La Vallée du désespoir

Chapitre 12L’AMULETTE DE CHANITO

Allongé sur le sable de la grève, Martialreprenait haleine et se reposait de la course désordonnée qu’ilvenait de fournir. Le voisinage de l’Océan lui donnait un sentimentde sécurité qu’il n’avait pas éprouvé depuis longtemps. Tout en sereposant, il réfléchissait, il s’expliquait maintenant beaucoup dechoses quoiqu’il n’eût pas pénétré entièrement le secret du Maîtrede la Vallée. En étudiant le paysage qui l’environnait il aperçut,presque à la base de la montagne, une petite baie qui, à larigueur, pouvait servir de port pour les bâtiments de faibletonnage ; une estacade à demi ruinée qui s’avançait assez loindans la mer devait faciliter le débarquement des marchandises auxnavires auxquels leur tirant d’eau interdisait l’accès du petitport naturel.

C’était là sans doute que des cargos et desgoélettes venus de San Francisco avaient dû amener, toutesdémontées, mais en pièces numérotées, les baraques de bois quis’élevaient dans la vallée et les machines qui servaient àl’exploitation des mines.

C’est aussi, probablement, par cette voie queBentley se ravitaillait, faisait venir d’Amérique les produitschimiques et les vivres qui lui étaient indispensables, sans queles Indiens et les coureurs des bois qui ne fréquentaient jamaiscette plage déserte, séparée du reste du pays par la falaiseescarpée que formait la montagne, eussent pu jamais soupçonner dequelle façon l’aventurier avait pu édifier un véritable villagedans cet endroit isolé de l’univers entier.

Martial se souvint alors que dans une lettre –une des premières qu’il eût écrite à sa fille après son départ pourle Mexique – l’ingénieur Wilcox faisait allusion à la facilitéqu’il y aurait pour lui à ravitailler ces mines par le Pacifique enévitant la mortelle traversée du No man’s land.

Martial demeurait pensif.

« Somme toute, conclut-il, je n’en saispas beaucoup plus long que lorsqu’il y a quelques semaines, j’aifranchi les portes de porphyre. Je suis presque sûr que l’ingénieura été assassiné, mais toute la partie mystérieuse du dramem’échappe complètement et les phénomènes étranges qui se produisentdans cette vallée demeurent pour moi tout aussi inexplicablesqu’auparavant. Que vais-je faire ?… »

Après avoir longuement réfléchi, il décidaqu’il tâcherait de gagner une station de chemin de fer et deretourner à Mexico. Il lui restait encore assez de poudre d’or pourpayer son voyage, dès qu’il aurait atteint une de ces garesmisérables installées à la limite du désert et où il ne passequelquefois qu’un train – et quel train ! – tous les deuxjours.

Il était maintenant bien reposé. Il s’étaitrestauré avec une partie du jambon et du whisky dont il avait eusoin de se munir en quittant la maisonnette qu’il occupait encompagnie de Mike.

Il se mit en route, non sans s’être armé, enguise de canne, d’une grosse branche de tamarin, qu’il cassa au rasdu tronc et qui était lourde et solide comme une massue.

Il n’ignorait pas qu’il se trouvait à trois ouquatre jours de marche d’une gare, mais n’ayant plus de carte et neconnaissant pas le pays, il était obligé de se confier au hasard,ou à sa bonne étoile.

Il avait décidé de suivre le rivage jusqu’à cequ’il fît jour, car il eût été plus qu’imprudent de demeurer dansle voisinage de la vallée, puis il fallait profiter de la fraîcheurde la nuit.

Il marcha ainsi pendant trois heures sur lesable humide de la grève. Un silence profond régnait autour de lui,à peine troublé par le murmure des vagues et par les cris desoiseaux de mer.

Dès que le soleil commença à s’éleverau-dessus de l’horizon, il se choisit une retraite au milieu d’unépais buisson de genêts, se coucha sur le sable et s’endormit.

Ce n’était pas sans intention qu’il avaitmarché sur le sable le plus près possible des vagues ; lamarée maintenant presque basse allait monter et si Bentley et sescomplices, après avoir réussi à ouvrir la porte de fer, lançaientleurs chiens contre le fugitif, ils ne pourraient retrouver sestraces. Martial n’ignorait pas d’ailleurs que les dogues nepossèdent nullement le flair délicat des chiens de chasse et, demême que les lévriers, n’ont pour ainsi dire pas d’odorat.

S’étant convaincu lui-même par ceraisonnement, notre héros dormit d’un profond sommeil pendantpresque toute la journée à l’ombre du buisson qu’il avait élu pourchambre à coucher. À la tombée de la nuit, il se remit en route,s’orientant tant bien que mal, grâce aux étoiles.

Tournant le dos à la mer, il se dirigeahardiment vers l’est ; son projet était de contourner legigantesque massif montagneux qu’il apercevait à sa gauche et quirenfermait en son centre la Vallée du Désespoir, et de regagner, sipossible, la ferme indienne où il avait reçu l’hospitalité, ou toutau moins l’endroit où Chanito devait l’attendre, mais il ne s’étaitpas rendu compte de la difficulté de sa tâche ; pour revenir àl’endroit d’où il était parti, il lui fallait franchir une immenseétendue de régions désolées, et cela sans carte et sans guide.

Il avait à peine fait trois heures de marche,en tournant le dos à la mer, qu’il se retrouva en plein désert dansune plaine de sable, semée de galets, qui semblait s’étendre àl’infini.

Martial avait tenu bon pendant cinq jours,grâce au peu d’expérience qu’il tenait de Chanito. N’ayant plusaucune provision de bouche, il avait mangé les petites figuesépineuses des cactus. Deux fois, il avait assommé à coups de cannede gros lézards qu’il avait fait cuire sous la cendre en allumantun feu de feuilles sèches avec les allumettes-bougies dont il luirestait encore une dizaine et qu’il ménageait précieusement ;une autre fois il s’était rassasié, faute de mieux, avec les jeunespousses du tunero,une autre variété de cactus, quigrillées sous la cendre chaude comme des pommes de terre luiavaient paru délicieuses.

Le lendemain, il était mourant de soif, quandil rencontra un véritable champ de ces énormes viznagas qui offrentl’aspect de melons de plusieurs mètres de diamètre, hérissésd’épines roses cornées et transparentes. C’était pour lui lesalut.

Armé d’une longue pierre tranchante, en guisede couteau, il s’attaqua à un colosse végétal et pratiqua dans lasphère épineuse une large ouverture, alors il put boire à longstraits cette eau légèrement amère qui a sauvé la vie de tant devoyageurs, et en mangea la pulpe avec délices.

Il s’attarda toute une journée dans cetendroit. Il se rappelait non sans un certain plaisir une histoireque Chanito lui avait racontée : un bandit avait pu échapper àtoutes les recherches de la police en se cachant dans l’intérieurd’un des énormes cactus qu’il avait évidé et dans lequel il avaitpratiqué une sorte de volet qu’il remettait en place après êtreentré dans sa cachette.

Cependant notre héros ne pouvait resteréternellement dans cet endroit, il avait d’autant plus de hâte departir qu’en observant les silhouettes de la Cordillère quis’étendaient devant lui, il s’était persuadé qu’il ne devait pasêtre très éloigné de l’endroit par où il avait pénétré dans laVallée du Désespoir. Après avoir eu soin de faire provisiond’autant de moelle de viznagas qu’il pouvait emporter, il se remiten chemin. Une haute colline qu’il croyait n’être éloignée que dequelques milles lui permettait d’espérer qu’une fois qu’il l’auraitfranchie, il trouverait une vallée avec de l’eau et de la verdure,mais quand il l’eut contournée après une pénible journée, il setrouva en face d’un paysage extraordinaire.

C’était les ruines d’une ville colossale àdemi ensevelie dans les sables et construite tout entière avecd’énormes blocs de granit et de basalte. Sur le toit des temples,des arbres avaient poussé et des divinités grimaçantes à têted’animaux portaient comme une chevelure de feuillage. Il y avaitdes escaliers de cent marches, qui ne menaient plus à rien, dehautes colonnes d’où s’envolait un vautour mélancolique.

Martial était émerveillé et stupéfait, presqueépouvanté. Il s’engagea dans un sentier obstrué par les mauvaisesherbes et qui avait dû être une rue. Chacun de ses pas retentissaitdans un silence solennel. Des serpents rouges s’enfuyaient, descentaines de petits lézards sautaient de pierre en pierre, et, àmesure qu’il avançait, il lui semblait que les dieux aux facesimpassibles et cruelles le regardaient d’un air ironique, de leurspetits yeux de crocodile et allongeaient leurs dents de chacal oude jaguar, comme pour le dévorer.

Il éprouvait un étrange malaise, puis l’idéequ’il serait complètement égaré le terrifiait. Serait-il doncdestiné à errer des mois et des mois dans ces atrocesdéserts ?…

Une pensée plus poignante encore letorturait : que devait penser Rosy, à laquelle il n’avait pudonner de ses nouvelles depuis longtemps, elle devait sans doutecroire qu’il était mort. Il comprit que s’il s’attardait à cetteidée, il perdrait toute espèce de courage et d’énergie. Et pourretrouver la jeune fille, pour triompher du bandit Bentley, il nefallait pas qu’il faiblît.

– Je tiendrai jusqu’au bout,grommela-t-il entre ses dents.

Il avançait maintenant lentement, observantavec attention tout ce qui l’entourait.

Il se trouva bientôt en face d’un énormeédifice que soutenaient une vingtaine de cariatides grimaçantes etauquel on accédait par une vingtaine de marches ; il lesgravit, pénétra dans une haute nef où d’innombrables colonnestrapues faisaient penser à une forêt de pierre. Au fond dusanctuaire, des idoles majestueuses souriaient.

Martial n’avait jamais rien vu de plus beau nide plus imposant. Seuls les colosses de l’ancienne Égypte auraientpu être comparés aux formidables statues qu’il voyait.

Dans un des bas-côtés du temple, il aperçut unescalier, qui, supposa-t-il, devait aboutir à quelque crypte, il ledescendit, poussé par la curiosité.

Il se trouva dans une seconde salle presqueaussi haute que celle du dessus, mais il y avait à peine faitquelques pas, qu’un long et funèbre gémissement parvint à sesoreilles en même temps que quelques mots confusément prononcés etqu’il crut être de l’anglais.

En proie à toutes sortes d’émotions, il sehâta de courir du côté d’où étaient partis les gémissements, maisil n’avait pas franchi la moitié du chemin qui l’eût conduit àl’extrémité de la crypte qu’un choc violent le culbuta. Il venaitd’être atteint au genou par une lourde pierre arrondie que luiavaient lancée des mains invisibles. Il tomba sans pouvoir retenirun cri de douleur.

Avant qu’il eût le temps de se relever, il vitdans la pénombre, à la clarté atténuée que versaient les soupirauxsitués à ras de terre, une sorte de géant sortir de derrière unecolonne. Il lui sembla qu’il apercevait le génie gardien de cesruines. Vêtu seulement d’un caleçon, mais paré de colliers et debracelets d’argent et d’or, ses cheveux d’un noir bleuâtre tressésen petites nattes, le nouveau venu parut à Martial d’une staturesurhumaine ; son torse, couleur de cuivre rouge, était bosseléde muscles énormes, son front bas, son nez écrasé, ses lèvresviolacées et surtout l’expression impassible de la physionomierappelèrent à Martial les faces des idoles qui, de tous les coinsde la crypte, semblaient contempler cette scène avec unemalveillante curiosité.

Dans le saisissement qu’il éprouva, il sedemanda si quelqu’une des divinités des anciens Aztèques, Yappan ouQuetzalcoatl, n’était pas descendue de son piédestal pour mettre àmort le profane qui violait le secret de leur temple ; maisdéjà le silencieux géant, avec un geste de lenteur imposante,l’avait saisi à la gorge, d’une main tellement puissante, queMartial comprit qu’il eût suffi à son adversaire de resserrerlégèrement ses terribles phalanges pour qu’il fût étranglé. Il nesongeait d’ailleurs même pas à se défendre tant il se sentaitincapable de lutter avec un pareil ennemi.

Ce dernier, cependant, le regardait avec unecuriosité impassible et glaciale, de la même façon qu’il eût étudiéune pierre ou un insecte, mais tout à coup, l’étreinte des doigtsnoueux se desserra et le géant eut un mouvement d’hésitation et desurprise, puis il se recula de quelques pas, ce qui permit àMartial de se relever.

Ce dernier, dans le désarroi où l’avait plongécette agression imprévue, avait tout de suite supposé que cetadversaire inconnu sorti à point nommé des ténèbres de la crypteétait un des esclaves de Bentley.

– Tu es sans doute au service du Maîtrede la Vallée ? demanda-t-il en espagnol.

– Oui, répondit le géant qui semblaitperplexe, j’ai reçu l’ordre de te faire mourir, mais je n’ose lefaire à cause de ceci.

Et d’un doigt respectueux il montrait le petitdieu à tête de crocodile dont Martial ne s’était pas séparé.

– Je suis un ami de Chanito, ajouta cedernier à tout hasard.

Cette déclaration parut impressionnerfavorablement le géant indien qui sembla devenir de plus en plushésitant et qui demeura cinq longues minutes sans répondre. Martialne s’émut pas de ce silence, il savait que les Indiens ne prennentjamais une décision, si peu importante soit-elle, sans avoirlonguement réfléchi.

À ce moment, une plainte déchirante monta dufond des ténèbres.

Martial frissonna. Cette fois – était-ce unehallucination ? – il lui avait bien semblé reconnaître la voixde l’ingénieur, qui peut-être ayant entendu de loin le bruit de lalutte appelait au secours.

Martial et l’Indien se regardaient les yeuxdans les yeux comme si chacun d’eux eût essayé de lire la pensée del’autre.

– C’est bon, dit tout à coup le géant, enson mauvais espagnol, je ne te ferai pas mourir.

Et après avoir eu soin de s’emparer durevolver que Martial avait laissé tomber de sa poche, il l’empoignabrutalement au collet et le poussant devant lui le força à remonterl’escalier par lequel il était descendu.

Quand ils se retrouvèrent dans la grande nefoù l’âme des siècles passés semblait planer dans le silence,l’Indien lâcha son prisonnier et sembla réfléchir.

Martial, à sa grande surprise, aperçut alors,dans une sorte de chapelle, une idole de sept à huit mètres de hautqui était la reproduction exacte de l’amulette qu’il portaitlui-même au cou. C’était sans nul doute à la protection de ce dieuinconnu qu’il devait la vie. Le géant, qui avait suivi la directionde son regard, grimaça une sorte de sourire qui signifiaitclairement :

– Oui, c’est cela, tu comprends, on tefait grâce parce que tu es sous la protection du dieu, mais n’yreviens plus.

Brusquement, la nuit était venue, de grandeschauves-souris commençaient à tournoyer dans les ruines, et dans lapénombre du vieux temple les faces béates des idoles paraissaientanimées d’une vie inquiétante. Il était à la fois apeuré etémerveillé ; il avait la sensation d’avoir franchi les portesd’un monde inconnu et fantastique et le géant indien immobile à sescôtés, les bras croisés dans une profonde méditation, n’était pasfait pour détruire cette illusion. Les derniers rayons du soleilcouchant se jouaient sur son torse couleur de cuivre, faisaientscintiller le quadruple collier d’or et d’argent et les lourdsbracelets qu’il portait.

Martial était profondément ému, il avait lasensation d’un homme transporté dans le pays des fées, comme leshéros des contes qu’il avait lus dans son enfance.

Tout à coup, le cri d’un oiseau de nuit sansdoute occupé à chasser les serpents des ruines se fit entendre, lecharme était rompu.

L’Indien prit son prisonnier par le bras etl’entraîna, puis tout à coup, il s’arrêta et le lâcha en luiordonnant d’un geste impérieux de ne pas bouger. Si extraordinaireque cela puisse paraître, notre héros n’eut pas un instant l’idéede prendre la fuite. Il demeura à la même place, contemplant lesphysionomies à la fois cruelles et rusées des idoles qui peu à peuse noyaient dans les ténèbres.

Le géant ne tarda pas à revenir, il portaitune grande lanière de viande séchée, un petit sac de farine de maïset une grande calebasse pleine de pulque qu’il remit à Martial sansmot dire, puis il l’entraîna et toujours silencieux le guidapendant un quart d’heure à travers les décombres, jusqu’à ce qu’ilsfussent en dehors des décombres de la ville morte. Là, le désertrecommençait.

D’un geste, l’Indien, l’index tendu vers laSierra, montra à Martial son chemin dans la direction de l’est,puis il esquissa une sorte de salut, tourna le dos et disparut.

Notre héros continua son chemin sans même seretourner. Il était profondément impressionné par l’attitude de cesilencieux géant qui, bien qu’esclave du Maître de la Vallée, luiavait fait grâce de la vie et lui avait même donné des vivres, toutcela avec une incomparable dignité où ne perçait aucun mépris.

« Il n’y a pas à dire, songea-t-il,encore une fois, c’est Chanito qui m’a sauvé. »

Et involontairement, il porta la main à sonamulette, envers laquelle, malgré tout son scepticisme d’Européen,il ne pouvait s’empêcher de ressentir une superstitieusegratitude.

Malgré ses fatigues des jours précédents, ilétait plein d’espoir, il avait des vivres pour quelques jours, ilétait presque certain que le père de Rosy n’était pas mort, et ilcomptait bien, quand il serait revenu bien escorté, retrouver sanspeine les ruines de la ville et le vieux temple et délivrerl’ingénieur. Puis, faut-il l’avouer ? il comptait beaucoup,pour réussir à tout cela, sur la protection du mystérieux talismanqu’il portait à son cou.

Ce fut donc avec un véritable entrain qu’il seremit en route à travers une lande aride où ne poussaient même pasles cactus. Observant soigneusement les étoiles, se guidant sur lespics de la Sierra qu’il croyait reconnaître, il marcha allègrementjusqu’au matin.

Après un léger repas, car il tenait à fairedurer ses vivres le plus longtemps possible, il se coucha à l’abrid’un buisson et dormit toute la journée d’un sommeil de plomb.

À la tombée de la nuit, il se remitcourageusement en route, traversa des plaines de sable, franchitdes ravins désolés, dont nulle plante, nulle créature vivante, nevenait animer l’horreur. Il pensa à ces paysages lunaires qu’ontphotographiés les astronomes et qui offrent vraiment le squeletted’une planète morte. Pourtant, son courage ne faiblissait pas.

Pendant quatre jours, il marcha ainsi, secontentant d’une petite poignée de maïs, d’un minuscule carré deviande sèche et d’une gorgée de pulque.

Cependant, le moment vint où le petit sac detoile et la calebasse furent vides et où il eut mangé le derniercarré de son tasajo.

En terminant ce maigre repas, le dernier,peut-être, il avait le cœur serré. Il se remit pourtant en routeavec l’espoir chimérique qu’il rencontrerait des viznagas ou qu’iltuerait quelques lézards.

Mais on eût dit que malgré son talisman, sabonne chance l’avait abandonné ; les plaines de sable, lescollines de pierre qu’il traversait sous le soleil ardent, ne luioffrirent rien qui pût satisfaire sa faim ou sa soif. Il avait leslèvres pelées, la gorge brûlante, ses tempes battaient et sesoreilles bourdonnaient comme s’il eût entendu des clocheslointaines. Il trouva enfin une plante inconnue de lui et, sansmême se demander si c’était un poison, il en mâcha la tige avec uneavidité furieuse, mais il la rejeta bien vite, c’était une sorte decoloquinte d’une amertume atroce.

La sueur ruisselait le long de ses joues,ruisselait dans le creux de son dos, il n’avançait plus qu’àgrand-peine appuyé sur son bâton ; le soleil reflété par lachaleur des sables lui brûlait les yeux, le vertige lui montait àla tête.

Il éprouvait un insensible besoin de dormir,de se reposer, mais par une inexorable cruauté du sort, iln’apercevait ni un rocher ni un buisson à l’abri duquel il pûtdormir. Il lui semblait que des voix impitoyables s’élevaient dusable brûlant et chuchotaient à son oreille : « Il fautque tu marches ou que tu meures. »

Et il marchait.

Il marchait en boitant comme un homme blessé àmort, et pourtant il ne pouvait pas s’arrêter.

Il n’essayait même plus de penser, de cherchersa direction et il se rappelait tout à coup ce que lui avait ditson ami Fontenac, quand il n’était encore que sur la limite du vraidésert : « Tu ne sais pas ce que c’est que le No man’sland, la terre ennemie de l’homme et où il ne peut pasvivre… »

Cette journée parut à Martial une des plusdouloureuses qu’il eût jamais vécues ; vers la fin del’après-midi, il ne marchait même plus, il se traînait, attendantla nuit et sa rosée bienfaisante comme une délivrance.

Il mettait maintenant plus d’un quart d’heureà faire quelques pas, ses reins étaient endoloris, il levait lespieds aussi péniblement que s’il eut eu des semelles de plomb etc’est à peine s’il y voyait, des centaines de mouches noiressemblaient danser devant ses yeux. Tout à coup, il éprouva danstoute la région de la face et de la nuque une sensation de brûlure,la tête lui tourna. Il comprit qu’il venait d’être frappé d’uneinsolation, le coup de foudre solaire qui, sous les tropiques, tueun homme en quelques heures.

Il n’avait plus la force de lutter. Aprèstoutes les luttes qu’il avait soutenues contre le climat et contreles hommes, il trouvait que c’était presque une bonne chose que des’allonger sur le sable pour mourir.

Il glissa à terre, puis se releva, fitpéniblement encore une dizaine de pas et tomba de nouveau. Cettefois il était évanoui… Quand il revint à lui, la nuit était venue,la brise glacée de la Cordillère rafraîchissait son front. Il seleva en titubant comme un homme ivre et, instinctivement, il seremit à marcher dans les ténèbres, à peine conscient de ce qu’ilfaisait et de l’endroit où il se trouvait.

Il ne fit guère qu’une cinquantaine de pas,torturé par les cuisantes brûlures que la rosée glaciale semblaitenvenimer, après les avoir d’abord calmées.

Il était hors d’état de raisonner. Il nesubsistait plus en lui que l’instinct de la bête blessée quicherche un coin pour dormir ou pour mourir.

Il s’était allongé de nouveau sur le sable,les mains étendues dans un geste irraisonné pour chercher l’abrid’une pierre ou d’un buisson.

Ses mains ne rencontraient rien, il se traînaquelques pas plus loin et tout à coup, il se heurta à quelque chosede sonore et de fragile qui rendit un bruit d’osselet.

Ses doigts tremblants de fièvre palpèrent uncorps arrondi dur comme la pierre qui était peut-être un crânehumain.

Il trembla d’avoir deviné juste et se reculaavec horreur, mais à ce moment la lune se dégagea de derrière lesbrumes qui montaient du fond de la vallée et il s’aperçut qu’ilétait étendu à côté d’un squelette blanc comme l’ivoire,probablement un de ceux qu’il avait rencontrés avant de pénétrerdans la vallée maudite.

C’était là une épreuve au-dessus de sesforces, au-dessus des forces humaines, il comprit que sa destinéeétait accomplie et il ferma les yeux pour mourir.

*

**

Dans le petit vallon arrosé d’une sourceclaire, ombragé de palmiers et de lauriers verdoyants où Chanitos’était séparé de Martial, et lui avait donné rendez-vous, le vieilIndien, assis sur la selle de son mulet qui paissait à deux pas delui, était plongé dans de profondes réflexions, tout en roulant sescigarettes de gros tabac noir enveloppé de paille de maïs.

La physionomie si impassible d’ordinaire del’honnête Chanito exprimait une certaine anxiété. De temps en tempsil se levait, pour aller surveiller une mixture à l’odeur étrangequi cuisait à petit feu dans une casserole de fer équilibrée surtrois pierres en guise de trépied ; puis il se grattait lefront, secouait la tête, grommelait de vagues paroles entre sesdents, en homme qui cherche la solution de quelque problèmedifficile.

À mesure que la cuisson de la mixture inconnues’avançait, de nauséabondes vapeurs s’élevaient de lacasserole.

Chanito les aspira avec délices, comme ungourmet sous les narines duquel on viendrait de faire passer un« homard à la Douglas » ou une grosse bécassetruffée.

Tout à coup, il se leva et se dirigea vers unehutte de feuillages qu’il avait construite lui-même, et qui setrouvait installée dans l’endroit le plus ombragé du vallon.

C’était là que sur une litière de branchageset de couverture de cheval gisait Martial Norbert, ou peut-êtreseulement son cadavre, tel que le fidèle Indien l’avait retrouvé,allongé près des squelettes qui défendaient l’accès de la Vallée duDésespoir.

Mort ? Martial ne valait guère mieux.L’insolation qui ne pardonne guère, surtout aux Européens, l’avaitréduit à l’extrémité, il avait eu le délire, il brûlait de fièvre,enfin il était tombé dans cet abattement proche du coma qui précèdela mort.

Heureusement pour lui, il n’était pas tombédans les mains d’un savant officiel, dont la science se fût trouvéedésarmée en face du phénomène brutal qu’est la brûlure du soleiltropical.

L’Indien, après avoir transporté le corpsinerte de son ancien patron dans la petite vallée, lui avaitrecouvert tout le visage d’un masque fait d’herbes mâchées par luiet le résultat de cette médication peut-être un peu barbare avaitété immédiat ; la fièvre avait disparu et le malade s’étaitendormi. Chanito comptait beaucoup sur l’effet de la décoctionnauséabonde qu’il préparait pour mener à bien cette curemerveilleuse. Personne n’ignore que les remèdes les plus énergiquesde la médecine nous viennent de l’Amérique centrale, le quinquina,la coca, le jalap, le baume du Pérou, le cacao, le curare sont tousdes legs des Aztèques ou des Incas, mais beaucoup des secrets del’ancienne médecine indienne ont été dédaignés par les docteurseuropéens et Chanito, lui, fidèle gardien des traditions, lesconnaissait toutes. Il savait guérir la morsure des serpents àsonnettes et des insectes venimeux ; il connaissait les herbesaromatiques dont le suc cicatrise rapidement les blessures ;enfin il savait triompher, par des moyens très simples, de maladiesque les médecins de l’Ancien et du Nouveau Monde regardent commeinguérissables.

L’espèce d’emplâtre ou de masque appliqué parlui sur le visage de Martial avait eu pour effet de supprimerl’inflammation : le topique aux âcres parfums qui mijotaitdans la casserole de fer devait en compléter l’action bienfaisante,en faisant disparaître la fièvre et en apaisant les nerfsexaspérés.

Certaines insolations causent de véritablesaccès de fièvre chaude. Martial se débattait en râlant, comme s’ileût été terrassé par un ennemi invisible, et de ses lèvress’échappaient des paroles sans suite où revenaient interminablementles noms de Rosy et de Bentley.

Malgré la foi absolue qu’il avait dansl’efficacité de ses remèdes, Chanito était inquiet ; ilcraignait d’être venu trop tard. Ce fut avec mille précautionsqu’il fit absorber à Martial le contenu d’un gobelet de sa mixture,puis agenouillé près de son malade, il attendit anxieusementl’effet de cette médication, tout en récitant une prière où lesnoms de saint Antoine et de saint Joseph se mêlaient bizarrement àceux de quelques anciennes divinités mexicaines.

Au bout d’une heure, un changement favorablese manifesta dans la situation du patient. Les soubresautsconvulsifs qui le faisaient se tordre sur son lit cessèrent petit àpetit, une transpiration abondante se produisit.

Chanito eut un soupir de satisfaction, ilenleva avec précaution le masque d’herbes mâchées qui couvrait levisage de Martial, il le lava avec de l’eau tiède et constata qu’ildormait ; ses mains étaient froides, presque glacées, toutetrace de fièvre avait disparu.

Martial dormit vingt-quatre heures d’unsommeil semblable à la mort. Chanito ne s’émut pas de l’immobilitépresque cadavérique où il le voyait plongé, il n’ignorait pas quec’était là l’effet habituel des puissantes solanées et des lianesvénéneuses dont il avait dosé habilement les sucs.

Quand notre héros reprit conscience delui-même, il se sentit si faible qu’il n’avait pas la force defaire un mouvement. Il ouvrit les yeux, son premier regardrencontra celui de Chanito qui guettait impatiemment son réveil etdont la face tannée par le soleil rayonnait de satisfaction sous levieux feutre orné de petites plaques d’argent.

Martial se sentit renaître ; Chanitoétait à ses côtés, il était sauvé. Incapable d’abord de prononcerun mot tant il était ému, il serra silencieusement la main dufidèle Indien.

– Comment m’as-tu retrouvé ? demandaenfin le malade d’une voix faible comme un souffle.

– Je vous expliquerai cela, mais pour lemoment, il faut vous reposer, manger un peu et, demain, vouspourrez peut-être vous lever.

Martial n’insista pas. Dans l’état de profondedépression où il se trouvait, il exécuta docilement tout ce queChanito lui dit de faire.

Comme l’Indien l’avait annoncé, le lendemain,le malade – bien qu’encore peu solide sur ses jambes – put se leveret mangea de grand appétit quelques oiseaux d’eau, que Chanitoavait abattus à son intention dans le voisinage du ruisseau. Il seremettrait rapidement, il s’en rendait compte. Mais, maintenantqu’il pouvait se regarder comme hors de danger, le sentiment de saresponsabilité s’imposait à lui, impérieusement. Il était dévoréd’inquiétudes, presque de remords, en pensant que le père de Rosymourait lentement dans quelque cachot souterrain du temple enruine.

Sitôt qu’il eut terminé son repas, il fitbrièvement à Chanito le récit de ses aventures, mais en ayant soinde passer sous silence tout ce qui lui avait paru inexplicable etmystérieux dans la Vallée du Désespoir ; il craignaitd’augmenter les superstitieuses terreurs de l’Indien et ils’efforça, au contraire, de trouver tous les faits commeparfaitement logiques et naturels.

Chanito, cependant, souriait d’un air un peusceptique.

– Je comprends, dit-il enfin, en hochantla tête d’un air entendu, vous regardez tout cela, à votre point devue d’homme blanc, mais je suis bien sûr moi que si vous n’aviezpas eu autour du cou l’amulette que je vous ai prêtée, vous neseriez pas sorti vivant de la vallée maudite.

En parlant, il avait un sourire d’hommesupérieur et Martial se demanda un instant si ce n’était pas lepauvre Chanito qui avait raison, car, enfin quoiqu’il eût séjournéplusieurs semaines près du Maître de la Vallée, il n’avait pu,somme toute, en pénétrer le mystère.

Il remarqua alors que les regards de Chanitodemeuraient obstinément fixés sur l’amulette, qu’il n’osait sansdoute réclamer, mais dont il mourait d’envie de rentrer enpossession. Il s’empressa de la lui rendre et l’Indien, malgré sonimpassibilité, ne put s’empêcher de laisser éclater sasatisfaction.

– Je suis bien content, murmura-t-il,depuis que je m’étais séparé de cette relique qui a des vertusmagiques, je craignais qu’il ne m’arrivât quelque malheur.

« D’ailleurs, ajouta-t-il poliment, ellesera toujours à votre disposition, chaque fois que vous en aurezbesoin.

Martial sourit et se promit en lui-même derécompenser généreusement son guide qui, en se séparant de sontalisman pendant si longtemps, avait certainement fait un grossacrifice.

Quoiqu’il ne fût guère superstitieux, Martialne pouvait s’empêcher de reconnaître que la petite idole de terrecuite lui avait sauvé la vie à deux reprises différentes et malgrétous ses raisonnements d’esprit fort, il ne savait que penser.

Pendant le restant de l’après-midi, Martial etChanito discutèrent longuement, il fut décidé qu’ils gagneraient leplus rapidement possible la gare de chemin de fer la plus proche etqu’ils se rendraient à Mexico d’où ils reviendraient avec unetroupe nombreuse et aguerrie pour délivrer le père de Rosy et pours’emparer de Bentley. Ce dernier projet, d’ailleurs, ne souriaitguère à Chanito, il secoua la tête d’un air mécontent.

– N’oubliez pas, dit-il gravement, ce quiest convenu entre nous. Sous aucun prétexte je ne veux pénétrerdans la Vallée du Désespoir !…

Ce programme fut suivi de point en point.

Deux jours plus tard, Martial et Chanito,installés dans un wagon délabré en compagnie d’Indiens pouilleuxdont les cigares de tabac vert créaient une atmosphère à peu prèsirrespirable, roulaient vers Mexico. À vingt lieues de là ilsdevaient atteindre un embranchement d’où un train rapide leurferait gagner en quelques heures la capitale du Mexique.

Ils traversaient un pays qui n’était déjà plusle désert. De loin en loin, ils apercevaient des haciendas auxtoits de tuile rouge et qu’entouraient de nombreux troupeaux, oudes exploitations minières, reconnaissables à leurs hautsréservoirs juchés sur des mâts métalliques.

– Il faut que je te pose une question,dit tout à coup Martial qui demeurait pensif. Tu ne m’as pas encoreexpliqué comment tu t’y es pris pour me retrouver ? Commentas-tu su où je me trouvais ?

Les yeux obliques de l’Indien eurent unclignement malicieux.

– J’ai eu vite fait de savoir où vousétiez, murmura-t-il.

– Comment cela ?

Chanito tira de la poche de son vieux vestonde cuir un bout de racine desséchée.

– C’est grâce à cela, fit-il.

– Je ne comprends pas.

– C’est du peyotl, reprit-il en remettantsoigneusement le morceau de racine dans sa poche.

– Je ne suis pas plus avancé, dit Martialavec impatience.

L’Indien eut une minute d’hésitation.

– Vous n’êtes pas au courant,murmura-t-il, tant pis ! Je vous dirai cela plus tard.

Martial n’en put rien tirer de plus. Auxquestions les plus pressantes, Chanito ne répondait que par desparoles évasives ou par un silence absolu.

Le voyage se poursuivit sans incident, et,après trois jours d’un voyage fatigant, le maître et le serviteurdébarquaient à la grande gare de Mexico et se frayaient un chemin àtravers une foule bruyante.

En apercevant les toilettes élégantes desvoyageurs, les autos somptueuses alignées devant la gare, lesmagasins étincelants de dorures, Martial se demandait si tout cequi lui était arrivé depuis deux mois n’était pas un mauvais rêve,s’il ne se réveillait pas de quelque extravagant cauchemar.

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