L’Abîme

Vendale se décide.

 

Lorsque Vendale entra dans son bureau lelendemain matin, il était dans des dispositions toutes nouvelles.Le jeune homme ne trouvait plus insipide sa routine commerciale duCarrefour des Écloppés :

Marguerite, désormais, était intéressée dansla maison. Tout le mouvement qu’y avait produit la mort de Wilding,– son associé ayant alors dû procéder à une estimation exacte de lavaleur de l’association, – la balance des registres, le compte desdettes, l’inventaire de l’année, tout cela se transformait àprésent aux yeux de Vendale en une sorte de machine, une rouletteindiquant les chances favorables ou défavorables à son mariage.Après avoir examiné les résultats que lui présentait son teneur delivres et vérifié les additions et les soustractions faites par sescommis, Vendale tourna son attention vers le département duprochain inventaire, et il envoya aux caves un messager quidemandait un rapport.

Joey Laddle apparut bientôt. Il passa la têtepar la porte entrebâillée du cabinet ; cet empressementdonnait à penser que cette matinée avait dû voir quelque événementextraordinaire. Il y avait un commencement de vivacité dans lesmouvements du garçon de cave ; et quelque chose même, quiressemblait à de la gaieté, se lisait sur son visage.

– Qu’y a-t-il ? – demanda Vendalesurpris, – quelque mauvaise nouvelle ?

– Je désirerais vous faire observer, mon jeuneMonsieur Vendale, que je ne me suis jamais érigé en prophète…

– Qui prétend cela ? – fit Vendale.

– Aucun prophète, si j’ai bien compris ce quej’ai entendu dire de cette profession, n’a jamais vécu sous terre,– continua Joey. – Aucun prophète n’a jamais pris le vin du matinau soir par les pores, pendant vingt ans. Lorsque j’ai dit àMonsieur Wilding, mon pauvre jeune défunt maître, qu’en changeantle nom de la maison, il en avait changé la chance, me suis-je alorsposé en prophète ?… Non… Et pourtant tout ce que j’ai ditest-il arrivé ?… Oui… Du temps de Pebbleson Neveu, MonsieurVendale, on ne sut jamais ce que c’était qu’une erreur commise dansune lettre de consignation… Eh bien, maintenant, en voici une. Jevous prie seulement de remarquer qu’elle est antérieure à la venuede Mademoiselle Marguerite dans cette maison ; donc, il n’enfaut point conclure que j’ai eu tort d’annoncer que les chansons dela jolie demoiselle devaient nous ramener la chance… – Lisez ceci,monsieur… Lisez, – reprit-il en indiquant du doigt un passage durapport. – C’est une chose étrangère à mon tempérament que dedécrier la maison que je sers. Mais, en vérité, Monsieur George, undevoir impérieux me commande de vous éclairer en ce moment.Lisez.

Vendale lut ce qui suit :

Note concernant le ChampagneSuisse.

Une irrégularité a été découverte dans ladernière consignation reçue delà maison Defresnier et Cie.

Vendale s’arrêta et consulta sonmémorandum.

– Cette affaire date du temps de Wilding, –dit-il. – La récolte avait été bonne ; il l’avait prise toutentière Le Champagne Suisse a été une bonne opération, n’est-cepas, Joey ?

– Je ne dis pas qu’elle ait été mauvaise. Levin aurait pu devenir malade dans les celliers de nosclients ; il aurait pu se gâter entre leurs mains. Mais je nedis pas que dans les nôtres l’affaire ait été mauvaise. Lisez,monsieur.

Vendale reprit sa lecture.

Nous trouvons que le nombre des caissesest conforme à la mention qui est faite sur nos livres. Mais six deces caisses, qui présentent, d’ailleurs, une légère différence dansla marque ont été ouvertes et contiennent du vin rouge au lieu deChampagne. Nous supposons que la similitude des marques (malgré leslégères différences dont il est question plus haut) auront causél’erreur commise à Neufchâtel. Cette erreur ne s’étend pas à plusde six caisses.

– Est-ce tout ? – demanda Vendale enjetant la note loin de lui.

Les yeux de Joey Laddle suivirent tristementle papier qui roulait sur le parquet.

– Je suis bien aise de vous voir prendre celasi peu à cœur, monsieur, – dit-il. – Quoi qu’il arrive, ce seratoujours un soulagement pour vous de penser que vous n’en avez pasété attristé. Souvent une erreur mène à une autre. Un homme laissetomber par mégarde un petit morceau d’écorce d’orange sur lepavé ; un autre homme marche dessus ; voilà de la besognepour l’hôpital et un estropié pour la vie. Je suis aise de voir quevous preniez si légèrement ce que je viens de vous apprendre. Autemps de Pebblesson et Co., nous n’eussions pas eu de trêve jusqu’àla découverte de la chose. Loin de moi la pensée de décrier lamaison, jeune Monsieur Vendale. Je vous souhaite de vous trouvertoujours bien de cette manière d’agir. Et je vous dis cela sansoffense, monsieur, sans offense…

En même temps, Joey ouvrit la porte tout enjetant autour de lui un regard de mauvais augure avant de franchirle seuil.

– Eh ! – fit-il, – je suis mélancoliqueet stupide, c’est vrai ; mais je suis un vieux serviteur dePebblesson Neveu, et je désire que vous vous trouviez bien de cessix caisses de vin rouge qui vous ont été données pour d’autre vin…je le désire…

Demeuré seul, Vendale se prit à rire.

– Je ferai aussi bien d’écrire de suite, depeur de l’oublier.

Il écrivit en ces termes :

Chers Messieurs,

Nous sommes en devoir de faire notreinventaire. Nous avons remarqué une erreur dans la dernièreconsignation de Champagne expédiée par votre maison à la nôtre. Sixde nos caisses contenaient du vin rouge, que nous vous renvoyons.La chose peut aisément se réparer par l’envoi que vous nous ferezde six caisses de Champagne que vous nous renverrez, – si vous lepouvez, – sinon vous nous créditerez de la valeur de ces caissessur la somme de cinq cents livres, récemment payées à vous parnotre maison.

Vos dévoués serviteurs,

Wilding et Co.

Cette lettre expédiée, ce sujet s’effaçarapidement de l’esprit de Vendale. Il avait à penser à d’autreschoses plus intéressantes sans doute. Le même jour, il fit àObenreizer la visite que celui-ci attendait. Il fut entendu queplusieurs soirées seraient réservées chaque semaine à ses entrevuesavec Marguerite, toujours en présence d’un tiers. Sur ce pointObenreizer insista poliment, mais avec un entêtement inflexible. Laseule concession qu’il fit à Vendale fut de lui laisser le choix decette tierce personne, et, confiant dans l’expérience acquise, lejeune homme choisit sans hésitation l’excellente femme quiraccommodait les bas d’Obenreizer en dormant. En apprenant laresponsabilité qui allait peser sur elle, Madame Dor se montra fortagitée. Elle attendit que les gens d’Obenreizer l’eussent quittéeet regarda Vendale avec un clignement sournois de ses grossespaupières, et puis on se sépara.

Le temps passait. Les heureuses soirées auprèsde Marguerite s’écoulaient trop rapidement. Dix jours après qu’ilavait écrit à la maison de Suisse, Vendale, un matin, trouva laréponse sur son pupitre avec les autres lettres apportées par lecourrier.

Chers Messieurs,

Nous vous présentons nos excuses pour lapetite erreur dont vous vous plaignez. En même temps nousregrettons d’ajouter que les recherches dont cette erreur a été lacause nous ont amenés à une découverte inattendue, car c’est uneaffaire des plus graves pour vous et pour nous.

N’ayant plus de Champagne de la dernièrerécolte, nous prîmes des arrangements pour créditer votre maison dela valeur des dix caisses que vous savez. Alors, et pour obéir àcertaines formes que nous avons l’habitude d’observer, nous noussommes renseignés, aussi bien sur les livres de notre banquier quesur les nôtres, et nous avons été surpris d’acquérir la certitudequ’aucun payement en argent de la nature de celui dont vous nousparlez ne peut être arrivé en notre maison. Nous sommes égalementpersuadés qu’aucun versement à notre compte n’a été fait à laBanque.

Il n’est pas nécessaire, au point où ensont les choses, de vous fatiguer par des détails inutiles. Cetargent aura sans doute été volé dans le trajet qu’il a dû parcourirpour arriver de vos mains dans les nôtres. Certaines particularitésrelatives à la façon dont la fraude a été commise, nous amènent àpenser que le voleur peut avoir espéré se mettre en mesure de payerà nos banquiers la somme soustraite avant qu’on ne découvrit lasoustraction en relevant les comptes de fin d’année. Ce relevé nedoit être fait que dans trois mois. Sans la circonstance actuelle,nous eussions pu ignorer jusqu’au bout le vol dont vous êtes lesvictimes.

Nous vous faisons part de ce dernierdétail, qui vous démontrera que nous n’avons pas affaire à unvoleur ordinaire, et nous espérons que vous voudrez bien nous aiderdans les recherches que nous allons commencer, en examinant toutd’abord le reçu qui doit vous être arrivé comme émanant de notremaison et qui ne peut être qu’un faux. Ayez la bonté de vousassurer, en premier lieu, si la facture est entièrement manuscriteou si elle est imprimée et numérotée. Dans ce dernier cas, onn’aurait eu à inscrire que le montant de la somme. Ce détail,futile en apparence, est, croyez-le, très important.

Nous attendons votre réponse avec la plusgrande impatience, et demeurons avec estime et considération vosserviteurs.

Defresnier et Cie.

Vendale posa la lettre sur le bureau etattendit quelques instants pour donner à son esprit le temps de seremettre du coup qui venait de le frapper. Au moment où il étaitpour lui d’une si précieuse importance de voir augmenter le produitde sa maison, il perdait cinq cents livres. Ce fut à Margueritequ’il pensa, tout en prenant une clef qui ouvrait une chambre defer pratiquée dans la muraille, où les livres et les papiers del’association étaient conservés. Il était encore là, cherchant cereçu maudit, lorsqu’il tressaillit au son d’une voix qui luiparlait.

– Je vous demande pardon… J’ai peur de vousavoir dérangé.

C’était la voix d’Obenreizer.

– Je suis passé chez vous, – reprit le Suisse,– pour savoir si je ne peux vous être utile à quelque chose. Desaffaires personnelles m’obligent à me rendre pour quelques jours àManchester et à Liverpool. Voulez-vous qu’en même temps je m’yoccupe des vôtres ? Je suis entièrement à votre disposition,et, je puis être le voyageur de la maison Wilding et Co…

– Excusez-moi pour quelques minutes, – ditVendale, – nous causerons tout à l’heure.

En disant cela, il continuait à fouiller lespapiers et à examiner les registres.

– Vous êtes arrivé à propos, – dit-il, – lesoffres de l’amitié me sont plus précieuses en ce moment que jamais,car j’ai reçu ce matin de mauvaises nouvelles de Neufchâtel.

– De mauvaises nouvelles ! – s’écriaObenreizer.

– De Defresnier et Cie.

– De Defresnier ?…

– Oui, une somme d’argent que nous leur avonsenvoyée a été volée. Je suis menacé d’une perte de cinq centslivres.

– Qu’est-ce que cela ? – ditObenreizer.

Mais en rentrant dans le bureau, Vendaleaperçut son buvard qui venait de tomber par terre, et Obenreizer àgenoux qui en ramassait le contenu.

– Combien je suis maladroit, – s’écria leSuisse. – Cette nouvelle que vous m’avez annoncée m’a tellementsurpris qu’en reculant…

Il s’intéressait si vivement à la réunion desdifférents papiers tombés du buvard qu’il n’acheva point saphrase.

– Ne prenez pas tant de peine, – dit Vendale,– un commis fera cette besogne.

– Mauvaise nouvelle ! – répétaObenreizer, qui continuait à ramasser les enveloppes et leslettres, – mauvaise nouvelle !

– Si vous lisiez la missive que je viens derecevoir, – continua Vendale, – vous verriez que j’ai bien raisonde m’alarmer. Tenez ! elle est là, ouverte sur monpupitre.

Quant à lui, il continua ses recherches ;une minute après, il trouvait le faux reçu. C’était bien le modèleimprimé et numéroté qu’indiquait la maison Suisse. Vendale pritnote du numéro et de la date. Après avoir classé le reçu et ferméla chambre de fer, il eut le loisir de remarquer Obenreizer quilisait la lettre de Defresnier, à l’autre bout de la chambre, dansl’enfoncement de la croisée.

– Venez donc auprès du feu. Vous grelottez defroid là-bas, je vais sonner pour qu’on apporte du charbon.

Obenreizer revint lentement au pupitre.

– Marguerite sera aussi désolée de cettenouvelle que moi-même, – dit-il d’un ton amical ; –qu’avez-vous l’intention de faire ?

– Je suis à la discrétion de Defresnier etCie, – répondit Vendale. – Dans l’ignorance absolue descirconstances qui ont accompagné le vol, je ne puis que faire cequ’ils me recommandent. Le reçu que je tenais à l’instant estnuméroté et imprimé. Ils paraissent attacher à ce détail uneimportance particulière. Pourquoi ?… Vous qui avez dû acquérirune certaine connaissance de leurs affaires, tandis que vous étiezdans leur maison, pouvez-vous me le dire ?

Obenreizer réfléchit.

– Si j’examinais le reçu ! – dit-il.

– Bon ! – s’écria Vendale, frappé par lechangement qui venait de s’opérer sur sa physionomie. – Voussentez-vous incommodé ? Encore une fois, approchez-vous doncdu feu. Vous avez l’air d’être transi… Oh ! j’espère que vousn’allez, pas tomber malade.

– Je ne sais, – dit Obenreizer. – Peut-êtreai-je pris froid. Votre climat Anglais aurait bien fait d’épargnerl’un de ses admirateurs… Mais, faites-moi voir le reçu.

Tandis que Vendale rouvrait la chambre de fer,Obenreizer prit une chaise et s’assit ; il étendit ses deuxmains au-dessus de la flamme.

– Ce reçu ! – s’écria-t-il encore avecune vivacité extraordinaire, lorsque Vendale reparut, tenant unpapier à la main.

Le portier, au même instant, entrait avec uneprovision de charbon de terre ; son maître lui recommanda defaire un bon feu. L’homme obéit avec un empressement funeste ;il fit quelques pas en avant, et tandis qu’il enlevait le seauplein de charbon, il se prit un pied dans un pli de tapis. Iltrébucha, tout le contenu du seau tomba dans la grille, la flammeen fut étouffée tout net et un énorme flot de fumée jaunâtreremplit la chambre.

– Imbécile ! – murmura Obenreizer enlançant sur le malheureux portier un regard, dont, après tantd’années, celui-ci se souvient encore.

– Voulez-vous venir dans le bureau descommis ? – demanda Vendale. – Il y a un poêle.

– Ce n’est pas la peine.

Et il tendait la main. Et sa maintremblait.

Vendale lui donna le reçu. L’intérêtqu’Obenreizer paraissait prendre à cette affaire sembla s’éteindreaussi subitement que le feu même, dès qu’il fut le maître de cepapier. Il ne fit qu’y jeter un coup d’œil.

– Non, – dit-il, – je n’y comprends rien.Désolé de ne pouvoir vous éclairer.

– J’écrirai donc à Neufchâtel par le courrierde ce soir, – dit Vendale, en mettant le reçu de côté pour laseconde fois, – il nous faut attendre et voir ce qui arrivera.

– Par le courrier de ce soir, – répétaObenreizer. – Voyons ! vous aurez la réponse dans huit ou neufjours. Je serai de retour auparavant. Si je puis vous être utilecomme voyageur de commerce, vous me le ferez savoir. En ce cas,vous m’enverriez des instructions écrites. Mes meilleursremerciements… Je suis très curieux de connaître la réponse deDefresnier. Qui sait ? Ce n’est peut-être qu’une erreur.Courage, mon cher ami, courage.

Il n’avait point du tout l’air pressé quand ilétait arrivé dans la maison, et maintenant il saisissait sonchapeau en toute hâte, il prit congé de l’air d’un homme qui n’apas un instant à perdre.

Vendale se mit à marcher en réfléchissant dansles chambres.

Sa première impression sur Obenreizer s’étaitbien modifiée durant ce nouvel entretien, et il se demandait s’iln’avait point commis la faute de le juger trop sévèrement et tropvite. C’est qu’en vérité la surprise et les regrets du Suisse, enapprenant la fâcheuse nouvelle que la maison Wilding et Co. venaitde recevoir, avaient un grand caractère de franchise. On voyaitbien que ces regrets étaient honnêtement sentis, et l’expressionqu’Obenreizer leur avait donnée était bien loin de la simple etbanale politesse d’usage. Ayant lui-même à lutter contre des soucispersonnels, souffrant peut-être des premières atteintes d’un malgrave, il n’en avait pas moins eu dans cette circonstance l’air etle ton d’un homme qui déplore du fond du cœur ce qui arrive de malà son ami. Jusque-là, Vendale avait en vain essayé souvent deconcevoir une opinion plus favorable du tuteur de Marguerite, etcela pour l’amour de Marguerite même. Mais après les témoignagesd’intérêt qu’Obenreizer venait de lui donner, il n’hésitait plus àpenser qu’il avait été injuste envers lui ; tous les généreuxinstincts de sa nature lui disaient qu’il s’était arrêté trop viteà de certains indices fâcheux.

– Qui sait ? – se disait-il, – je peuxtrès bien avoir mal lu sur la physionomie de cet homme.

Le temps s’écoula de nouveau. Les heureusessoirées passées avec Marguerite s’enfuyaient plus promptes. Ledixième jour était encore une fois arrivé depuis l’envoi de laseconde lettre de Vendale à Neufchâtel. La réponse vint.

Cher Monsieur,

Notre principal associé,M. Defresnier, a été forcé de se rendre à Milan pour desaffaires très urgentes. En son absence et avec son entièreparticipation et son aveu, je vous écris de nouveau relativement àces cinq cents livres disparues.

Votre déclaration que le faux reçu a étéfait sur un modèle imprimé et numéroté nous a causé une surprise etun chagrin inexprimables. À l’époque où cette fraude a été commise,il n’existait que trois clefs ouvrant le coffre-fort où nos modèlessont renfermés. Mon associé avait une de ces clefs, j’en avais uneautre, la troisième était aux mains d’une personne qui occupaitalors chez nous un poste de confiance ; nous aurions plutôtsongé à nous accuser nous-mêmes qu’à élever aucun soupçon contrecette personne. Et cependant…

Je ne puis aller jusqu’à vous dire pour lemoment qui est cette personne ; je ne vous le dirai point tantque je verrai l’ombre d’une chance pour elle de se tirer avechonneur de l’enquête que nous allons commencer. Pardonnez-moi cetteréserve, car le motif en est louable.

Le genre d’investigations que nous allonspoursuivre est fort simple. Nous ferons comparer notre reçu par desexperts avec quelques spécimens d’écriture que nous avons en notrepossession. Je ne puis vous adresser ces spécimens pour decertaines raisons que vous approuverez certainement lorsqu’ellesvous seront connues. Je vous prie donc de m’envoyer le reçu àNeufchâtel ; et je fais suivre cette prière de quelques motsindispensables pour vous mettre sur vos gardes.

Si la personne sur laquelle, nous faisonsà regret placer nos soupçons est réellement celle qui a commis lefaux, nous avons quelque motif de craindre que de certainescirconstances ne lui aient déjà donné l’éveil. La seule preuvecontre cette personne est le reçu qui est dans vos mains ;elle remuera ciel et terre pour l’obtenir de vous et la détruire.Je vous prie donc instamment de ne pas confier cette pièce à laposte. Envoyez-la-moi sans perdre de temps par un messagerparticulier et ne choisissez ce messager que parmi les gens quisont depuis longtemps à votre service. Il faut aussi que ce soit unhomme accoutumé aux voyages, parlant bien le Français, un hommecourageux, et un honnête homme. Vous devez le connaître assez bienpour ne pas craindre qu’il se laisse aller en route à aucunétranger cherchant à lier connaissance avec lui. Ne dîtes qu’à lui,à lui seul la nature de cette affaire et la tournure qu’elle vaprendre. Je vous engage à suivre l’interprétation littérale de tousces avis que je vous donne, convaincu que l’arrivée à bon port dufaux reçu en dépend.

Je n’ai plus à ajouter qu’une chose. C’estque votre promptitude à agir est de la plus haute importance. Ilnous manque plusieurs de nos modèles de reçus et nous ne pouvonsprévoir quelles fraudes seront commises, si nous ne mettons la mainsur le voleur !

Votre dévoué serviteur,

Pour Defresnier et Cie,

Rolland

Quel était donc celui qu’onsoupçonnait ?

Vendale pensa qu’il chercherait inutilement àle deviner. Mais qui pouvait-il bien envoyer à Neufchâtel avec lereçu ? Certes il n’était pas difficile de trouver au Carrefourdes Écloppés un homme courageux et honnête. Mais où était l’hommeaccoutumé aux voyages, parlant le Français, et sur qui l’onpourrait réellement compter pour tenir à distance tout étranger quivoudrait lier connaissance avec lui pendant la route ? Vendalen’avait réellement qu’un seul compagnon sous la main, qui réunittoutes les conditions dans sa personne. C’était lui-même.

Un grand sacrifice sans doute que de quittersa maison, un plus grand sacrifice encore que de quitterMarguerite. Mais après tout, il s’agissait de cinq cents livres etRolland insistait si positivement sur l’interprétationlittérale des démarches par lui conseillées, qu’il nefallait point hésiter à lui obéir. Plus Vendale réfléchissait, plusla nécessité de son départ lui apparaissait clairement.

– Partons !… – soupira-t-il.

Comme il remettait le reçu et la nouvellelettre sous clef, certaine association d’idée lui vint qui luirappela Obenreizer. Il pensa qu’avec l’aide de celui-ci, il luideviendrait bien plus facile de deviner quel pouvait être levoleur ; Obenreizer pouvait le lui faire connaître.

Cette pensée avait à peine traversé son espritque la porte s’ouvrit et qu’Obenreizer entra.

– On m’a dit dans Soho Square qu’on attendaitvotre retour dans la soirée d’hier, – lui dit Vendale en luisouhaitant la bienvenue. – Avez-vous fait de bonnes affaires enprovince ?… Êtes-vous mieux portant ?

– Mille grâces, – répondit Obenreizer, – j’aifait admirablement mes affaires. – Je suis bien !… trèsbien !… Et maintenant, quelles nouvelles ? Avez-vous deslettres de Suisse ?

– Une lettre bien extraordinaire, – ditVendale, – L’affaire a pris une tournure nouvelle, et l’on merecommande de Neufchâtel le plus profond secret sur les mesures quenous allons adopter. Ce secret doit être gardé vis-à-vis de tout lemonde.

– Sans en excepter personne ? – demandaObenreizer.

Et tout en répétant : « Personne, »il se retira d’un air pensif du côté de la croisée, à l’autre boutde la chambre, regarda pendant un moment dans la rue ; puistout à coup, revenant à Vendale.

– Sûrement, ils ont perdu la mémoire, –dit-il, – puisqu’ils ne font pas même une exception en mafaveur.

– C’est Rolland qui m’écrit, – répliquaVendale, – comme vous le dites, il doit avoir perdu la mémoire. Cecôté de l’affaire m’échappait complètement. Je souhaitais de vousvoir et de vous consulter au moment même où vous êtes entré. Jesuis pourtant lié par une défense formelle, mais je ne puis croirequ’elle vous concerne. Tout cela est bien fâcheux.

Les yeux d’Obenreizer, couverts de leur nuage,se fixèrent sur Vendale.

– Peut-être est-ce bien plus que fâcheux, –dit-il. – Je suis venu ce matin, non seulement pour avoir desnouvelles, mais pour m’offrir à vous comme intermédiaire ou commemessager. Le croirez-vous ? J’ai reçu des lettres quim’obligent à me rendre en Suisse sans tarder. J’aurais pu mecharger des pièces et documents de cette affaire et les remettre àDefresnier.

– Vous êtes bien l’homme qu’il me fallait, –fit Vendale. – Il n’y a pas cinq minutes que cherchant autour demoi et ne trouvant personne qui pût me remplacer dans le voyage,j’avais résolu de l’entreprendre moi-même… Laissez-moi relire cettelettre.

Il ouvrit la chambre de fer pour y reprendrela lettre. Obenreizer jeta un coup d’œil rapide autour de lui pourbien s’assurer qu’ils étaient seuls, le suivit à deux pas dedistance, et sembla le mesurer du regard. Vraiment, Vendale étaitplus grand que lui et sans doute plus fort. Obenreizer recula ets’approcha de la cheminée.

Vendale pendant ce temps, lisait pour latroisième fois le dernier paragraphe de la lettre. Il y avait là unavis très clair et la dernière phrase demandait au jeune négociantde suivre cet avis à la lettre.

D’un côté une grosse somme d’argent en jeu, del’autre un terrible soupçon à éclaircir. Vendale comprit que s’ilagissait à sa guise et si quelque événement arrivait ensuite etdéjouait toutes les mesures prises, la faute lui en serait imputée,le blâme retomberait sur lui seul. En sa qualité d’hommed’affaires, il n’avait vraiment qu’un parti à suivre. Il remit lalettre sous clef.

– Quel ennui ! – dit-il à Obenreizer. –Il y a sans doute ici de la part de Rolland un oubli inconcevableet qui me met dans une sotte et fausse position vis-à-vis de vous.Que dois-je faire ? Il me semble qu’ayant un si grand intérêtdans cette fâcheuse aventure dont j’ignore tous les détails, jen’ai pas la liberté de ne pas obéir aux injonctions de moncorrespondant et que je dois au contraire m’y conformer sansrésistance. Vous me comprendrez certainement. Vous me voyez esclavedes ordres que je reçois, et je ne peux assez vous dire combienj’aurais été heureux, en cette occasion, d’accepter vosservices…

– N’en parlons plus, – dit Obenreizer. – Àvotre place, je n’agirais pas différemment. Je ne suis donc pointdu tout offensé de votre conduite, et je vous remercie pour lecompliment que vous me faites…Bah ! nous serons au moinscompagnons de voyage. Vous partez avec moi aujourd’hui même.

– Aujourd’hui. Mais il faut, cela va sansdire, que je voie Marguerite.

– Assurément. Voyez-la ce soir. Vous meprendrez au passage et nous nous rendrons ensemble au chemin defer. Nous partirons à huit heures par le train poste.

– Par le train poste, – dit Vendale.

Il était plus tard que Vendale ne le croyait,lorsqu’il arriva à la maison de Soho Square. Les affaires suscitéespar ce départ précipité avaient surgi devant lui par douzaines.Toutes sortes d’obligations qu’il ne pouvait négliger le forcèrentde se résigner à cette cruelle perte d’un temps si court et siprécieux qu’il voulait consacrer à Marguerite. À sa grande surpriseet à son extrême joie, elle était seule dans le salon lorsqu’ilentra.

– Nous n’avons que peu d’instants à nous,George – dit-elle, – mais grâce à la bonté de Madame Dor nouspouvons au moins les passer tous deux seuls ensemble.

Elle lui jeta les bras autour du cou.

– George, – lui dit-elle tout bas, – avez-vousfait quelque chose qui ait pu blesser MonsieurObenreizer ?

– Moi ! – s’écria Vendale stupéfait.

– Taisez-vous, – dit-elle, – il faut que jevous parle bien bas. Rappelez-vous le petit portrait photographiéque vous m’avez donné ? Cette après-midi, je ne sais commentil le trouva sur la cheminée. Il le prit, le regarda, et moi, jevoyais son visage dans ce miroir… Ah ! je suis sûre que vousl’avez offensé. Il est vindicatif, implacable, et aussi muet qu’unetombe. Ne partez pas avec lui… George… ne partez pas !

– Mon cher amour, – répondit Vendale, – vousvous laissez égarer par votre imagination. Jamais Obenreizer et moin’avons été meilleurs amis qu’à présent.

Avant que Marguerite n’eût pu répondre, un passonore et le poids d’un corps majestueux firent trembler le parquetde la pièce voisine, et Madame Dor apparut.

– Obenreizer, – dit-elle.

Puis elle se laissa tomber lourdement sur unechaise, à sa place ordinaire, devant le poêle.

Obenreizer entra avec un sac de courrier qu’ilportait en bandoulière.

– Êtes-vous prêt ? – demanda-t-il àVendale –Puis-je porter quelque chose pour vous ?… Ehquoi ! n’avez-vous point un sac de voyage ? Je viens d’enacheter un. Regardez. Ici est la poche aux papiers. Elle est àvotre service.

– Je vous remercie, – dit Vendale, – je n’aiqu’un seul papier important, je suis forcé de ne pas m’en dessaisiret il est là, il doit rester là, jusqu’à ce que nous arrivions àNeufchâtel.

Vendale, en même temps, touchait la poche deson habit. Il sentit la main de Marguerite qui pressait la sienne.La jeune fille examinait Obenreizer jusqu’au fond de l’âme. Maisdéjà celui-ci s’était retourné vers Madame Dor, et prenait congé dela bonne dame.

– Adieu, ma chère Marguerite, – s’écria t-ilen revenant vers sa pupille pâle et épouvantée. – Allons, Vendale,êtes-vous prêt, enfin ? En route ! En route ! monami, pour Neufchâtel !

Il frappa légèrement Vendale à la poitrine, àla place où était la poche qui contenait le reçu et sortit lepremier.

Le dernier regard de Vendale fut pourMarguerite.

Les derniers mots de la jeune fille furentceux-ci :

– Ne partez pas !

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer