L’Abîme

Le rideau tombe.

 

C’est le premier jour de Mai. On se prépare àdes réjouissances sans exemple au Carrefour des Écloppés. Lescheminées fument, la salle à manger patriarcale est tapissée deguirlandes de fleurs ; Madame Goldstraw, la respectable femmede charge, est dans le feu du combat. C’est aujourd’hui que lejeune maître du logis épouse au loin sa belle fiancée, – au loin,bien au loin, en Suisse, dans la petite ville de Brietz, au pied duSimplon, tout près de ce gouffre terrible d’où l’ont retiré vivantson courage et son amour.

Les cloches, à Brietz, sonnent à toute volée.Les rues sont pavoisées de drapeaux et retentissent du bruit de lamusique et des carabines. Des tonneaux de vin ornés de banderoleslaissent couler la précieuse liqueur sous une tente qu’on a dresséedevant l’auberge, et l’on y prépare un banquet où tout le mondeviendra s’asseoir.

Pourquoi ces cloches ? Pourquoi cesbannières ? Ces draperies aux fenêtres, ces coups de feu, etcet orchestre ? Pourquoi la petite ville est-elle enliesse ? Pourquoi le cœur de ces rustiques habitants est-il enjoie ?

La nuit dernière, la tempête a mugi ; lesmontagnes sont de nouveau couvertes de neige ; mais le soleilbrille, l’air est frais et embaumé ; les clochers de zinc desvillages dans la vallée ressemblent à de l’argent bruni ; lachaîne des Alpes, aussi loin qu’on peut l’embrasser du regard, estun long nuage blanc, dans le ciel bleu.

Par les soins des bonnes gens de Brietz, unarc de triomphe en feuillage s’élève en travers de la rue que lesnouveaux mariés vont suivre en revenant de l’église.

On y lit d’un côté cetteinscription :

Honneur et Amour.

De l’autre :

À Marguerite Vendale.

C’est qu’ils sont fiers de leur jeune et bellecompatriote, c’est qu’ils en sont enthousiastes. Ils veulent lasaluer par le nom de son mari, au sortir de l’église. C’est unesurprise qu’ils lui ont ménagée. Aussi vont-ils la conduire autemple par des rues tortueuses qui passent derrière lesmaisons.

Voilà sans doute un projet qui n’était pasdifficile à accomplir dans cette tortueuse ville de Brietz.

Ainsi tout est prêt. C’est à pied qu’on serendra à l’église, et l’on en reviendra de même. Dans la plus bellechambre de l’auberge ornée pour la fête, les fiancés, le notaire deNeufchâtel, Monsieur Bintrey, Madame Dor, et un certain compagnongros et grand populaire sons le nom de MonsieurZhoé-Lad-elle étaient réunis.

En vérité Madame Dor était gantée d’une pairede gants qui étaient à elle. Elle ne levait plus les bras au ciel,mais elle les avait jetés tous les deux autour du cou de lamariée ; le reste de l’assistance devait se contenter de lavue de son large dos jusqu’à la fin.

– Mon amour, ma beauté, – soupirait la bonnedame, – pardonnez-moi d’avoir jamais pu être sa chatte.

– Sa chatte, Madame Dor ? – répétaMarguerite au comble de l’étonnement.

– Eh ! oui, sa chatte, ma mignonne, carj’étais chargée de surveiller la charmante petite souris…

Et cette explication originale de son anciennesoumission à Obenreizer ne sortit de la bouche de Madame Dorqu’avec un cruel sanglot.

– Madame Dor, vous avez été toujours notremeilleure amie… George, dites-le-lui donc, que nous la regardonscomme notre amie !

– Sûrement, ma chérie, que serions-nousdevenus sans elle ?

– Vous êtes tous les deux si généreux et sibons ; – s’écria la vieille Suissesse repentante.

Puis revenant à son idée :

– C’est égal, – dit-elle, – j’ai été sachatte !…

– Oui, mais comme la chatte des contes defées, ma bonne Madame Dor, – dit Vendale en l’embrassant sur lesdeux joues. – Vous êtes une femme loyale et franche, et lasympathie que vous aviez pour les deux pauvres amoureux au supplicea été aussi franche que votre cœur.

– Je ne veux en aucune façon priver Madame Dorde sa part d’embrassades, – fit Bintrey en tirant sa montre, – etje ne trouve pas mauvais de vous voir réunis tous trois dans uncoin comme les Trois Grâces. Je fais simplement la remarque quel’heure est venue et que nous pourrions nous mettre en marche. Quelest votre sentiment à ce sujet, Monsieur Laddle ?

– Limpide, Monsieur, – répliqua Joey avec unegrimace tout aimable. – C’est étonnant, Monsieur, comme je me senslimpide dans tout mon être, depuis que j’ai vécu quelques semainessur la terre. Jamais je n’y avais passé si longtemps et cela m’afait beaucoup de bien. Par exemple, je conviens que si, auCarrefour des Écloppés, je me trouve quelquefois un peu tropau-dessous de la terre, au sommet du Simplon, je me trouvais un peutrop au-dessus. J’ai rencontré le milieu ici, Monsieur… Là, si j’aijamais pris la vie gaiement depuis que je suis au monde, c’est bienaujourd’hui. Et je compte le montrer en portant certain toast àtable. Voilà mon toast : « Que Dieu les bénisse tous lesdeux ! »

– J’appuierai le toast, – fit Bintrey. – Etmaintenant, Monsieur Voigt, à nous deux, comme de vieux amis. Brasdessus, bras dessous, marchons ensemble.

La foule attendait aux portes, on pritgaiement le chemin de l’église, et cet heureux mariage futaccompli.

La cérémonie n’était point encore terminéequand on vint du dehors quérir le notaire.

Il sort, et bientôt de retour, il se tientdebout, derrière Vendale, qu’il touche à l’épaule.

– Allez à la porte de côté, – dit-il, – etseul. Confiez-moi votre femme pour un moment.

Sur le seuil de cette porte se tenaient lesdeux guides de l’Hospice, couverts de neige, exténués par unelongue route. Ils souhaitèrent toutes sortes de bonheur à Vendale,puis…

Puis chacun d’eux mit sa forte main surl’épaule du jeune homme, et le premier lui dit :

– La litière est ici, la même dans laquelle onvous a transporté à l’Hospice, la même !…

– La litière, ici ! – fit Vendale. –Pourquoi ?

– Silence… Pour l’amour de votre femme… Votrecompagnon de ce jour-là…

– Que lui est-il arrivé ?

Le guide regarda son camarade comme pour lesommer de lui donner du courage.

– Il est là, – dit-il.

– Pendant quelques jours, – reprit le guide, –il a vécu au premier Refuge. Le temps était alternativement beau etmauvais…

– Eh bien ? – fit Vendale.

– Il est arrivé à notre Hospice avant-hier, ets’étant réconforté par un bon sommeil, par terre, devant le feu,enveloppé dans son manteau, il se détermina à partir avant le jour,pour continuer sa route jusqu’à l’Hospice voisin. Cette partie duchemin lui inspirait de grandes craintes, il pensait qu’elle seraitplus mauvaise le lendemain.

– Achevez…

– Il partit seul. Il avait déjà dépassé lagalerie, lorsqu’une avalanche, semblable à celle qui tomba derrièrevous près du pont de Ganther…

– Cette avalanche l’a tué ?

– Nous l’avons trouvé broyé, brisé enmorceaux… mais, monsieur, pour l’amour de votre femme… nous l’avonsapporté ici sur la litière pour qu’on l’ensevelisse. Il faut quenous montions la rue et pourtant elle ne doit pas le voir, elle… ceserait une malédiction que de faire passer la litière sous I’arcadede verdure, avant qu’elle n’y ait passé… nous allons la déposer surune pierre au coin de la seconde rue à droite, et lorsque vousdescendrez de l’église, nous nous placerons devant. Mais tâchez quevotre femme ne la voie point et qu’elle ne tourne pas la tête quandelle sera passée… Allez ! ne perdez point de temps. Ellepourrait s’inquiéter de votre absence… Allez !

Vendale retourna vers sa femme. Ce joyeuxcortége les attendait à la grande porte de l’église. Ilsdescendirent la rue au milieu du carillon des cloches, desdécharges de mousqueterie, des drapeaux qui s’agitaient, desinstruments de cuivre qui faisaient rage, des acclamations, descris, des rires, et des pleurs de toute la ville, enivrée duplaisir de les voir heureux. Toutes les têtes se découvraient surleur passage, les enfants leur envoyaient des baisers.

– Que la bénédiction du Ciel descende sur lajeune fille courageuse ! – s’écriait-on de toutes parts. –Voyez ! comme elle s’avance noblement dans sa jeunesse et danssa beauté, au bras de celui à qui elle a sauvé la vie !

Lorsqu’on arriva au coin de la seconde rue àdroite Vendale se pencha à son oreille et lui parla longuement toutbas. Lorsqu’ils eurent franchi le coin sinistre, Vendale, pressantle bras de Marguerite sous le sien, lui dit :

– Pour des raisons que je vous ferai connaîtreplus tard, ne vous retournez pas, ma chérie.

Mais lui, il tourna la tête.

Il vit la litière et ses porteurs quipassaient sous l’arc triomphal.

Et il continua de marcher avec Marguerite ettout le cortège de la noce, – descendant vers la riante vallée.

 

FIN.

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