L’Abîme

TROISIÈME ACTE.

Dans la vallée.

 

On était alors au milieu du mois de Février,l’hiver était des plus rigoureux et les chemins mauvais pour lesvoyageurs, si mauvais qu’en arrivant à Strasbourg, Vendale etObenreizer trouvèrent les meilleurs hôtels absolument vides. Lesquelques personnes qu’ils avaient rencontrées en route et qui serendaient pour affaires dans l’intérieur de la Suisse renonçaient àleur voyage et revenaient sur leurs pas.

Les chemins de fer qui conduisent aujourd’huiles touristes dans ce beau pays étaient encore en ce temps-là pourla plupart inachevés. Les lignes exploitées, semées d’ornièresprofondes, étaient impraticables, et partout l’hiver avaitinterrompu les communications. Partout on n’entendait qu’histoiresde voyageurs arrêtés en chemin par des accidents dont on exagéraitla gravité, sans doute. Cependant, comme la voie de Bâle restaitlibre, la résolution de Vendale de poursuivre sa route n’en futnullement troublée.

Quant à la résolution d’Obenreizer, elle futla même que celle de Vendale.

Il se voyait aux abois, désespéré, perdu, illui fallait à tout prix anéantir la preuve que Vendale portait aveclui, dût-il pour cela anéantir Vendale lui-même !

Menacé d’une ruine certaine, enfermé dans uncercle que l’activité de Vendale resserrait d’heure en heure autourde lui, Obenreizer haïssait son compagnon avec la férocité d’unebête fauve. De tout temps il avait nourri de mauvaises penséescontre le jeune négociant. Était-ce la sourde rancune du paysancontre le gentleman ? Était-ce le contraste de sa nature aveccette nature franche et généreuse ? Était-ce la beauté deVendale ? Était-ce le bonheur qu’il avait eu de se faire aimerde Marguerite ? Étaient-ce toutes ces causes réuniesensemble ? Il le haïssait, il l’avait haï dès qu’il l’avaitvu. À présent, il le regardait comme celui qui le conduisait à saperte. Et cette pensée redoublait la fureur de sa haine.

Vendale, au contraire, qui, si souvent, avaitlutté contre lui-même pour se défendre de cette instinctive etvague méfiance qu’Obenreizer lui avait inspirée si longtemps, seregardait à présent comme obligé d’effacer de son esprit jusqu’à latrace de ce sentiment involontaire. Il se disait qu’Obenreizerétait le tuteur de Marguerite, qu’il vivait avec lui désormais dansles termes d’une amitié véritable, que c’était lui qui, de sonplein gré, avait voulu être son compagnon de route sans avoir aucunmotif intéressé à partager les fatigues et les dangers d’un telvoyage…

À toutes ces raisons, qui plaidaient sifortement en faveur d’Obenreizer, le hasard vint en ajouter uneautre, lorsqu’ils arrivèrent à Bâle, après un trajet deux fois pluslong que de coutume.

Ils avaient fini de dîner fort tard, et ilsétaient seuls dans une chambre d’auberge. Le Rhin coulait au piedde la maison, profond, rapide, bruyant, grossi par les neiges.Vendale était nonchalamment étendu sur un canapé. Obenreizermarchait de long en large, s’arrêtait par moment devant la fenêtre,regardait, dans les eaux noires, le reflet tortueux des feux de laville et peut-être se disait-il :

– Si je pouvais l’y jeter !

Puis il reprenait sa promenade à travers lachambre, les yeux baissés.

– Où le volerai-je, si je le peux ?… Oùle tuerai-je, s’il le faut ?…

Et le fleuve roulait, roulait, semblantrépéter ces paroles comme un refrain de mort, dont le bruit devintsi distinct aux oreilles du Suisse qu’il s’arrêta brusquementencore une fois, pensant qu’il ferait mieux de se parler à lui-mêmede toute autre chose.

– Où le volerai-je, si je le peux ?… Oùle tuerai-je, s’il le faut ?…

Obenreizer changea tout à coup de refrain.

– Le Rhin mugit ce soir, – dit-il en songeant,– comme la vieille cascade de chez nous. Je vous ai déjà parlé decette cascade que ma mère montrait aux voyageurs. Le bruit enchangeait selon le temps qu’il faisait, ainsi que celui de toutesles chutes d’eau et de toutes les eaux courantes. Lorsque je devinsapprenti chez l’horloger, ce murmure, je me le rappelle, mepoursuivait encore et semblait me dire : « Qui es-tu,petit malheureux ? Pauvre petit infortuné, quies-tu ? » D’autres fois, lorsque le bruit devenait plussourd et annonçait un orage près d’éclater, je croyais entendre cesmots : « Boum ! boum ! battez-le !battez-le ! » C’est ce que criait ma mère quand elle semettait en colère contre moi… si tant est qu’elle fût mamère !…

– Si tant est… – répliqua Vendale, qui changeabrusquement de posture, – si tant est qu’elle fût votremère !… Pourquoi dites-vous cela ?

– Que sais-je ? – répéta Obenreizer avecun geste d’indifférence ; – que puis-je vous dire ?… manaissance est si obscure. Par exemple, j’étais encore très jeune,un petit enfant, que tout le reste de ma famille, hommes et femmes,étaient presque vieux. Tout est donc possible à croire…

– Avez-vous jamais douté ?…

– Je vous ai déjà dit, une fois, que jedoutais de mon père et de ma mère, – répliqua le Suisse. – Maisenfin, je suis de ce monde, n’est-il pas vrai ? Je fais partiede la création, et si je ne suis point issu d’une bonne famille,qu’importe !

– En vérité, êtes-vous bien Suisse ? –lui demanda Vendale, qui ne le quittait plus des yeux.

– Et comment le saurais-je ? – fitObenreizer, en s’arrêtant brusquement.

Il jeta par-dessus l’épaule un regardindéfinissable à son compagnon.

– Si l’on vous demandait : Êtes-vousAnglais ? Comment pourriez-vous répondre ?… Comment lesavez-vous ?

– Par ce qui m’a été dit depuis monenfance.

– Oh ! de cette façon, je suis aussiéclairé sur moi que vous-même.

– Et puis, – ajouta Vendale, suivant sapensée, – par mes premiers souvenirs.

– Moi aussi ; j’en sais donc autant surObenreizer que vous en savez sur Vendale… si cela s’appellesavoir.

– Vous n’êtes donc pas content de ce que voussavez, et tout cela ne vous suffît point ?

– Il faut bien que cela me suffise et que jesois content. Quand on a dit : « il faut », on atout dit sur notre petite terre. Deux mots bien courts mais plusforts que tous les raisonnements et que toutes lesphrases !

– Vous êtes né dans la même année que cepauvre Wilding, vous étiez du même âge, – dit Vendale, en leregardant encore d’un air pensif, tandis qu’Obenreizer recommençaità marcher dans l’appartement.

– Oui, du même âge.

Obenreizer était-il donc celui que Wildingavait cherché ? Dans cette théorie sur l’étroitesse du monde,qui revenait sans cesse sur ses lèvres, n’y avait-il pas un sensplus subtil qu’il n’en avait l’air ?

Cette lettre de Suisse qui le recommandait àla maison Wilding et Co., n’avait-elle suivi de si près larévélation de Madame Goldstraw que parce que l’enfant, victime del’erreur et de l’injustice, allait paraître ?

Que de profondeurs dans cette vie quirestaient insondables ! Quoi de plus curieux aussi que lehasard ou l’enchaînement de sentiments et de devoirs qui avaitétabli entre Obenreizer et Vendale une cordialité croissante derapports, une intimité assez grande pour les amener là, tous deuxpar cette nuit d’hiver, s’acheminant ensemble au même lieu, au mêmebut.

Les pensées de Vendale, éveillées sur cetobjet, se perdaient dans l’espace, tandis que ses yeux suivaienttoujours Obenreizer qui ne cessait point sa promenade. Et le fleuveroulait, roulait, et poursuivait sa psalmodie funèbre.

– Où le volerai-je, si je le puis ?… Oùle tuerai-je, s’il le faut ?…

Le secret de Wilding ne courait aucun dangersur les lèvres de Vendale. Mais celui-ci songeait que c’était sousle poids même de ce secret que Wilding était mort ; ilsentait, lui aussi, le poids redoutable dont il avait hérité. Etcependant le fardeau lui semblait maintenant un peu moins lourd, etl’obligation de suivre la trace cherchée, quelqu’obscure qu’ellefût, moins pénible. Quoi ! ne serait-il pas bien heureuxqu’Obenreizer fût le véritable Walter Wilding.

Eh non ! Bien qu’à force de raisonnementset de combats, il eût à peu près vaincu la défiance que luiinspirait cet homme, il ne pouvait souhaiter de le voir prendre laplace de l’ami qui n’était plus. Un tel associé à lui, qui était sifranc, si simple, si dénué d’artifice !… Et puis, voudrait-ilqu’Obenreizer devint riche ?… Non. Obenreizer avait assez depouvoir déjà sur Marguerite sans que la richesse vînt l’augmenterencore. Voudrait-il que cet homme fût le tuteur de Marguerite,alors qu’il lui serait prouvé qu’il n’était point son parent ?Non !… non !…

Et cependant ses propres répugnances, sespropres désirs ne devaient point prévaloir et se placer entre luiet la fidélité qu’il devait à un mort.

Aussitôt, comme pour se bien prouver àlui-même que ces pensées, qu’il regardait comme mauvaises, ne leretiendraient point et que ces impressions passagères ne sauraientmême le refroidir dans l’accomplissement d’un devoir sacré, il semit à réfléchir au moyen d’éclaircir ses doutes au plus vite. Ilsuivit, d’un regard plus ouvert et plus doux, les mouvements de soncompagnon dans la chambre. Ne le croyait-il pas alors occupé àméditer tristement sur sa naissance ?

Qui lui aurait dit qu’Obenreizer songeaitalors à un autre homme, que cet autre c’était lui, et qu’ilsongeait à l’assassiner ?

La route de Bâle à Neufchâtel n’était point enaussi mauvais état qu’on l’avait dit dans la ville. Les dernièresgelées l’avaient un peu rétablie. Des guides étaient arrivés cesoir-là sur des chevaux et sur des mules et n’avaient point parléde difficultés trop grandes à surmonter. Beaucoup de patience, etl’on pouvait arriver à grand renfort de roues et de coups de fouet.Vendale eut bientôt conclu le marché. Une voiture devait, lelendemain, venir prendre les voyageurs qui partiraient avant lejour.

– Fermez-vous votre porte au verrou, la nuit,quand vous voyagez ? – demanda Obenreizer, avant de gagner sachambre.

– Jamais, – dit le jeune homme en riant, –J’ai le sommeil trop dur.

– Vous avez le sommeil dur, – répétaObenreizer en le regardant avec admiration. – Voilà un bienfait duciel.

– Ce n’en serait pas un pour le reste de lamaison s’il fallait que demain matin on m’éveillât à grands coupsfrappés dans la porte.

– Moi aussi, je laisse ma porte ouverte, maisje veux vous donner un bon conseil, en ma qualité de Suisse quiconnaît son pays ; quand vous voyagerez chez nous, metteztoujours vos papiers… et votre argent naturellement… sous votreoreiller.

– Vous faites là un singulier éloge de voscompatriotes.

– Mes compatriotes ! – fit Obenreizer enlui pressant doucement les coudes, – ils sont semblables à lamajorité des hommes… Et la majorité des hommes ne manque jamais deprendre à autrui ce qu’elle peut lui prendre. Adieu. Demain àquatre heures.

– À quatre heures, bonsoir !

Resté seul, Vendale rapprocha les bûches, lescouvrit de la cendre blanche du bois de sapin répandue dans lefoyer, et s’assit, la tête dans ses mains, pour rassembler sespensées. Mais elles continuaient à courir dans l’espace et legrondement du fleuve les agitait encore. Tandis que le jeune hommeessayait de réfléchir, la disposition au sommeil, qui le gagnaitauparavant, le quitta. Il lui parut qu’il ferait bien de ne pas secoucher encore, et il demeura près du feu.

Marguerite, Wilding, Obenreizer, passaientdevant ses yeux, avec mille visions, mille espérancesnouvelles.

Tous ces rêves prirent possession de sonesprit et il ne sentit plus le besoin du repos. Le sommeils’éloignait de lui. Sa bougie se consuma, la lumière s’éteignit,mais la lueur du feu suffisait à éclairer la chambre. Vendalechangea de posture, appuya son bras sur le dos de sa chaise, sonmenton sur sa main, et demeura là, méditant toujours.

Il était assis entre le lit et le foyer. Laflamme vacillait, agitée par le vent du fleuve, et l’ombre du jeunehomme démesurément agrandie se jouait auprès du lit sur la murailleblanche. Cette ombre, à l’air affligé, semblait se pencher sur lacouchette dans une attitude suppliante. Cependant Vendale se sentittout ému. Une vision désobligeante traversa la chambre, il crutvoir là-bas, non plus son ombre, mais celle de Wilding quis’agitait. Aussi changea-t-il de place, l’ombre disparut, et lamuraille s’évanouit. Le jeune homme avait fait reculer sa chaisedans un petit renfoncement près de la cheminée ; la porte setrouvait devant lui. Cette porte se trouvait munie d’un grand etlong loquet de fer.

Tout à coup, il vit ce loquet se souleverdoucement, la porte s’entrouvrir et se refermer comme d’elle-même,et comme si ce n’était que le vent qui l’eût fait mouvoir.Cependant le loquet demeurait hors de l’anneau. La porte se rouvritlentement, jusqu’à ce que l’ouverture fût assez grande pour donnerpassage à un homme, après quoi le ballant demeura immobile comme siune main vigoureuse le retenait à l’extérieur, Une forme humaineapparut le visage tourné vers le lit. L’homme se tint debout sur leseuil, puis, à voix basse, et faisant un pas en avant :

– Vendale ! – dit-il.

– Qu’y a-t-il donc ? – s’écria Vendale,qui se trouva debout, – Qui est là ?

C’était Obenreizer. Il laissa échapper un cride surprise, en voyant le jeune homme venir à lui du côté de lacheminée.

– Vous n’êtes pas au lit ? – fit-il.

Et malgré lui il fit tomber lourdement sesdeux mains sur les épaules de Vendale, comme s’il songeait encore àentrer en lutte avec lui.

– Alors c’est qu’il y a quelque malheur.

– Que voulez-vous dire ? – fit Vendale ense dégageant vivement.

– D’abord, n’êtes-vous point malade ?

– Malade ?… non.

– Je venais de faire un mauvais rêve à proposde vous. Comment se fait-il que je vous trouve debout ethabillé ?

– Mon cher ami, je pourrais aussi bien vousfaire la même question, – répondit Vendale.

– Je vous ai dit que je venais de faire unmauvais rêve dont vous étiez l’objet. J’ai essayé, après cetassaut, de m’endormir. Impossible. Je n’ai pu me résoudre àdemeurer dans ma chambre sans m’être assuré qu’il ne vous étaitrien arrivé, et pourtant je ne voulais pas, non plus, entrer dansvotre chambre. Pendant quelques instants, j’ai hésité devant laporte. J’avais peur de vos railleries. C’est chose si facile que derire d’un rêve que l’on n’a point fait… Où est votrebougie ?

– Consumée.

– J’en ai une tout entière dans ma chambre,Faut il aller la chercher ?

– Mais oui, je le veux bien.

La chambre d’Obenreizer était voisine de cellede Vendale. Il ne s’absenta qu’un moment, et revint avec la bougieà la main. Son premier soin fut de se mettre à genoux devant l’âtreet de souffler de tous ses poumons sur les charbons presqueéteints. Vendale, qui le regardait, vit que ses lèvres étaientblêmes.

– Oui, – dit Obenreizer en se relevant, –c’était un mauvais rêve. Vous devez voir sur mon visagel’impression qu’il m’a laissée.

Ses pieds étaient nus, sa chemise de flanelleouverte sur sa poitrine, ses manches relevées jusqu’au coude. Iln’avait d’autre vêtement qu’un caleçon trop juste pour lui. Soncorps, serré dans cette gaine, avait un air de souplesse sauvage.Si ses lèvres étaient pâles, ses yeux brillaient d’un feuétrange.

– S’il y avait eu ici quelque lutte à souteniravec un voleur, ainsi que me le disait mon rêve, – fit-il, – vousvoyez que j’étais tout prêt.

– Et même armé, – dit Vendale, en luiindiquant du doigt sa ceinture.

– Un poignard de voyage que j’emporte toujoursen route avec moi, – répliqua le Suisse d’un air insouciant entirant à moitié le poignard de son fourreau. – Est-ce que vousn’avez pas aussi sur vous de quoi vous défendre ?

– Rien du tout.

– Pas de pistolets ? – demanda Obenreizeren jetant un regard sur la table, et de là vers le lit, surl’oreiller.

– Pas de pistolets.

– Vous autres Anglais, vous êtes siconfiants !… Désirez-vous dormir ?

– Je l’aurais bien désiré, et depuislongtemps, mais je n’ai pu.

– Je ne le pourrais, non plus, après ce mauditrêve. Mon feu s’est consumé comme votre bougie. Puis-je venirm’installer auprès du vôtre ? Deux heures ! Il sera sivite quatre heures que ce n’est pas la peine de se mettre aulit.

– Pour moi, – dit Vendale, – je ne mecoucherai pas. Faites-moi compagnie et soyez le bienvenu.

Après être retourné dans sa chambre pour s’yvêtir, Obenreizer reparut enveloppé dans une sorte de caban, etchaussé de pantoufles. Les deux jeunes gens prirent place, dechaque côté du foyer. Vendale avait ravivé le feu. Obenreizer mitsur sa table une bouteille et un verre.

– J’ai bien peur que ce ne soit d’abominableeau-de-vie de cabaret, – dit-il en versant dans le verre ; –je l’ai achetée sur la route, et certes, elle n’a rien de communavec le cognac du Carrefour des Écloppés. Mais votre provision estépuisée. Tant pis ! Une froide nuit, un pays froid, une froidemaison ! L’eau-de-vie fait du bien et ranime. Enfin, celle-civaut peut-être mieux que rien. Goûtez-la.

Vendale prit le verre et obéit.

– Comment la trouvez-vous ? – ditObenreizer.

– Un arrière-goût âcre et brutal, – dit-il, enrendant le verre et en frissonnant. – Elle ne me plaît pas.

– Vous avez raison, – fit Obenreizer, ayantl’air de la goûter à son tour et faisant claquer ses lèvres. – Quelarrière-goût ! Brrr… Elle brûle pourtant.

Il venait, en effet, de jeter au feu ce quirestait dans le verre.

Les deux compagnons mirent leurs coudes sur latable, leurs têtes dans leurs mains, et, ainsi placés, regardèrentla flamme. Obenreizer était pensif et calme ; mais Vendale,après plusieurs tressaillements et soubresauts nerveux, se dressatout à coup sur ses pieds, regarda autour de lui d’un air égaré, etretomba sur sa chaise, eu proie à une étrange confusion derêves.

Il avait enfermé ses papiers dans unportefeuille et le tenait dans la poche de poitrine de son habitqu’il avait boutonné jusqu’au menton. Pourquoi, dans cette sorte deléthargie où il était plongé, la pensée de ces papiers letourmentait-elle ? « Sors de ton rêve, » lui disait unevoix intérieure. Il ne le pouvait. Ce rêve l’avait transporté dansles steppes de la Russie, et il s’y voyait avec Marguerite ;mais en même temps, la sensation d’une main qui se promenait sur sapoitrine, et qui effleurait les contours du portefeuille, cettesensation insupportable se présentait nette et claire à son espritengourdi. Son rêve le conduisit en pleine mer, dans un bateau quin’avait pas de pont. Il n’avait pour tout vêtement qu’un vieuxlambeau de voile, ayant perdu ses habits. Point d’habits. Etpourtant si, il en avait un, car la main, la main furtive etrapide, en sondait toutes les poches. La même voix intérieureavertissait Vendale de s’arracher à sa torpeur. Impossible en cemoment. Son rêve le changea de lieu encore une fois. Il se vit dansla vieille cave du Carrefour des écloppés. Le lit, ce même lit quimeublait la chambre de l’auberge de Bâle, avait été transporté danscette cave où Wilding lui apparut. Wilding, ce pauvre ami, n’étaitpoint mort, et Vendale ne s’en trouvait pas surpris. Wilding lesecouait par le bras et lui disait : « Regardez cethomme ! Ne voyez-vous pas qu’il s’est levé et qu’il s’approchedu lit pour retourner l’oreiller ? Pourquoi retourne t-il cetoreiller, si ce n’est pour y chercher les papiers que vous portezdans votre poche ? Éveillez-vous. » Et pourtant Vendaledormait toujours et se perdait dans de nouveaux rêves.

Attentif et calme, le coude toujours appuyésur la table, son compagnon lui dit :

– Éveillez-vous, Vendale. On nous appelle. Ilest quatre heures.

Vendale, en ouvrant les yeux, aperçut levisage nuageux d’Obenreizer penché sur le sien.

– Vous avez eu un sommeil bien lourd, – dit leSuisse, – c’est la fatigue du voyage et le froid.

– Je suis tout à fait éveillé maintenant, –s’écria Vendale en sautant sur ses pieds ; mais il sentit queses jambes fléchissaient. – Et vous, n’avez-vous pas du toutdormi ?

– Je me suis assoupi peut-être ;cependant il me semble que je n’ai point cessé de regarder le feu.Allons ! bon gré, mal gré, il faut nous lever, déjeuner, etpartir. Quatre heures, Vendale, quatre heures passées !

Ces derniers mots, Obenreizer les lui cria detoute sa force pour achever de l’éveiller, car Vendale retombaitdéjà dans sa somnolence invincible. Tout en faisant les préparatifsde cette journée de voyage, tout en déjeunant, il semblait dormirencore. À la fin de ce jour, il n’avait point d’autres impressionsde voyage que celles d’un froid rigoureux, du tintement des grelotsdes chevaux qui glissaient entre de maussades collines et des boisdéserts. Çà et là, quelques stations où l’on s’arrêtait pour mangerou boire ; on entrait dans ces maisons borgnes ; ontraversait d’abord l’étable pour arriver à la salle destinée auxvoyageurs ; Vendale se laissait conduire machinalement, il nese souvenait de rien, sinon d’avoir vu Obenreizer toujours pensif àses côtés.

Lorsqu’enfin il secoua cette, léthargieinsupportable, Obenreizer n’était plus là. La voiture s’étaitarrêtée devant une nouvelle auberge, auprès d’une file de haquetschargés de tonneaux de vin et traînés par des chevaux harnachés decolliers bleus. Ce convoi semblait venir du point où se rendaientnos voyageurs. Obenreizer, non plus pensif, mais, tout aucontraire, joyeux et alerte, causait avec les voituriers. Vendales’étira longuement, son sang tout à coup circula mieux ; lereste de son engourdissement se dissipa après quelques pas qu’ilfit au grand air, sous cette bise fortifiante… Pendant ce temps-là,la file des haquets se mit en marche. Les voituriers saluaientObenreizer en passant.

– Quelles sont ces gens ? – demandaVendale.

– Ce sont nos voituriers ; ceux deDefresnier et Cie. Ce sont nos fûts ! C’est notrevin !

Il se mit à fredonner une chanson et alluma uncigare.

– J’ai été pour vous une triste sociétéaujourd’hui, – fit Vendale, – je ne m’explique point ce qui m’estarrivé.

– Vous n’avez pas dormi la nuit dernière, –fit Obenreizer, – et sous un tel froid, quand on a été privé desommeil, le cerveau se congestionne aisément. J’ai souvent ététémoin de ce phénomène… En somme, je crois que nous aurons fait cevoyage pour rien.

– Comment, pour rien ?

– Les gens que nous allons chercher sont àMilan. Vous savez que nous avons deux maisons, l’une de vins, àNeufchâtel, l’autre à Milan, pour le commerce des soieries. Ehbien, la soie étant, en ce moment, bien plus demandée que les vins,Defresnier a été mandé en Italie. Rolland, son associe, est tombémalade, depuis son départ, et les médecins ne lui permettent derecevoir aucune visite. Vous trouverez à Neufchâtel une lettre quivous attend pour vous apprendre tout ceci. Je tiens ces détails denotre principal voiturier avec qui vous m’avez vu causer. Il a étésurpris de vous voir, et m’a dit qu’il avait mission de vousavertir, s’il vous rencontrait. Que voulez-vous faire ?Retournons-nous sur nos pas ?

– Point du tout, nous continuons notreroute.

– Nous continuons…

– Mais oui, à travers les Alpes jusqu’àMilan.

Obenreizer cessa de fumer pour regarderVendale, il regarda les pierres du chemin à ses pieds.

– J’ai la responsabilité d’une chose trèssérieuse, – dit-il. – Plusieurs de ces modèles de quittancesimprimées ont été soustraits dans la caisse de Defresnier et Cie.,ils peuvent servir à un terrible usage. On me supplie de ne pointperdre de temps pour aider la maison à s’assurer du voleur ;rien ne me ferait revenir en arrière.

– Vrai ? – s’écria Obenreizer, ôtant soncigare de sa bouche pour y dessiner plus aisément un sourire, et,tendant la main à son compagnon : – Eh bien ! rien ne mefera retourner en arrière, moi non plus. Allons ! guide,dépêchons !

Ils voyagèrent de nuit. Il était tombébeaucoup de neige ; elle était en partie glacée ; ilsn’allaient guère plus vite que des piétons. C’étaient sans cesse denouvelles stations pour laisser reposer les chevaux épuisés qui sedébattaient dans la neige ou dans la boue. Une heure après le leverdu jour, on faisait halte à la porte d’une auberge de Neufchâtel,ayant mis vingt-huit heures à parcourir quatre-vingt milles Anglaisenviron.

Dès qu’ils se furent lavés et restaurésquelque peu, nos deux voyageurs se rendirent ensemble à la maisonde Defresnier et Cie. Là, ils trouvèrent la lettre annoncée par levoiturier, renfermant les modèles d’écriture qui devaient servir àfaire reconnaître le faussaire. La détermination de Vendale depousser en avant sans se reposer était déjà prise. La seuledifficulté, maintenant, était de savoir par quel passage onpourrait traverser les Alpes.

Il y en a deux, l’un par le Simplon, l’autrepar le St. Gothard ; et sur l’un et l’autre, les guides et lesconducteurs de mules émettaient des avis bien différents. Les deuxpassages se trouvent à une trop grande distance pour que l’on pûtpenser à les essayer successivement ; il fallait choisir. Lesvoyageurs, au reste, savaient bien que la neige qui tombait,pouvait, en quelques heures, changer toutes les conditionsactuelles du voyage, encore que les guides n’eussent point commisd’erreur à ce sujet. Au demeurant, le Simplon paraissait être celledes deux routes qui inspirait le plus de confiance ; Vendalese décida donc pour le Simplon. Obenreizer n’avait pris que peu depart à la querelle, il n’avait presque point parlé.

On traversa Genève, Lausanne ; on suivitles bords du Léman, puis les vallées tortueuses entre les pics, ettoute la vallée du Rhône. Le bruit des roues de la voiture, pendantla nuit, ressemblait à celui d’une grande horloge indiquant lesheures. Aucune altération nouvelle du temps ne vint déranger cettemarche pénible ; il faisait un froid cruel. La chaîne desAlpes se reflétait dans un ciel jaunâtre ; les cimes étaientéblouissantes, et la neige, couvrant les hautes montagnes et lescollines au bord des lacs et des torrents, ternissait par contrastela pureté des eaux. Les villages sortant de cette vapeur blanche,prenaient une mine sale et décolorée. Cependant la neige ne tombaitplus, il n’y en avait pas sur la route. Les deux jeunes gens,traversant ce froid brouillard, cheminaient, les habits et lescheveux couverts de glaçons. Et sans cesse, jour et nuit, lavoiture roulait.

L’un d’eux croyait entendre le bruit des rouesqui lui disait, à peu près comme naguère, à Bâle, le murmure duRhin :

– Le temps de le voler vivant est passé, ilfaut que je le tue !

Ils arrivèrent enfin à la pauvre petite villede Brieg, au pied du Simplon. La nuit était venue, et cependant ilspouvaient encore voir combien l’œuvre de l’homme et l’hommelui-même sont petits en présence de ces grandes horreurs et de cesgrandes beautés des montagnes. Là, il fallut passer la nuit ;ils y trouvèrent au moins un bon feu, un dîner, du vin, et lesdisputes avec les guides recommencèrent. Aucune créature humainen’avait franchi la passe depuis quatre jours : la neige étaittrop molle pour porter les voitures, elle n’était pas assez durepour le traîneau. En outre, le ciel était gonflé, et cette neigemaudite n’étant point tombée depuis quelque temps, on savait bienqu’il fallait à la fin qu’elle tombât. Dans ces circonstances, levoyage ne pouvait être entrepris qu’à dos de mulets ou àpied ; mais il fallait alors payer les guides comme en cas dedanger, et cela également s’ils réussissaient à mener le voyageurau bout du passage, ou, si, chemin faisant ils jugeaient que lepéril était trop grand et qu’il fallait revenir en arrière.

Cette fois encore, Obenreizer ne prit aucunepart à la discussion. Il fumait silencieusement au coin du feu,jusqu’à ce qu’enfin Vendale eût congédié les disputeurs et luidemandât son avis.

– Bah ! – répondit-il, – je suis fatiguéde ces pauvres diables et de leurs services. Toujours les mêmeshistoires. Ils ne font point leur commerce aujourd’hui différemmentqu’ils ne le faisaient quand j’étais petit garçon. Quel besoinavons-nous d’eux, je vous le demande ?… Que chacun de nousprenne un sac et un bâton de montagne, et au diable lesguides ! Nous les guiderions vraiment bien plutôt qu’ils nenous guideraient. Nous laisserons ici notre portemanteau, et nouspasserons là-haut tout seuls. N’avons-nous pas déjà voyagé dans lesmontagnes ensemble ? J’y suis né et je connais cette passe…Une passe !… cela fait pitié ; c’est une grande routequ’on devrait dire !… Ah ! je la connais bien. Laissonsces pauvres gens essayer leurs finesses commerciales sur d’autresque nous. Vous voyez bien qu’ils nous suscitent des retards pourgagner leur argent. Ils n’ont pas d’autre intention.

Vendale fut charmé de pouvoir couper court àcette discussion fatigante. Actif, aventureux, brûlant d’avanceret, par conséquent, très accessible aux suggestions d’Obenreizer,il prêta les deux mains à ce beau projet.

Deux heures après, ils avaient acheté tout cequi leur était nécessaire pour l’expédition du lendemain, ilsavaient fait leurs sacs, et ils dormaient.

Dès le point du jour, ils trouvèrent la moitiéde la ville réunie dans les petites rues étroites de Brieg pour lesvoir passer. De toutes parts, des groupes se formaient autourd’eux, les guides chuchotaient et levaient les yeux au ciel.Personne ne leur souhaita un bon voyage.

Au moment où ils commencèrent leur ascension,un rayon de soleil brilla dans le ciel dont rien ne troublait lalimpidité glacée, et changea le clocher de zinc de l’église en unclocher d’argent.

– C’est d’un bon présage, – dit Vendale (bienque le soleil disparût à l’instant même où il parlait), – Peut-êtreque notre exemple encouragera d’autres voyageurs à tenter lepassage.

– Vraiment, non ! – dit Obenreizer, – nulne nous suivra.

Il regarda le ciel au-dessus de sa tête, lavallée à ses pieds.

– Nous serons bien seuls, – dit-il, – seuls…plus loin… là-bas !…

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