La Vallée du désespoir

Chapitre 6VERS LA VALLÉE DU DÉSESPOIR

Martial se trouvait dans un extrême embarras.Il ne comprit pas d’abord pourquoi l’Indien refusait d’un air aussidégoûté des billets de banque qui faisaient prime sur tous lesmarchés du monde.

« Il est fou », se dit-il.

Puis, il réfléchit ; le nom deBernardillo, le bandit qui avait tenté d’assassiner Fontenac,l’éclaira. Il se souvint qu’au Mexique les faux-monnayeurs, saufdans les grandes villes, ont le champ à peu près libre : ilfaut faire très attention quand on ne veut pas recevoir en paiementdes piastres en plomb argenté, des dollars de cristal simplementdorés et de faux billets de banque plus ou moins adroitementimités. Le désert de la Sonora, par sa proximité avec la frontièredes États-Unis, est un terrain de choix pour les contrefacteurs despapiers d’État. Ils écoulent en Amérique les faux billetsmexicains, et au Mexique les fausses bank-notes.

Martial devina sans peine que Coyotepec avaitdû payer un large tribut à ces bandits, mais il tenait à avoirquelques éclaircissements. Il se rapprocha de l’Indien, qui fumaitimpassiblement, sans paraître s’apercevoir de sa présence.

– Les billets que je t’offre sont bons,lui dit-il, pourquoi n’en veux-tu pas ?

– Je ne puis les accepter, répliquaCoyotepec, avec calme. Bernardillo m’en avait donné de pareils l’andernier, en échange de mes bestiaux. J’ai été les porter à la villepour acheter des cartouches, de la farine et des outils et c’esttout juste si on ne m’a pas mis en prison.

– Les miens sont bons, répliqua Martial,avec vivacité, et si tu le désires, je t’accompagnerai jusqu’à laville, où j’échangerai les billets contre de beaux aigles d’or.

– La ville la plus proche est à huitjournées de marche, répliqua l’Indien avec entêtement, je ne puispas quitter mon hacienda en ce moment. Puis, tu sais, je ne tienspas à être mis en prison.

Malgré tous les raisonnements de Martial,Coyotepec ne sortit pas de là ; les bank-notes, vraies oufausses, lui inspiraient une invincible répulsion.

Martial ne savait comment sortir de cetteimpasse lorsqu’il songea à la petite boîte de poudre d’or que luiavait offerte son ami Fontenac. Il la tira de la poche de sonveston, l’ouvrit et la mit sous le nez de l’Indien.

– Et ça, lui dit-il, crois-tu que ce soitde la fausse monnaie ?

Coyotepec, avant de répondre, pritdélicatement entre le pouce et l’index un grain de métal et le fitcraquer sous ses dents. Sa physionomie s’éclaira.

– C’est de l’or, murmura-t-il, maispuisque tu as de l’or, pourquoi, tout à l’heure, m’offrais-tu demauvais papiers ?

Malgré toute son éloquence, Martial eutgrand-peine à démontrer à son hôte qu’il n’avait pas voulu letromper. Celui-ci, tout en approuvant, gardait visiblement un restede défiance.

Enfin, on finit par s’entendre, la poudre d’orfut pesée dans une balance primitive dont les plateaux étaientformés de deux calebasses et estimée approximativement.

Après des calculs qui durèrent plus d’uneheure, car l’Indien comptait de mémoire et sur ses doigts, il futconvenu que, moyennant l’abandon de son or, Martial aurait droit àun mulet qu’il pourrait choisir lui-même, à dix livres de tasajo, àune gourde pleine de caña, à une vieille carabine et une douzainede cartouches.

Il fut entendu qu’il partirait le lendemainmatin et que son hôte qui, au fond, était enchanté du marché qu’ilvenait de conclure, lui donnerait des renseignements sur la route àsuivre.

– Jusqu’à plusieurs journées de marched’ici, déclara l’Indien, je connais admirablement le pays. Quel quesoit l’endroit où tu veuilles te rendre, tu ne pourras pas tetromper avec les renseignements que je te donnerai.

– C’est à merveille. Je vais à la Valléedu Désespoir.

Le visage de Coyotepec était devenu d’unepâleur cendrée, presque gris, ce qui est la façon de pâlir deshommes de la race rouge.

– Dis-tu vrai ? balbutia-t-il,incapable de cacher son émotion, mais tu as perdu l’esprit ?Tu cours à la mort.

Martial était impatienté.

– Vous me dites tous la même chose,s’écria-t-il avec véhémence. Que peut-il y avoir d’extraordinairedans cette vallée ? Apprends, ami, que je n’ai pas peur. Jesuis un de ceux qui ont combattu pendant toute la Grande Guerre, ettu vois que j’en suis revenu indemne ; je suis un homme dupays de France.

Coyotepec se recula avec un geste où il yavait de l’épouvante et de l’admiration. Au fond de ce désert, lebruit de la gigantesque bataille où des nations entières s’étaiententr’égorgées était arrivé jusqu’à lui. Des Américains étaientvenus, une certaine année, lui acheter tous ses chevaux et les luiavaient payés en beaux dollars d’or, enfin, un de ses fils, l’aînéle plus brave, séduit par des recruteurs yankees, était parti pourle vieux continent et l’on n’avait jamais plus eu de sesnouvelles.

– Tu es un homme très brave, dit-il, ethier soir, quand tu t’es assis sous mon toit, j’ai vu tout de suiteque tu n’étais pas un bandit, mais crois-moi, ne tente pasl’impossible, de plus audacieux que toi ont vainement essayé depénétrer ce mystère…

– J’y réussirai, moi ! déclaraMartial, avec une tranquillité qui fit impression sur l’Indien.

– Tu y mourras !

– Chanito m’a dit la même chose… Alors,j’y mourrai… Mais c’est donc impossible d’entrer dans cettevallée ?

Coyotepec paraissait très troublé, ilhésitait, cherchait ses mots.

– Je n’aime pas à parler de cela, fit-il.Écoute pourtant. On a très aisément accès à la Vallée… mais, celaest malaisé à expliquer – tous ceux qui ont voulu y entrer avec demauvaises intentions contre Celui qui l’habite n’ont jamais pul’atteindre ; leurs ossements t’indiqueront la route que tu asà suivre…

Martial ne put s’empêcher de songer ausquelette qu’il avait trouvé la veille et dont la rencontre l’avaitpour ainsi dire obligé à revenir sur ses pas.

– Je ne te comprends pas, répliqua-t-il,tu disais à l’instant que c’était très aisé ?

– Oui, pour beaucoup, cela est vrai, leshors-la-loi, les desperados – c’est peut-être de là que vient lenom de la vallée –, y sont reçus sans difficulté, le mauvais espritqui y règne leur fait bon accueil et rétribue largement leursservices ; seulement la plupart ne reviennent jamais.

– Il en revient pourtant, demandaMartial, dont la curiosité était vivement excitée.

L’Indien hocha la tête :

– Ceux-là arrivent profondémentmélancoliques, mais souvent malades, ils ont leur ceinture pleinede poudre d’or, mais ils meurent toujours, tantôt d’une façon,tantôt d’une autre, avant que le délai d’un an soit écoulé.

– Mais enfin, s’écria Martial, que leura-t-on fait ? Pourquoi meurent-ils ?

– Aucun d’entre eux n’a jamais osé ledire. Ils affirment au contraire que dans cette vallée maudite, quiest le royaume du Démon, ils sont admirablement nourris, bientraités et ne travaillent guère.

La logique de Martial s’insurgeait contre cesracontars. Il ne put s’empêcher de déclarer malgré le désir qu’ilavait de ne pas vexer l’Indien :

– Cela ne tient pas debout ! Quandils commencent à être envahis par cette mélancolie dont tu parles,pourquoi ne s’en vont-ils pas ?

– Ils ne peuvent pas : ceux qui ontfait un pacte avec le Maître de la Vallée sont obligés d’y resterjusqu’à la fin de leur engagement.

« Puis, je crois, pour parlerfranchement, ajouta l’Indien en baissant la voix, que personne neconnaît la vérité… L’histoire de ceux qui ont fait un pacte avecl’esprit du mal, est toujours la même. Il les attire avec sa poudred’or, puis il les fait mourir et emporte leur âme. C’est ce que m’atrès bien expliqué le révérend padre Eusébio, qui vient àl’hacienda tous les ans.

« Et maintenant, señor Francese,êtes-vous toujours décidé à pénétrer dans la Vallée duDésespoir !…

– Plus que jamais, répliqua Martialimpétueusement. Tout ce que tu viens de me raconter est exagéré,grossi par la peur ! Le démon de la Vallée n’est qu’un habilecoquin, et je le démasquerai !

Coyotepec fit pieusement un signe de croix etmurmura à demi-voix une prière à la madone.

Martial, contrairement à ce que l’on pourraitpenser, était enthousiasmé par tout ce que venait de lui apprendrel’Indien. Il était parti à la recherche de l’ingénieur Wilcox, paramour pour Rosy, la fille de celui-ci. Mais, maintenant, son pointde vue était changé. Il mettait son amour-propre à découvrir lesecret de cette étonnante vallée, il voulait réussir à tout prix àdémasquer le prétendu démon.

– Le diable dont tu parles, affirma-t-il,je le ramènerai à Mexico avec une chaîne autour du cou !

Coyotepec leva les bras au ciel, puis ilsecoua la tête avec une expression de physionomie qui indiquaitclairement son admiration pour l’héroïque témérité de son hôte et,en même temps, le chagrin que lui causerait sa mort, assurémentinévitable.

– Tu ne sais donc pas, reprit-il, que cen’est pas d’aujourd’hui que la Vallée est maudite. Depuis plus decent ans, et même bien au-delà, les Indiens aussi bien que leshommes blancs la fuient avec terreur. Il n’est jamais arrivé que dumal à ceux qui y ont pénétré, et pourtant, elle est riche enminerai d’or. Les Espagnols des temps anciens s’y étaientétablis ; ils durent se retirer sans qu’on ait pu en connaîtrela raison, et il a fallu que le diable lui-même s’installât danscet endroit pour s’emparer des riches filons qu’il renferme.

Martial ne put s’empêcher de sourire.

– Je te répète, fit-il, que je ramèneraile démon de la Vallée au bout d’une chaîne. Tout ce que tu m’as ditne m’effraie pas. Pourquoi ne serais-je pas l’homme envoyé de Dieu,qui doit terrasser le démon et le forcer à rentrer dans l’enfer oùest sa place !

– Bien d’autres avant toi ont essayé,murmura l’Indien, impressionné quand même par l’assurance deMartial.

– Crois-tu donc, reprit ce dernier, quele diable puisse l’emporter sur la Vierge ? Il arrive unmoment où le Ciel doit triompher de l’Enfer.

Martial avait trouvé le point faible de soninterlocuteur. Ce dernier ne sut que lui répondre. La dévotionsuperstitieuse qu’il portait à la Vierge ne lui permettait pas dedouter qu’elle ne finît par triompher.

Il fit un nouveau signe de croix.

– Que la Vierge soit bénie, je souhaitede tout mon cœur que tu réussisses, mais le démon est si malin, etil y a tant d’années qu’il est installé là !…

Martial comprenait que l’Indien était prêt àlui révéler tout ce qu’il savait de la mystérieuse vallée, et cetteenquête qu’il sentait sur le point d’aboutir l’intéressaitpassionnément. Il se recueillit un instant avant de poser unenouvelle question à Coyotepec.

– D’après toi, fit-il, il y aurait doncdeux siècles que le démon attire à lui les desperados ?

– Mais non ! Il n’y a guère plus dedeux ans. Auparavant, la Vallée avait mauvaise réputation :personne ne s’y risquait, mais ce n’était pas comme aujourd’hui, ledémon n’y était pas encore installé à demeure.

« On savait seulement que l’air et l’eau,les plantes et les animaux ne ressemblaient en rien à ce que l’onvoit ailleurs, et avaient quelque chose de surnaturel.

« On dit encore aujourd’hui que lesaigles et les vautours, quand ils passent au-dessus, gagnent àtire-d’aile les hauteurs du ciel et accélèrent leur vol, commes’ils étaient frappés d’épouvante…

Martial n’ignorait pas combien il estdifficile de tirer des Indiens des renseignements exacts ;leurs phrases les plus claires sont toujours pleines de réticences,et il faut souvent leur répéter un grand nombre de fois la mêmequestion avant d’arriver à leur faire dire la vérité. Aussireprit-il avec insistance :

– Tu ne m’as toujours pas dit pourquoiles Espagnols de l’ancien temps avaient abandonné la vallée ?Peut-être que les eaux ou l’air y étaient malsains ?

– C’est cela même, réponditprécipitamment l’Indien. Je ne m’en souvenais plus… Il y a silongtemps qu’on m’a raconté cela ? Ils étaient tous atteintsd’une maladie horrible qui ressemblait à la lèpre… C’est ce qui lesa forcés de fuir.

– Tu ne peux pas me dire quelle étaitcette maladie ?

– C’est tout ce que je sais…

Et l’Indien changea brusquement deconversation et se mit à parler des plantes et des arbres de laVallée.

– Il y a, fit-il, des organos aussi grosque les colonnes de nos anciens temples, des palmiers énormes, deslauriers géants comme on n’en voit pas dans le Sud et, à côté decela, des endroits où rien ne peut pousser, les graines qu’yapporte le vent y germent rapidement ; les plantes ygrandissent à vue d’œil, mais, tout à coup, les feuilles et lesfleurs s’étiolent comme si elles étaient brûlées par un feuintérieur.

Malgré lui, Martial était profondément troublépar les révélations de l’Indien, qui, certainement, était de trèsbonne foi. Il continua patiemment à le questionner.

– Voyons, reprit-il, tu m’as dit tout àl’heure qu’il n’y a que deux ans que le démon habite lavallée ?

– C’est vrai, señor Francese, réponditCoyotepec, sans hésiter, il n’y a pas plus de deux ans.

Martial tressaillit. Il y avait juste troisans, que l’ingénieur Wilcox était parti pour aller prendrepossession des terrains qui lui étaient concédés par legouvernement mexicain.

– Mais, répliqua le jeune homme, il y atrois ans, n’as-tu pas vu une grande caravane d’hommes blancstraverser le désert ?

– Non, répondit l’Indien étonné, il y atrente ans que j’habite ici et aucune caravane d’hommes blancs nes’est dirigée vers la Vallée du Désespoir.

– Cependant, répliqua le jeune homme,pour que les desperados soient si bien logés et si bien nourris, ildoit y avoir des magasins de vivres, des maisons ?

– Il y a tout cela, répondit l’Indien, debelles maisons de bois couvertes de métal, et ce qu’il y a de plusextraordinaire – et ce qui prouve bien que c’est là l’œuvre dudiable –, on n’a jamais vu personne apporter les matériauxnécessaires à la construction de ces maisons, ni aucun ouvrier venupour travailler à les édifier.

Martial se disait qu’il y avait là un mystèrebeaucoup plus compliqué qu’il ne se l’était imaginé tout d’abord,et il se demandait avec une sorte d’angoisse quel rôle le père deRosy avait pu jouer dans cette étrange fantasmagorie.

C’était à n’y rien comprendre. L’ingénieuradorait sa fille. Pour qu’il fût demeuré si longtemps sans donnerde ses nouvelles, il fallait qu’il fût mort ou prisonnier.

Mort ? Mais tué par qui ?Prisonnier ? Mais de qui ?

Martial ne pouvait admettre un seul instantl’existence de l’être surnaturel que lui avait décrit de son mieuxCoyotepec et cependant, il s’avouait à lui-même que le récit del’Indien l’avait profondément troublé, précisément par soninvraisemblance et son illogisme. Maintenant une autre penséel’obsédait… Et si ce démon ou ce spectre c’était M. Wilcoxlui-même ?

Il demeurait perplexe.

Il n’avait jamais vu le père de Rosy. La jeunefille, qui vivait avec la liberté illimitée des mœurs américaines,s’était fiancée avec la certitude que son père approuveraitentièrement son choix. Mais, depuis, ce père, par une coïncidencebizarre, n’avait plus donné de ses nouvelles.

Martial comprenait que l’aventure où ils’était engagé – il ne voulait pas se dire imprudent, car iladorait Rosy, loyale et belle, tout acquise à celui qu’elle aimait– devenait de plus en plus inquiétante. Mais il était décidé àaller jusqu’au bout ; bien mieux, il trouvait un charmepassionnant à cette histoire romanesque et pleine d’énigmes dont ilétait un des principaux héros, et qui, peut-être, finiraittragiquement.

– Maintenant, dit-il tout à coup àCoyotepec, je ne te demande que de m’indiquer le chemin qui d’iciconduit à la Vallée de Désespoir.

– Je le ferai, répondit gravementl’Indien, parce que tu es un homme courageux et aussi parce que tues un ami de Chanito. Je te conduirai même aussi loin qu’il estpermis de le faire à un chrétien, mais je croirais compromettre monsalut éternel si je m’approchais trop près de la Vallée duDémon.

« Je te laisserai à l’endroit où setrouve le premier squelette… »

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