La Vallée du désespoir

Chapitre 10LE VRAI VISAGE DU MAÎTRE

Deux semaines s’écoulèrent sans qu’il seproduisît aucun fait intéressant. Décidé à pénétrer le secret de lafabuleuse vallée, Martial s’était juré de faire preuve de la plusgrande patience et de la plus grande ténacité.

Il travaillait dans la mine avec unerégularité et un entrain que Mike lui-même admirait. Après avoirchargé toute la journée des wagons de minerai, il allait manger etdormir, en homme tout à fait content de son sort.

Cette tactique finit par lui réussir jusqu’àun certain point. Il avait entièrement gagné la confiance del’Irlandais, et petit à petit, bribe par bribe, lambeau parlambeau, Mike en vint à lui donner certains renseignementsprécieux.

C’est ainsi que Martial apprit que trois foispar semaine, à quelques exceptions près, le maître s’absentaitpendant presque toute une nuit, toujours accompagné d’un muletpesamment chargé.

Lorsque Mike se laissait aller à ses besoinsde confidences, Martial se gardait bien de l’interrompre ou del’interroger et feignait même de ne prendre aucun intérêt aubavardage de son camarade.

Alors celui-ci, vexé de voir que son ami leFrançais ne semblait pas le prendre au sérieux, donnait desprécisions.

– Ce qu’il y a de plus curieux, déclaraun soir l’Irlandais poussé à bout par le silence et le souriresceptique de son camarade, c’est que, quand le maître s’absente, ilne se dirige pas du tout du côté de la forêt et du défilé quiaboutit au désert. Il va dans une direction opposée, vers l’est, làoù la falaise a plus de cinq cents mètres de haut. C’est en cetendroit que s’élève le vieux cèdre que l’on dit avoir plus de troismille ans et dont vingt hommes, les mains étendues, ne pourraiententourer le tronc.

– Tout cela m’est bien égal, murmuraMartial en bâillant avec une indifférence affectée. Pourvu que jesois nourri à peu près convenablement, que je touche chaque semainemon petit sac de pépites, je ne m’occupe pas du reste. À la fin del’année, quand j’aurai des économies, je ferai comme toi, j’iraiinstaller une boutique dans une petite ville de laNouvelle-Californie où il y a beaucoup à faire.

– On se retrouvera, s’écria Mike avec unattendrissement auquel l’influence du whisky n’était pas étrangère,on est des copains ! comme qui dirait des frères ! nousdeux, pas vrai, hein ?…

Rentré dans sa chambre, Martial se livra à deprofondes réflexions ; il n’avait pas la moindre envie dedormir. Les révélations de l’honnête Mike lui faisaient entrevoirles choses sous un aspect tout nouveau.

Il était évident pour lui, maintenant, que lavallée avait plusieurs issues plus ou moins secrètes, il nes’agissait plus que de les découvrir, et à force d’observations, ilne désespérait pas d’y réussir.

Une semaine encore s’écoula. Martial devenaitnerveux, l’Irlandais n’avait plus rien à lui apprendre et le jeunehomme se demandait s’il pourrait jamais s’échapper de sa prison. Ilarrivait à suspecter la bonne foi de son camarade. Après de longueshésitations il résolut d’en finir.

Un soir que toutes les fenêtres de la maisondu maître étaient illuminées, que Mike, assommé par une ration dewhisky plus copieuse encore que d’ordinaire, faisait vibrer lescloisons par ses ronflements sonores, il procéda à de suprêmespréparatifs.

Sans attirer l’attention de Mike, il avaitréussi à emporter jusqu’à sa chambre et à cacher sous son lit undes pics d’acier armé d’une pointe de diamant qui servaient àdétacher le minerai. C’était là une arme redoutable, en outre ilpossédait toujours le flacon de chloroforme et le browning dont ilne s’était pas séparé un seul instant depuis son arrivée dans lavallée.

Plusieurs jours auparavant, Martial avaittrouvé dans le coffre d’outils qui servaient à réparer leswagonnets une grosse tarière et il s’en était servi pour percer destrous dans la palissade. Il les avait disposés de telle façon qu’eny plantant quelques chevilles ou quelques bouts de fer il avait àsa disposition une échelle commode qui lui permettrait d’atteindrele sommet de la palissade presque en un seul bond.

De plus il avait mis de côté une planche assezlarge pour lui tenir lieu de pont, entre les deux enceintes depieux. De cette façon les chiens géants qui lui servaient degeôliers ne pourraient rien contre lui.

Martial – il l’avait prouvé – était d’uncaractère très énergique ; il réfléchissait longtemps avant deprendre une résolution, mais une fois qu’il l’avait prise, ilexécutait son projet coûte que coûte. Il demeura une longuedemi-heure perdu dans ses pensées, pesant minutieusement leschances adverses ou favorables qu’il avait de mener à bien sonaudacieuse entreprise. Enfin, il se leva.

– Je ne puis pas demeurer éternellementici, murmura-t-il, il ne faut pas attendre qu’on m’ait dépouillédes armes qui me restent. Le Maître est là, et ne songe sans douteguère à moi… Je ne retrouverai sans doute pas, d’ici longtemps, uneoccasion plus favorable.

Sa décision était prise ; sans perdre uninstant il passa de la conception à l’exécution.

Méthodiquement, sans se presser, il procédaaux derniers préparatifs ; d’abord, il glissa dans sa ceintureles deux sacs de poudre d’or qui représentaient son salaire de deuxsemaines. Il plaça, bien à portée de sa main, chacun dans une despoches de son veston, son flacon de chloroforme et sonbrowning ; enfin il se passa en bandoulière, en guise defusil, le pic à pointe de diamant qu’il maintint avec unecordelette en place de bretelle.

En faisant le moins de bruit possible, ildescendit au rez-de-chaussée, s’empara à tout hasard d’une grossetranche de jambon et d’une bouteille de whisky qu’il avait mise enréserve quelques jours auparavant et il se dirigea vers l’endroitde la palissade où il avait planté les clous et les chevilles quilui en faciliteraient l’escalade.

La planche qui devait lui servir de pont étaità la place où il l’avait mise. Il la dressa verticalement, et sitôtqu’il eut atteint le sommet du rempart, il la saisit parl’extrémité, la tira à lui et réussit à la poser en équilibre enl’assujettissant dans les interstices que laissaient entre eux lespieux aigus ; enfin, il s’aventura sur ce fragile chemin qu’ilcomptait franchir en quelques enjambées.

Mais au premier pas qu’il fit, la planchesciée en son milieu par une main mystérieuse se rompit avec uncraquement sourd, et Martial s’abattit rudement à deux pas destrois chiens dont il entendait le souffle haletant, dont il voyaitles yeux briller dans la nuit comme des gouttes de phosphore. Ilcomprit qu’il était perdu et que celui qui le tenait entre sesgriffes avait mis toutes les chances de son côté.

Heureusement, dans sa chute, il était tombépresque droit sur ses pieds et au moment même où il avait touchéterre les crocs d’un des monstres l’avaient saisi à la cheville etil sentait leurs pointes aiguës traverser déjà le cuir épais de sesbottes. Il songea à faire usage de son browning, mais dans la mêmeseconde, il réfléchit qu’il ne fallait faire aucun bruit qui pûtdonner l’alarme.

D’un geste brutal il cassa net la cordelettequi assujettissait le pic d’acier et d’un formidable élan il fenditle crâne de son ennemi qui s’écroula en poussant un râle.

Malheureusement, Martial avait frappé avec unetelle violence que son pic avait rencontré un des gros fils decuivre qui distribuait dans toute la vallée la lumière et la forcemotrice. À demi foudroyé il lâcha son arme, les nerfs secoués d’undouloureux tremblement.

Dans une inspiration désespérée il s’emparad’une moitié de la planche qui lui avait servi de pont et en usa,en guise à la fois de bouclier et de massue, pour tenir en respectses deux ennemis. Il eût bien voulu rentrer en possession de sonpic. Avec cette arme terrible, avec sa vigueur naturelle, décupléepar l’imminence du danger, il eût sans rémission assommé les deuxmolosses.

C’est alors qu’il assista à un spectacleextraordinaire : un des chiens, Vloup, comme s’il eût devinéla pensée de son ennemi, prit avec précaution entre ses dents labarre d’acier et la porta beaucoup plus loin.

Martial pendant ce temps se défendait toujoursgrâce à sa planche mais il comprenait que la lutte n’allait pastarder à devenir inégale et qu’il finirait, forcément, par avoir ledessous.

À deux pas de lui il voyait la gueule béantedu dogue aux crocs luisants, aux babines couleur de sang et ilcomprenait que s’il faisait le moindre faux pas, s’il avait lamoindre distraction, il serait dévoré par les deux bêtes féroces,car le second dogue revenait lentement, prêt à prendre part à lalutte.

Martial avait dans sa poche plusieurs boulesde charpie qu’il avait préparées en effilant un de ses mouchoirs etqu’il tenait prêtes à tout événement.

Pendant que d’une seule main, il continuait àtenir le chien en respect, de l’autre il débouchait précipitammentle flacon, renversait la moitié de son contenu sur un des tampons,et au moment où l’animal ouvrait toute grande sa formidable gueule,il jetait dedans la boulette anesthésiante.

Le résultat de ce stratagème fut instantané.L’animal presque aussitôt vacilla sur ses pattes, bâilla et finitpar rouler à terre comme s’il eût été assommé.

Il ne restait plus à Martial qu’un ennemi maisce dernier, Vloup, paraissait beaucoup plus intelligent que lesdeux autres. On eût dit qu’avec une sagacité presque humaine, ilavait jugé la situation… Il rampait le long de la palissade, setenant hors de la portée de la planche que brandissait Martial etn’attendant que l’occasion de lui sauter à la gorgetraîtreusement ; mais tout en tournant autour de son ennemidont il essayait de lasser la patience et de fatiguer l’attention,il s’arrangeait toujours de façon à se trouver entre Martial et labarre d’acier qui luisait dans l’herbe humide de rosée à quelquespas de là.

Notre héros, en proie à une colère furieuse,poursuivit Vloup avec sa planche, mais l’animal évitait adroitementses coups, prêt à profiter de sa moindre défaillance, de sa moindremaladresse.

Ce jeu de cache-cache se poursuivit pendant unlong quart d’heure et Martial se demandait s’il n’allait pas êtreobligé, quel qu’en fût le danger, à recourir à son browning,lorsque enfin, après cette énervante poursuite, Vloup eut un momentde distraction, la lourde planche s’abattit sur son crâne etl’assomma à moitié… Martial en profita pour verser dans la gueuledu monstre le restant de son chloroforme.

Enfin pour plus de sûreté il reprit son pic etfendit définitivement le crâne aux deux chiens. Il était vainqueurmais il s’avoua qu’il avait eu terriblement peur, son front étaitbaigné d’une sueur froide.

– Et pourtant, murmura-t-il, ce n’est làque le commencement…

Après s’être reposé quelques minutes et s’êtreréconforté d’une gorgée d’alcool, il poursuivit son chemin. Ens’aidant des débris de la planche, il escalada aisément la secondepalissade.

Dès lors il ne pouvait plus reculer.

« Maintenant, se dit-il, il fauttriompher ou périr !… Le Maître de la Vallée ne mepardonnerait jamais d’avoir tué ses chiens… »

Il s’avança lentement vers la demeure duMaître dont les fenêtres, comme une heure auparavant, étaienttoujours brillamment illuminées. À moitié chemin, il s’aperçut quedans sa précipitation il avait oublié la barre d’acier qui venaitde lui être si utile. Il se demanda s’il ne devrait pas revenir surses pas, franchir de nouveau la palissade, pour rentrer enpossession de cette arme précieuse. Après une minute d’hésitation,il renonça à ce projet.

« Tant pis, songea-t-il, le temps estprécieux, il faut aller de l’avant, puis j’ai encore un excellentrevolver tout chargé, et ça, c’est une arme sérieuse. »

Ainsi que nous l’avons vu dans un précédentchapitre, les environs de la demeure du maître étaient encombrés demonceaux de scories, de vieilles planches, de tonneaux défoncés, detous les débris que l’on rencontre ordinairement dans le voisinagedes exploitations minières.

En y réfléchissant, Martial fut étonné quel’homme au masque de métal fît preuve d’une pareille insoucianceaux abords de sa propre demeure et il se demanda si cettenégligence, peut-être affectée, ne cachait pas quelque piège,quelque moyen de défense plus terrible que les autres.

Comme il l’avait constaté lors de sa premièreentrevue avec le Maître, la muraille de bois qui protégeaitl’habitation de celui-ci n’était pas double, elle était seulementplus épaisse et plus haute que les autres et fermée d’une porte auxverrous massifs, doublée de plaques de tôle.

« Pourvu qu’il n’y ait pas dechiens », se dit Martial qui ne put s’empêcher de frissonneren songeant au combat qu’il venait de soutenir et dont il n’étaitsorti vainqueur qu’à grand-peine.

L’heure des hésitations était passée. À l’aidede planches qui avaient dû servir à boiser les galeries de mine, ilatteignit sans peine le sommet de la muraille et redescendit del’autre côté sans voir apparaître aucun des terribles molosses. Ilse trouvait maintenant en face du bâtiment assez vaste où il avaitdéjeuné le jour de son arrivée : les trois fenêtres du premierétage étaient vivement éclairées et l’une d’elles à cause de latorride chaleur était entrebâillée.

Retenant son souffle, mettant quelquefois cinqminutes à faire un mouvement qui n’eût demandé que trois secondes,Martial étaya contre le toit le tronc d’un jeune pin à demiébranché et commença à gravir cette périlleuse échelle pouratteindre l’appui de la fenêtre.

Parfois, il demeurait immobile pendant unelongue minute, attentif au moindre craquement du bois, aux plusfugitives rumeurs qui montaient de la vallée endormie. Il luisemblait que les battements de son cœur angoissé faisaient un bruiténorme dans ce grand silence et il essayait vainement de réagircontre cette sensation qu’il n’arrivait pas à dominer.

Pourtant, il atteignit son but sans encombre,et, haletant, les mains appuyées sur le rebord de la fenêtreentrouverte, il regarda.

Dans une sorte de laboratoire, sommairementinstallé, il voyait de grandes cuves de verre, des bonbonnes deproduits chimiques, des éprouvettes.

À une table grossière au centre de la pièce,un personnage était assis, mais placé de façon que Martial ne pûtvoir entièrement son visage. Pourtant notre héros ne doutait qu’ilne se trouvât en présence du Maître de la Vallée, car dans un coingisaient le casque et la fameuse cuirasse.

À l’aide d’une petite balance de précision, lemystérieux personnage était gravement occupé à peser de la poudred’or qu’il puisait dans une grande sébille, et sur la table étaientétalés pêle-mêle des diamants, des rubis, des émeraudes, etd’autres pierres précieuses à l’état brut. Dans un coin, il y avaitun grand coffre de métal.

L’homme était tellement absorbé par ce travailqu’il ne soupçonnait certainement pas la présence de son ennemi.Celui-ci le contemplait avec une profonde émotion sans pouvoirs’empêcher de penser, en dépit de toutes ses préoccupations, aufameux tableau du maître flamand, les Peseurs d’Or, dontil avait devant les yeux une vivante réplique.

Tout d’un coup, l’homme fit un mouvement etavança la main, une main au pouce énorme, une main d’assassin oud’impulsif, mais Martial ne fut pas frappé tout d’abord de cetteparticularité, à l’annulaire de l’inconnu il venait de voir brillerune grosse émeraude que Rosy lui avait montrée autrefois :c’était une pierre unique et à laquelle l’ingénieur Wilcox tenaitbeaucoup.

Haletant, la gorge serrée par l’angoisse, lejeune homme se demanda avec un tremblement s’il ne se trouvait pasen présence du père de sa fiancée, si le redoutable Maître de laVallée n’était pas l’ingénieur lui-même.

Cramponné à son arbre, en proie à une sorte devertige, Martial demeura quelques secondes comme suspendu entre lavie et la mort.

À ce moment, l’homme tourna la tête, sansdoute vaguement conscient d’une présence ennemie, obéissantpeut-être à cet obscur instinct de défense qui nous fait nousretourner quand quelqu’un nous suit depuis longtemps.

Martial retint un cri de surprise ; cetteface féroce aux lourdes mâchoires, au front déprimé, il laconnaissait. Bien des fois, Rosy la lui avait montrée dans unecollection de photos exécutées par elle-même.

– Vous voyez, cher Martial, luiexpliquait-elle, ce portrait est celui de Bentley, l’homme deconfiance et le préparateur de mon père. Il a une physionomie bientypique, mon père prétend qu’il n’a jamais rencontré un homme d’uneaussi formidable énergie, qui serait capable d’accomplir les plusgrandes choses dans le bien comme dans le mal.

Martial n’avait pas oublié ce type étrange quirappelait à la fois le dogue et l’oiseau de proie, et en le voyantà quelques pas de lui il se demandait avec une mortelle inquiétudecomment l’ingénieur, ce savant d’une si pénétrante sagacité, d’unesi merveilleuse intuition, avait pu accorder sa confiance à unepareille bête féroce.

Martial se sentait à peine la force deraisonner, tout ce qu’il voyait était au rebours de ce qu’il eût pusupposer : ainsi Bentley, en dépit de ses affirmations,n’était nullement défiguré par la lèpre, son visage était rose etfrais, ses lèvres vermeilles, et ses prunelles, d’un bleu d’acier,d’une expression très dure, étaient vives et claires.

Cette fois Martial ne conservait plus lemoindre doute, Bentley avait certainement assassiné le père deRosy. Martial ressentit à ce moment une douleur si poignante, unesi atroce sensation d’impuissance et de désespoir en face du crimeaccompli, qu’un instant, il perdit la tête.

Qu’allait-il faire ? Il eut envied’abattre Bentley d’un coup de revolver et de s’enfuir ; sonfront était baigné d’une sueur froide, il éprouvait toutes lestortures d’une véritable agonie.

Cependant, le bandit, un instant distrait parl’obscur avertissement de la subconscience, s’était remistranquillement à peser son or.

À la fois terrifié et furieux, Martial restaitdésemparé, tremblant d’une fièvre nerveuse qui lui faisait grifferde ses ongles la planche qui formait le rebord de la fenêtre.

Il comprenait que d’une seconde à l’autreBentley allait lever les yeux, l’apercevoir et l’abattre d’uneballe en plein front, comme un vulgaire malfaiteur ; son corpsserait dévoré par les bêtes de proie et ses os iraient blanchir àcôté des squelettes qui défendaient l’accès de la vallée enexcitant d’épouvante les Indiens et les coureurs du désert.

Il éprouvait un de ces moments d’abattementprofond où l’on n’a plus confiance en rien, où l’on désespère detout, même de soi-même.

Pourtant ses yeux ne pouvaient se détacher del’homme à la face de bouledogue qui, avec un sourire où il y avaitune sorte de satisfaction bestiale, continuait à peser sa poudred’or.

Au milieu de tous les dangers qu’il avaitcourus, jamais Martial n’avait traversé de minutes aussidouloureuses et aussi poignantes ; sa force de résistanceétait à bout et il se sentait incapable de prendre la résolutionvirile et rapide qu’il eût fallu.

Mais, tout à coup, ses regards rencontrèrent,encadrée d’or et accrochée en haut de la cloison à laquelle setenait adossé Bentley, une grande photographie qui était celle deRosy, toute souriante, telle qu’était trois années auparavant,toute auréolée de sa magnifique chevelure qu’elle n’avait pasencore fait couper.

Il sembla à Martial que le regard si franc dela jeune fille l’encourageait, et presque instantanément, lemarasme qui l’affligeait se dissipa.

À ce moment même, la petite branche surlaquelle s’appuyait un de ses talons craqua sous son pied etfaillit céder.

À ce bruit, si léger qu’il fût, Bentley avaitlevé la tête ; l’espace d’un éclair, les regards des deuxhommes se croisèrent.

Bentley eut une seconde d’hésitation ; ungeste comme pour cacher sa poudre d’or, mais déjà Martial d’un bondavait sauté dans la pièce le browning au poing et appuyait le canonde son arme sur la tempe du bandit.

Comme Martial ne tira pas immédiatement,Bentley habitué à ces sortes de corps à corps comprit que sonadversaire hésitait, et culbutant celui-ci d’un formidable coup detête, il se dégagea ; une lutte atroce commença ; lasébille avait roulé à terre, ainsi que la balance et les deuxhommes se débattaient sauvagement dans une poussière d’or quis’attachait à leurs vêtements.

Habile à toutes les traîtrises, Bentley morditjusqu’au sang l’oreille de Martial, mais celui-ci se sentait animéd’une force inconnue, il aveugla à demi Bentley de deux coups depoing dans les yeux, et il assena sur son crâne, aussi épais quecelui d’un taureau, une série de coups de crosse qui réduisirentcelui-ci à l’impuissance.

Crachant le sang, moulu de coups, le banditétait maintenant renversé et Martial lui broyait la poitrine de songenou en lui appuyant le canon de son arme sur le front.

– Dis-moi où est le père de Rosy, fitMartial d’un tel ton que Bentley comprit qu’il était mort s’il nerépondait pas catégoriquement.

– Il est vivant… bien portant… bégaya lebandit, dans un hoquet sanglant, où il cracha deux de ses dentscassées par la crosse du browning.

– La preuve de ce que tu avances, ou jete tue, répliqua Martial impitoyable. Je ne sais pas pourquoi jem’amuse à te questionner !… Je devrais commencer par te casserla tête…

Bentley, d’un formidable coup de reins, fit unmouvement pour se dégager, mais d’un direct foudroyant, Martialréussit à le mater.

Tout à fait dompté, maintenant très humble, lebandit expliqua d’une voix rauque et assourdie par lafureur :

– L’ingénieur n’est pas mort, il est dansun autre district de la vallée et je communique avec lui tous lesjours par téléphone. Tu vas le voir toi-même.

– C’est bon, fit rudement Martial, tâchede te lever, et surtout n’essaie pas de me mentir ni de me tromper,sinon tu sais ce qui t’attend.

Avec l’aide de Martial, qui le tenait toujoursen respect avec son arme, le Maître de la Vallée se levapéniblement, il chancelait sur ses jambes comme un homme ivre, salarge face barbouillée de sang était effroyable. Tout en titubant,il se rapprocha du téléphone placé sur la table et se laissaretomber sur son siège.

– J’ai dit la vérité, murmura-t-il avecune grimace tragique qui essayait de ressembler à un sourire.

D’une main tremblante, il décrocha un desrécepteurs et tendit le second à Martial. Ses mainstremblaient.

– Allô ! Allô ! cria-t-il aveceffort, Monsieur Wilcox…

– C’est vous Bentley ? répondit unevoix lointaine et assourdie.

– Mais oui.

– Rien de nouveau ?

– Non. L’exploitation se poursuit d’unefaçon régulière…

Martial se senti soulagé d’un poids énorme, ilconnaissait la voix de l’ingénieur avec lequel il s’était rencontrélorsqu’il commençait à faire la cour à Miss Rosy. M. Wilcoxétait donc vivant, et Martial avec sa naïve loyauté se repentaitpresque déjà d’avoir traité si brutalement le Maître de laVallée.

Secoué par toutes sortes de terriblesémotions, il suivait maintenant presque distraitement laconversation téléphonique qui était d’ailleurs des plusinsignifiantes.

Mais tout à coup son cœur se serra, à uncertain nasillement de l’appareil il venait de comprendre que cen’était pas la voix de l’ingénieur qu’il entendait mais celle d’ungramophone qui, peut-être, bien des mois auparavant, avaitenregistré la voix de M. Wilcox. Et pourtant notre héroshésitait, il n’était pas sûr de ne pas s’être trompé.

Il était si troublé, si perplexe, que pendantun instant, il oublia de tenir le canon de son browning appuyé surla tempe du bandit.

Celui-ci avait déjà profité de la brèvedistraction de son adversaire. Allongeant doucement la jambe, ilavait pressé du pied un piton de cuivre incrusté dans leplancher.

Derrière lui, Martial perçut un légergrincement ; c’était une porte à coulisse qui s’ouvrait,glissant dans ses rainures de métal et trois chiens bondirent dansla pièce, mais ils n’étaient pas de la même espèce que les autres,c’était des bloud-hounds, ces dogues qui descendent de ceux que lesEspagnols avaient dressés à donner la chasse aux Indiens et dont larace a été soigneusement conservée dans tout le sud del’Amérique.

Martial éprouvait pour ces animaux une espèced’horreur, et, malgré toute sa bravoure, il se demandait enfrissonnant si Bentley ne possédait pas une meute entière de cesbêtes à demi domestiquées, presque aussi féroces et aussivigoureuses que des tigres.

Profitant de sa surprise, Bentley, d’un bond,s’était mis hors de la portée du revolver et s’était retranchéderrière la table. Il triomphait.

– L’ingénieur est mort, ricana-t-il, ettoi tu vas être dévoré par mes chiens… tu m’as cru vraiment tropnaïf ! Je sais qui tu es… Tu ne reverras jamais Rosy. Tun’avais qu’à ne pas te mêler de mes affaires, tant pis pourtoi ! ! !… Il fallait que ça finisse commeça ! !…

– Ce n’est pas fini, gronda Martialexaspéré.

Trois coups de revolver retentirent ;deux des chiens roulèrent le crâne fracassé, le troisième,mortellement blessé, s’abattit en râlant, et dans les spasmes deson agonie, ses poils hérissés se recouvraient de cette poudre d’oréparpillée sur le plancher de la pièce et qui s’était incrustéejusque dans les rainures du bois. Bentley ne s’attendait pas àcette riposte foudroyante, tant il avait compté sur l’aide de seschiens maintenant hors de combat.

Avant qu’il eût le temps de se ressaisir,Martial d’un coup de la crosse de son arme où maintenant il nerestait plus que trois cartouches, assomma consciencieusement lebandit qu’il crut avoir tué. Il s’agissait maintenant de prendre lafuite le plus vite possible.

Après cette effroyable lutte, le jeune hommeétait haletant, il s’efforça pourtant de réfléchir. Tout d’abord,il s’empara du trousseau de clefs qui pendait à la ceinture deBentley : dédaignant l’or et les gemmes précieuses quijonchaient le sol, il ne prit qu’une petite lampe électrique et uneboîte d’allumettes-bougies demeurée sur la table.

Après la satisfaction que lui avait causécette victoire inespérée, il était en proie à une terreur folle, ilétait surpris de se trouver encore vivant dans un pareil endroit.Le désir de sortir de la vallée, de franchir les limites de cetteenceinte infernale où tout ce qu’il avait vu semblait en dehors desrègles de la nature, dominait en lui tout autre sentiment. Il étaiten proie à une de ces terreurs paniques qui, à certains moments,s’emparent des plus braves.

Ce plancher poudré d’or lui paraissait brûlantcomme le pavé de l’enfer. En cette minute tragique les effrayantsrécits des superstitieux Indiens lui revenaient en mémoire et ilétait presque persuadé, dans son affolement, que c’était cespauvres sauvages qui avaient raison.

Dans un effort désespéré, de toute sa volonté,il essayait de dominer cette épouvante secrète qu’il sentait monteren lui.

Sans même un regard pour Bentley, qui, lecrâne fendu, agonisait dans une mare de sang, il sauta par lafenêtre, franchit la palissade et se retrouva sain et sauf aumilieu de ces monceaux de décombres et de scories qui encombraientcette partie de la vallée.

Pour l’instant il était sain et sauf, maisaprès la lutte qu’il venait de soutenir, après les angoisses decette nuit, il était profondément abattu. Il s’assit sur un tas debriques pour se reposer quelques instants, pour réfléchir, et pourétancher le sang qui coulait de son oreille et d’autres blessuresd’ailleurs peu graves qu’il avait reçues pendant son combat avecBentley.

Il ressentait une immense fatigue, le vertigel’envahissait. Il se demandait si tous les exploits qu’il venaitd’accomplir, avec un invraisemblable succès, n’étaient pas lerésultat d’un coup de folie.

Qu’allait-il faire maintenant ? Par oùfuirait-il ?

Il se le demandait dans une angoisse qui luifaisait palpiter le cœur à grands coups sourds.

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