La Vallée du désespoir

Chapitre 11LE SECRET DU VIEUX CÈDRE

Martial, malgré l’envie qu’il avait de fuir,demeura plongé pendant plus d’une demi-heure dans une prostrationaccablante, incapable de prendre une résolution, mais, petit àpetit, la brise rafraîchissante venue du Pacifique calmait sesnerfs, l’abondante et glaciale rosée qui mouillait son front luicausa une sensation de bien-être indicible. Enfin, le silence decette belle nuit, si douce et si parfumée, le rassurait. Si on nel’avait pas encore poursuivi, c’est que peut-être il n’avait plusd’ennemis à craindre. Il reprit courage. Martial offrait l’exempled’un de ces tempéraments nerveux qui sont aussi prompts àl’abattement qu’à l’enthousiasme et maintenant c’étaitl’enthousiasme qui reprenait le dessus.

« Jusqu’ici, pensa-t-il, j’ai été le plusfort, mais cela ne peut pas durer toujours, le bon sens le plusvulgaire me conseille de partir. »

C’est alors qu’il comprit combien il étaitdifficile de sortir de cette vallée que cernaient de toutes partsles falaises de granit ou de porphyre de la grandeCordillère : se retirer par le chemin qu’il avait suivi pourvenir, il n’y fallait pas songer ; il se rappela l’étroitdéfilé barré par la lourde herse aux poutrelles d’acier. Puisl’idée seule de traverser la marécageuse forêt où coulaient dessources empoisonnées, où pullulaient des reptiles inconnus, luifaisait froid dans le dos.

C’est alors qu’il se souvint de ce que luiavait dit l’Irlandais : si Bentley s’absentait suivi de mulesqui portaient sans doute son or, c’était probablement pour mettreson butin en sûreté, et comme en ces occasions, d’après lesbavardages de Mike, l’aventurier se dirigeait toujours du côté duvieux cèdre situé à l’ouest de la vallée et dont l’énorme masseoccupait en largeur et en hauteur autant de place qu’une cathédralegothique, c’est que de ce côté, il existait une issue secrète.

Ce fut pour Martial comme une révélation. Illui parut évident qu’un homme, dans une situation aussi périlleuseque l’était Bentley, avait dû se ménager plusieurs issues, segarder les moyens de prendre la fuite en cas de surprise. Cettesupposition parut au jeune homme tellement vraisemblable qu’il sesentit tout réconforté. Puis, dans la situation tragique où il setrouvait, il n’avait pas le choix des moyens.

Contournant rapidement les bâtiments del’usine et la maison de bois où Mike, l’Irlandais, continuait sansdoute à dormir d’un calme sommeil, il se dirigea vers le cèdre.

Ce colosse végétal qui formait à lui seultoute une forêt et couvrait de son ombre plus de deux cents mètrescarrés devait avoir des milliers d’années. Martial estima qu’ilétait cinq ou six fois plus haut que le fameux cèdre du Jardin desPlantes qui a pourtant deux cents ans. Ses racines énormesfantasquement bossuées semblaient le soulever hors de terre etformaient au-dessous de son tronc de véritables cavernes.

À la clarté des étoiles qui scintillaientcomme une poussière de perles roses, dans le ciel d’un bleu de soiedoux et profond, Martial constata que le sentier qu’il suivaitétait foulé par de nombreux pas d’animaux. Cette piste le conduisitjusqu’à une voûte que formait la fourche de deux racines aussigrosses que les chênes de nos pays.

Le terrain descendait par une pente rapide etles parois de ce couloir souterrain étaient maintenues, comme lesgaleries d’une mine, par un boisage solidement établi.

Son revolver d’une main, sa lampe électriquede l’autre, Martial s’engagea résolument dans ce couloir ténébreuxqui lui semblait interminable. Il marcha ainsi pendant unedemi-heure, il finit par courir, aussi vite qu’il le pouvait.Était-ce une illusion causée par les échos de la galerie, mais illui semblait entendre, très loin derrière lui, des voix confuses,comme une rumeur d’aboiement.

« Le reste de la meute de ce coquin deBentley doit être à mes trousses, songea-t-il. C’est vraiment granddommage que je ne l’aie pas tué. »

Cependant les aboiements devenaient plusdistincts, se rapprochaient, Martial pensa que Bentley qui n’avaitconfiance en personne devait posséder dans quelque bâtiment isoléune véritable armée de ces dogues féroces qui était pour lui lameilleure des sauvegardes.

Martial courait maintenant de toutes sesforces tout en se demandant avec anxiété si le souterrain qu’ilparcourait n’allait pas aboutir à un gouffre où il trouverait lamort. Dans sa précipitation il butta contre une des racines ducèdre et s’étala de tout son long.

Sa lampe électrique s’était éteinte, tous lesefforts qu’il fit pour la rallumer furent inutiles.

Les échos apportaient de plus en plusnettement à son oreille les hurlements des chiens ; il étaitdésespéré. Dans ce trou noir où aucune fuite, aucune défensen’était possible, il serait immanquablement dévoré par les férocesanimaux…

Il se souvint à propos des allumettes-bougiesque, dans un mouvement de prudence instinctive, il avait prises surla table de Bentley et glissées dans sa poche. C’est à la lueurtremblotante de ces ciruelos qu’il poursuivit sa route.

Les aboiements se rapprochaient. Il courutplus vite. Il ne prenait même plus le temps de frotter lesallumettes, il sentait derrière ses talons la meute dévorante.

Tout à coup, il éprouva un choc formidable etdemeura un instant à moitié assommé de la violence avec laquelle ils’était lancé contre l’obstacle qui barrait le couloir.

Son front saignait. Péniblement il frotta uneallumette et constata qu’il se trouvait en face d’une porte de fermunie d’une énorme serrure.

Il était pris comme un rat dans uneratière ; dans quelques minutes les dogues seraient là, et ledévoreraient jusqu’aux os.

Son désespoir ne dura guère, le tintement dutrousseau de clefs qui sonnait dans la poche de son veston luidonna tout à coup à penser qu’il avait peut-être les moyens defranchir la redoutable porte.

S’éclairant tant bien que mal à la lueur despetits bâtons de cire, il choisit une clef. Elle était beaucouptrop petite pour l’énorme serrure. Il en prit une autre ;celle-là était trop grosse.

Déjà il en avait essayé une dizaine, tellementénervé, tellement impatienté par les rugissements qui grondaientsous la voûte, que ses mains tremblaient et qu’il savait à peine cequ’il faisait. Tout à coup, il se sentit cruellement mordu aumollet. Sans ses épaisses bottes, les dents acérées du dogue luieussent enlevé un lambeau de chair.

Il se retourna d’un brusque mouvement pourbrûler presque à bout portant la cervelle d’un bloud-hound géant,sans doute le plus agile de la bande, mais il entendait aboyer ceuxqui venaient derrière et il n’avait plus maintenant que deuxcartouches.

À ce moment, bien qu’il fût sans lumière, samain, par une sorte d’intuition, choisit au hasard dans letrousseau une des clefs, l’entra dans la serrure et la porte de ferroula sur ses gonds avec un bruit retentissant comme celui dutonnerre ; Martial n’eut que le temps de la refermer sur lameute aboyante.

Il fit quelques pas dans une galerie pluslarge et plus haute que celle qu’il venait de quitter, etd’ailleurs très courte. À l’autre bout, il entrevoyait, par-delàles dunes de sable, les flots azurés du Pacifique, aux petitesvagues comme glacées d’argent, sous la clarté tranquille de la lunedans un ciel sans nuage.

Martial atteignit en courant l’extrémité de lagalerie ; il respira avec délices la brise chargée de sel,parfumée par les fleurs des tamarins et des genêts qui poussaienten buissons serrés sur les dunes.

Mais tout à coup, il s’arracha à cettecontemplation et revint sur ses pas. Il fallait autant que possibleretarder la poursuite de ses ennemis.

Revenu jusqu’à la porte de fer, il donna undouble tour de clé, puis ramassant à ses pieds de menus cailloux ilen glissa autant qu’il put dans la serrure. De cette façon, ilétait sûr d’avoir au moins quelques heures d’avance sur sesennemis.

Derrière la porte, les rugissements des chienséclataient dans un effroyable tintamarre.

Martial n’y prit pas garde.

Il était trop heureux de se sentir libre, etdisons-le, trop fier d’avoir triomphé du Maître de la Vallée pourne pas avoir reconquis toute son insouciance en même temps quetoute sa bravoure. Il réfléchit.

« Bentley, se dit-il, est trop mal enpoint pour avoir dirigé la poursuite lui-même ; il a dûenvoyer un de ses sous-ordres, et celui-ci, trouvant la portefermée, reviendra tranquillement sur ses pas… »

Ce raisonnement n’était pas des meilleurs, siMartial se fût donné la peine de réfléchir, il se fût dit queBentley avait dans le désert même de nombreux complices et que pourêtre sorti de la Vallée du Désespoir, on n’était pas encore àl’abri de ses griffes. Mais Martial était tellement heureux de sontriomphe inespéré qu’il ne voulait pas penser au danger futur. Lepéril présent était écarté, plus tard on verrait.

Marchant lentement, aspirant l’air à pleinspoumons, il arriva jusqu’au bord de l’eau, la mer était haute.C’est avec un indicible plaisir qu’il trempa ses mains, rafraîchitson front brûlant de fièvre dans l’eau salée et s’amusa àrecueillir quelques coquillages de la nature des palourdes, oubliéslà par la vague et qui lui parurent délicieux.

Il se retourna pour voir derrière lui lesmontagnes géantes qui ceignaient la vallée maudite et qui seterminaient du côté de la mer par des falaises escarpées. Il étaitémerveillé lui-même d’avoir pu s’échapper d’un pareil endroit.

– Je suis sauvé, murmura-t-il, mais jesuis sûr, maintenant, que Bentley est l’assassin du père deRosy…

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