L’Abîme

Sur la montagne.

 

La route était assez belle pour de vigoureuxmarcheurs ; et à mesure que Vendale et Obenreizer montaient,ils trouvaient l’air plus léger et la respiration leur devenaitplus facile. Mais le ciel présentait de toutes parts un aspectmorne et effrayant : la nature semblait avoir suspendu sonactivité ; les oreilles et les yeux des voyageurs étaientégalement troublés par la menace et l’attente d’un changementprochain dans l’état de l’atmosphère et de la montagne ; lesindices avant-coureurs de la tempête se rapprochaient, et un lourdsilence s’étendait sur toutes choses, à mesure que les nuagesamoncelés, ou que le nuage, – car le ciel entier ne faisait plusqu’un nuage, – devenait plus sombre.

Bien que le jour en fût obscurci, laperspective n’était pas absolument effacée. Dans la vallée duRhône, que nos voyageurs laissaient derrière eux, le fleuve couraità travers mille détours ; cette belle eau limpide leurmontrait alors une teinte plombée d’une tristesse navrante. Auloin, bien haut au-dessus de la route, ils apercevaient lesglaciers et les avalanches suspendues au-dessus des passages qu’ilsallaient franchir. Sur la route s’ouvraient des précipices sansfond et mugissaient des torrents ; de tous côtés s’élevaientles pics gigantesques, et ce paysage immense que n’égayaient pointles jeux de la lumière, où pas un rayon de soleil ne glissait, sedéroulait distinctement devant les yeux des deux jeunes gens danstoute sa sublime horreur.

Le courage de deux hommes, seuls et sansdéfense, pourrait certainement faiblir un peu, s’ils avaient à sefrayer une route pendant plusieurs milles et plusieurs heures aumilieu d’une légion d’ennemis, silencieux et immobiles… ; deshommes comme eux les regardaient d’un œil fixe, le front menaçant,la peur ne doit-elle pas les gagner d’une atteinte bien plus vive,si cette légion se compose des géants de la nature, si ce frontsinistre est celui des pics et des montagnes, dont les menaces vontbientôt se changer en une redoutable fureur ?

Ils montaient. La route était plus âpre etplus escarpée ; mais la gaieté de Vendale devenait plusfranche, à mesure qu’il voyait le chemin se dérouler derrièrelui ; il regardait cet espace conquis et s’applaudissait de larésolution qu’il avait prise. Obenreizer continuait à parler fortpeu ; il songeait au but poursuivi ! Tous deux agiles,patients, déterminés, avaient bien les qualités nécessaires à uneexpédition si aventureuse. Si Obenreizer, le montagnard, voyaitdans le temps quelque présage de mort, il se gardait bien d’enfaire part à son compagnon.

– Aurons-nous traversé la passe cesoir ?… – demanda Vendale.

– Non, – répliqua Obenreizer, – vous voyezcombien la neige est plus épaisse ici qu’elle ne l’était plus bas.Plus nous monterons, plus nous la trouverons compacte et profonde…Et puis les jours sont encore si courts ! Si nous pouvonsarriver à la hauteur du cinquième Refuge et coucher cette nuit àl’Hospice, c’est que nous aurons bien marché.

– Est-ce qu’il n’y a point de danger que latempête s’élève dans la nuit ? – demanda Vendale, un peuému.

– Nous sommes environnés de beaucoup dedangers, – dit Obenreizer avec un air de prudente réserve, –n’avez-vous pas entendu parler du Pont de Ganther ?

– Je l’ai traversé une fois.

– En été ?

– Oui, dans la saison des voyages.

– Ah ! dans la présente saison, c’estbien différent – dit Obenreizer avec un ricanement étrange. – Nousne sommes pas dans un moment de l’année où vous autres gentlemen,qui voyagez pour votre agrément, vous puissiez en trouver autantque d’habitude. Vous ne connaissez pas grand’chose à ce que vousvoyez.

– Vous êtes mon guide, – répliqua Vendale avecbonne humeur, – je me fie à vous.

– Oui, je suis votre guide, – dit Obenreizer,d’un air sombre, – et je veux vous guider au but de votre voyage.Tenez, voici le pont devant nous.

Ils avaient, tout en causant, fait le tourd’une ravine immense et désolée. La neige roulait en flots épaissous leurs pieds, la neige était suspendue au-dessus de leurstêtes. Obenreizer s’arrêta pour montrer le pont à Vendale, qu’ilobservait en même temps avec une terrible expression de haine.

– Si je vous avais fait passer en avant, – luidit-il, – si j’avais négligé de vous avertir, et si vous aviezpoussé seulement une exclamation de surprise, un seul cri, vousauriez ébranlé les masses de neige qui auraient pu vous blesser entombant, qui vous auraient enseveli peut-être…

– Cela est vrai ? – dit Vendale.

– Oh !… très vrai… mais je suis votreguide et je dois veiller sur vous. Passons en silence. Uneimprudence nous coûterait la vie. En avant !

Il y avait là une prodigieuse agglomération deneige ; d’énormes fantômes blancs se balançaient au-dessus dupont, les rochers formaient des saillies effrayantes, et nosvoyageurs se frayaient le passage comme à travers les lourdes nuéesd’un ciel d’orage. Obenreizer se servait de son bâton avec uneadresse extrême, sondant le terrain à mesure qu’il avançait,regardant sans cesse en l’air, et le dos tendu comme s’il se garaitde la seule idée d’une avalanche. Il marchait avec une grandelenteur, Vendale le suivait de près, et ils avaient déjà parcourula moitié de ce chemin périlleux, quand ils éprouvèrent unesecousse violente aussitôt suivie d’un coup de tonnerre.

Obenreizer se retourna, mit la main sur labouche de Vendale, et lui montra le sentier qu’ils venaient detraverser. Il n’y en avait plus de trace. L’avalanche avait toutrecouvert et roulait vers le torrent, au fond de l’abîme.

Leur apparition à l’Auberge isolée, située nonloin de ce lieu redoutable, arracha des exclamations de surpriseaux gens de la maison.

– Bon ! – s’écria Obenreizer, – nous nesommes ici que pour nous reposer.

Il secouait en même temps devant le feu seshabits.

– Monsieur que voici a des raisons puissantespour traverser la passe au plus vite. Dites-le-leur donc, Vendale,dites-le-leur vous-même.

– En effet, j’ai un motif des plus pressants,– fit Vendale. – Il faut que je traverse la passe.

– Vous entendez, vous tous. Mon ami a un motifdes plus pressants, et nous n’avons besoin ni d’avis ni de secours.Je suis aussi bon guide qu’aucun de vous, messieurs mescompatriotes. Cela dit, donnez-nous à boire et à manger.

Ce fut de la même façon et dans les mêmestermes que, le soir, après qu’ayant lutté avec les difficultéscroissantes du chemin, ils furent arrivés à leur destination pourla nuit, Obenreizer s’adressa aux gens de l’Hospice, qui sepressaient autour d’eux devant le foyer, tandis qu’ils ôtaientleurs chaussures humides.

– Il est très bien de se parler les uns auxautres franchement comme des amis, – dit-il. – Monsieur a un motiftrès pressant de traverser le passage.

– Le plus pressant motif, – répéta Vendale ensouriant.

– Et il faut qu’il le traverse ! – repritObenreizer – Nous n’avons besoin ni d’avis ni de secours. Je suisun enfant des montagnes, et un bon guide : ne vous tourmentezpas plus longtemps à ce sujet. Donnez-nous à souper, du vin, et deslits.

Pendant le froid terrible de cette nuit quicommençait, la même tranquillité sinistre régna dans le désert desmontagnes et au ciel. Au point du jour, pas une lueur de soleilpour rougir ou dorer la neige. Partout la même blancheur infinie etmortelle, le même silence sans borne, la même redoutabletristesse.

– Voyageurs ! – cria, au travers de laporte, une voix sympathique.

Dès qu’ils furent sur pied, le sac au dos, lebâton en main, celui qui les avait éveillés leur adressa encore laparole.

– Voyageurs, souvenez-vous ! Il y a cinqabris sur la route dangereuse qui va s’ouvrir devant vous, cinqrefuges et une croix de bois noir indiquant le chemin de l’hospicevoisin. Ne vous écartez pas, et si la tourmente vient,abritez-vous.

– Voilà l’industrie de ces pauvres diables quifait encore des siennes, – dit Obenreizer à son ami, répondant d’ungeste dédaigneux au charitable donneur d’avis – Comme ils secramponnent à leur métier !… Vous autres, Anglais, voussoutenez que nous autres Suisses, nous sommes une nationmercantile. En vérité, vous avez bien l’air d’avoir raison.

Ils avaient partagé entre les deux sacs lesprovisions qu’ils avaient pu se procurer. Obenreizer portait levin, Vendale le pain, la viande, le fromage, et le flacond’eau-de-vie.

Ils s’évertuaient depuis quelque temps àgrimper à travers les roches et leur blanc linceul, où ilsenfonçaient jusqu’aux genoux ; ils conservaient cette marchepénible au milieu de la plus effrayante partie de ce lugubredésert, lorsque la neige commença de tomber. Tout d’abord ce ne futque de légers flocons qui tombaient doucement et sansrelâche ; puis elle s’épaissit et les tourbillonscommencèrent.

Le vent s’éleva glacial, avec des mugissementsprolongés. La route se poursuivait à travers de sombres galeries derochers. Devant les voyageurs s’ouvrait une grotte profondesoutenue par des arcs immenses. Ils y arrivèrent avec peine, latempête, au même instant, éclata dans sa furie.

Le bruit du vent, celui du torrent, letonnerre des avalanches et des blocs brisés par l’orage, les voixformidables qui s’élevaient dans toutes les gorges de cette chaînetout entière ébranlée, l’obscurité plus profonde que celle de lanuit, le sifflement de la neige qui battait l’ouverture et lesparois de la grotte, et qui aveuglait les deux jeunes gens, cedéchaînement de la nature succédant au calme effrayant de laveille, tout cela était bien fait pour glacer le sang de Vendale.Obenreizer, qui marchait de long en large dans la grotte, lui fitsigne de l’aider à déboucler son sac. Ils pouvaient encore se voirl’un l’autre, mais ils n’auraient pu s’entendre. Vendale obéit audésir de son ami.

Obenreizer prit la bouteille de vin et remplitle verre. Il fit encore signe à Vendale de boire pour seréchauffer. Il fit semblant de boire après lui. Tous deux, ilsmarchèrent ensuite côte à côte, sachant bien qu’avec ce froidredoutable rester en repos était un danger, et que s’endormir, ceserait la mort.

La neige s’abattait avec une force croissantedans la galerie par l’extrémité supérieure de laquelle ils devaientregagner la route, si jamais ils sortaient de leur refuge. Bientôt,elle encombra la voûte. Une heure encore, et elle allait monterassez haut pour intercepter la lumière extérieure. Heureusement,elle se glaçait à mesure qu’elle tombait ; il restaitl’espérance de pouvoir marcher à sa surface et grimper par-dessuscette muraille menaçante. D’ailleurs, la violence de l’oragecommençait à céder dans la montagne et faisait place à uneincessante ondée de neige. Le vent mugissait encore, mais seulementpar intervalle, et, lorsqu’il cessait, les flocons s’épaississaientà vue d’œil.

Il y avait environ deux heures que nosvoyageurs étaient captifs dans cette terrible prison. Obenreizer,tantôt grimpant, tantôt rampant, la tête baissée, le corps touchantla voûte, commença de travailler avec des efforts désespérés à sefrayer un chemin au dehors. Vendale le suivait comme toujours.Chose étrange ! il imitait son compagnon, sans bien savoir cequ’il faisait. Sa raison semblait le quitter encore une fois.

La même léthargie qu’à Bâle s’emparait de luipeu à peu et maîtrisait ses sens.

Combien de temps avait-il suivi Obenreizerhors de la galerie ? Combien d’obstacles avait-il franchisderrière ses pas ?… Il s’éveilla tout à coup, avec laconscience qu’Obenreizer s’était étroitement attaché à lui etqu’une lutte désespérée s’engageait entre eux dans la neige.Obenreizer tirait de sa ceinture ce poignard qui ne le quittaitjamais, il frappa. La lutte s’engagea de nouveau plus désespérée,plus ardente. Vendale frappa encore une fois, repoussa sonadversaire et se retrouva bientôt face à face avec lui… puisterrassé, gisant sur la neige.

– J’ai promis de vous conduire au but de votrevoyage, – dit Obenreizer, – j’ai tenu ma promesse. C’est ici que vafinir le voyage de votre vie. Rien ne peut la prolonger. Prenezgarde, vous allez glisser si vous essayez de vous lever.

– Vous êtes un misérable !… Que vousai-je fait ?

– Vous êtes un être stupide. J’ai versé unnarcotique dans ce que vous venez de boire… Stupide, vous l’êtesdeux fois. Je vous avais déjà versé de ce narcotique pendant levoyage pour en faire l’essai. Trois fois stupide, car je suis levoleur, le faussaire que vous cherchez, et dans quelques instants,je m’emparerai sur votre cadavre de ces preuves avec lesquellesvous aviez promis de me perdre.

Vendale essaya de secouer sa torpeur, mais lefuneste effet n’en était que trop sûr. Tandis que son meurtrier luiparlait, il se demandait s’il était vrai qu’il fût blessé, sic’était à lui qu’était ce sang coulant sur la neige.

– Que vous ai-je fait ? – murmura-t-il. –Pourquoi êtes-vous devenu ce vil assassin ?

– Ce que vous m’avez fait ?… Vousm’auriez perdu si je ne vous avais empêché d’arriver au terme devotre voyage. Votre activité maudite est venue me ravir le tempssur lequel j’avais compté pour pouvoir restituer l’argent volé. Ceque vous m’avez fait ?… Vous êtes venu vous placer sur maroute, non une fois, non en passant, mais toujours, mais sanstrêve. N’ai-je point essayé de me débarrasser de vousautrefois ?… Ah ! ah ! se débarrasser de vous, cen’est pas aisé. C’est pourquoi vous allez mourir ici.

Vendale essaya de rappeler ses pensées qui lefuyaient ; il voulut parler, mais en vain. Instinctivement ilcherchait le bâton ferré qui s’était échappé de ses mains, il neput le saisir. Alors, il essaya de se relever sans ce secours… Envain, en vain ! Il trébucha et tomba lourdement au bord d’unabîme…

Défaillant, engourdi, un voile devant les yeuxn’entendant plus rien, il fit pourtant un si terrible effort qu’ilse souleva sur ses mains. Il vit son ennemi, là, debout, au-dessusde lui, calme, sinistre, implacable.

– Vous m’appelez assassin, – dit Obenreizer, –ce nom ne me touche guère. Au moins, vous ne pouvez dire que jen’ai pas joué ma vie contre la vôtre, car je suis environné depérils et peut-être ne réussirai-je pas à me frayer un chemin àtravers les précipices. La tourmente va de nouveau éclater tout àl’heure, voyez ! la neige tourbillonne ! Il me faut cereçu, il me faut ces papiers tout de suite. Chaque moment quis’écoule emporte ma vie.

– Arrêtez ! – s’écria Vendale, d’une voixmenaçante, et essayant encore une fois de se lever.

Le dernier éclair du feu qui s’échappait deson être se ranimait, il réussit à saisir les mains de sonennemi.

– Arrêtez ! – cria-t-il. – Loin de moi,assassin !… Que Dieu vienne en aide à Marguerite !…Jamais heureusement elle ne saura comment je suis mort… Loin demoi !… Meurtrier ! je veux encore une fois te regarder auvisage… Ce visage infâme me fait ressouvenir d’une chose que jedevais t’apprendre…

Obenreizer, épouvanté de le voir déployer toutà coup cette énergie suprême, et songeant qu’il pouvait encoreretrouver en ce moment assez de force pour le vaincre, lui obéit etdemeura immobile. Vendale le regardait d’un œil éteint.

– Non, ce ne sera pas, – dit-il. – Non, mêmeen mourant, je ne trahirai point la confiance du mort…Écoute !… des parents supposés… Est-ce que cela ne te rappellerien ?… L’Hospice des Enfants Trouvés… La fortune qui est àtoi et dont tu n’as pas hérité… Souviens-toi… Souviens-toi…

Sa tête s’affaissa sur sa poitrine, il retombasur le bord du gouffre.

Le voleur s’élança ; ses mains actives etenfiévrées coururent à la poitrine de sa victime. Vendale fit uneffort convulsif pour jeter un dernier cri :

– Non !

Et, se laissant glisser lui-même, il rouladans l’abîme, roula, roula, disparut comme un fantôme dans un rêvede mort.

L’orage mugit de nouveau, puis s’apaisa.

Les voix infernales de la montagnes’éteignirent, la lune brilla, la neige tombait mollement, ensilence.

Deux hommes, escortés de deux chiens énormes,sortirent de l’Hospice. Ils regardaient attentivement autour d’eux,puis levaient les mains au ciel ; les chiens se jouaient dansla neige.

– Allons, – dit le premier de ces deux hommes,– nous pouvons avancer maintenant. Peut-être trouverons-nous lesvoyageurs dans l’un des Refuges.

Chacun d’eux attacha un panier sur son dos,prit dans sa main un bâton ferré, s’enroula autour du bras unecorde terminée par un nœud coulant afin de pouvoir s’attacherensemble, et l’on se mit en marche.

Tout à coup les chiens cessèrent leursgambades, mirent le nez en l’air, s’agitèrent un moment, et semirent à aboyer de toute leur voix.

Leurs maîtres s’arrêtèrent aussi ; leschiens tournaient autour d’eux. Hommes et bêtes se regardèrent avecune égale intelligence.

– Au secours, alors ! Au secours ! Àla délivrance !…

Mais les deux chiens, au même instant, leuréchappèrent, et bondirent avec d’autres aboiements plus profonds etplus joyeux… N’annonçaient-ils point quelque nouveauvenu ?…

Les deux hommes demeurèrent frappés destupeur, et sondant au loin la neige du regard à la clarté de lalune :

– Quoi !… – firent-ils, – deux créaturesinsensées de plus ! Par ce temps qui porte la mort avec lui…deux étrangers… il y a une femme !

Les chiens tenaient chacun les plis d’une robedans leur gueule et ils traînaient ainsi la voyageuse, qui leurcaressait doucement la tête à tous deux. Elle montait à travers laneige du pas et de l’air d’une personne accoutumée auxmontagnes ; mais il n’en était pas de même du gros homme quil’accompagnait. Il était moulu et marchait en gémissant.

– Chers guides, – dit la jeune femme, – chersamis des voyageurs, je suis de votre pays. Nous cherchons deuxjeunes hommes qui ont, ce matin, traversé la passe et qui auraientdû arriver le soir à l’Hospice.

– Ils y sont venus, Mademoiselle.

– Que le ciel soit loué ! –s’écria-t-elle. –Oh ! que le ciel soit béni !

– Malheureusement ils sont repartis aussitôt.Et justement nous nous mettions à leur recherche ; mais nousavons été forcés d’attendre que la tourmente soit apaisée.

– Chers guides ! – dit la jeune fille, –je vous accompagnerai. Pour l’amour de Dieu, laissez-moi voussuivre. L’un de ces deux hommes est mon mari, je l’aimetendrement !… oh ! oui tendrement… Vous le voyez !je ne suis point abattue, je ne suis pas lasse. Oh ! je suisnée paysanne et je vous montrerai que je sais m’attacher à voscordes. Je vous fais le serment d’avoir du courage. Laissez-moivous suivre. Si quelque malheur est arrivé à celui que je cherche,mon amour le découvrira. C’est à genoux que je vous en prie, chersamis des voyageurs. Pour l’amour que vos chères mères portaient àceux dont vous êtes les fils, je vous supplie.

Ces bons et simples compagnons se sentirentémus.

– Après tout, – se dirent-ils à voix basse, –elle ne ment point, elle connaît les chemins de la montagne,puisqu’elle est si miraculeusement arrivée jusqu’ici… Mais, –ajoutèrent-ils, en lui montrant son compagnon, – quant à cemonsieur-là, Mademoiselle…

– Cher Joey, – dit Marguerite en Anglais, –vous resterez dans cette maison, et vous nous attendrez.

– Si je savais lequel de vous deux a ouvertcet avis – dit Joey en regardant les deux guides de travers, – jevous battrais bien pour six pence et je vous donnerais encore unedemi-couronne pour payer le médecin. Non, Mademoiselle, jem’attacherai à vos pas, aussi longtemps que j’aurai la force devous suivre, et je mourrai pour vous si je ne peux pas fairemieux…

Le prochain déclin de la lune commandaitimpérieusement qu’on ne perdit point de temps. Les chiens donnaientdes signes d’inquiétude. Les deux guides prirent vivement un parti.Ils échangèrent pour une plus longue la corde qui les attachaitensemble et l’on forma ainsi une longue chaîne. Ils marchaientdevant, puis venaient Marguerite et Joey Laddle à l’arrière-garde.On se mit en route pour les Refuges.

La distance à parcourir était courte. Entreles cinq Refuges et l’Hospice, on ne comptait guère qu’unedemi-lieue. Mais les sentiers étaient couverts de neige comme d’ungigantesque linceul. La troupe, cependant, ne fit point fausseroute, et l’on arriva promptement à la galerie où Vendale etObenreizer s’étaient abrités durant l’orage. Leurs traces avaientdisparu, emportées par le tourbillon et la tempête ; mais leschiens, courant en tous sens, semblaient confiants dans leuradmirable instinct. On s’arrêta sous la voûte que la tourmenteavait frappée avec le plus de fureur, et où l’amas de neigeparaissait le plus profond. Là, les chiens s’agitèrent et se mirentà tournoyer pour indiquer que l’on allait manquer le but.

Les guides, sachant que le grand abîme setrouvait à droite, inclinèrent vers la gauche ; on perdit lechemin. Celui qui marchait en tête fit halte, cherchant à consulterde loin le poteau indicateur. Tout à coup l’un des chiens se mit àgratter la neige. Le guide s’avança ; la pensée lui vint qu’unmalheureux voyageur pouvait bien être enseveli dans ce champ deneige… Mais il vit cette neige souillée… et jeta un cri endécouvrant une tache rouge.

L’autre chien regardait attentivement au borddu gouffre, raidissant ses pattes, tremblant de tous ses membres.Le premier revint sur la trace sanglante, et tous deux se mirent àcourir en hurlant ; puis d’un commun accord, ils s’arrêtèrenttous les deux sur la margelle du précipice en poussant desgémissements prolongés.

– Quelqu’un est couché au fond de ce gouffre,– dit Marguerite.

– Je le crois, – dit le premier guide, –tenez-vous en arrière, vous autres, et laissez-moi regarder.

L’autre guide alluma deux torches qu’ilportait dans son panier. Le premier en prit une, Margueritel’autre ; ils regardaient de tous leurs yeux, abritant latorche dans leurs mains, ils la dirigeaient de tous côtés,l’élevant en l’air, puis l’abaissant brusquement. La lune,malheureusement, projetait autour d’eux une clarté qui contrariaitcelle des torches…

Un long cri perçant, jeté par Marguerite,interrompit le silence.

– Mon Dieu !… Voyez-vous là-bas, où sedresse cette muraille de glace… là au bord du torrent.Voyez-vous ?… il y a une forme humaine.

– Oui, Mademoiselle, oui…

– Là, sur cette glace… là au-dessous deschiens.

Le conducteur, avec une vive expressiond’effroi, se rejeta en arrière ; tous se turent… Marguerite,sans dire un mot, s’était détachée de la corde.

– Voyons les paniers, – s’écria-t-elle. –N’avez-vous que ces deux cordes seulement ?

– Pas d’autres, – répondit le guide ; –mais à l’Hospice…

– S’il est encore vivant ?… Oh ! jevous ai dit que c’était mon fiancé !… Il serait mort avantvotre retour… Chers guides, amis bénis des voyageurs,regardez-moi ! Voyez mes mains ; si elles tremblent,retenez-moi par la force… si elles sont fermes, aidez-moi à sauvercelui qui est là.

Elle noua l’une des cordes autour de sa tailleet de ses bras, et s’en fit une sorte de ceinture assujettie pardes nœuds. Elle souda le bout de cette première corde à la seconde,plaça les nœuds sous son pied et tira ; puis elle présenta sonouvrage aux guides, pour qu’ils pussent tirer à leur tour.

– Elle est inspirée ? – se disaient-ilsl’un à l’autre.

– Par le Dieu tout-puissant, ayez pitié dublessé ! – s’écria-t-elle, – vous savez que je suis bien pluslégère que vous. Donnez-moi l’eau-de-vie et le vin, et faites-moidescendre vers lui. Quand je serai descendue, vous irez chercher dusecours et une corde plus forte. Lorsque vous me la jetterez d’enhaut… voyez celle que j’ai attachée autour de moi… vous êtes sûrsque je pourrai la lier solidement à son corps. Vivant ou mort, jele ramènerai ou je mourrai avec lui. Je l’aime… Que puis-je vousdire après cela ?

Les deux hommes se retournèrent vers lecompagnon de cette fille étrange. Joey s’était évanoui dans laneige.

– Descendez-moi vers lui, – s’écriaMarguerite, en prenant deux petits bidons, qu’elle avait apportéset en les assujettissant autour d’elle, – ou j’irai seule, dussé-jeme briser en pièces sur les roches. Je suis une paysanne, je neconnais ni le vertige ni la crainte, et le péril n’est rien à mesyeux, car je l’aime… Descendez-moi, par pitié !

– Mademoiselle, il doit être mort ou si prèsde l’être…

– Expirant ou mort, je veux le voir. La têtede mon époux vivante ou inanimée reposera sur mon sein. Descendezmoi, ou je descendrai seule.

Ils obéirent enfin. Avec toutes lesprécautions que leur suggérèrent leur adresse et leur compassion,ils firent glisser la jeune fille du bord du gouffre… Elledirigeait la descente elle-même le long de la muraille de glace.Ils lâchèrent la corde plus bas, encore plus bas, jusqu’à ce que cecri arrivât à leurs oreilles.

– Assez !…

– Est-ce réellement lui ?… Est-ilmort ?… – crièrent-ils à leur tour, penchés sur l’abîme.

– C’est lui. Il ne m’entend point, il estinsensible ; mais son cœur bat encore ; son cœur batcontre le mien !

– Où est-il tombé ?

– Sur une pointe de glace… Hâtez-vous !…Ah ! si je meurs ici, je serai satisfaite.

L’un des deux hommes s’élança suivi deschiens ; l’autre planta les torches dans la neige, ets’efforça de ranimer le pauvre Joey. Quelques frictions de neige etun peu d’eau-de-vie le firent revenir à lui ; mais il avait ledélire et ne savait plus où il était.

Le guide, alors, revint au bord dugouffre.

– Courage ! – criait-il. – On vient…Comment êtes-vous ?… Comment est-il ?

– Son cœur bat toujours contre le mien… Je leréchauffe dans mes bras… je n’ai pas peur…

La lune descendit derrière les hautes cimes,et le désert et l’abîme ne furent plus que ténèbres, et le guidejeta encore son cri d’espérance au fond du gouffre.

– Comment êtes-vous ?… commentest-il ?… On vient…

Et le même cri passionné monta des profondeursdu glacier où Marguerite était ensevelie avec son époux.

– Son cœur bat toujours contre le mien.

Enfin les aboiements des chiens, une lueurlointaine répandue sur la neige annoncèrent que les secoursarrivaient. Vingt hommes, des lanternes, des torches, une litière,des cordes, des draps, du bois pour faire un grand feu, tout celavenait à la fois. Les chiens couraient aux hommes, s’élançaientvers le gouffre, puis revenaient priant, dans leur langage muet,qu’on fît diligence. Le cri sauveur descendit encore.

– Dieu merci tout est prêt !… Commentvous trouvez-vous ?… Est-il mort ?…

Le cri désespéré répondit.

– Nous enfonçons dans la glace et nous avonsun froid mortel. Son cœur ne bat plus contre le mien. Ne laissezdescendre personne, car le poids de nos deux corps est assez lourd.Faites seulement glisser la corde.

On alluma le feu. La clarté des torchesillumina le bord de l’abîme, on y fixa les lanternes, et la cordedescendit.

D’en haut on la voyait, la vaillante jeunefille, attacher la corde, de ses doigts engourdis, au corps de sonfiancé.

Le cri monta au milieu d’un silencemortel.

– Tirez doucement.

Elle, on la voyait toujours au fond du gouffretandis que, lui, il flottait déjà dans l’air.

Aucun vivat ne se fit entendre lorsqu’on ledéposa dans la litière. Quelques-uns des hommes prirent soin de luitandis que l’on faisait redescendre la corde.

Le cri monta une dernière fois au milieu dumême silence de mort.

– Tirez.

Mais lorsqu’ils la saisirent, elle,au bord du précipice, alors ils firent retentir l’air de leurs crisde joie ; ils pleuraient, ils remerciaient le ciel, ilsbaisaient ses pieds et sa robe ; les chiens la caressaient,léchaient ses doigts glacés.

Elle s’échappa, courut vers la litière, et, sejetant sur le corps de son fiancé, posa ses deux belles mains surce cher cœur qui ne battait plus.

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