L’Abîme

DEUXIÈME ACTE.

Vendale se déclare.

 

L’été et l’automne s’étaient écoulés. Onarrivait à la Noël et à l’année nouvelle.

Comme deux loyaux exécuteurs testamentaires,déterminés à remplir leur devoir envers le mort, Vendale et Bintreyavaient tenu plus d’un conseil. L’homme de loi avait fait toutd’abord ressortir l’impossibilité matérielle de suivre aucunemarche régulière. Tout ce qui pouvait être fait d’utile et de sensépour découvrir le propriétaire légitime du bien qu’ils avaiententre les mains n’avait-il pas été fait par Wilding lui-même ?Il résultait clairement de l’insuccès de ces différentes tentativesque le temps ou la mort n’avaient laissé aucune trace de l’enfantadopté. À quoi bon continuer à faire des annonces, si l’on nevoulait point entrer dans certaines particularitésexplicatives ; et si l’on y entrait, n’était-on pas sûr devoir arriver la moitié des imposteurs de l’Angleterre ?

– Si nous trouvons quelque jour une chance,une occasion, – disait Bintrey, – nous la saisirons aux cheveux…sinon… Eh bien, réunissons-nous pour une autre consultation aupremier anniversaire de la mort de Wilding.

Tel fut l’avis de l’homme d’affaires. C’estainsi que Vendale, bien qu’animé du plus sérieux désir de remplirle vœu de l’ami qu’il avait perdu, fut contraint de laisser, pourle moment, dormir cette affaire.

Abandonnant donc les intérêts du passé poursonger à ceux de l’avenir, le jeune homme voyait devant ses yeuxcet avenir de plus en plus incertain. Des mois s’étaient écoulésdepuis sa première visite à Soho Square, et jusqu’alors le seullangage dont il eût pu se servir pour faire comprendre à Margueritequ’il l’aimait, avait été celui des yeux, fortifié quelquefois d’unrapide serrement de mains. Quel était donc l’obstacle quis’opposait à l’avancement de ses espérances ? Toujours lemême. Les occasions se présentaient en vain, et Vendale avait beauredoubler d’efforts pour arriver à causer seul à seul un momentavec Marguerite, toutes ses tentatives se terminaient par le mêmedéboire et le même accident. À l’instant favorable Obenreizertrouvait le moyen d’être là.

Que faire ? On était aux derniers joursde l’année. Vendale crut avoir, enfin, rencontré un hasard propice,et il se jura, cette fois, d’en profiter pour entretenir la jeuneSuissesse. Il venait de recevoir un billet tout cordiald’Obenreizer qui le conviait, à l’occasion du nouvel an, à un petitdîner de famille dans Soho Square.

« Nous ne serons que quatre convives, »disait la lettre.

– Nous ne serons que deux ! – se ditVendale avec résolution.

La solennité du jour de l’an chez les Anglaisconsiste à donner à dîner ou à se rendre aux dîners d’autrui, riende plus. Au delà du détroit, c’est la coutume, en pareil jour, quede donner et de recevoir des présents. Or, il est toujours possibled’acclimater une coutume étrangère, et Vendale n’hésita pas uninstant à en faire l’essai. La seule difficulté pour lui fut dedécider quel cadeau il allait faire à Marguerite. Si ce cadeauétait trop riche, l’orgueil de cette jolie fille de paysan, quisentait avec impatience l’inégalité de leur condition sociale àtous deux, en serait blessé. Un présent qu’un homme pauvre eûtaussi bien pu faire que lui, parut à Vendale le seul qui fûtcapable de trouver le chemin du cœur de la Suissesse. Il résistadonc fortement à la tentation que les diamants et les rubisfaisaient naître devant ses yeux et il fit l’emplette d’une brocheen filigrane de Gênes, l’ornement le plus simple qu’il eût pudécouvrir dans la boutique du joaillier.

Le jour du dîner, comme il entrait dans lamaison de Soho Square, Marguerite vint au-devant de lui. Il glissadoucement sou cadeau dans la main de la jeune fille.

– C’est le premier jour de l’an que vouspassez en Angleterre, – lui dit-il, – voulez-vous me permettred’imiter ce qui se fait à pareil jour dans votre pays ?

Elle le remercia, non sans un peu decontrainte, regardant l’écrin et ne sachant ce qu’il pouvaitcontenir. Lorsqu’elle l’eut ouvert et qu’elle vit la simplicité decette offrande, elle devina sans peine l’intention du jeune homme,et se tournant vers lui toute radieuse, son regard luidisait : « Pourquoi vous cacherais-je que vous avez su meplaire et me flatter ? »

Vendale ne l’avait jamais trouvée si charmantequ’en ce moment dans son costume d’hiver : une jupe en soie decouleur sombre, un corsage de velours noir montant jusqu’au cou etgarni d’un duvet de cygne. Jamais il n’avait admiré si fort lecontraste de ses cheveux noirs et de son teint éblouissant. Ce nefut que lorsqu’elle le quitta pour s’approcher d’un miroir etsubstituer sa broche de filigrane à celle qu’elle portaitauparavant, que Vendale s’aperçut de la présence des autrespersonnes assises dans la chambre. Les mains d’Obenreizer prirentalors possession de ses coudes, et son hôte le remercia del’attention qu’il avait eue pour Marguerite.

– Un présent d’une si grande simplicitétémoigne chez celui qui l’a fait d’un tact bien délicat ! –dit-il d’un air presque imperceptible de raillerie.

Vendale, en ce moment, s’aperçut qu’il y avaitun autre invité que lui-même à ce repas de famille.

Un seul invité. Obenreizer le lui présentacomme un compatriote et un ami. La figure de ce compatriote étaitinsignifiante et morne ; le corps de cet ami était gros ;son âge : c’était l’automne de la vie. Dans le courant de lasoirée il eut occasion de développer deux talents ou deux capacitéspeu ordinaires. Personne ne savait mieux être muet, personne nevidait plus lestement les bouteilles que l’ami et le compatrioted’Obenreizer.

Madame Dor n’était point dansl’appartement ; on ne manqua pas d’expliquer son absence. Ilparait que les habitudes de la bonne dame étaient si simplesqu’elle ne dînait jamais qu’au milieu du jour.

– Elle viendra s’excuser dans la soirée, – ditObenreizer.

Vendale se demanda si l’absence de Madame Dorn’avait pas une autre raison que la simplicité de son goût. Ilpensa qu’elle avait pour une fois interrompu ses occupationsdomestiques ordinaires, qui consistaient à nettoyer des gants etqu’elle daignait faire la cuisine. La vérité de cette suppositionse manifesta dès les premiers plats qu’on servit et quitémoignaient d’un art culinaire bien supérieur à la cuisineAnglaise élémentaire et brutale. Le dîner fut parfait. Quant auxvins, les gros yeux toujours roulants du convive muet lescélébraient avec éloquence, et les convoitaient, ravis, en extase.Il disait un : Bon ! quand la bouteille arrivaitpleine ; il soupirait un : Ah ! quand on laremportait vide. Ce fut là toute la somme d’esprit et de gaietéqu’il dépensa durant le repas.

Le silence est parfois contagieux ;accablés par leurs soucis personnels, Marguerite et Vendalecédaient à ce bel exemple de mutisme. Tout le poids de laconversation retomba sur Obenreizer qui l’accepta bravement.

Il ouvrit et répandit son cœur.

– Je suis un étranger éclairé, – dit-il.

Et le voilà chantant les louanges del’Angleterre !

Et quand tous les autres sujets furentépuisés, il revint à cette source inépuisable, faisant toujourscourir ce petit ruisseau avec la main.

– Examinez cette nation Anglaise. Quels hommesgrands, et robustes, et propres ! Considérez les villes.Quelle magnificence dans les édifices ! Quel ordre et quellerégularité dans les rues ! Admirez leurs lois qui combinentl’éternel principe de la justice avec cet autre éternel principe durespect et de l’amour des livres, des shillings, et despence ? Est-ce qu’en Angleterre, on n’applique point ceproduit monnayé à toutes les injures civiles, depuis l’injure faiteà l’honneur d’un homme jusqu’à l’injure faite à son nez ? Vousavez séduit ma fille, allons ! des pence, des shillings, etdes livres ! Vous m’avez renversé et donné des horions sur laface ! des livres, des pence, et des shillings. Après cela, jevous le demande, où la prospérité matérielle d’un tel payspourrait-elle s’arrêter ?

Obenreizer plongeant du regard dans l’avenir,chercha vainement à entrevoir la fin de cette prospérité sansbornes ! Son enthousiasme demanda la permission, suivant lamode Anglaise, de s’exhaler dans un toast.

– Voilà notre modeste dîner terminé ! –s’écria-t-il. – Voilà notre frugal dessert sur la table !Voici l’admirateur de l’Angleterre qui se conforme aux habitudesAnglaises, et qui fait un speach. Un toast à ces blanches falaisesd’Albion, Monsieur Vendale ? Un toast à vos vertuspatriotiques, à votre heureux climat, à vos charmantes femmes, àvos foyers, à votre Habeas corpus, à toutes vosinstitutions, à l’Angleterre ! Heep !… heep !…heep !… hooray !…

À peine Obenreizer avait-il poussé cettedernière note du vivat Britannique, à peine l’ami muet avait-ilsavouré la dernière goutte contenue dans son verre, que le festinfut interrompu par un coup frappé à la porte. Une servante entra,apportant un billet à son maître. Obenreizer l’ouvrit, le lut, letendit tout ouvert à son compatriote, avec une expression decontrariété visible. L’esprit engourdi de Vendale se réveilla toutà coup. Le jeune homme se mit à surveiller son hôte. Avait-il enfintrouvé un allié sous la forme de ce billet si mal accueilli par leSuisse ? Le hasard si longtemps attendu se présentait-ilenfin ?

– J’ai bien peur qu’il n’y ait pas de remède,– dit Obenreizer à son compatriote, – et que nous soyons forcés desortir.

L’ami muet lui rendit la lettre en levant lesépaules et se versa une demi-rasade. Ses gros doigts s’enroulèrentavec tendresse autour du goulot de la bouteille, comme s’il voulaitla presser amoureusement encore une fois avant que de lui direadieu. Ses gros yeux considéraient Marguerite et Vendale comme àtravers un brouillard. Il fit un terrible effort et une phraseentière sortit tout d’un trait de sa bouche.

– Je crois, – dit-il, – que j’aurais désiré unpeu plus de vin.

Après quoi le souffle lui manqua. Il respiraconvulsivement et se dirigea vers la porte.

– Je suis blessé, confus, et au désespoir dece qui arrive, – dit Obenreizer à Vendale. – Un malheur est arrivéà l’un de mes compatriotes. Il est seul ; mon ami que voilà etmoi, nous n’avons pas d’autre alternative que de nous rendre auprèsde lui et de le secourir. Que puis-je vous dire pourm’excuser ? Comment vous dépeindre mon désappointement de mevoir ainsi privé de l’honneur de votre compagnie ?…

Il s’arrêta avec l’espérance visible queVendale allait prendre son chapeau et se retirer. Mais celui-cicroyait enfin avoir saisi l’occasion d’un tête-à-tête avecMarguerite.

– Je vous en prie, – dit-il, – ne vous désolezpas si fort. J’attendrai ici votre retour avec le plus grandplaisir.

Marguerite rougit vivement et alla s’asseoirdevant son métier à tapisserie dans l’embrasure de la croisée. Lesyeux d’Obenreizer se couvrirent de leur nuage, un sourire quelquepeu amer passa sur ses lèvres. Dire à Vendale qu’il n’espéraitpoint rentrer de bonne heure, c’eût été risquer d’offenser un hommedont la bienveillance lui était d’une importance commercialesérieuse. Il accepta donc sa défaite avec la meilleure grâcepossible.

– À la bonne heure ! – s’écria-t-il, –que de franchise !… que d’amitié !… Comme c’est bienAnglais, cela !

Il s’agitait fort, ayant l’air de chercherautour de lui un objet dont il avait apparemment besoin. Ildisparut un moment par la porte qui s’ouvrait sur la pièce voisine,revint avec son chapeau et son paletot, annonça qu’il rentreraitaussitôt qu’il le pourrait, pressa les coudes de Vendale, et sortitavec l’ami muet.

Vendale se retourna vers la fenêtra oùMarguerite s’était assise.

Là, comme s’il était tombé du plafond ou sortidu parquet, là dans son attitude sempiternelle, le visage tournévers le poêle, se trouvait un obstacle inattendu, sous la forme deMadame Dor. Elle se souleva, regarda par-dessus sa large etplantureuse épaule, et retomba comme une masse sur sa chaise.Travaillait-elle ? Oui. À nettoyer les gantsd’Obenreizer ? Non. À repriser ses bas.

La situation devenait trop cruelle. Deuxmoyens se présentèrent à l’esprit de Vendale. Était-il possible dese défaire de Madame Dor, et de la fourrer dans son poêle ? Lepoêle ne pourrait la contenir. Était-il possible de traiter labonne dame non plus comme une personne vivante, mais comme un objetmobilier ? Pouvait-on, avec un effort d’intelligence, arriverà la considérer, par exemple, comme une commode, et sa coiffure degaze noire comme un objet qu’on aurait laissé traîner dessus paraccident ! Oui, l’on pouvait faire cet effort, etl’intelligence de Vendale le fit. Il alla prendre place dansl’enfoncement de la croisée à l’ancienne mode, tout près deMarguerite et de son métier. La commode fit un léger mouvement,mais ne le fit suivre d’aucune observation. Rappelez-vous ici qu’ungros meuble est difficile à remuer.

Plus silencieuse et plus contrainte qu’àl’ordinaire, Marguerite était émue. Ses belles couleurss’effacèrent de ses joues ; une énergie fiévreuse courut dansses doigts ; la jeune fille se pencha sur sa broderie,travaillant avec autant d’activité que si elle travaillait pourvivre. Vendale n’était guère moins agité ; il sentait combiende ménagements il fallait prendre pour amener doucement Margueriteà écouter son aveu, et à lui en faire un autre en échange. L’amourd’une jeune fille est chose délicate, qu’il ne faut point traiterbrusquement ; aussi Vendale essaya-t-il d’abord d’un systèmed’approches graduelles ; il prit des détours et écouta d’unair soumis la voix qui, tout bas, l’avertissait d’être pluscirconspect. Adroitement, il ramena la mémoire de Marguerite versle passé, vers l’époque de leur première rencontre lorsqu’ilsvoyageaient en Suisse. Ils firent ainsi revivre entre eux lessensations d’autrefois, et les souvenirs de cet heureux temps quin’était plus. Peu à peu la contrainte de Marguerite sedissipa ; elle sourit, elle écouta Vendale ; elle luisouriait et son aiguille devenait paresseuse. Elle fit plus d’unfaux point dans son ouvrage. Cependant les deux jeunes gens separlaient de plus en plus ouvertement à voix basse, leurs deuxvisages se penchaient l’un vers l’autre.

Madame Dor se conduisit comme un ange. Pas uneseule fois elle ne se retourna, ni ne souffla mot. Elle continuaità se débattre avec les bas d’Obenreizer, les tenant serrés sous sonbras gauche et levant le bras droit vers le ciel. Il y eut pour lesamoureux de délicieux et indescriptibles moments, où Madame Dorparaissait vraiment être assise sens dessus dessous et ne pluscontempler que ses jambes, ses propres et respectables jambes quis’agitaient en l’air. Ces mouvements ascensionnels se succédaient,mais plus lentement, à mesure que les minutes s’écoulaient. En mêmetemps, sur la tête de Madame Dor, la gaze noire se balançait,tombait en avant, revenait en arrière. Un paquet de bas s’échappades genoux de la bonne dame et demeura sur le parquet ; unénorme peloton de laine suivit les bas et s’en alla rouler sur latable. La coiffure de gaze entra de nouveau en danse. Un sonétrange, qui ressemblait un peu au miaulement d’un gros chat, unpeu au cri d’une planche de bois tendre qu’on rabote, s’élevaau-dessus des chuchotements de nos deux amoureux. C’est que lanature et Madame Dor s’étaient entendues ensemble pour le plusgrand bonheur de Vendale ; la vieille Suissesse, la meilleuredes femmes, dormait.

Marguerite se leva pour l’arracher auxdouceurs de ce repos d’occasion. Vendale retint la jeune fille parle bras et la repoussa doucement vers sa chaise.

– Ne la dérangez pas, – murmura-t-il. – J’ailongtemps attendu le moment de vous dire un secret. Laissez-moiparler enfin.

Marguerite reprit sa place, elle essaya dereprendre son aiguille, mais ses yeux étaient couverts d’un voileet sa main tremblait.

– Nous rappelions, tout à l’heure, – ditVendale, – cet heureux temps où nous nous sommes rencontrés et où,pour la première fois, nous avons voyagé ensemble. Oh ! j’aiun aveu à vous faire, Marguerite, je vous ai caché quelque chose.Lorsque plus tard je vous parlai de ce premier voyage, je vous fispart de toutes les impressions que j’avais rapportées enAngleterre, une seule exceptée. Pouvez-vous deviner quelle étaitcette impression qui effaçait toutes les autres ?

Les yeux de Marguerite demeurèrent fixés sursa broderie, elle détourna son visage. De grands signes de troublecommencèrent à se manifester sur son chaste corsage de veloursnoir, non loin des blanches régions dont la broche de filigranefermait le passage. Elle ne répondit pas un mot. Et cependantVendale insistait sans pitié pour obtenir une réponse.

– Cette impression, que je rapportais deSuisse, – dit-il, – quelle était-elle ?… Ne pouvez-vous ladeviner ?

Cette fois, elle tourna les yeux vers lui. Unfaible sourire effleurait ses lèvres.

– L’impression de la beauté des montagnes, jepense, – dit-elle.

– Non… non… une émotion bien plus précieuseque celle-là !…

– De la beauté des lacs, alors ?…

– Non, les lacs me sont devenus plus chersparce qu’ils me rappellent cette émotion qu’aucun mot ne peutrendre. J’aime les lacs, mais leur beauté n’est pas si étroitementliée à mon bonheur dans le présent et à mes espérances d’avenir.C’est de vous que ce bonheur dépend. Vous seule pouvez me rendre lavie aimable et belle, Marguerite, par un mot tombé de vos lèvres.Je vous aime !…

Le front de Marguerite se pencha lorsqueVendale lui prit la main. Il attira la jeune fille vers lui et laregarda. Des larmes s’échappaient de ses beaux yeux célestes etroulaient doucement sur ses joues polies.

– Oh ! Monsieur Vendale, – dit-elletristement, – il eût été bien mieux de garder votre secret.Avez-vous oublié la distance qui est entre nous ? Ce que vousdites ne peut jamais… jamais être…

– Il ne peut y avoir de distance entre nous,que celle que vous creuserez vous-même, Marguerite, en ne m’aimantpoint lorsque je vous aime. Il n’y a pas de plus haut rang que levôtre dans le royaume de la bonté et de la beauté. Dites-moi,Marguerite, dites-moi tout bas ce seul petit mot que je vousdemande et qui m’apprendra si vous voulez être ma femme.

Elle soupira.

– Pensez à votre famille, – murmura-t-elle, –et pensez à la mienne !

Vendale l’attira de plus près sur soncœur.

– Si vous vous laissez arrêter par un obstaclecomme celui-là, – dit-il, – savez-vous ce que je croirai,Marguerite ?… C’est que je vous ai offensée.

Marguerite tressaillit.

– Oh ! ne croyez pas cela ! –s’écria-t-elle.

Ces mots n’étaient pas encore sortis de seslèvres qu’elle comprit le sens que Vendale ne pouvait manquer deleur donner. Son aveu lui avait échappé malgré elle ; unerougeur charmante couvrit son visage ; elle fit un effort pourse dégager de l’embrassement du jeune homme ; elle leregardait d’un air suppliant ; elle essaya de parler, mais savoix expira sur ses lèvres dans un baiser qu’il venait d’yimprimer.

– Laissez-moi, – dit-elle, – laissez-moi meretirer, Monsieur Vendale.

– Appelez-moi George.

Marguerite laissa la tête du jeune homme sereposer sur son sein. Son cœur enfin s’élançait vers lui.

– George ! – murmura-t-elle.

– Dites-moi que vous m’aimez.

Ses bras enlacèrent le cou de George, sabouche toucha la joue brûlante du jeune homme, et elle murmura cesmots délicieux :

– Je vous aime !

Il y eut un moment de silence, bientôt troublépar le bruit de la porte de la maison qui s’ouvrait et serefermait. Ce bruit arriva par bonheur aux oreilles distraites desdeux amants, dans le silence de cette soirée d’hiver, et Margueritese leva en sursaut.

– Laissez-moi partir, – dit-elle, – c’estlui ! Elle sortit précipitamment de la chambre et toucha, enpassant, l’épaule de Madame Dor. La bonne dame s’éveilla avec unronflement terrible, regarda par-dessus son épaule gauche,par-dessus son épaule droite, puis sur ses genoux. Elle n’ydécouvrit ni bas, ni laine, ni aiguille. Cependant les pasd’Obenreizer retentissaient dans l’escalier.

– Mon Dieu ! – dit Madame Dor,s’adressant au poêle.

Vendale ramassa les bas et le peloton, et jetale tout à Madame Dor.

– Mon Dieu ! – répéta-t-elle, – tandisque cette avalanche s’engloutissait dans son vaste giron.

La porte s’ouvrit. Obenreizer entra. Dupremier coup d’œil, il vit que Marguerite était absente.

– Eh ! quoi ! – s’écria-t-il, – manièce s’est retirée ! Ma nièce n’est point restée pour vousfaire compagnie, Monsieur Vendale. C’est impardonnable, je vais laramener.

Vendale l’arrêta.

– Ne dérangez pas Mademoiselle Obenreizer, –dit-il. – Je vois que vous êtes revenu sans votre ami.

– Il est resté auprès de notre compatriotepour le consoler. Une scène à déchirer le cœur, Monsieur Vendale.Les pénates au Mont de Piété ! Toute une famille plongée dansles larmes ! Nous nous sommes tous embrassés en silence. Monami était le seul qui fût resté maître de lui !

Là-dessus, il envoya chercher du vin.

– Puis-je vous dire un mot en particulier,Monsieur Obenreizer ? – lui demanda Vendale.

– Assurément.

Obenreizer se tourna vers Madame Dor.

– Bonne et chère créature, vous succombez aubesoin de repos, – lui dit-il, – Monsieur Vendale vousexcusera.

Madame Dor se mit en route et n’accomplit pas,sans peine, le grand voyage du poêle à son lit. Chemin faisant,elle laissa tomber un bas ; Vendale le ramassa et ouvrit laporte à la bonne dame. Elle fit un pas en avant. Voilà encore unbas par terre ! Vendale se baissa de nouveau et Obenreizerintervint avec force excuses, tout en lançant à la vieilleSuissesse certain regard qui acheva de la mettre en désordre. Cettefois, tous les bas roulèrent ensemble sur le parquet, et, frappéed’épouvante, Madame Dor s’enfuit, tandis qu’Obenreizer balayait desdeux mains tout le parquet avec fureur.

– Madame Dor ! – s’écria-t-il.

– Mon Dieu !

On entendit un sifflement dans l’air et MadameDor disparut sous une grêle de bas. Obenreizer ne se possédaitplus.

– Que devez-vous penser, Monsieur Vendale, –s’écria-t-il, – de ce déplorable empiétement des détailsdomestiques dans ma maison ? Quant à moi, j’en rougisvraiment. Ah ! nous commençons mal la nouvelle année :tout a été de travers ce soir. Asseyez-vous, je vous prie, etdites-moi ce que je puis vous offrir. Ne prouverons-nous pointensemble notre respect à une de vos grandes institutionsAnglaises ? Ma foi, mon étude, à moi, toute mon étude, c’estd’être un joyeux compagnon. Je vous propose un grog.

Vendale déclina le grog, avec tout le respectvoulu pour cette grande institution ironiquement célébrée parObenreizer.

– Je désire vous parler d’une chose quim’intéresse, plus qu’aucune autre au monde, – reprit-il. – Vousavez pu remarquer, dès les premiers moments où nous nous sommesrencontrés, l’admiration que m’a inspirée votre charmantenièce.

– Vous êtes bon, Monsieur Vendale. Au nom dema nièce, je vous remercie.

– Peut-être avez-vous aussi observé dans cesderniers temps que mon admiration pour Mademoiselle Obenreizers’était changée en un sentiment plus profond… plustendre ?

– L’appellerons-nous le sentiment de l’amitié,Monsieur Vendale ?

– Donnez-lui le nom d’amour… et vous serezplus près de la vérité.

Obenreizer fit un bond hors de son fauteuil.Le battement étrange, à peine perceptible, qui était chez lui leplus sûr indice d’une prochaine colère, se fit voir sur sesjoues.

– Vous êtes le tuteur de MademoiselleMarguerite, – continua Vendale, – je vous demande de m’accorder laplus grande des faveurs, la main de votre nièce…

Obenreizer retomba sur sa chaise.

– Monsieur Vendale, – dit-il, – vous mepétrifiez.

– J’attendrai, – fit Vendale, – j’attendraique vous soyez remis.

– Bon ! – murmura Obenreizer, – un motavant que je revienne à moi ! Vous n’avez rien dit de toutceci à ma nièce.

– J’ai ouvert mon cœur tout entier àMademoiselle Marguerite, et j’ai lieu d’espérer…

– Quoi ! – s’écria Obenreizer, – vousavez fait une pareille demande à ma nièce sans avoir pris monconsentement… Vous avez fait cela ?

Il frappa violemment sur la table et, pour lapremière fois, perdit toute puissance sur lui-même.

– Quelle conduite est la vôtre ! –s’écria-t-il, – et. comment, d’homme d’honneur à homme d’honneur,pourriez-vous la justifier ?

– Ma justification est bien simple, – repartitVendale sans se troubler ; – c’est là une de nos coutumesAnglaises. Or, vous professez une grande admiration pour lesinstitutions et les habitudes de l’Angleterre. Je ne puishonnêtement vous dire que je regrette ce que j’ai fait. Je me doisseulement à moi-même de vous assurer que dans cette affaire je n’aipas agi avec l’intention de vous manquer de respect. Ceci établi,puis-je vous prier de me dire franchement quelle objection vousélevez contre ma demande ?

– Quelle objection ? – dit Obenreizer,c’est que ma nièce et vous n’êtes pas de la même classe. Il y ainégalité sociale. Ma nièce est la fille d’un paysan, vous êtes lefils d’un gentleman. Vous me faites beaucoup d’honneur… beaucoupd’honneur, – reprit-il en revenant peu à peu à la politesseobséquieuse dont il ne s’était jamais départi avant ce jour, – unhonneur qui ne mérite pas moins que toute ma reconnaissance ;Mais je vous le dis, l’inégalité est trop manifeste, et, de votrepart, le sacrifice serait trop grand. Vous autres Anglais, vousêtes une nation orgueilleuse. J’ai assez vécu dans ce pays poursavoir qu’un mariage comme celui que vous me proposez serait unscandale. Pas une main ne s’ouvrirait devant votre paysanne defemme, et tous vos amis vous abandonneraient…

– Un instant, – dit Vendale, – l’interrompantà son tour, – je puis bien prétendre en savoir autant sur mescompatriotes en général, et sur mes amis en particulier, quevous-même. Aux yeux de tous ceux dont l’opinion a quelque prix pourmoi, ma femme même serait la meilleure explication de mon mariage.Si je ne me sentais pas bien sûr… remarquez que je dis bien sûr…d’offrir à Mademoiselle Marguerite une situation qu’elle puisseaccepter sans s’exposer à aucune humiliation, entendez-vous bien,aucune !… je ne demanderais pas sa main… Y a-t-il un autreobstacle que celui-là ?… Avez-vous à me faire une autreobjection qui me soit personnelle ?

Obenreizer lui tendit ses deux mains en formede protestation courtoise.

– Une objection qui vous soitpersonnelle ! – dit-il, – cher monsieur, cette seule questionest bien pénible pour moi.

– Bon ! – dit Vendale, – nous sommes tousdeux des gens d’affaires. Vous vous attendez naturellement à mevoir justifier devant vos yeux de mes moyens d’existence, je puisvous expliquer l’état de ma fortune en trois mots : j’aihérité de mes parents vingt mille livres. Pour la moitié de cettesomme, je n’ai qu’un intérêt viager qui, si je meurs, seraréversible sur ma veuve. Si je laisse des enfants le capital ensera partagé entre eux quand ils seront majeurs. L’autre moitié demon bien est à ma libre disposition. Je l’ai placée dans notremaison de commerce, que je vois prospérer chaque jour ;cependant je ne puis en évaluer aujourd’hui les bénéfices à plus dedouze cents livres par an. Joignez à cela ma rente viagère, c’estun total de quinze cents livres. Avez-vous quelque chose à dire àce sujet contre moi ?

Obenreizer se leva, fit un tour dans lachambre. Il ne savait absolument plus que dire ni que faire.

– Avant que je réponde à votre dernièrequestion, – dit-il, – après un petit examen discret de lui-même, –je vous demande la permission de retourner pour un moment auprès deMademoiselle Obenreizer. J’ai conclu d’un mot que vous m’avez dittout à l’heure qu’elle répondait à vos sentiments.

– C’est vrai, – fit Vendale, – j’ail’inexprimable bonheur de savoir qu’elle m’aime.

Obenreizer demeura d’abord silencieux. Lenuage couvrit ses prunelles, le battement imperceptible agita sesjoues.

– Excusez-moi quelques minutes, – dit-il avecsa politesse cérémonieuse, – je voudrais parler à ma nièce.

Puis il salua Vendale et quitta lachambre.

Vendale, demeuré seul, se mit à rechercher lacause de ce refus inattendu qu’il rencontrait. Obenreizer l’avaitconstamment empêché depuis quelques mois de faire sa cour àMarguerite. Maintenant il s’opposait à un mariage si avantageuxpour sa nièce, que son esprit ingénieux même ne pouvait trouver àl’encontre aucune raison sérieuse. Incompréhensible conduite quecelle d’Obenreizer ! Qu’est-ce que cela voulaitdire ?

Pour se l’expliquer à lui-même, Vendaledescendit au fond des choses ; il se souvint qu’Obenreizerétait un homme de son âge, et que Marguerite n’était sa nièce qu’àdemi. Avec la prompte jalousie des amants, il se demanda s’iln’avait pas en même temps devant lui un rival à redouter et untuteur à conquérir. Cette pensée ne fit que traverser sonesprit ; ce fut tout. La sensation du baiser de Marguerite quibrûlait encore sa joue lui rappela qu’un mouvement de jalousie mêmepassagère, était maintenant un outrage envers la jeune fille.

En y réfléchissant bien, on pouvait croirequ’un motif personnel et d’un tout autre genre dictait à Obenreizerune conduite si surprenante. La grâce et la beauté de Margueriteétaient de précieux ornements pour ce petit ménage. Elles donnaientdu charme et de l’importance à la maison, des armes à Obenreizerpour subjuguer ceux dont il avait besoin, une certaine influencesur laquelle il pouvait toujours compter pour donner de l’attraitau logis et dont il pouvait user pour son intérieur. Était-il hommeà renoncer à tout cela sans compensation ? Une alliance avecVendale lui offrait, sans doute, certains avantages très sérieux.Mais il y avait à Londres des centaines d’hommes plus puissants,plus accrédités que George, et peut-être avait-il placé sonambition et ses espérances plus haut !

À ce moment même où cette dernière questiontraversait l’esprit de Vendale, Obenreizer reparut pour y répondreou pour n’y point répondre, ainsi que la suite de ce récit va ledémontrer.

Il s’était fait un grand changement dansl’attitude et dans toute la personne d’Obenreizer ; sesmanières étaient bien moins assurées ; il y avait autour deses lèvres tremblantes des signes manifestes d’un trouble profondet violent. Venait-il de dire quelque chose qui avait fait entrerle cœur de Marguerite en révolte ? Venait-il de se heurtercontre la volonté bien déterminée de la jeune fille ?Peut-être oui, peut-être que non. Sûrement, il avait l’air d’unhomme rebuté et désespéré de l’être.

– J’ai parlé à ma nièce, – dit-il, – MonsieurVendale ; l’empire que vous exercez sur sont esprit ne l’a pasentièrement aveuglée sur les inconvénients sociaux de cemariage ?…

– Puis-je vous demander, – s’écria Vendale, –si c’est là le seul résultat de votre entrevue avec MademoiselleMarguerite ?

Un éclair jaillit des yeux d’Obenreizer àtravers le nuage.

– Oh ! vous êtes le maître de lasituation, – répondit-il d’un ton de soumission ironique, – lavolonté de ma nièce et la mienne avaient coutume de n’en fairequ’une. Vous êtes venu vous placer entre Mademoiselle Marguerite etmoi ; sa volonté, à présent, est la vôtre. Dans mon pays, noussavons quand nous sommes battus et nous nous rendons alors avecgrâce… à de certaines conditions. Revenons à l’exposé de votrefortune… Ce que je trouve à objecter contre vous, c’est une choserenversante et bien audacieuse pour un homme de ma conditionparlant à on homme de la vôtre !

– Quelle est cette choserenversante ?

– Vous m’avez fait l’honneur de me demander lamain de ma nièce. Pour le moment… avec l’expression la plus vive dema reconnaissance et de mes plus profonds respects… je décline cethonneur.

– Pourquoi ?

– Parce que vous n’êtes pas assez riche.

Ainsi qu’Obenreizer l’avait prévu, Vendaledemeura frappé de surprise. Il était muet.

– Votre revenu est de quinze cents livres, –poursuivit Obenreizer. – Dans ma misérable patrie, je tomberais àgenoux devant ces quinze cents livres, et je m’écrierais que c’estune fortune princière. Mais, dans l’opulente Angleterre, je dis quec’est une modeste indépendance, rien de plus. Peut-être serait-ellesuffisante pour une femme de votre rang, qui n’aurait point depréjugés à vaincre ; ce n’est pas assez de moitié pour unefemme obscurément née, pour une étrangère qui verrait toute lasociété en armes contre elle. Si ma nièce doit jamais vous épouser,il lui faudra vraiment accomplir les travaux d’Hercule pour arriverà conquérir son rang dans le monde. Ce n’est peut-être pas là votremanière de voir, mais c’est la mienne. Je demande que ces travauxd’Hercule soient rendus aussi doux que possible à MademoiselleMarguerite. Dites-moi, Monsieur Vendale, avec vos quinze centslivres, votre femme pourrait-elle avoir une maison dans un quartierà la mode ? Un valet de pied pour ouvrir sa porte ? Unsommelier pour verser le vin à sa table ? Une voiture, deschevaux, et le reste ?… Je vois la réponse sur votre figure,elle me dit : Non… Très bien. Un mot encore et j’ai fini.Prenez la généralité des Anglaises, vos compatriotes, d’uneéducation soignée et d’une grâce accomplie. N’est-il pas vrai qu’àleurs yeux, la dame qui a maison dans un quartier à la mode, valetde pied pour ouvrir sa porte, sommelier pour servir à sa table,voiture à la remise, chevaux à l’écurie, n’est-il pas vrai quecette dame a déjà gagné quatre échelons dans l’estime de sessemblables. Cela n’est-il pas vrai, oui ou non ?

– Arrivez au but, – dit Vendale ; – vousenvisagez tout ceci comme une question d’argent. Quel est votreprix ?

– Le plus bas prix auquel vous puissiezpourvoir votre femme de tous les avantages que je viens d’énuméreret lui faire monter les quatre échelons dont il s’agit. Doublezvotre revenu, Monsieur Vendale ; on ne peut vivre à moins enAngleterre avec la plus stricte économie. Vous disiez tout àl’heure que vous espériez beaucoup augmenter la valeur de votremaison. À l’œuvre ! Augmentez-la, cette valeur. Je suis bondiable, après tout ! Le jour où vous me prouverez que votrerevenu est arrivé au chiffre de trois mille livres, demandez-moi làmain de ma nièce : elle est à vous.

– Avez-vous fait part de cet arrangement àMademoiselle Obenreizer ? – fit Vendale.

– Certainement, elle a encore un petit rested’égards pour moi, Monsieur Vendale. Elle accepte mes conditions.En d’autres termes, elle se soumet aux vues de son tuteur, qui lagardera sur le chemin du bonheur avec la supériorité d’expériencequ’il a acquise dans la vie.

Puis il se jeta dans un fauteuil ; ilétait rentré en pleine possession de sa joyeuse humeur. Envisageantla situation, cette fois il s’en croyait bien le maître !

Une franche revendication de ses intérêts, uneprotestation vive et nette parut à Vendale inutile, au moins, encet instant. Il n’en pouvait espérer rien de bon alors. Aussi setrouva-t-il muet, sans raison aucune pour s’y appuyer et pour sedéfendre. Ou les objections d’Obenreizer étaient le simple résultatde sa manière de voir en cette occasion, ou bien il différait lemariage dans l’espoir de le rompre avec le temps. Dans cettealternative, Vendale jugea que toute résistance serait vaine. Iln’y avait pas d’autre remède à ce grand malheur que de se rendre enmettant les meilleurs procédés de son côté.

– Je proteste contre les conditions que vousm’imposez, dit-il.

– Naturellement, – fit Obenreizer ; –j’ose dire qu’à votre place je protesterais tout comme vous.

– Et pourtant, – reprit Vendale, – j’acceptevotre prix. Va pour trois mille livres. Dans ce cas, me sera t-ilpermis de faire deux conditions à mon tour : d’abord j’espèrequ’il me sera permis de voir votre nièce.

– Oh ! oh ! voir ma nièce,c’est-à-dire lui inspirer autant d’impatience de se marier que vousen ressentez vous-même… En supposant que je vous dise : Non,cela ne vous sera point permis ; vous chercheriez peut-être àvoir Mademoiselle Marguerite sans ma permission.

– Très résolument.

– Admirable franchise ! voilà encore quiest délicieusement Anglais ! Vous verrez donc MademoiselleMarguerite… à de certains jours, quand nous aurons pris rendez-vousensemble. Votre seconde condition ?

– Votre manière de penser relativement àl’insuffisance de mon revenu m’a causé un grand étonnement, –continua Vendale, – je désire d’être assuré contre le retour de cetétonnement et… de sa cause. Vos idées actuelles sur les qualitésdésirables chez le mari de votre nièce peuvent encore se modifier.Vous exigez de moi aujourd’hui un revenu de trois mille livres.Puis-je être assuré que dans l’avenir, à mesure que votreexpérience de l’Angleterre s’agrandira, vos désirs ne se monterontpas plus haut ?

– En bon Anglais, vous doutez de maparole.

– Êtes-vous résolu à vous en lier à la mienne,quand je viendrai vous dire : J’ai doublé mon revenu ? Sije ne me trompe, vous m’avez averti tout à l’heure que je devraisvous en fournir des preuves authentiques.

– Bien joué, Monsieur Vendale ! Voussavez allier la vivacité étrangère avec la gravité Anglaise.Recevez mes compliments. Voulez-vous aussi accepter ma paroleécrite ?…

Il se leva, s’assit devant un pupitre placésur une table, écrivit quelques lignes, et présenta le papier àVendale avec un profond salut. L’engagement qu’il venait de prendreétait parfaitement explicite, signé, daté avec soin.

– Êtes-vous satisfait de cette garantie ?– demanda-t-il.

– Très satisfait.

– Je suis charmé de vous entendre me le dire.Ah ! nous venons d’avoir notre petit assaut. En vérité, nousavons développé prodigieusement d’adresse des deux côtés. Maisvoilà nos affaires arrangées pour le moment. Je n’ai pas derancune, vous n’en avez pas davantage. Allons, Monsieur Vendale,une bonne poignée de mains à l’Anglaise.

Vendale tendit la main, bien qu’un peu étourdide ce passage subit chez Obenreizer d’une humeur à une autre.

– Quand puis-je espérer de revoir MademoiselleObenreizer ? – demanda-t-il en se levant pour se retirer.

– Faites-moi l’honneur de me rendre visitedemain même, – dit Obenreizer, – et nous réglerons cela ensemble.Et prenez donc un grog avant de partir. Non ?… bien… bien…nous réserverons le grog pour le jour où vous aurez vos trois millelivres de revenu et serez près d’être marié… Ah ! quand celasera-t-il ?

– J’ai fait il y a quelques mois un inventairede ma maison. Si les espérances que cet inventaire me donne seréalisent, j’aurai doublé mon revenu…

– Et vous serez, marié ? – interrompitObenreizer…

– Et je serai marié dans un an.Bonsoir !

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