La Vallée du désespoir

Chapitre 2VERS LA VALLÉE MAUDITE

Ce fut avec une certaine satisfaction devanité que Martial étala sur la table de granit toutes lesrichesses de son garde-manger. Le canard rôti à la ficelle, frottéextérieurement de piment, et intérieurement parfumé par les noix dumuscadier, fut dévoré jusqu’aux os, puis Chanito ouvrit une boîtede corned-beef, qu’accompagnaient les tubercules de dahlias cuitssous la cendre. En guise de pain, on mangea du biscuit trempé dansl’eau limpide de la source. Le dessert eut un véritable succès, cefut pour ainsi dire le clou de ce banquet improvisé en pleindésert : les cerises des Antilles, les goyaves et des figuesde cactus, que Chanito avait adroitement débarrassées de leurspiquants, furent déclarées incomparables.

– Mon vieux ! s’écria Fontenac, j’aidéjeuné comme un roi ! Il y a bien longtemps que je n’avaisfait un pareil repas !… Sais-tu qu’il y a des semaines que jen’ai mangé que de ces haricots qui s’appellent ici des« frigeoles » – ils sont d’ailleurs très bons –, etquelques lanières de cette horrible viande séchée au soleil, le« tasajo », qui est à la fois fade, puant et coriace.

– Et que tu payes sans doute au poids del’or ?

– Tu ne crois pas si bien dire. Depuislongtemps, je ne vis plus que de la poudre d’or que je récolte à lasueur de mon front, dans le lit des torrents et au flanc desroches. Quand j’en ai un peu, je vais jusqu’à une fazenda, à vingtkilomètres d’ici, renouveler mes provisions : généralement dutasajo ou du lard rance et de la farine de maïs.

– Et qu’est-ce que tu bois ?

– Parbleu, de la « flotte »,fit gaiement Fontenac, et encore, quand j’en trouve, car j’aiterriblement souffert de la soif, dans ce maudit pays.

– Monsieur de Fontenac, ditsolennellement Martial, j’ai l’honneur de vous inviter à prendre lecafé, un « café arrosé », comme on disait à la cantine, àmoins que vous ne préfériez un grog.

– Tu blagues ? fit le prospecteurémerveillé.

– Je n’ai jamais été plus sérieux. Jepossède quelques bouteilles d’authentique rhum de canne, de lacaña ; rien ne nous empêche de confectionner un excellentgrog.

– Décidément, j’ai trop de chance,murmura Fontenac, devenu songeur, je retrouve un vieux copain, quime sauve la vie, je découvre un joli filon, et… je dîne enville !

Il ajouta après un silence :

– Je parie que tu as du tabac ?

– Bien sûr !

– Alors, c’est complet, sais-tu qu’il y ahuit jours que je n’ai fumé ? Vois-tu, je suis trop heureuxaujourd’hui, j’ai peur qu’il ne me tombe une tuile… Mais toi, monvieux, tu es l’enfant gâté de la fortune. Tu arrives ici avec undomestique et des mules chargées de boustifaille. Seulement,ajouta-t-il en devenant subitement grave, tu n’es en ce moment quesur la limite du vrai désert, du No man’s land.

Martial se taisait.

– J’ai beaucoup d’amitié pour toi, repritFontenac. Sois franc, tu es comme moi, sans le sou ! Tu vienschercher fortune dans un pays où les trois quarts de ceux qui s’yrisquent laissent leur peau. Moi, j’ai réussi, par le plus étonnantdes hasards ; le gisement que j’ai repéré vaut deux cent milledollars au bas mot, probablement plus. Veux-tu que nouspartagions ? Tu en seras quitte pour me donner un coup de mainavec ton Indien ?

– Merci, répondit Martial tristement, jene puis pas accepter. D’abord, je suis riche…

– Hein ? grommela Fontenac,estomaqué.

– Mais oui, j’ai des bank-notes enportefeuille. J’allais précisément t’en offrir.

– Alors, vrai ? Je ne comprendsplus. Tu es chargé d’une mission scientifique ?

– Nullement. Tu n’ignores pas que je suissculpteur de mon métier.

– Je le sais… Au temps de ma splendeur,j’allais admirer tes « navets » au vernissage… Alors, jeme demande un peu ce que tu viens fiche ici ?

– Mon bonheur est en jeu, et la vie depersonnes pour lesquelles je sacrifierais volontiers la mienne…

– Tu es amoureux ?…

– Follement ! Je suis fiancé à MissRosy, la fille de l’ingénieur Wilcox, un géologue et un chimiste depremier ordre, et pour le moment, je suis à la recherche de monfutur beau-père, dont on est sans nouvelles depuis deux ans.

– Voilà qui n’est pas banal !s’écria Fontenac avec étonnement, et c’est dans ce désert que tucomptes retrouver l’ingénieur ?

– Laisse-moi t’expliquer… M. Wilcox,un spécialiste des terrains miniers, a rendu d’immenses services auGouvernement mexicain, dont il est le créancier pour une sommeconsidérable. Comme on ne pouvait le payer, on lui a offert, aulieu d’argent, une vaste concession dans une région montagneuse,située à dix ou douze milles au nord de l’endroit où nous noustrouvons en ce moment.

– Je commence à comprendre, murmuraFontenac, qui demeurait songeur.

– Il y a trois ans que M. Wilcox estparti et depuis deux ans, sa fille n’a reçu de lui aucune nouvelle.Rosy est venue habiter Mexico, elle a fait toutes sortes dedémarches, toutes sortes d’enquêtes. Elle n’a pu obtenir aucuneprécision, aucun renseignement sérieux. Tous ceux auxquels elles’est adressée sont persuadés que l’ingénieur a péri dans le désertainsi que les deux hommes de confiance qui l’accompagnaient,Mactawish et Bentley.

– Alors, c’est ta fiancée qui ne veut pascroire à la mort de son père qui t’a envoyé à sa recherche. Jecrains bien que tu n’en sois pour tes peines.

Martial avait tiré de sa poche une carted’état-major sur laquelle tout un vaste emplacement était soulignéau crayon rouge.

– Voilà, dit-il, la concession de monfutur beau-père.

– Mais, c’est superbe ! déclaraFontenac. Deux ou trois lieues carrées de montagnes, dans un coinqui passe pour renfermer des placers !… Il est vrai qu’ici leterrain ne coûte pas cher…

Fontenac s’était brusquement interrompu, saphysionomie exprimait à la fois l’étonnement et l’inquiétude.

– Qu’y a-t-il donc ? demandaMartial.

– Est-ce que tu sais que la concessionaccordée à ton futur beau-père englobe un district maudit que l’onappelle la Vallée du Désespoir ? Les Indiens, les Gambusinos,les bandits eux-mêmes s’en écartent avec épouvante.

– Je suis au courant, mais cetteappellation romantique la « Vallée du Désespoir » n’a pasproduit sur moi une grande impression. D’ailleurs, c’est làseulement que j’ai quelque chance de retrouver M. Wilcox, àmoins qu’il ne soit mort, comme j’ai beaucoup de raisons de lecroire.

Les deux amis étaient redevenus silencieux,comme si chacun d’eux n’eût osé faire part à l’autre de sesréflexions.

– Sais-tu, dit enfin Fontenac, que tut’es engagé, peut-être un peu à la légère, dans une singulièreaventure ! Pour quelque raison que ce soit, la Vallée duDésespoir est redoutée de tout le monde, je connais des chercheursd’or qui font un détour de plusieurs milles pour ne pas passer àproximité de cette terre de désolation.

– Je suppose que tu ne crois pas à toutesces histoires-là ? répondit Martial en haussant les épaules.Je suis persuadé, moi, que la Vallée du Désespoir est une valléecomme les autres, et je suis bien décidé à y pénétrer.

Fontenac était devenu grave.

– Je ne suis pas de ton opinion !fit-il. Cette terreur unanime qu’inspire ce coin de terre à desgens qui pourtant ne passent pas pour avoir froid aux yeux me donneà penser. Si tu errais dans le désert depuis aussi longtemps quemoi, tu me comprendrais. As-tu parlé de cela à tonIndien ?

Martial s’esclaffa.

– Chanito ! s’écria-t-il, mais il aune frousse bleue dès qu’on parle devant lui de la fameuse vallée,à tel point qu’il n’a consenti à m’accompagner qu’à condition qu’ilse retirerait dès que nous serions à une certaine distance de laterre maudite. Et pourtant Chanito est brave ! Il n’a peur nides bandits, ni des jaguars, ni des serpents à sonnettes.

– Tu vois bien ! reprit Fontenac,qu’il faut pourtant qu’il y ait quelque chose… Tiens, appelle doncChanito, je ne serais pas fâché de savoir ce qu’il en pense.

Martial fit un signe à l’Indien qui, àquelques pas de là, fumait béatement sa cigarette.

– Il paraît que tu es un poltron !lui dit rudement Fontenac.

Le métis se contenta de secouer négativementla tête.

– Alors, pourquoi ne veux-tu pasaccompagner mon ami jusqu’au bout de son voyage ?

Le métis s’était redressé, il regarda bien enface son interlocuteur ; son visage couleur de vieux cuirs’était coloré d’une faible rougeur.

– Je ne suis pas un poltron, dit-illentement, mais je n’approcherai pas de la Vallée du Désespoir.

– Pourquoi ?

– Je n’ai pas peur des hommes ni desbêtes féroces, mais je ne veux pas avoir affaire aux mauvaisesprits qui ont élu la Vallée pour demeure.

– C’est donc si dangereux quecela ?

Chanito se drapa dans ses guenilles avec ungeste emphatique.

– Regarde les ossements blanchis quicouvrent les chemins, dit-il avec une solennité qui ne manquait pasde grandeur.

Martial se sentit ému malgré lui, de funestespressentiments l’envahissaient, il devinait des périlsinconnus.

– Eh bien, moi, s’écria Fontenac enriant, je ne crains pas les mauvais esprits, quand j’ai une bonnecarabine et des cartouches ! Si tu veux, mon vieux Martial, jet’accompagnerai. À nous deux, nous tordrons le cou aux démons de laVallée.

– Ne parlez pas ainsi, murmura Chanitoavec épouvante. Si vous leur faites des menaces, ils sevengeront !

Et comme pour bien montrer qu’il n’était pascomplice de ceux qui provoquaient les mauvais génies, il se retiraà quelques pas de là et se remit à fumer en silence.

– Ce Chanito n’a pas l’air d’un mauvaisdiable, reprit Fontenac, mais quel pleutre ! Mon cher ami, jete réitère ma proposition : j’irai avec toi.

– Je ne veux pas que tu m’accompagnes,répondit Martial d’un ton sérieux.

– Pourquoi donc, s’il te plaît ?

– Je ne veux personne avec moi ! Jeme suis juré de mener à bien cette aventure sans être aidé de quique ce soit. D’ailleurs, tu as eu la chance de découvrir ungisement d’or, il faut l’exploiter jusqu’à la dernière parcelle. Tune retrouveras peut-être jamais une autre occasion de refaire tafortune.

– Bah ! je reviendrai quand nousaurons élucidé ensemble le mystère de la Vallée du Désespoir.

– Je ne le veux à aucun prix. Tu saisbien que les rôdeurs de frontière sont sur ta piste, il suffiraitque tu restes deux jours absent pour que ton or ait disparu.

– Cela m’est bien égal ! J’irai avectoi !…

– N’insiste pas, tu mefâcherais !

Fontenac connaissait le caractère trèsimpérieux de son camarade, il n’ignorait pas que la contradictionl’irritait jusqu’à le rendre intraitable, il ne s’obstina pas dansson idée, pourtant, il se sentait le cœur serré en songeant queMartial courait étourdiment au-devant d’un péril mortel.

– Je ferai comme tu voudras, murmura-t-iltristement, mais ce m’est un vrai chagrin, puisses-tu ne pas terepentir de ne pas avoir accepté mon aide.

– Le danger n’est pas si grand que tu tel’imagines, répondit Martial, avec un sourire, laisse-moi cettepetite satisfaction d’amour-propre d’avoir triomphé tout seul depérils qui, à raisonner froidement, me paraissent plus imaginairesque réels.

– C’est mal à toi de me dédaigner !…balbutia Fontenac avec une sincère émotion.

Les deux amis échangèrent une poignée demain.

– Maintenant, dit Martial, il faut quenous nous séparions, Chanito est déjà en train de charger lesmules, mais, auparavant, dis-moi ce qui te manque, je ne tequitterai pas sans t’avoir au moins ravitaillé.

Fontenac ne voulut que quelques boîtes decorned-beef, une petite provision de cartouches et un sac de farinede maïs et, sur les instances de son ami, quelques paquets de grostabac.

En revanche, il contraignit Martial à accepterune petite boîte remplie de poudre d’or, puis ils seséparèrent.

Longtemps, Martial entendit le pic duchercheur d’or qui sonnait sur le dur granit, dans le grand silencedu désert. Petit à petit, ce bruit qui lui semblait être le dernieradieu de son ami s’affaiblit, se perdit dans la rumeur immense dela montagne et de la mer lointaine et le jeune homme se retrouvadans toute l’horreur de la solitude aux côtés de l’impassibleChanito.

Fontenac avait, lui aussi, bien des foisabandonné sa rude besogne pour suivre au loin les silhouettes de lapetite caravane, qui allaient en diminuant à mesure qu’ilss’éloignaient vers le fond de la vallée et qui ne furent bientôtplus que des points imperceptibles sur l’immensité rougeâtre de laplaine désertique.

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