La Vallée du désespoir

Chapitre 7LES PORTES DE PORPHYRE

Le reste de la journée, Martial ne revit plusson hôte. Coyotepec était sans doute parti soigner son bétail ou,peut-être, chasser les oiseaux d’eau qui devaient abonder dans unpetit étang situé à quelques centaines de mètres, en bas del’hacienda.

Il fut confirmé dans cette opinion enentendant retentir une série de détonations qui venaient du côté del’étang, d’où s’élevèrent presque aussitôt des vols d’oiseauxaquatiques. L’hacienda, silencieuse pendant la grande chaleur dumilieu du jour, n’était gardée que par les trois Indiennes et ceschiens féroces d’une race non cataloguée et qui tenaient à la foisdu coyote ou loup de prairie et des dogues importés autrefois parles Espagnols.

Ces animaux semblaient doués d’un singulierinstinct. Ils avaient compris que Martial était l’hôte de leurmaître, mais, peut-être, avaient-ils pensé qu’il était depuis troppeu de temps à l’hacienda pour qu’on oubliât de le surveiller.

Ils n’aboyaient pas contre notre héros, ilsn’essayaient pas de le mordre, mais ils le suivaient obstinément etil vit très bien que s’il avait voulu franchir sans leur permissionla palissade de la ferme, il eût été immanquablement dévoré.

Au moment où le soleil, devenu presquevertical au-dessus de l’horizon, rendait la sieste nécessaire, ilalla se jeter sur son tas de paille de maïs et dormit à poingsfermés, mais les chiens ne l’avaient pas quitté ; ilss’étaient accroupis ou couchés en rond et formaient un demi-cercleen face de la porte. Si le dormeur dans son sommeil froissait lapaille ou poussait un soupir, les chiens grognaient sourdement. Oneût dit qu’ils n’attendaient qu’un ordre précis pour croquer àbelles dents l’inconnu qu’ils avaient pris en surveillance.

Bien reposé, Martial se leva, alluma un cigareque lui offrit une des petites Indiennes et tout en réfléchissant àsa singulière situation, inspecta les dépendances de l’hacienda.Les chiens, quand il s’était levé, n’avaient pas aboyé, mais ilscontinuaient à le suivre à distance respectueuse et chaque foisqu’il se rapprochait de l’entrée ils se plaçaient de façon à luibarrer le passage.

Il s’amusa fort de ce manège, il comprit queles chiens avaient fini par partager la mentalité défiante de leurmaître, qui, dans ce désert, à des centaines de kilomètres de toutehabitation, devait avoir pour principe de ne se fier àpersonne.

Il essaya de caresser ces animaux au poilroussâtre, au museau allongé, mais chaque fois qu’il voulut passerla main sur leur dos, ils se retirèrent en grognant.

Si singulier que cela puisse paraître, Martialcommençait à trouver le temps long, en dépit de toutes lespréoccupations, de toutes les suppositions bizarres qui luitravaillaient la cervelle.

Il voulut lier conversation avec les troisIndiennes mais elles parlaient si mal l’espagnol, elles émaillaientleurs phrases de tant de vocables indiens qu’il était difficile deconverser longtemps avec elles. Puis leur mentalité était réduite àdes idées d’une simplicité enfantine.

Elles demandèrent au « señorFrancese » si on trouvait beaucoup de poudre d’or dans sonpays, si les bestiaux se vendaient cher, et si les femmes étaientjalouses.

Martial répondit de son mieux à ces questions,mais au bout de peu de temps, il trouva la conversation desIndiennes assommante et il sortit fumer un autre cigare, toujourssuivi de sa silencieuse escorte aux dents aiguës.

Enfin, un peu avant le coucher du soleil,Coyotepec, ses frères et ses fils, rentrèrent avec leurs bestiauxqu’ils enfermèrent soigneusement dans le corral, après les avoirabreuvés à une auge de bois qui se trouvait dans un coin de lacour.

Les chiens, avec un instinct admirable,avaient compris sans doute que le retour de leur maître rendaitleur surveillance inutile. Ils avaient cessé de suivre Martial, etavaient regagné leur poste habituel au pied de la palissade.

Cette soirée se passa de la même façon que laprécédente.

Le lendemain, dès l’aube, Martial fut réveillépar son hôte, qui lui amenait le mulet choisi la veille, et qui luiremit les vivres et les armes dont ils étaient convenus. Coyotepecy ajouta même une outre remplie d’eau, qui n’avait pas été stipuléedans le marché, mais sans laquelle, par cette chaleur dévorante, ileût été impossible à Martial de se mettre en route.

Après avoir fait ses adieux aux gens del’hacienda, dont, somme toute, il n’avait eu qu’à se louer, notrehéros partit avec l’Indien, qui trottait à ses côtés sur un chevalà demi sauvage, en fumant silencieusement. Ce ne fut pas sans unserrement de cœur que Martial laissa derrière lui la pauvre fermedu désert, où il avait trouvé une si cordiale hospitalité et où ilne reviendrait sans doute jamais plus.

Guidé par Coyotepec, il refit en sens inverseà peu près le même chemin qu’il avait parcouru quelques joursauparavant.

L’air était d’une pureté admirable, et lespics lointains de la Sierra se silhouettaient nettement sur le cield’un azur profond.

On eût dit qu’on n’avait pour ainsi dire qu’àallonger la main pour les toucher. Mais Martial avait appris à sesdépens à se méfier des illusions d’optique, si fréquentes dans lespays de montagnes. Il n’ignorait pas que de nombreux kilomètres leséparaient encore de ces hautes cimes que l’extraordinairelimpidité de l’air faisait paraître toutes proches.

Au bout de trois heures de marche pendantlesquelles aucun incident remarquable ne se produisit, Martial etson guide arrivèrent à l’endroit où se trouvait le squelette.

Là, Coyotepec arrêta net son cheval.

– Adieu, dit-il à Martial, d’une voixgrave, je t’ai amené jusqu’ici, selon ma promesse. Tu es toujoursdans l’intention de pénétrer dans la vallée maudite ?

– Plus que jamais ! répondit lejeune homme avec fermeté.

– Alors, que Dieu et les Saints teprotègent. Moi je n’irai pas plus loin. D’ailleurs, tu ne cours pasle risque de t’égarer. Tu n’auras qu’à suivre cette chaîne decollines, après lesquelles tu verras une profonde vallée où il y aune source. Tu la traverseras et bientôt, tu te trouveras àl’entrée du défilé qui donne accès dans la Vallée. Il estimpossible que tu te trompes, car à droite et à gauche de l’entrée,il y a deux rochers rouges comme du sang et hauts comme des toursd’église.

Martial remarqua qu’en dépit de sonimpassibilité l’Indien paraissait ému ; son visage tannéoffrait la même expression de tristesse que le jeune homme avaitdéjà observée sur celui du brave Chanito, lorsqu’ils s’étaientséparés. Évidemment Coyotepec était persuadé que son hôte courait àune mort certaine et, malgré lui, cette tristesse de l’Indienl’impressionnait péniblement, mais il ne laissa rien voir de cequ’il ressentait et, après une dernière poignée de main, les deuxhommes se séparèrent. De nouveau, Martial se trouvait seul dans ledésert, mais cette fois, il était bien reposé, muni de vivres etfermement décidé à ne pas se laisser abattre par les pressentimentsfâcheux qu’il ne pouvait s’empêcher d’éprouver.

Pendant le restant de la matinée, il suivitfidèlement l’itinéraire que lui avait tracé l’Indien. Vers lemilieu de la journée, un frugal repas et une longue sieste luipermirent de continuer son chemin jusqu’à la nuit close. Il campaau pied d’un monticule de sable, mais, pour déjouer, s’il étaitpossible, les entreprises des voleurs du désert, il eut soin dedébarrasser son mulet du bât qu’il portait ; il le mit sous satête en guise d’oreiller, de plus, il entrava les pieds de l’animalde façon qu’il ne pût s’écarter. Dans un coin, bien abrité, ilavait posé l’outre pleine d’eau, qu’il regardait comme l’article leplus précieux de son bagage.

Il dormit tout d’une traite et se réveilla lelendemain frais et dispos. Il constata avec une vive satisfactionqu’on ne lui avait rien volé, mais une déception imprévuel’attendait. L’outre que lui avait donnée Coyotepec et qui,recousue en plusieurs endroits, devait servir depuis des années,avait laissé fuir, par une fissure invisible, presque toute l’eauqu’elle contenait.

Martial se hâta de boire ce qui restait, etenfourcha sa monture à laquelle il avait accordé quelques gorgéesdu précieux liquide. Il se mit en route, assez mécontent de cetteperte qui pouvait avoir pour lui de graves conséquences. Ce qui lerassurait, c’est qu’il ne devait pas être très loin de la vallée oùl’Indien lui avait affirmé qu’il trouverait une source. Il y arrivaà peu près à l’heure de la sieste, mais déjà, il avait beaucoupsouffert de la soif, le manque d’eau lui causait des torturesintolérables.

Large de plusieurs kilomètres, la vallée où ilvenait d’entrer offrait un sol uni et sablonneux, où poussaient çàet là quelques mezquitos et quelques saules rabougris, mais ilchercha vainement la source indiquée par l’Indien. Les vagues desable se succédaient les unes aux autres, avec une fatigantemonotonie, et il sembla à Martial qu’il était impossible qu’ilexistât une goutte d’eau dans un pareil désert. De plus, il n’yavait dans cet endroit désolé aucune plante, aucun fruit quipussent rafraîchir l’homme et sa monture, tous deux torturés parl’horrible fièvre de la soif.

Il n’était pas loin de midi et la chaleurétait devenue si accablante que Martial dut interrompre sesrecherches pour dormir quelques heures à l’ombre d’un rocher.

L’inévitable sieste terminée, il se remit enroute, mais le découragement commençait de nouveau à l’envahir. Ilne se sentait pas la force de passer encore une journée sans eau etil était persuadé qu’il n’en trouverait pas et que l’Indien l’avaittrompé.

Il était parvenu – mais au prix de quelsefforts – aux deux tiers de la plaine sablonneuse, quand le mulet,qui, la langue pendante, l’œil terne, semblait pouvoir à peine sesoutenir sur ses jambes, se redressa tout à coup en poussant unhennissement.

En même temps, Martial aperçut dans lelointain une douzaine d’animaux qu’il crut être des chiens ou deschacals et qui étaient en réalité des coyotes. Ils grattaientfurieusement la terre de leurs pattes. Il remarqua aussi que prèsde ces animaux poussaient quelques saules nains, un peu plusverdoyants, un peu moins rabougris que ceux qu’il avait rencontrésjusque-là.

« Si c’était là que se trouve lasource ? » pensa-t-il.

Comme si le mulet aussi assoiffé que sonmaître eût deviné la pensée de ce dernier, il reniflait bruyammentet recommençait à hennir.

Ces symptômes étaient de bon augure, l’animaldevait avoir deviné le voisinage de l’eau.

Martial pressa le pas. À sa vue, les coyotesdisparurent.

À la place où ils avaient fouillé, il n’yavait pas de source, mais le sol paraissait légèrement humide etaprès avoir creusé lui-même quelque temps à l’aide de son couteau,il atteignit une nappe d’eau boueuse, sans doute ce qui restait dela source tarie par le soleil et absorbée par le sable et il putboire à longs traits et abreuver sa monture.

Il avait repris courage. La chance semblaittourner. En cherchant tout autour de lui, il découvrit le troncd’un pin renversé par la foudre et il y trouva assez de résine pourboucher la fissure de son outre ; après l’avoir ainsicalfatée, il la remplit d’eau, s’assura qu’elle ne fuyait plus.

Ce soir-là, il dîna d’excellent appétit d’unlambeau de tasajo grillé, arrosé de quelques gorgées de cette eaufangeuse qu’il trouvait exquise, pendant que sa monture dévoraitavidement les feuilles des arbustes que le peu d’humidité qui ypersistait avait fait pousser sur les bords de la source tarie. Ils’endormit plein de confiance dans l’avenir, après avoir priscontre un vol possible les mêmes précautions que la veille. Ilbrûlait maintenant de pénétrer dans cette terrible vallée que tousceux qui lui en avaient parlé, lui avaient représentée comme unendroit extraordinaire.

La fièvre de l’impatience l’empêcha de dormiret bien avant que le soleil se fût montré derrière les cimesneigeuses, il était debout, prêt à partir.

En deux heures, il acheva la traversée de laplaine de sable. Il put alors constater que les renseignements quelui avait fournis Coyotepec et qui corroboraient ceux de Chanito,étaient d’une rigoureuse exactitude.

Il ne tarda pas en effet à apercevoir les deuxgrands rochers rouges qui se trouvaient à l’entrée du défilé.C’était, comme il put s’en assurer plus tard, deux blocs deporphyre, d’une éclatante couleur de pourpre, de la variété la plusrare.

En face de lui, une falaise taillée à pic ethaute comme une cathédrale barrait l’horizon comme un mur.

Martial ne put s’empêcher d’être ému. Iltouchait donc au but de son voyage. Il allait connaître le secretde cette légendaire vallée et de l’être mystérieux qui y avaitinstallé sa demeure.

Avant de pénétrer dans l’étrange repaire, ilrésolut de se reposer quelque temps et de réfléchir.

Il n’était guère plus qu’à cinquante pas desportes de porphyre et il cherchait un endroit où il y eût un peud’ombre pour s’y asseoir, quand il aperçut presque à ses pieds unsquelette humain aussi blanc, aussi poli que le premier qu’il avaitrencontré.

Il s’efforça de ne pas arrêter sa pensée surcet objet macabre, mais, malgré lui, ses regards ne pouvaient s’endétacher.

« Chanito dirait que c’est un secondavertissement du destin, songea-t-il, mais tant pis ! je nereculerai pas… »

Cependant, cette rencontre avait réveillé saprudence. Il cacha dans la tige d’une de ses hautes bottes lerevolver qui lui restait, et aussi la fiole de chloroformequ’avaient oubliée les voleurs de sa pharmacie, ne laissant voirque sa carabine, qu’il ne lui était guère possible dedissimuler.

Ces précautions prises, tenant son mulet parla bride, il marcha délibérément vers la muraille de rochers etfranchit le seuil couleur de sang de la porte de porphyre.

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