La Vallée du désespoir

Chapitre 3LE TALISMAN DE CHANITO

En sortant de la région montagneuse qu’ilsvenaient de traverser, Martial et son guide se trouvèrent dans uneplaine aride, semée de cailloux et dont le sol était hérissé deplantes grasses aux épines acérées. Pas un arbre, ils nerencontraient d’autres êtres vivants que de petits lézards et detemps en temps un serpent rouge qui regagnait son trou effrayé parles pas des mules. Parfois aussi, un de ces grands vautours blancsqui habitent les sommets de la Cordillère passait, les ailesétendues, à des hauteurs inaccessibles.

Au fond de l’horizon, sur le ciel d’un bleuaveuglant, d’un bleu d’encre bleue ou d’indigo foncé, une chaîne demontagnes s’estompait dans le lointain, d’une couleur plus claire.Il faisait plus de 45° à l’ombre et les mules, le poil mouillé desueur, n’avançaient qu’avec lenteur.

Cette plaine désolée ne semblait devoir jamaisprendre fin. Après plusieurs heures de marche, Martial avait lasensation d’avoir piétiné sur place, dans ce morne paysage,toujours pareil à lui-même.

Vers la fin de la journée, Chanito abattitd’un coup de carabine un lézard noir, de près d’un mètre de long,auquel sa crête dorsale fantastiquement découpée donnaitl’apparence d’un fabuleux dragon.

– Pourquoi, demanda Martial, as-tu tuécette bête inoffensive ?

– C’est un « guachi-chevé » queles Espagnols appellent un iguane. Nous le mangerons à notresouper.

– Tu le mangeras tout seul si tuveux ! s’écria le jeune homme avec une grimace de dégoût.

– Vous avez tort de mépriser cet animal,sa chair est très recherchée des amateurs. Les Indiens leconservent quelquefois plusieurs semaines sans lui donner à manger,la bouche cousue pour l’empêcher de maigrir…

Enfin, vers le soir, on atteignit un creuxabrité, où poussaient quelques bruyères et quelques-uns de ces fauxpoivriers qui portent des grappes de fruits d’une belle couleurrouge.

On décida de passer la nuit dans cet endroit.Martial était brisé de fatigue. Ce fut avec une véritablesatisfaction qu’il se reposa sur la terre couverte d’un gazon peléparsemé de ces soucis jaunes que les Indiens appellent la« Fleur des morts ». Pendant ce temps, Chanito allumaitun feu de broussailles et faisait rôtir son iguane dont il avaitfarci l’intérieur avec les feuilles aromatiques du ravensara.

Malgré ses préjugés européens, Martial sentitses narines agréablement chatouillées par le fumet de cet étrangerôti et sur les instances de son guide, il consentit à en goûter etfut obligé de reconnaître que la chair blanche du lézard était d’ungoût délicieux, qui rappelait à la fois la sole et les cuisses degrenouille.

Après le repas, Martial tomba presque aussitôtdans un sommeil accablant, qui se prolongea sans interruptionjusqu’au matin. Quand il ouvrit les yeux, Chanito avait déjà selléles mules et préparé le café.

– Je vous ai réveillé de bonne heure,expliqua-t-il, car il est préférable de marcher avant que le soleilsoit encore sur l’horizon. Vous pourrez vous reposer pendant lagrosse chaleur du jour.

– Sommes-nous loin de la Vallée duDésespoir ? demanda le jeune homme.

– Vous avez encore à faire à peu près unejournée et demie de marche, mais c’est aujourd’hui que je vousquitterai.

– Alors, tu es bien décidé à ne pasm’accompagner ?

– Cela n’a-t-il pas été convenu entrenous ? répondit gravement l’Indien. Je n’entrerais pas dans laVallée du Désespoir, quand vous me donneriez une de ces muleschargées de poudre d’or.

Il accompagna ses paroles d’un grand signe decroix, car il était persuadé que le seul fait de prononcer le nomde la redoutable Vallée lui porterait malheur.

– Tu es donc bien sûr que je nereviendrai pas ? demanda Martial, impressionné malgré lui parla frayeur que montrait Chanito, ordinairement si brave.

Le métis garda le silence en hochanttristement la tête.

– Mais enfin, reprit Martial avecimpatience, que penses-tu que deviennent ceux qui ont ainsidisparu ?

– Je ne sais pas, mais de tout temps, cetendroit a eu une sinistre réputation, les Indiens eux-mêmes l’onttoujours évité, et il arrivait très souvent malheur à ceux qui ycampaient, ne fût-ce qu’une seule nuit.

– C’est absurde !

Mais, malgré les questions les pluspressantes, Martial ne put tirer de Chanito aucun renseignementprécis.

On se remit en chemin, les mules qui avaientbrouté l’herbe et les buissons couverts d’une rosée abondantemarchaient plus allègrement.

L’aspect du paysage s’était modifié. Leterrain, s’élevant par une pente insensible, aboutissait à unplateau couvert d’une véritable forêt de cactus de toutes lesformes et de toutes les couleurs, dont les épines acéréesrendaient, en quelques endroits, la marche presque impossible.

À côté des figuiers de Barbarie, chargés decentaines de petits fruits violets, s’élevaient de gigantesquescierges, parés de fleurettes jaunes, des cactus organos dont lestubes vert bronze aux épines aiguës s’érigent parallèlement les unsaux autres comme les tuyaux d’un orgue ; certaines espècesrampantes entortillaient leurs innombrables tiges et faisaientsonger aux nids de vipères. Enfin, c’était le viznaga, étrangevégétal, d’un aspect véritablement fantastique.

Qu’on se figure une gigantesque citrouille, dequatre à cinq mètres de circonférence, armée de milliers d’épinesroses et transparentes.

À plusieurs reprises, Chanito dut mettre piedà terre, et se frayer un passage à coup de machete.

On marcha ainsi pendant presque toute lamatinée, au milieu de ces végétations hostiles qui eussent fait lajoie d’un horticulteur d’Europe.

Chanito arrêtait de temps en temps sa monture,et consultait le vent et le soleil, en homme qui depuis son enfanceconnaît l’art de s’orienter dans le désert.

Enfin, il obliqua brusquement vers la droite,et au bout de dix minutes, atteignit un sentier qui aboutissait aufond d’une ravine. Martial le suivit.

Les cactus avaient disparu et dans le creux dusentier poussaient des mimosas et des fougères géantes.

– Où me conduis-tu ? demandaMartial.

– Je connais l’endroit. Il y a de l’eauet des arbres et vous y serez très bien pour déjeuner et pour fairela sieste. Il ajouta en poussant un soupir : C’est là que nousdevons nous séparer !…

Ils avaient atteint le fond du ravin où unmince filet d’eau tombé du rocher allait se perdre un peu plus loindans les sables. Mais, dans ce creux abrité du vent, ce peud’humidité avait suffi à faire pousser toute une végétationluxuriante. Des saules, de beaux lauriers, des lataniers, variétéde palmier dont les feuilles gracieusement épanouies en formed’éventail servent à tresser des corbeilles et des chapeaux, enfinun avocatier chargé de fruits d’un vert tendre, de la forme d’unegrosse poire et dont la saveur un peu fade est appréciée desIndiens.

Les mules qui avaient flairé le voisinage del’eau poussaient de joyeux hennissements. Elles se jetèrentavidement sur l’herbe drue qui tapissait les bords de la petitesource, sans même attendre d’être débarrassées de leur charge.

Chanito, comme de coutume, alluma du feu,ouvrit une boîte de conserve, fit cuire dans la poêle quelquesminces galettes de maïs, mais Martial observa qu’une profondetristesse se peignait dans les regards de son guide. Évidemment, ilen coûtait beaucoup à l’honnête Indien de se séparer de lui.

Bien que presque confortable, surtout pour unrepas pris en plein désert, le déjeuner fut mélancolique.

À la fin Martial offrit au métis un grandgobelet rempli d’eau-de-vie de canne.

Chanito qui, comme tous ceux de sa race, avaitpour l’alcool une invincible passion, dégusta le breuvage enconnaisseur. Il laissa même, sans faire la moindre résistance,Martial remplir une seconde fois son gobelet.

– Le moment est venu de nous séparer,dit-il enfin.

– Mais il est bien entendu, répondit lejeune homme, que dans huit jours tu viendras m’attendre à cettemême place pour que nous retournions ensemble à Mexico.

Le métis fit un signe de tête affirmatif, maissa physionomie exprimait si clairement la conviction qu’il avait dene plus jamais revoir Martial que celui-ci en fut tout à la foistouché et irrité.

– Tu es assommant avec ta mined’enterrement ! s’écria-t-il, tu me prends sur lesnerfs ! Eh bien, sois persuadé d’une chose : c’est que tume retrouveras sain et sauf ; apprends que dans la GrandeGuerre, je suis revenu d’endroits mille fois plus dangereux àtraverser que la Vallée du Désespoir.

– Je le souhaite de tout mon cœur,répondit gravement Chanito, car vous avez été très bon pour moi,mais malheureusement… ah ! pourquoi n’avez-vous pas vouluécouter mes conseils ?

Le jeune homme haussa les épaules.

– C’est bon, fit-il, ne parlons plus decela… Il fait encore trop chaud pour se mettre en route, nousallons faire une petite sieste, après quoi, nous partirons.

Martial s’étendit à l’ombre d’un grandlaurier, et ne tarda pas à s’endormir.

Quand il se réveilla, les deux mules étaientdéjà sellées et chargées par les soins du métis et tous lespréparatifs de départ étaient terminés.

Ainsi que nous l’avons vu, Martial étaitpourvu d’une carte de la région, il possédait aussi une boussole depoche, et, ainsi pourvu, il ne lui était pas possible de s’égarer.Cependant, Chanito lui fit remarquer que les cartes de cettecontrée presque inexplorée fourmillaient d’erreurs etd’inexactitudes et il tint à lui faire toutes sortes derecommandations, fruit de sa parfaite connaissance du pays. Il luienseigna la manière de reconnaître, d’après la nature des arbres,le voisinage d’une source. Il lui indiqua les fruits sauvages etles racines dont il pourrait faire sa nourriture en cas debesoin.

Martial, plus ému qu’il ne voulait le paraîtredu dévouement que lui témoignait le brave Indien, lui remit unedizaine de piastres de plus qu’il ne lui en était dû d’après leursconventions. Enfin, il lui fit cadeau d’une bouteille de sonalcool, d’un couteau à plusieurs lames et d’un petit miroir, objetsqui avaient excité au plus haut point sa convoitise.

– Il faut que je vous fasse aussi unprésent, dit Chanito, en tirant de dessous sa veste de cuir unepetite figurine d’argile rouge, qu’il portait suspendue au cou, parune cordelette de fil d’aloès.

« Tant que vous garderez ceci,déclara-t-il avec conviction, les mauvais esprits ne pourront riencontre vous. »

– Je te remercie, répondit Martial, trèstouché de l’amitié que lui témoignait son guide, mais si tu medonnes ton amulette, tu ne seras plus défendu contre lesesprits ?

Chanito repartit avec l’adorable naïveté quile caractérisait :

– Ils ne sauront pas que je vous l’aidonnée, il y a trente ans que je la porte. Elle me vient de monarrière-grand-père qui était un cacique puissant. Si vous revenezsain et sauf, vous me la rendrez, car c’est une chose trèsprécieuse.

Le pauvre métis faisait certainement un grandsacrifice en se séparant de la figurine de terre cuite. Martialessaya vainement de refuser son offre généreuse, il lui fallutaccepter. L’amulette, qu’il venait de se passer autour du cou,représentait un homme à tête de crocodile accroupi dans une posturebizarre, et qui devait sans doute figurer une des divinités desanciens Aztèques.

On remonta par le sentier jusqu’au plateau descactus, et c’est là qu’après un dernier adieu, et une dernièrepoignée de main, eut lieu la séparation, Chanito se dirigea vers lesud, tandis que Martial poursuivait sa route vers le nord.

Il se trouvait maintenant seul en pleindésert, abandonné à ses propres ressources.

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