était à bout de souffle. Ilcomprit qu’il ne pourrait aller plus loin.

Il fit halte près d’un maigre cactus, lepremier qu’il eut aperçu depuis le matin. Avec la patience dont ilavait vu Chanito faire preuve en pareille circonstance, il se mit àdébarrasser avec son couteau les petites figues violettes de leurspiquants, plus fins que les plus fines aiguilles.

Si peu réconfortante que fût cette nourriture,elle lui fit le plus grand bien, il mangea tous les fruits dontétait chargée la plante épineuse, même ceux qui étaient encoreverts et à peine noués. S’il n’était pas restauré, du moins ilétait désaltéré.

Pourtant, il ne pouvait songer à se remettreen route avant que la grosse chaleur fût tombée. Il s’étendit àl’ombre d’un monticule de sable et fit la sieste.

Il rêva qu’on lui faisait griller les piedssur des charbons ardents ; des formes imprécises qui n’avaientpas de visage se penchaient vers lui avec des gestes cruels etparlaient d’une voix très basse dans un langage qu’il ne comprenaitpas. Il se réveilla en portant la main à ses yeux où il ressentaitun douloureux picotement : pendant son sommeil, le soleils’était déplacé et ses rayons le frappaient directement.

C’était là l’explication du cauchemar qu’ilvenait d’avoir, il était baigné de sueur. Il se releva enchancelant, étourdi comme un homme ivre. Il fit quelques pas. Ilavait l’impression que les monticules de sable, les rocs couleur desang, et dans le lointain, les pics bleuâtres de la Sierradansaient autour de lui.

– Ce ne sera rien ! dit-il touthaut.

Il dut se rasseoir quelques minutes à l’ombred’un autre rocher. Il tremblait d’avoir attrapé une insolation, quisous ce climat eût été mortelle, et il comprenait alorsl’avertissement que lui avait donné son ami de Fontenac, en luiprédisant les souffrances qui l’attendaient quand il serait pour devrai entré dans le désert, dans le réel No man’s land.

« Si seulement Chanito était là, sedisait-il, lui qui veillait sur moi pendant mon sommeil, qui,silencieusement et sans se faire valoir, aplanissait pour moitoutes les difficultés, m’évitait toutes les souffrances que jedois endurer dans ce désert… »

Et il ne put s’empêcher de réfléchir que si lemétis si brave et si dévoué avait refusé de l’accompagner dans laVallée du Désespoir, c’est que, véritablement, il fallait qu’il yeût là d’extraordinaires dangers à courir, et il se souvenait d’unephrase de Chanito :

– Quel est l’homme qui peut se vanter deconnaître tous les mystères de la Sierra ?

Martial n’était pas de ceux qui s’abandonnentlongtemps au découragement. Il fit effort pour lutter contre cetteespèce d’horreur sacrée que lui inspirait la solitude.

– Est-ce que je vais devenirpoltron ? murmura-t-il en s’efforçant de sourire. J’en ai vubien d’autres pourtant, pendant la Grande Guerre… Quand j’ai promisà Rosy de me rendre dans la Vallée du Désespoir, pour savoir cequ’était devenu son père, je savais pourtant bien que ce ne seraitpas une promenade précisément agréable. Allons en route !

Martial se releva, complètement guéri de safaiblesse passagère. Il s’orienta et se remit en chemin, biendécidé à faire preuve du plus grand sang-froid et à ne s’étonner derien. Il avançait avec une lenteur voulue. Chaque fois qu’ilrencontrait un cactus, il en cueillait les figues et en remplissaitune de ses poches en prévision du repas du soir. Il était attentifà tout, et il espérait que le hasard lui ferait rencontrer un deces lézards iguanes qui ressemblent à des bêtes de l’Apocalypse,mais dont la chair est si délectable.

Il ne rencontra rien. Au contraire, la région,à mesure qu’il marchait, paraissait plus désolée et plus ingrate,les cactus eux-mêmes avaient disparu, il n’apercevait plus un seulserpent rouge, c’était à travers un désert de pierres et de sablequ’il cheminait péniblement.

Il songea à ces paysages de rêve qu’ontdécrits les poètes et les fumeurs d’opium et où il n’existe ni eau,ni plantes, ni bêtes. C’était une de ces perspectives comme il n’enavait vu que dans les albums de photographies astronomiques où sedéploient les montagnes et les ravines désolées de la Lune, laplanète sans vie et sans atmosphère.

Il lui semblait que ses amis, sa fiancée, lesvilles où il y avait des hommes étaient à une distanceincommensurable de lui, à des dizaines de siècles en arrière,peut-être.

Peu à peu son cœur se serrait sous le coupd’une angoisse inconnue. Ce n’était pas de la peur, ce n’était pasde la frayeur. Il savait qu’il n’avait à craindre ni les bêtesféroces, ni les bandits, que même, peut-être, quitte à revenir surses pas, il ne mourrait pas de faim ; mais il croyait devinerque, dans ce silence désolé, des forces muettes et terriblesl’entouraient et qu’il était entre les mains de ces puissancesinconnues.

En proie à ces pensées obsédantes, Martial nes’était pas aperçu que le chemin qu’il suivait allaitcontinuellement en pente. C’était comme un immense plateau, quifinissait par se diviser en cent ravines qui dévalaient en unecavalcade de galets et de pierrailles vers la base de laCordillère.

À un moment donné, Martial leva les yeux pourvérifier la situation des deux pics qui lui servaient de jalons. Ilne les aperçut plus. Il s’était trop rapproché du pied de lamontagne, il avait négligé certaines recommandations de Chanito, etmaintenant, il ne savait plus où il se trouvait.

Il était perdu dans le désert, et ilcomprenait que c’était là une chose terrible.

Il se demanda s’il ne ferait pas mieux derevenir sur ses pas, mais une voix intérieure lui criait qu’ilétait trop tard. C’était la veille qu’il eût fallu prendre cettedécision, se mettre à la recherche de Fontenac, quitte à perdreplusieurs jours pour le retrouver. Il essaya pourtant de voir s’ilne pourrait pas regagner le petit vallon ombragé de beaux arbres oùil s’était séparé de Chanito. Malheureusement, sur le sol pierreuxqu’il avait parcouru depuis plusieurs heures, ses pas n’avaient paslaissé la moindre trace, les rocs et les monceaux de pierres, lesbancs de galets granitiques se ressemblaient tous. Retrouver lechemin qu’il avait suivi, il lui eût été aussi facile d’essayer desuivre la piste des grands vautours blancs qui passaient à deshauteurs inaccessibles.

Machinalement, il appuya un instant sa mainsur un bloc de porphyre. Il la retira vivement, la pierre étaitbrûlante. La chaleur du soleil, réverbérée par la surfacemiroitante des rocs, montait à ses narines en boufféessuffocantes.

Il sentait littéralement l’odeur du granit,comme les ouvriers fondeurs discernent, au seul flair, l’arômerêche du fer, amer du cuivre, douceâtre de l’aluminium et del’argent, et le noble parfum de l’or.

Il ne savait plus depuis combien de temps ilmarchait, et il se demandait ce qu’il deviendrait quand la nuitviendrait à tomber. Puis, il commençait à éprouver de lafatigue.

Déjà, comme tous ceux qui habitent lessolitudes, il éprouvait le besoin de penser tout haut, comme s’ilse fût adressé à des interlocuteurs invisibles.

– Du courage, dit-il, ce n’est pas lemoment de se laisser aller, je vais manger la poignée de figues quej’ai dans ma poche et me remettre en route.

Le bruit de ses paroles que répercutaient deséchos très lointains l’épouvanta. Il lui sembla que des voixironiques se moquaient de son malheur. Mais il réagit promptement.Il se souvint de certains épisodes de la guerre où, dans la rafaledes obus, sa vie avait été mille fois plus exposée qu’elle nel’était en ce moment. Il s’efforça de réfléchir avec calme.

Avec beaucoup de patience, il décortiqua sesfigues, les mangea et repartit dans la direction qu’il supposait labonne.

La région où il continuait de« progresser » devenait horriblement tourmentée. Àcertains endroits, il lui fallait descendre au bas de véritablesfalaises, qu’un ravin séparait d’autres falaises aussi escarpéesqu’il lui fallait gravir ou contourner. Il était mouillé de sueurdes pieds à la tête.

Tout à coup, il se trouva sur un sentier quiparaissait très praticable, et avec un bonheur inouï, il découvritsur le sable rouge les traces qu’y avaient laissées des fers dechevaux ou de mulets.

« Allons, se dit-il, voilà qui estbon ! ce sentier conduit bien quelque part… J’ai bien fait dene pas perdre courage, je serais mort de soif et de faim au milieude ces cailloux qu’on dirait chauffés à blanc. »

Cette fois, il continua son chemin presquegaiement. Il n’était plus l’homme désespéré et perdu dans ledésert ; grâce à ce sentier providentiel, il était redevenu levoyageur qui s’est quelque peu détourné de son chemin, mais qui leretrouvera facilement.

Plein de confiance, il marcha ainsi pendant unquart d’heure, et, tout à coup, il se trouva en présence d’unsquelette dont les ossements d’un blanc d’ivoire avaient étéadmirablement nettoyés par les vautours.

Il s’arrêta pour réfléchir. Il se pencha versle squelette dont les dents restées intactes semblaient grimacer unsourire et il constata que le crâne était troué de deux balles. Devêtements il n’y avait pas trace.

Quelque pauvre diable assassiné par lesbandits, se prit-il à dire.

Il demeura pensif, en face de cette lamentabledépouille qui avait dû appartenir à un homme jeune et énergique. Ilhésitait. Littéralement, ce squelette lui barrait le passage.

Il demeura ainsi cinq longues minutes, maiselles ne s’étaient pas écoulées qu’il s’aperçut que le soleildéclinait brusquement.

Quelques minutes encore, et ce fut la nuitcomplète, la nuit tout à coup glaciale après les torrides ardeursdu jour.

Martial frissonna.

Ce squelette ne lui était-il pas unavertissement de ne pas aller plus avant ? Il avait étéprofondément impressionné, il n’était plus maître de son systèmenerveux, surexcité par toutes les péripéties qui s’étaient succédépendant ces dernières journées. Il devenait superstitieux, sansvouloir se l’avouer à lui-même.

« Je ne continuerai pas dans cettedirection, décida-t-il, le bon sens le plus vulgaire m’indique ques’il y a des habitations c’est en remontant le sentier que je lestrouverai et non pas autrement. »

Ce dont il ne voulait pas convenir en lui-mêmec’est qu’il éprouvait une répugnance invincible à franchir cettecarcasse blanchie jetée en travers de sa route.

« Et pourtant, s’avouait-il, quelquechose me dit que c’est ce sentier seul qui peut me conduire à laVallée du Désespoir. »

Il rebroussa chemin et se mit à marcher àgrands pas sans oser regarder derrière lui. Des étoilesétincelantes dans un ciel admirablement pur, il tombait une lumièretrès douce. Il faisait aussi clair que par une matinée d’hiver sousle pâle soleil du Nord.

Martial avait maintenant ses vêtements touttrempés de rosée et il respirait avec bonheur cette fraîcheatmosphère sans même s’apercevoir que ses mains étaient brûlanteset qu’il tremblait de fièvre.

Il marcha silencieusement pendant unedemi-heure ; et il n’osait toujours pas se retourner ; illui semblait que s’il l’eût fait, il eût trouvé à quelques pas enarrière le squelette d’une blancheur d’ivoire de l’hommeassassiné.

Mais bientôt d’autres préoccupations d’unenature plus précise le délivrèrent de cette obsession, qu’ilattribuait à la faiblesse de ses nerfs.

Le sentier qu’il suivait aboutit brusquement àun plateau rocheux où il se perdit sans que Martial pût enretrouver la moindre trace. Le sol était comme dallé de largesplaques de schiste sur lesquelles des caravanes entières auraientpu passer sans laisser le moindre vestige.

Martial, que le désespoir commençait à gagner,se remit à errer à l’aventure, examinant tantôt les pics bleus dela Sierra, qui semblaient reculer indéfiniment devant lui, tantôtles blocs de rochers qui, plus près des aspects fantomatiques,affectaient des silhouettes de spectres goguenards.

– Allons, murmurait-il de temps en temps,un peu de courage… C’est le moment d’avoir du cran.

Dès lors, il avança au hasard, la tête perdue,les pieds endoloris par la longue marche qu’il venait de fournir,les reins cassés.

Il mourait d’envie de se jeter au pied d’unroc et de dormir, mais une sorte de fièvre, mêlée de peur aussi, letenait debout et le forçait à aller de l’avant.

Le bruit de ses pas résonnait dans le grandsilence que troublait seul le vagissement lointain du Pacifique oule cri funèbre d’un oiseau de nuit.

Cette plaine aride qu’il traversait semblaitse prolonger à l’infini, avec ses blocs aux formes confuses dont lafoule semblait le suivre et le précéder et qui étaient comme desmoines en prières, comme des morts drapés de leur linceul ou commede gigantesques et fantastiques animaux.

Il allait céder à la fatigue et audécouragement, lorsque tout à coup, très bas sur l’horizon, unepetite tache de lumière apparut, d’une lumière rougeâtre et terne,qui ne ressemblait en rien à l’éclatante splendeur des étoiles.

Il ne put s’empêcher de se comparer au hérosdu conte qui avait bercé son enfance, au Petit Poucet, lorsqu’ildécouvre la demeure de l’ogre.

« Ce n’est sans doute pas un ogre,songea-t-il, qui a établi son repaire dans cette solitude, c’est,plus que probablement, d’affreux bandits dans le genre de ceBernardillo que mon fidèle Chanito a si magistralement abattu…N’importe, tout vaut mieux que d’errer comme je le fais depuis plusd’une journée. »

Et courageusement, il se remit en chemin verscette mystérieuse petite lueur sans se dire qu’il allait peut-êtreau-devant de périls nouveaux et plus redoutables.

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