L’Abîme

Sortie de Wilding.

 

Le lendemain, d’assez grand matin, Wildingsortit seul, après avoir laissé pour son commis un billet ainsiconçu :

Si M. Vendale me demandait ou siM. Bintrey venait me rendre visite, dites que je suis allé àl’Hospice des Enfants Trouvés.

Ni les exhortations de Vendale, ni lesconseils de Bintrey n’avaient pu changer les sentiments et ladétermination de Wilding. Retrouver celui dont il avait usurpé lebien et la place était à présent l’unique intérêt de sa vie. Lapremière chose à faire pour cela n’était-elle point de se rendre àl’Hospice ? C’est là qu’il pouvait rencontrer la lumière, oupuiser du moins quelques renseignements.

L’aspect de cet édifice, qui naguère lui étaitagréable, avait changé pour lui comme le portrait placé dans sonappartement et qui, jadis, lui avait été si cher. Le lien qui lerattachait autrefois à ces lieux qui avaient abrité sa misérableenfance et où le bonheur était venu le surprendre un jour, ce liendésormais était rompu. Son cœur se souleva au milieu d’un flotd’amertume, lorsque, à la porte du parloir, il exposa la nature dela démarche qu’il venait faire. Il attendit avec une grande anxiétéle Trésorier qu’on était allé quérir et qu’on ne trouvait point.Enfin ce gentleman arriva. Wilding fit un terrible effort pourretrouver un peu de calme et parla.

Le Trésorier l’écoutait avec une grandeattention. Mais son visage ne promettait rien de plus qu’un peu decomplaisance et beaucoup de politesse.

– Nous sommes forcés d’être très circonspects,– répondit-il à Wilding, – et nous n’avons point l’habitude derépondre aux questions du genre de celles que vous me faites, quandelles nous sont adressées par des étrangers.

– Ne me considérez point comme un étranger, –répondit simplement Wilding, – j’ai fait partie de vosélèves ; je suis un enfant trouvé.

Le Trésorier répondit avec une grandecourtoisie que cette circonstance lui paraissait tout à faitparticulière et qu’il aurait mauvaise grâce à rien refuser à unancien pensionnaire de la maison ; Toutefois il pressa Wildingde lui faire connaître les motifs qui le poussaient à tenter lesrecherches dont il parlait. Wilding lui raconta son histoire. Aprèsquoi le Trésorier se leva, et le conduisant dans la salle où lesregistres de l’Institution étaient exposés :

– Nos livres sont à votre disposition, – luidit-il, – mais je crains bien qu’ils ne puissent vous offrir que defaibles renseignements après tant d’années.

Ces livres, Wilding les consulta avec uneimpatience fiévreuse ; il y trouva ce qui suit :

« 3 Mars 1836. – Adopté et retiré del’Hospice, un enfant mâle, du nom de Walter Wilding. – Nom etsituation de l’adoptant : Madame Miller, demeurant Lime TreeLodge, Groombridge Wells. – Répondants : Le Révérend JohnHarker, Groombridge Wells : MM, Giles Jérémie et Giles,banquiers, Lombard Street. »

– Est-ce là tout ? – s’écria Wilding. –Monsieur le Trésorier, n’avez-vous pas eu d’autres communicationsultérieures avec Madame Miller ?

– Aucune ; s’il y avait eu quelque autrechose, nous en trouverions ici la mention.

– Puis-je prendre copie de cetteinscription ?

– Sans doute ; mais vous êtes bien agité,je prendrai cette copie moi-même.

– Ma seule chance est de m’informer de larésidence actuelle de Madame Miller et de visiter lesrépondants.

– C’est votre seule chance, – répondit leTrésorier ; – j’aurais souhaité de pouvoir vous être plusutile.

Wilding se mit en chasse. La première étape àfaire était la maison des banquiers de Lombard Street. Il s’yrendit.

Deux des associés de la maison étaientinaccessibles en ce moment. Le troisième se récria, opposa milledifficultés à la demande que lui adressait le jeune négociant, etpermit enfin qu’on visitât le registre marqué à l’initiale M.

Le compte de Madame Miller fut retrouvé. Maisdeux lignes d’une encre effacée avaient été tracées en travers dulivre pour biffer la page, et au bas il y avait cettenote :

« Compte clos le 30 Septembre1837. »

C’est ainsi que Wilding vit son premier espoirs’évanouir. Il comprenait mieux que personne les difficultés de latâche qu’il s’était imposée.

– Point d’issue !… point d’issue !…– se disait-il.

Il écrivit à son associé pour le prévenir queson absence pouvait se prolonger de quelques heures, se rendit auchemin de fer, et prit place dans le train pour la résidence deMadame Miller à Groombridge Wells.

Des enfants et des mères voyageaient aveclui ! Des enfants et des mères se rencontrèrent sur sonpassage quand il fut débarqué et qu’il alla de maison en maison, deboutique en boutique, demander son chemin. Passant sous un gaisoleil, ces mères lui apparaissaient heureuses et fières, cesenfants plus heureux encore ; partout il trouvait de quoi lefaire cruellement ressouvenir de ce monde souriant d’illusions,jadis si cruellement éveillé dans son cœur ; tout luirappelait la mémoire de celle qui n’était plus, de celle quis’était évanouie, le laissant lui, morose, et sombre comme unmiroir d’où la lumière s’est éclipsée, il questionna, s’informa detous côtés. Nul ne savait où était Lime Tree Lodge. À bout deressources, il entra dans les bureaux d’une agence delocations.

– Savez-vous où est Lime Tree Lodge ?

L’agent lui montra du doigt de l’autre côté dela rue une maison d’apparence lugubre, percée d’un nombre inusitéde fenêtres, qui semblait avoir été jadis une fabrique, et quiétait maintenant un hôtel.

– Voilà où se trouvait Lime Tree Lodge,monsieur, – lui dit cet homme, – il y a dix ans.

Second espoir évanoui. Là encore pasd’issue !… pas d’issue !…

Une dernière chance lui restait ; c’étaitde trouver le répondant clérical M. Harker. Il entra dans laboutique d’un libraire et demanda si on pouvait le renseigner surla demeure actuelle du Révérend. Le libraire fit un geste desurprise, fronça les sourcils, et demeura muet. Cependant il pritsur son comptoir un précieux petit volume, habillé d’une reliuregrise et sombre, le tendit au visiteur, ouvert à la première page,et Wilding y lut :

LE MARTYRE

Du

RÉVÉREND JOHN HARKER

dans la Nouvelle-Zélande,

Raconté par un ancien membre de sa Congrégation.

– Je vous demande pardon, – fit Wilding.

Le libraire répondit seulement par un signe detête à ses excuses. Wilding sortit.

Troisième et dernier espoir détruit. Pasd’issue !… pas d’issue !…

En vérité, il n’y avait plus rien à faire quede s’en retourner à Londres. Il reprit le train. De temps en temps,durant le trajet, il contemplait cette note inutile qui avait étéle guide de son voyage, la copie extraite du Registre des EnfantsTrouvés. Il fit un geste comme pour jeter au vent ce papiermenteur, mais la réflexion l’en empêcha.

– Qui sait, – pensa-t-il, – cette note peutencore servir, je ne m’en séparerai point tant que je vivrai, etmes exécuteurs testamentaires la trouveront cachetée sous le mêmepli que mon testament.

Son testament !… Et pourquoi ne leferait-il point ? Cette idée s’empara de lui avec force. Cetestament nécessaire, il résolut de le rédiger sans perdre detemps. Et il continua son voyage songeant à toutes ses démarchesperdues, et murmurant :

– Plus d’espoir possible !… Pasd’issue !… pas d’issue !…

Ces derniers mots étaient de la façon deBintrey. Dans sa première conférence avec Wilding, l’hommed’affaires s’était écrié au bout d’un moment : « Pasd’issue ! ». Et cent fois, durant l’entretien, secouantla tête et frappant du pied, ce sagace personnage, jugeant lasituation sans remède, s’était pris à répéter : « Pasd’issue !… pas d’issue !… »

– Ma conviction, – ajoutait-il, – c’est qu’iln’y a rien à espérer après tant d’années ; et mon avis, c’estque vous demeuriez tranquille possesseur des biens qu’on vous alégués.

Wilding avait fait apporter de nouveau levieux Porto de quarante-cinq ans, et Bintrey ne se faisait pointfaute de le trouver excellent comme à l’ordinaire. Plus le rusécompagnon voyait se dessiner nettement, à travers la liqueur dorée,le chemin qu’il fallait suivre, plus il persistait à déclarerénergiquement qu’il n’y avait rien à faire, et, tout en remplissantet vidant son verre, il répétait :

– Pas d’issue !… pas d’issue !…

Et maintenant, qui pouvait nier que le projetde Wilding de faire son testament au plus vite, ne provînt encorede l’excessive délicatesse de sa conscience (bien qu’au fond ducœur, il éprouvât aussi quelque soulagement involontaire dans laperspective de léguer son embarras à autrui, car telle était sonintention). Il poursuivit donc ce nouveau projet avec une ardeurextraordinaire et ne perdit point de temps pour faire prier GeorgeVendale et Bintrey de se rendre au Carrefour des Écloppés, où ilallait les attendre.

Lorsqu’ils furent tous trois réunis, lesportes bien closes, Bintrey prit la parole, et s’adressant àVendale :

– Tout d’abord, – dit-il d’un ton solennel, –avant que notre ami (et mon client) nous confie ses volontés àvenir, je désire préciser clairement ce qui est mon avis, ce quiest aussi le vôtre, Monsieur Vendale, si j’ai bien compris lesparoles que vous m’avez dites, et ce qui serait d’ailleurs, l’avisde tout homme sensé. J’ai conseillé à mon client de garder le plusprofond secret sur cette affaire. J’ai causé deux fois avec madameGoldstraw, une fois en présence de Monsieur Wilding, l’autre foisen son absence. Si l’on peut se fier à quelqu’un (ce qui doittoujours être l’objet d’un grand SI), je crois que c’est à cettedame. J’ai représenté à mon client que nous devons nous garder dedonner l’éveil à des réclamations aventureuses, et que, si nous nenous taisons point, nous allons mettre le diable sur pied, sous laforme de tous les escrocs du royaume. Maintenant, monsieur Vendale,écoutez-moi. Notre ami (et mon client) n’entend pas se dépouillerdu bien dont il se regarde comme le dépositaire ; il veut, aucontraire, le faire fructifier au profit de celui qu’il enconsidère comme le maître légitime. Moi, je ne peux adopter la mêmefaçon de considérer cet homme-là, qui n’est peut-être qu’une ombre,et, si jamais, après des années de recherche même, nous mettions lamain sur lui, j’en serais bien étonné ; mais n’importe.Monsieur Wilding et moi, nous sommes pourtant d’accord sur cepoint, qu’il ne faut pas exposer ce bien à des risques inutiles.J’ai donc accédé au désir de Monsieur Wilding en une chose. Detemps en temps, nous ferons paraître dans les journaux une annonceprudemment rédigée, invitant toute personne qui pourrait donner desrenseignements sur cet enfant adopté et pris aux Enfants Trouvés, àse présenter à mon bureau. J’ai promis à Monsieur Wilding que cetteannonce serait régulièrement publiée. Après cela, mon clientm’ayant averti que je vous trouverais ici à cette heure, j’y suisvenu. Remarquez bien que ce n’est plus pour donner mon avis, maispour prendre les ordres de Monsieur Wilding. Je suis tout à faitdisposé à respecter et à seconder ses désirs. Je vous prieraiseulement d’observer que ceci n’implique point du tout monassentiment aux mesures que j’ai consenti à prendre. Je m’y prête,je ne les approuve peut-être point, et, dans tous les cas, jen’entends pas que l’on puisse confondre ma complaisance avec monopinion professionnelle.

En parlant ainsi, Bintrey s’adressait autant àWilding qu’à Vendale. Certes il croyait devoir beaucoup dedéférence à son client et il lui en accordait un peu. CependantWilding, par-dessus tout, l’amusait. Bintrey ne pouvait croire àune conduite si extravagante, à un désintéressement sisingulier ; le donquichottisme du jeune négociant lui semblaitune chose réjouissante autant que rare, aussi ne pouvait-ils’empêcher de le regarder de temps en temps avec des yeux quiclignotaient et avec une curiosité très vive mêlée quelquefoisd’une forte envie de sourire.

– Tout ce que vous venez de dire est fortclair !– soupira Wilding. – Plût à Dieu que mes idées fussentaussi limpides que les vôtres, Monsieur Bintrey.

– Remettez-le, remettez-le… si vous sentez quevos étourdissements vont revenir ! – s’écria Bintreyépouvanté. – Remettez-le, remettez-le…

– Remettez quoi ? – fit Vendale.

– L’entretien ! je veux parler de cetentretien… Si vos bourdonnements, Monsieur Wilding…

– Non, non, n’ayez pas peur, – répliqua lejeune négociant.

– Je vous en prie, ne vous excitez pas !– continua Bintrey…

– Je suis parfaitement calme, – repritWilding, – et je vais vous en donner la preuve. George Vendale, etvous, Monsieur Bintrey, hésiteriez-vous ou bien trouveriez-vousquelque inconvénient à devenir les exécuteurs de mes dernièresvolontés ?

– Aucun inconvénient, – répondit GeorgeVendale.

– Aucun ! – répéta Bintrey, avec un peumoins d’empressement.

– Je vous remercie tous les deux. Mesinstructions seront simples, et mon testament très bref. Peut-êtreaurez-vous la complaisance de rédiger cela tout de suite, MonsieurBintrey. Je laisse ma fortune réalisée, et mon bien personnel, sansexception ni réserve, à vous, mes deux dépositaires et exécuteurstestamentaires, à la charge, par vous, de restituer le tout auvéritable Walter Wilding, si vous pouvez le découvrir et établirson identité dans les deux ans qui suivront ma mort. Au cas où vousne le retrouveriez point avant ce délai expiré, vous remettriez, ledépôt à titre de legs et de don à l’Hospice des Enfants Trouvés… Ehbien ?

– Ce sont là toutes vos instructions ? –demanda Bintrey, après un assez long silence durant lequel aucun deces trois hommes n’avait osé regarder les autres.

– Toutes.

– Et votre détermination est bienprise ?

– Irrévocablement prise.

– Il ne me reste donc plus qu’à rédiger cetestament suivant la forme, – reprit l’homme d’affaires, en levantles épaules, – mais, est-il nécessaire de se presser ? Il n’ya pas urgence, que diable ! Vous n’avez pas envie demourir ?

– Monsieur Bintrey, – dit Wilding, – ce n’estni vous ni moi qui connaissons le moment où je dois mourir et jeserais aise d’avoir soulagé mon esprit de ce pénible sujet.

– Comme il vous plaira, – dit Bintrey, – jeredeviens homme de loi. Si un rendez-vous, dans une semaine, àpareil jour, peut convenir à Monsieur Vendale, je l’inscrirai surmon carnet.

Le rendez-vous fut pris et l’on n’y manquapoint. Le testament, signé selon les formes, cacheté, déposé,attesté par les témoins, resta aux mains de Bintrey. Celui-ci leclassa en son ordre dans un de ces coffrets de fer scellés etportant sur une plaque le nom du testateur, qui étaientcérémonieusement rangés dans son cabinet de consultations, comme sice sanctuaire de la légalité avait été en même temps un caveaufunéraire. Quant à Wilding, l’esprit un peu rasséréné, et reprenantcourage, il se mit à ses occupations habituelles.

Son premier soin fut de réaliserl’installation patriarcale qu’il avait rêvée ; il fut aidédans cette besogne par Madame Goldstraw et par Vendale. Le concoursde celui-ci n’était peut-être pas aussi désintéressé qu’il en avaitl’air. Le jeune homme pensait que lorsque la maison serait en ordreon pourrait donner à dîner à Obenreizer et à sa nièce.

Ce grand jour arriva, Madame Dor fut comprisedans l’invitation adressée à toute la famille Obenreizer. SiVendale était amoureux auparavant, ce dîner mit le comble à sapassion et le poussa tout d’un coup jusqu’au délire. Cependant ilne put, quoiqu’il fît, obtenir un mot en particulier de lacharmante Marguerite.

Plusieurs fois, dans le courant de la soirée,il crut trouver l’occasion de lui parler à l’oreille. Aussitôt,Obenreizer, avec son nuage, se trouvait là lui pressant lescoudes ; ou bien c’était le large dos de Madame Dor quis’interceptait brusquement entre lui et la lumière vivante,c’est-à-dire Marguerite. Pas une fois, pas une seule fois si cen’est pendant le repas, on ne put voir de face la respectablematrone, muette comme les montagnes où elle était née et dont elleétait l’image. Après le dîner, dont elle avait pris sa large part,comme on passait au salon, elle regarda la muraille.

Et pourtant, durant ces quatre ou cinq heures,délicieuses quoique tourmentées, Vendale avait pu voir Marguerite,il avait pu l’entendre, s’approcher d’elle, effleurer sa robe.Lorsqu’on avait fait le tour des vieilles caves obscures, il laconduisait par la main ; lorsque le soir elle chanta dans lesalon, Vendale, debout auprès d’elle, tenait les gants qu’ellevenait de quitter. Pour les garder, ces gants mignons, que n’eût-ilpoint fait ? Il aurait donné en échange jusqu’à la dernièregoutte du vieux Porto de quarante-cinq ans, ce vin eût-il euquarante-cinq fois les neuf lustres, eût-il coûté quarante-cinqfois quarante-cinq livres la bouteille !

Lorsqu’elle fut partie et que la solitude etl’ennui retombèrent comme un éteignoir immense sur le Carrefour desÉcloppés, il se fit cette question, pendant la nuit toutentière :

– Sait-elle que je l’admire ? Sait-elleque je l’adore ? Peut-elle se douter qu’elle m’a conquis corpset âme ? Si elle s’en doute, prend-elle seulement la peine d’ysonger ? Pauvres cœurs inquiets que nous sommes !N’est-il pas étrange de penser que ces millions d’hommes quidorment, momifiés depuis tant d’années, ont été amoureux comme nousautres qui vivons, qu’ils ont éprouvé les mêmes angoisses, fait lesmêmes sottises, et qu’ils ont pourtant trouvé le secret d’êtretranquilles après tout cela !

– George, que pensez-vous de MonsieurObenreizer ? – demanda Wilding le lendemain. – Je ne veux pasvous demander ce que vous pensez de Mademoiselle Marguerite.

– Je ne sais, – dit Vendale, – je n’ai jamaisbien pu savoir ce que je pensais de cet homme-là.

– Il est très instruit et trèsintelligent.

– Très intelligent, pour sûr.

– Bon musicien.

Obenreizer avait fort bien chanté laveille.

– Très bon musicien vraiment, – fitVendale.

– Et il cause bien.

– Oui, – répétait toujours Vendale, – il causebien. Savez-vous une chose, mon cher Wilding ? C’est qu’enpensant à lui il me vient l’idée qu’il ne sait pas se taire.

– Quoi ! – dit Wilding, – il n’est pasbavard jusqu’à l’importunité ?

– Ce n’est pas là ce que je veux dire. Maislorsqu’il se tait, son silence met ses interlocuteurs en peine. Sonsilence éveille tout de suite, vaguement, injustement peut-être, jene sais quelle méfiance. Tenez, songez à des gens que vousconnaissez, que vous aimez. Prenez n’importe lequel de vosamis…

– Ce sera bientôt fait, – dit Wilding, – c’estvous que je prends.

– Je ne voulais pas m’attirer cecompliment ; je ne l’avais même pas prévu, – répliqua Vendaleen riant. – Soit, prenez-moi donc et réfléchissez un moment.N’est-il pas vrai que la sympathie que vous fait éprouver monintéressant visage vient, surtout, de l’expression qu’il a quand jesuis silencieux. Et, en effet, cette expression, n’étant pointcherchée ni composée, est la plus naturelle, et l’on peut direqu’elle est le vrai miroir de mon âme.

– Je crois que vous dites vrai.

– Je le crois aussi. Eh bien ! quandObenreizer parle, et qu’en parlant il s’explique lui-même, il s’entire à son avantage. Mais quand il est silencieux, il estinquiétant. Donc, il se tire mal du silence. En d’autres termes, ilcause bien, mais il ne sait pas se taire.

– C’est encore vrai, – dit Wilding, en riant àson tour.

Malgré les attentions et les soins dont sesamis l’entouraient, Wilding ne recouvrait que lentement la santé etle calme de l’esprit. Vendale, pour l’arracher à lui-même, etpeut-être aussi dans le but de se procurer de nouvelles occasionsde voir Marguerite, lui rappela son ancien projet de former chezlui une classe de chants.

La classe fut promptement instituée, avecl’aide de deux ou trois personnes ayant quelques connaissancesmusicales et chantant d’une façon supportable. Le chœur fut formé,instruit, et conduit par Wilding. Le nom des Obenreizer vint delui-même en cette affaire. C’étaient d’habiles musiciens ; ilétait donc tout naturel qu’on leur demandât de se joindre à cesréunions musicales. Le tuteur et le pupille y ayant consenti (ou letuteur pour tous les deux), l’existence de Vendale ne fut plusqu’un mélange de ravissement et d’esclavage.

Dans la petite et vieille église, bâtie parChristophe Wreen, sombre et sentant le moisi comme une cave,lorsque, le Dimanche, le chœur était rassemblé et que vingt-cinqvoix chantaient ensemble, n’était-ce pas la voix de Marguerite quieffaçait toutes les autres, qui faisait frémir les vitraux et lesmurailles, qui frappait les voûtes et perçait les ténèbres desbas-côtés comme un rayon sonore ? Quel moment ! MadameDor, assise dans un coin du temple, tournait le dos à tout lemonde. Obenreizer aussi chantait.

Mais ces concerts séraphiques du Dimancheétaient encore surpassés par les concerts profanes du Mercredi,établis dans le Carrefour des Écloppés, pour l’amusement de lafamille patriarcale. Le Mercredi, Marguerite tenait le piano etfaisait entendre dans la langue de son pays les chants desmontagnes. Ces chants naïfs et sublimes semblaient dire àVendale : « Élève-toi au-dessus du niveau de lacommerciale et rampante Angleterre… Viens au loin… bien au loin dela foule et du monde ; suis-moi… plus haut, plus haut encore.Allons-nous mêler à la cime des pics, aux cieux azurés. Aimons-nousauprès du ciel ! »

En même temps le joli corsage, les bas à coinsrouges, les souliers à boucles d’argent semblaient s’animer etcourir ; le large front blanc et les beaux yeux de Marguerites’allumaient d’une flamme inspirée… Vendale en perdait laraison.

Heureux concerts ! Il faut avouer, parexemple, qu’ils avaient eu d’abord plus de charme pour le jeunehomme que pour Joey Laddle, son serviteur. Joey avait refusé avecfermeté de troubler ces flots d’harmonie en y mêlant sa voix troprude. Il manifestait un suprême dédain pour ces distractionsfrivoles, et il avait envoyé promener « toutel’affaire. »

Un jour pourtant, Joey Laddle, le grognon,s’avisa de découvrir une source de véritable plaisir dans un chœurqu’il n’avait pas encore entendu. Ce jour-là il s’adoucit jusqu’àprédire que les garçons de cave, ses subordonnés, feraientpeut-être à la longue quelque progrès dans un art pour lequel ilsn’étaient point nés. Une antienne d’Haendel, le Dimanche suivant,acheva de le vaincre. Enfin, à quelque temps de là, l’apparitioninattendue de Jarvis, armé d’une flûte, et d’un homme de journée,tenant un violon, et l’exécution par ces « deuxartistes » d’un morceau fort bien enlevé, l’étonna jusqu’à lerendre stupide. Mais ce ne fut pas tout : à ce duoinstrumental, un chant de Marguerite Obenreizer ayant succédé, ildemeura bouche béante ; puis, quittant son siège d’un airsolennel, faisant précéder ce qu’il allait dire d’un salut quis’adressait particulièrement à Wilding, il s’écria :

– Après cela, vous pouvez tous tant que vousêtes, aller vous coucher.

Ce fut ainsi que commencèrent la connaissancepersonnelle et les relations de société entre Marguerite Obenreizeret Joey Laddle. La jeune fille trouva le compliment si original eten rit de si bon cœur, que Joey s’approcha d’elle après le concertpour lui dire qu’il espérait n’avoir pas eu la maladresse de direune maladresse. Marguerite l’assura qu’il avait eu beaucoupd’esprit. Joey inclina la tête d’un air satisfait.

– Vous ferez renaître ici les temps heureux,mademoiselle, – dit-il. – C’est une personne comme vous… et pas uneautre… qui pourrait ramener la chance dans la maison.

– Ramener la chance !… – fit-elle dansson charmant Anglais un peu gauche. – J’ai peur de ne pas vouscomprendre.

– Mademoiselle, – dit Joey d’un airconfidentiel, – Monsieur Wilding a changé ici la chance. Ne lesavez-vous pas ? C’était avant qu’il prit pour associé lejeune George Vendale. Je les ai avertis. Allez, allez, ils s’enapercevront. Pourtant, si vous veniez quelquefois dans cettemaison, et si vous chantiez pour conjurer le sort, vous sauriezpeut-être bien l’apaiser.

Le Mercredi suivant, on remarqua autour de latable que l’appétit de Joey n’était plus digne de lui-même. Onchuchota, on sourit. Chacun disait que ce miracle de Joey Laddle nemangeant plus que comme un homme ordinaire, était produit parl’attente du plaisir qu’il se promettait à entendre chanterMademoiselle Obenreizer, et par la crainte de ne pouvoir seprocurer une bonne place pour ne rien perdre de ce plaisir. On saitque Joey Laddle avait l’oreille un peu dure. Ces malins proposarrivèrent jusqu’à Wilding, qui, dans sa bonté accoutumée, appelaJoey auprès de lui. Et Joey Laddle, ayant écouté avec ravissement,se mit à répéter tout bas la fameuse phrase qui avait eu, lasemaine précédente, un si grand succès de gaieté dansl’auditoire : « Après cela vous pouvez tous, tant quevous êtes, aller vous coucher. »

Mais les plaisirs simples et la douce joie quianimaient depuis quelque temps le Carrefour des Écloppés nedevaient pas avoir une longue durée. Il y avait une chose, unetriste chose, dont chacun ne s’apercevait que trop bien depuislongtemps, et dont on évitait de parler comme d’un sujet pénible.La santé de Wilding était mauvaise.

Peut-être Walter Wilding aurait-il supporté lecoup qui l’avait frappé dans la plus grande affection de savie ; peut-être aurait-il triomphé du sentiment quil’obsédait ; peut-être aurait il fermé l’œil, à cette voix quilui criait sans cesse : « Tu tiens dans le monde la placed’un autre et tu jouis de son bien ; » peut-êtreaurait-il défié et vaincu l’une de ces douleurs, l’un de ces deuxtourments ; mais, réunis ensemble, ils étaient trop forts. Unhomme, hanté par deux fantômes, est promptement terrassé. Ces deuxspectres, – l’idée de celle qui n’était point sa mère et de celuiqui était Wilding, le vrai Walter Wilding ; – ces deuxspectres s’asseyaient à sa table avec lui, buvaient dans son verre,et s’installaient la nuit à son chevet. S’il songeait àl’attachement de sa mère supposée, il se sentait mourir. Quand,pour se reprendre à la vie, il se retraçait l’affection dontl’entouraient dans sa maison ses subordonnés et ses serviteurs, ilse disait que cette affection aussi, il l’avait volée ; il sedisait qu’il avait frauduleusement acquis le droit de les rendreheureux, car ce droit était celui d’un autre ; le plaisir quecet autre y trouverait, il le lui dérobait encore comme lereste.

Peu à peu, sous cette impression terrible quilui déchirait le cœur, son corps s’affaissa. Son pas s’alourdit,ses yeux cherchaient la terre. Il s’avouait bien qu’il n’étaitpoint coupable de l’erreur dont il recueillait injustement leprofit, mais il reconnaissait en même temps son impuissance àréparer cette erreur. Les jours, les semaines, les moiss’écoulaient, et personne ne venait. Sur l’invitation des journaux,personne ne venait chez Bintrey réclamer son nom et son bien. Latête de Wilding s’égarait, et il en avait conscience. Il luiarrivait parfois que toute une heure, tout un jour s’effaçait deson esprit, comme si ce jour n’avait pas brillé à l’égal desautres. Il se disait : « Qu’ai-je fait hier ? »et ne s’en souvenait plus. Sa mémoire se perdait. Une fois elle luiéchappa justement tandis qu’il dirigeait les chœurs et battait lamesure. Il ne la retrouva que longtemps après au milieu de la nuit,et il se promenait alors dans la cour de sa maison à la clarté dela lune.

– Qu’est-il donc arrivé ? – demanda-t-ilà Vendale.

– Vous n’avez pas été très bien, – luirépondit celui-ci. – Voilà tout.

Wilding chercha une explication sur le visagede ses employés qui l’entourèrent.

– Nous sommes contents de voir que vous allezmieux, – lui dirent-ils.

Et il n’en put tirer autre chose.

Un jour, enfin, – et son association avecVendale ne durait encore que depuis cinq mois, – il fut forcé deprendre le lit. Madame Goldstraw, sa femme de charge, devint sagarde-malade.

– Puisque je suis couché et que vous mesoignez, Madame Goldstraw, – lui dit-il, – peut-être netrouverez-vous pas mauvais que je vous appelle Sally ?

– Ce nom résonne plus naturellement à monoreille que tout autre, – fit-elle. – Et c’est celui que jepréfère.

– Je vous remercie. Je crois que dans cesderniers temps j’ai dû éprouver certaines crises… Est-ce vrai,Sally ?… Oh ! vous n’avez plus à craindre de me le diremaintenant…

– Cela vous est arrivé, monsieur.

– Voilà l’explication que je cherchais, –murmura-t-il. – Sally, Monsieur Obenreizer dit que la terre est sipetite, qu’il n’est pas étonnant que les mêmes gens se heurtentsans cesse et se retrouvent partout… Voyez ! Puisque vous êtesprès de moi, me voilà presque revenu aux Enfants Trouvés pour ymourir.

Il étendit la main vers les siennes. Elle laprit avec douceur.

– Vous ne mourrez point, cher MonsieurWilding.

– C’est ce que Monsieur Bintreym’assure ; mais depuis que je suis couché, j’éprouve le mêmecalme, le même repos que jadis, quand j’étais heureux, au moment oùj’allais dormir. En vérité, je m’endors aussi doucement que dansmon enfance, lorsque vous me berciez, Sally, vous ensouvenez-vous ?

Après un instant de silence, il se mit àsourire.

– Je vous en prie, nourrice, embrassez-moi, –dit-il.

Sa raison l’abandonnait tout à fait, il secroyait dans le dortoir de l’Hospice.

Sally, accoutumée naguère à se pencher sur lespauvres petits orphelins, se pencha vers ce pauvre homme, orphelinaussi, et le baisant au front :

– Que Dieu vous protège ! –murmura-t-elle.

Il rouvrit les yeux.

– Sally, – dit-il, – ne me remuez pas. Je suistrès bien couché, je vous assure… Ah ! je crois que mon heureest venue. Je ne sais quel effet ma mort va produire sur vous,Sally, mais sur moi-même…

Il perdit connaissance… et il mourut…

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer