La Vallée du désespoir

Chapitre 5L’HACIENDA

À mesure que Martial marchait dans ladirection de la petite lumière qui tremblotait au bas de l’horizon,la route lui devenait plus facile. Le terrain continuait àdescendre et il comprit qu’il était sans nul doute à l’entrée d’unede ces vallées fertiles qui s’abritent comme des nids verdoyantsentre les contreforts escarpés de la montagne. S’il avait obliquéun peu plus vers la gauche, dans la longue marche qu’il venait defaire, il se fût certainement évité les tortures de la faim et dela soif qu’il avait endurées.

Dans un suprême sursaut d’énergie, il marchadeux heures les regards toujours fixés vers cette chétive petitelumière d’où il attendait le salut.

Le terrain pierreux avait tout à coup faitplace à une herbe rare et maigre où poussaient çà et là quelquesarbustes, et dans le lointain, Martial crut entendre le mugissementdes bœufs et le hennissement des chevaux.

« Je ne suis certainement pas loin d’unehacienda », songea-t-il, avec un frémissement de joie.

Et pour un moment, il ne sentit plus ladouleur que lui causaient ses pieds meurtris et ses reinsendoloris.

L’herbe se faisait plus épaisse, quelquesarbres apparaissaient, mais la petite lueur qui servait à Martiald’étoile polaire ne semblait guère plus proche qu’au moment où deuxheures auparavant il l’avait aperçue pour la première fois.

Tout à coup elle s’éteignit.

Notre aventurier eut un moment de désespoir.Cette malchance l’accablait. Il était tellement découragé qu’il sejeta dans l’herbe mouillée de rosée et y demeura étendu, décidé àdormir là, sans tenter aucun autre effort.

L’excitation nerveuse qui l’avait fait,jusque-là, marcher avec courage, était tombée en même temps quel’espoir de trouver bientôt un peu de nourriture et un endroit oùse reposer. Il était aussi courbaturé dans toute sa personne ques’il eût été moulu de coups de bâton, ses yeux se fermaient malgrélui. Il se laissait aller, il renonçait à lutter.

Déjà il s’endormait, vaincu, quand lemugissement lointain qu’il avait déjà entendu une première foisparvint à lui, dans le silence de la nuit claire, et il vit làcomme une sorte d’avertissement providentiel.

Il se releva en faisant appel à toute sonénergie et passant la main sur les touffes d’herbe dont l’eauruisselait comme après une pluie, il s’humecta le front et lestempes de cette rosée glaciale.

– Je suis stupide, murmura-t-il, endormant dans cette herbe mouillée, je vais attraper les fièvres,alors qu’il y a une hacienda à deux pas d’ici. Allons ! enroute, il faut vaincre ou mourir !

Il se releva en boitant et sous la radieuseclarté de la lune qui rendait les moindres objets aussi visiblesqu’en plein jour, il étudia le terrain. Puisqu’il y avait desbestiaux, ils avaient dû venir paître cette herbe épaisse et ilsdevaient avoir laissé des traces. En les suivant, il ne manqueraitpas d’arriver à l’hacienda. Ce raisonnement se trouva juste. Ilatteignit un endroit où le sol était piétiné, et il n’eut plus qu’àsuivre l’empreinte des sabots, pour se trouver en face d’une hautepalissade derrière laquelle il apercevait quelques bâtimentsd’aspect misérable et qui lui parurent construits de bouedesséchée, avec une toiture en feuilles de palmier.

– Enfin, tout de même… J’y suis,murmura-t-il avec un soupir de soulagement.

Il fit le tour de la palissade pour trouverune entrée, mais déjà des chiens aboyaient. En même temps, deslumières allaient et venaient dans l’intérieur. Il était arrivé àune barrière à claire-voie faite de solides poutrelles, il essayade l’ouvrir, mais elle était maintenue intérieurement par degrosses barres de bois, et il entendit de l’autre côté lecraquement sec d’une carabine qu’on arme.

– Au large ! cria une voix, enmauvais espagnol, nous n’ouvrons à personne pendant la nuit.

C’est alors que Martial se ressouvint desconseils de Chanito.

– Je suis seul et sans armes !s’écria-t-il d’une voix forte. Je meurs de sommeil et de faim et sije vous demande l’hospitalité, je suis en mesure de la payerconvenablement.

Avec la rapidité de pensée que donnentquelquefois les situations désespérées, Martial s’était dit que sion mettait tant de difficultés pour lui ouvrir, c’est qu’il étaittombé chez d’honnêtes gens. Dans un repaire de bandits, on l’eûttout de suite laissé entrer pour le dépouiller plus aisément.

– Attends un instant, reprit unevoix.

Il y eut des chuchotements, comme le bruitd’une discussion à voix basse de l’autre côté de la barrière. Leshabitants de l’hacienda se consultaient.

Dix minutes s’écoulèrent. Martial commençait às’impatienter, à trouver que ces préliminaires traînaient enlongueur.

Enfin, une face basanée apparut à travers legrillage. C’était celle d’un Indien au teint cuivré, dont lescheveux d’un noir bleuâtre, aussi rêches et aussi durs que descrins de cheval, étaient tressés en petites nattes, quis’échappaient de dessous un feutre à larges bords en pain de sucre,orné d’une profusion de vieux galons dorés.

L’homme jeta sur Martial un regard perçant,puis à la grande surprise du jeune homme, il lui dit tout àcoup :

– Montre ce que tu as là, attaché autourdu cou.

Martial se rapprocha et mit en pleine lumièrel’amulette représentant un dieu à tête de crocodile, que lui avaitprêtée Chanito. Aussitôt, les manières de cet hôte peu accueillantse modifièrent du tout au tout. Ce fut d’une voix presque aimablequ’il reprit :

– Tu es seul ? Tu n’as pas demauvaises intentions.

– Je ne veux que dormir et manger,répliqua Martial avec énergie.

Et utilisant une formule qu’il tenait deChanito :

– Oui ou non, suis-je ton hôte ?

– Tu es mon hôte, répondit l’Indien aprèsune minute de réflexion.

Tous les voyageurs ont remarqué que lesIndiens, à quelque race qu’ils appartiennent, ne prennent jamaisune décision à la légère, ils mettront parfois un quart d’heure àse résoudre à une chose toute simple, mais une fois leur résolutionprise, ils vont jusqu’au bout, sans que rien puisse les fairechanger d’avis.

La barrière s’était ouverte et sitôt queMartial l’eut franchie, elle fut presque simultanément barricadéede nouveau. À la lueur d’une torche de bois résineux, il aperçutune cour intérieure d’aspect sale et misérable, encombrée de tasd’ordures. Il se trouvait entouré de plusieurs Indiens tous vêtus àpeu près de la même façon, d’une longue blouse de coton, nouée à laceinture et d’un caleçon qui leur venait à peine aux genoux. Ilsavaient pour coiffure de vieux feutres ou des chapeaux en fibre depalmier.

À l’attention avec laquelle ils ledévisageaient, le jeune homme comprit que son arrivée dans cettepauvre ferme du désert était, pour ses habitants, un grandévénement. Tous le regardaient avec une singulière curiosité etdeux jeunes filles de treize à quatorze ans apparurent à la portede l’hacienda et contemplèrent l’étranger avec un effarement pleind’admiration.

Martial commençait à se rassurer. Évidemment,il n’était pas tombé dans un repaire de bandits. Il avait lachance, en ce pays du Mexique où abondent les communistes, où lesbolcheviks se livrent à une propagande intense, d’avoir rencontréune famille d’Indiens isolée du reste du monde et en retard dequelque deux cents ans sur les idées courantes.

Tout de suite, il fut fixé, en apercevant dansla pièce basse où il pénétra une madone au teint cuivré, dont lecou était entouré de colliers faits avec des baies aux couleurséclatantes, de petits coquillages et des morceaux de verre. À côtéde cette icône domestique se trouvait un cierge venu sans douted’une ville lointaine et que l’on ne devait allumer que dans lesgrandes circonstances. Cet intérieur était nu et désolé ; desnattes de feuilles de maïs ou de fibres de latanier, des poteriesgrossières, quelques escabeaux en formaient l’ameublement.

Suivant les rites de la politesse indienne, ondonna à manger et à boire à Martial sans lui adresser aucunequestion.

Une des jeunes filles qu’il avait d’abordaperçues et qui ne paraissait nullement intimidée de ses vêtementssommaires, ranima le feu qui couvait sous la cendre, fit grillerdes lanières de viande séchée et fit cuire sur une plaque de ferdes tortillas de maïs. Une autre apporta une cruche pleine depulque, cette espèce de vin que l’on retire de l’agave et qui estspécial au Mexique.

L’agave est une plante grasse, qui atteintplusieurs mètres de circonférence ; qu’on se figure ungigantesque artichaut. Quand la plante a atteint une douzained’années, on coupe la tige, on creuse un trou au centre et ce trouse remplit en moins de vingt-quatre heures d’une liqueur épaisse etsucrée qui en fermentant donne le pulque, que les Mexicainscomparent au meilleur vin, mais qui, en réalité, possède un goûtd’herbage très persistant et se rapproche beaucoup plus du cidreque de toute autre boisson. Néanmoins, le pulque est trèsenivrant.

Martial en absorba avec plaisir plusieurslampées, il dévora les tortillas et la viande séchée et ce repas,qu’en toute autre occasion il eût trouvé détestable, lui parutdélicieux.

Une fois rassasié, il tombait littéralement desommeil. Ses hôtes le conduisirent jusqu’à un réduit où se trouvaitun grand tas de paille de maïs sur lequel un vieux manteau étaitétendu en guise de couverture. Il était si fatigué, que sitôt qu’ilse fut allongé sur cette couche rustique, sans même s’êtredéshabillé, il s’endormit d’une façon instantanée et, pour ainsidire, foudroyante.

Il ne fut tiré de ce sommeil accablant que parles beuglements des vaches dont il n’était séparé que par une mincecloison.

Il se leva, calme et dispos, il secouajoyeusement les brins de paille qui s’étaient attachés à sesvêtements et à ses cheveux. Il faisait grand jour. D’un coup d’œil,il se rendit compte de l’endroit où il se trouvait.

À une des extrémités de la cour, un enclosentouré de palissades, un corral, enfermait une vingtaine debestiaux à demi sauvages, auxquels déjà un jeune Indien ouvrait labarrière pour les laisser aller trouver leur pâture en liberté.

Généralement, les animaux errent à leur grédans la savane, sans que leur maître s’en préoccupe, quelquefois,pendant des mois entiers, mais la situation de la ferme auxfrontières du désert infesté de brigands avait nécessité desprécautions spéciales. Les bestiaux qui, d’ailleurs, ne pouvaientsortir de l’étroite vallée où la ferme était construite, étaientramenés chaque soir au corral que gardaient une dizaine de chiensféroces.

Martial entra dans la pièce où il avait soupéla veille et qui servait à la fois de cuisine, de salle à manger etde chambre à coucher, et il y trouva les deux petites Indiennesdéjà occupées, l’une à écraser le maïs avec une primitive meule depierre, l’autre à faire cuire les tortillas.

Une matrone à cheveux blancs les surveillait,vêtue d’une chemise de coton qui lui venait à peine aux genoux,mais parée en guise de collier d’un chapelet de corail dont lacroix d’argent pendait sur sa poitrine et dont elle semblait trèsfière.

Toutes trois saluèrent le jeune homme en leurmauvais espagnol et lui demandèrent s’il avait bien dormi et s’ilvoulait déjeuner.

Martial, qui se sentait presque aussi affaméque la veille, accepta cette offre avec empressement. Il remarquaque pendant qu’il mangeait, les trois Indiennes regardaient avecune singulière curiosité – une curiosité où il y avait du respect –l’amulette qu’il portait au cou, et du fond de son cœur, il bénitl’honnête Chanito qui l’avait pourvu de cette espèce detalisman.

Il terminait ce repas, lorsque le chef defamille, le même qui la veille lui avait permis d’entrer dansl’hacienda, apparut au seuil de la porte. Martial salua son hôte,le remercia et apprit de lui qu’il se nommait Coyotepec, qu’ilétait de l’antique race tlascalienne et qu’il habitait ce vallonperdu depuis une trentaine d’années.

Ces renseignements que Coyotepec donnait surson propre compte étaient une façon courtoise de faire comprendre àMartial qu’il devait, lui aussi, dire ce qu’il était, d’où ilvenait, et où il allait.

– Je suis à la recherche d’un de mesparents, un prospecteur dont on est sans nouvelles depuis deux ans,et qui doit se trouver dans une vallée proche d’ici…

Et il raconta comment il avait été dépouilléde ses bagages et de ses armes et comment il s’était égaré.

– Ce que je voudrais de toi, conclut-il,c’est que tu me vendes un cheval ou un mulet et assez de vivrespour continuer mon chemin pendant quelques jours.

L’indien demeura silencieux cinq longuesminutes, puis, tout à coup :

– Qui t’a donné le talisman que tu portesau cou ? demanda-t-il, en fixant avec des prunelles ardentesla figurine de terre cuite. Vends-la-moi. Tu auras un mulet et desprovisions.

– Cela m’est impossible ! Cetalisman ne m’appartient pas ! Je dois le rendre d’ici unehuitaine à mon ami Chanito qui me l’a prêté pour une expéditiondangereuse.

– C’est bien, répondit Coyotepec, sansmontrer la déception qu’il éprouvait, moi aussi, je suis un ami deChanito, qui est venu bien des fois s’asseoir à mon foyer.

Et il ajouta avec un orgueilleuxsourire :

– Chanito est un des descendants de nosanciens caciques…

L’Indien paraissait animé des meilleuresdispositions, et après une longue et minutieuse discussion, il futconvenu que, moyennant cent cinquante piastres, il céderait unmulet et assez de vivres pour passer une semaine.

Quand il s’agit du paiement, Martial tira deson portefeuille quelques bank-notes, dont il s’était pourvu unmois auparavant dans un grand établissement financier de Mexico.Mais, à la vue de ces papiers, Coyotepec leva les bras dans ungeste de mépris et d’horreur.

– Le marché est rompu, déclara-t-il, ense contenant à grand-peine, je ne donne pas ce qui m’appartient enéchange de feuilles de papier !… Tu me dis que tu es un ami deChanito et tu m’offres des images comme Bernardillo, qui m’a volédeux chevaux et quatre bœufs !

Et Coyotepec alluma un cigare de tabac àmoitié vert, roulé à la main, et qu’il avait dû fabriquer lui-mêmeet se retira d’un air indigné à quelques pas de son hôte.

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