L’Abîme

QUATRIÈME ACTE.

L’horloge de sûreté.

 

L’action se passe maintenant à Neufchâtel.C’est l’agréable mois d’Avril ; l’agréable lieu où noustransportons nos lecteurs est l’étude d’un notaire ;l’agréable personne que nous y trouvons, c’est le notaire lui-même,beau vieillard au teint vermeil, le premier notaire de Neufchâtel,universellement connu dans le canton, Maître Voigt. Par saprofession et ses qualités personnelles, Maître Voigt est uncitoyen populaire. Les nombreux services qu’il a rendus, et sesoriginalités aussi nombreuses que ses services, ont fait de luil’un des personnages les plus fameux de cette jolie ville deSuisse. Sa longue redingote brune et son bonnet noir ont pris rangparmi les institutions du pays ; sa tabatière n’est pas moinsrenommée, et bien des gens pensent que dans l’Europe entière il n’yen a pas de plus grande.

Une autre personne est là, dans l’élude, unepersonne moins agréable que Maître Voigt. C’est Obenreizer.

Cette étude, quelque peu champêtre, nerappelait en rien le solennel logis du notaire Anglais. Elle étaitsituée dans le fond d’une cour, riante et proprette, et s’ouvraitsur un joli parterre tout rempli de fleurs. Des chèvres broutaientnon loin de la porte ; la vache paissait si près de la maisonque l’excellente bête, en avançant seulement d’une dizaine depieds, aurait pu venir faire compagnie au clerc. Le cabinet deMaître Voigt était petit, clair, et tout verni ; les mursétaient recouverts de panneaux de bois ; il ressemblait à ceschambres rustiques qu’on voit dans les boites de jouetsd’enfants ; la fenêtre, suivant la saison, était ornée deroses, d’hélianthes, de roses trémières. Les abeilles de MaîtreVoigt bourdonnaient à travers l’étude pendant tout l’été, entrantpar une fenêtre et sortant par l’autre, comme si elles eussent ététentées de faire leur miel avec le doux caractère de Maître Voigt.De temps en temps, une grande boîte à musique, placée sur lacheminée, partait en cadence sur l’ouverture de FraDiavolo, ou bien chantait des morceaux de GuillaumeTell avec gazouillements joyeux. Survenait-il quelque client,il fallait bien arrêter le ressort ; mais l’harmonieuxinstrument se remettait à chanter de plus belle, dès que le clientétait parti.

– Courage, courage, mon brave garçon, – ditMaître Voigt, en caressant les genoux d’Obenreizer d’un airpaternel : – vous allez commencer une nouvelle vie, auprès demoi dans mon étude, et cela demain matin.

Obenreizer, en habit de deuil, l’air humble etsoumis, mit sur son cœur une de ses mains qui tenait unmouchoir.

– Ma reconnaissance est là, Monsieur, –dit-il, – mais je ne trouve point de mots pour vous l’exprimer.

– Ta, ta, ta, ne me parlez pas dereconnaissance, – dit Maître Voigt. – Je déteste de voir un hommepersécuté. Je vous ai vu souffrir : je vous ai naturellementtendu la main. Oh ! je ne suis pas encore assez vieux pour nepas me rappeler mes jeunes années. Savez-vous bien que c’est votrepère qui m’a amené mon premier client. Il s’agissait de la moitiéd’un acre de terre qui ne donnait jamais de raisin. Ne dois-je rienà son fils ? J’ai envers lui une dette d’amitié, je m’enacquitte envers vous… Voilà qui est assez bien dit, je pense, –ajouta Maître Voigt, enchanté de lui-même. – Permettez-moi derécompenser mes propres mérites par une prise de tabac.

Obenreizer laissa tomber son regard sur leplancher comme s’il ne se sentait pas même digne de contempler cethonnête vieillard savourant sa prise.

– Accordez-moi une dernière grâce, Monsieur, –dit-il. – N’agissez pas envers moi par impulsion généreuse.Jusqu’ici, vous n’avez connu que vaguement la situation où je metrouve. Eh bien ! Écoutez les raisons qui s’élèvent pour etcontre moi, avant de me prendre avec vous dans votre étude. Je veuxque mon droit à votre bienveillance soit reconnu par votre bonjugement en même temps que par votre excellent cœur. Ah ! jepeux lever la tête devant mes ennemis, je peux me refaire uneréputation sur les ruines de celle que j’avais autrefois et qu’onm’a ravie !…

– Comme il vous plaira, – dit Maître Voigt. –Vous parlez bien, mon fils. Vous ferez quelque jour un bonavocat.

– Les détails de ma triste affaire ne sont pasbien nombreux, – poursuivit Obenreizer, – mes chagrins ont commencéaprès la mort par accident de mon dernier compagnon de voyage, monpauvre et cher ami Monsieur Vendale.

– Monsieur Vendale, – répéta le notaire. –C’est bien cela. J’ai souvent entendu ce nom depuis deux mois.C’est cet infortuné Anglais qui a été tué dans le Simplon, alorsque vous-même vous avez été blessé, ainsi que le témoignent lesdeux cicatrices que vous portez au col et à la joue.

– Blessé par mon propre couteau, – ditObenreizer, en touchant ces marques sinistres, témoins parlants del’horrible lutte.

– Par votre propre couteau, en essayant desauver votre ami, – affirma le notaire. – Bien, très bien… C’estsingulier. J’ai trouvé plaisant de penser que j’ai eu autrefois unclient de ce nom de Vendale.

– Le monde est si petit ! – fitObenreizer.

Toutefois, il prit note intérieurement queMaître Voigt avait eu jadis un client de ce nom.

– Je vous disais donc, – reprit-il, – qu’aprèsla mort de mon cher compagnon de voyage, mes chagrins avaientcommencé. Je me rendis à Milan. Je suis reçu avec froideur parDefresnier et Compagnie. Peu de temps après ils me chassent.Pourquoi ? On ne m’en donne aucune raison. Je demande à cesMessieurs s’ils prétendent attaquer mon honneur ? Point deréponse. Où sont leurs preuves contre moi ? Point de réponseencore. Ce que j’en dois penser ? Cette fois on merépond ! « M. Obenreizer est libre de penser ce quebon lui semble et ce qu’il pensera n’importe guères à Defresnier etCompagnie. » Et voilà tout.

– Voilà tout, – dit le notaire.

Et il prit une forte prise de tabac.

– Cela suffit-il, Monsieur ?

– Non, vraiment, – fit Maître Voigt. – Lamaison Defresnier et Compagnie est de cette ville, très estimée,très respectée. Mais la maison Defresnier et Compagnie n’a point ledroit de détruire sans raison la réputation d’un homme. Vouspourriez répondre à une accusation. Mais que répondrez-vous à desgens qui ne disent rien ?

– Justement, mon cher maître. Votre équiténaturelle vient de définir en un mot la cruelle situation où l’onm’a placé. Et si encore ce malheur était le seul !… Mais voussavez quelles en ont été les suites ?

– Je le sais, mon pauvre garçon, – fit lenotaire en remuant la tête d’un air compatissant, – votre pupillese révolte contre vous.

– Se révolte !… c’est un mot bien doux, –reprit Obenreizer. – Ma pupille s’est élevée avec horreur contremoi ; elle s’est soustraite à mon autorité, et s’est réfugiéeavec Madame Dor chez cet homme de loi Anglais, Monsieur Bintrey,qui répond à nos sommations de revenir et de se soumettre quejamais elle n’en fera rien.

– Et qui écrit ensuite, – continua le notaireen soulevant sa large tabatière pour chercher parmi ses papiers, –qui écrit qu’il va venir en conférer avec moi.

– Il écrit cela ? – s’écria Obenreizer. –Eh bien Monsieur, n’ai-je pas des droits légaux ?

– Eh ! mon pauvre garçon, tout le monde,à l’exception des criminels, tout le monde a son droit légal.

– Qui dit que je suis criminel ? – ditObenreizer d’un air farouche.

– Personne ne le dit. Un peu de calme dans voschagrins, par pitié. Si la maison Defresnier donnait à entendre quevous avez commis quelque action… oh ! nous saurions alorscomment nous comporter avec elle.

Tout en parlant, il avait passé la lettre fortbrève de Bintrey à Obenreizer, qui l’avait lue et qui la luirendit.

– Lorsque cet homme de loi Anglais vousannonce qu’il va venir conférer avec vous, – s’écria-t-il, – celaveut dire qu’il vient pour repousser mon autorité surMarguerite…

– Vous le croyez ?

– J’en suis sûr, je le connais. Il estopiniâtre et chicanier. Dites-moi, Monsieur, si mon autorité estinattaquable jusqu’à la majorité de cette jeune fille ?

– Absolument inattaquable.

– Je prétends donc la garder. Je l’obligeraibien à s’y soumettre !… Mais, – reprit Obenreizer, passant decet emportement à un grand air de douceur et de soumission, – jevous devrai encore cette satisfaction, Monsieur, à vous qui, avectant de confiance, avez pris sous votre protection et à votreservice un homme si cruellement outragé.

– Tenez-vous l’esprit tranquille, –interrompit Maître Voigt. – Pas un mot de plus sur ce sujet, et pasde remerciements. Soyez ici demain matin, avant l’arrivée del’autre clerc, entre sept et huit heures ; vous me trouverezdans cette chambre. Je veux vous initier moi-même à votre besogne…Maintenant, allez-vous-en, allez-vous-en. J’ai des lettres àécrire ; je ne veux pas entendre un mot de plus.

Congédié avec cette brusquerie amicale, etsatisfait de l’impression favorable qu’il avait produite surl’esprit du vieillard, Obenreizer put réfléchir à son aise. Alorsla mémoire lui revint de certaine note qu’il avait prisementalement durant cet entretien. Ainsi donc, Maître Voigt avait eujadis un client dont le nom était Vendale.

– Je connais assez bien l’Angleterre àprésent, – se disait-il tout en faisant courir ses pensées devantlui, assis sur un banc devant le parterre. – Ce nom de Vendale yest bien rare. Jamais je n’avais rencontré personne qui le portâtavant…

Il regarda involontairement derrière luipar-dessus son épaule.

– Le monde est-il en effet si petit, que je nepuisse m’éloigner de lui, même après sa mort ?… Il m’aconfessé à ses derniers moments qu’il avait trahi la confiance d’unhomme qui est mort comme lui… qu’il jouissait d’une fortune quin’était pas la sienne… que je devais y songer ! Et il medemandait de m’éloigner d’un pas, afin qu’il me vît mieux et que mafigure lui appelât ce souvenir !… Pourquoi ma figure ?…C’est donc moi que cette confession étrange intéresse !…Oh ! je suis sûr de ses paroles ; elles n’ont pointquitté mon oreille… Et si je les rapproche de ce que me disait toutà l’heure ce vieil idiot de notaire… Eh ! quoi que ce soit,tant mieux, si j’y trouve de quoi réparer ma fortune et ternir samémoire !… Pourquoi, dans la nuit que nous avons passéeensemble à Bâle, s’est-il appesanti avec tant d’insistance sur mespremiers souvenirs. Sûrement il avait un motif alors !…

Il ne put achever, car les deux plus grosbéliers de Maître Voigt vinrent l’assaillir à coups de tête, commes’ils voulaient venger la réflexion irrévérencieuse qu’Obenreizers’était permise sur le compte de leur maître. Il céda devantl’ennemi et se retira. Mais ce fut pour se promener longtemps,seul, sur les bords du lac, la tête penchée sur sa poitrine, enproie à des réflexions profondes.

Le lendemain matin, entre sept et huit heures,il se présentait à l’étude. Il y trouva le notaire qui l’attendaiten compulsant des titres et des papiers arrivés de la veille. Enquelques mots bien simples, Maître Voigt le mit au courant de laroutine de l’étude et des devoirs qu’il aurait à remplir. Il étaithuit heures moins cinq minutes lorsque le digne homme se leva, endéclarant à son nouveau clerc que cette instruction préliminaireétait terminée.

– Je vais vous montrer la maison et lescommuns, – dit-il. – mais il faut auparavant que je serre cespapiers. Ils me viennent des autorités municipales, je dois enprendre un grand soin.

Obenreizer devint attentif, car il voyait laune occasion de s’instruire. Il allait savoir où son patron serraitses papiers particuliers.

– Ne pourrais-je pas vous épargner cette peineMonsieur ? – dit-il. – Ne pourrais-je ranger et serrer cespapiers pour vous, avec vos indications ?

Maître Voigt se mit à rire sous cape. Ilreferma le portefeuille qui contenait ces documents précieux, et lepassa à Obenreizer.

– Essayez ! – dit-il. – Tous mes papiersimportants sont la !…

Et il lui montrait du doigt, au bout de làchambre, une lourde porte de chêne parsemée de clous. Obenreizers’approcha, le portefeuille à la main, et regardant la porte,s’aperçut avec surprise que, de l’extérieur au moins, il n’y avaitaucun moyen de l’ouvrir. Ni poignée, ni verrou, ni clef, pas mêmede serrure.

– C’est qu’il y a une seconde porte à cettechambre, – dit-il.

– Non, – fit Maître Voigt. – Cherchezencore.

– Il y a certainement une fenêtre.

– Murée, mon ami, murée avec des briques. Laseule entrée est bien par cette porte ; est-ce que vous yrenoncez ? – s’écria le notaire triomphant. – Écoutezmaintenant, mon brave garçon, et dites-moi si vous n’entendez rienà l’intérieur.

Obenreizer écouta et recula, tout effrayé.

– Oh ! – dit-il, – je sais de quoi ils’agit. J’ai entendu parler de cela quand j’étais apprenti chez unhorloger. Perrin frères ont donc enfin terminé leur fameuse horlogede sûreté. Et c’est vous qui l’avez achetée ?

– Moi-même. C’est bien l’horloge de sûreté.Voilà, mon fils, voilà une preuve de plus de ce que les braves gensde ce pays appellent les enfantillages du Père Voigt. Ehbien ! laissons rire. Il n’en est pas moins vrai qu’aucunvoleur au monde ne méprendra jamais mes clefs. Aucun pouvoirici-bas, un bélier même, un tonneau de poudre ne fera jamais bougercette porte. Ma petite sentinelle à l’intérieur, ma petite amie quifait : Tic, Tic, m’obéit quand je lui dis :« ouvre. » La porte massive n’obéira jamais qu’àce : Tic, Tic ; et ce petit Tic, Tic, n’obéira jamaisqu’à moi… et voilà ce qu’a imaginé ce vieil enfant de Voigt, à laplus grande confusion de tous les voleurs de la Chrétienté.

– Puis-je voir l’horloge enmouvement ?–dit Obenreizer. – Pardonnez ma curiosité,Monsieur. Vous savez que j’ai passé autrefois pour un assez bonouvrier horloger.

– Oui, vous la verrez en mouvement, – ditMaître Voigt. – Quelle heure est-il ?… Huit heures moins uneminute. Attention ! dans une minute vous verrez la portes’ouvrir d’elle-même.

Une minute après, doucement, lentement, sansbruit, et comme poussée par des mains invisibles, la porte s’ouvritet laissa voir une chambre obscure.

Sur trois des côtés, des planches garnissaientles murs du haut en bas. Sur ces planches étaient rangées, en bonordre et par étage, des boîtes de bois, ornées de marqueteriesSuisses et portant toutes, en lettres de couleur, des lettresfantastiques, le nom des clients de l’étude. Maître Voigt alluma unflambeau.

– Vous allez voir l’horloge, – dit-il avecorgueil, – je peux dire que je possède la première curiosité del’Europe… et ce ne sont que des yeux privilégiés à qui je permetsde la voir. Or, ce privilège je l’accorde au fils de votreexcellent père. Oui, oui, vous serez l’un des rares favorisés quientrent dans cette chambre avec moi. Voyez là, sur le mur de droitedu côté de la porte.

– Mais c’est une horloge ordinaire ! –s’écria Obenreizer. – Non, elle n’a qu’une seule aiguille.

– Non, – dit Maître Voigt, – ce n’est pas unehorloge ordinaire : Non… non… cette seule aiguille tourneautour du cadran, et le point où je la mets moi-même règle l’heureà laquelle la porte doit s’ouvrir. Tenez ! L’aiguille marquehuit heures : la porte ne s’est-elle pas ouverte à huit heuressonnant ?

– Est-ce qu’elle s’ouvre plus d’une fois parjour ? – demanda le jeune homme.

– Plus d’une fois ? – répéta le notaireavec un air de parfait mépris pour la simplicité de son nouveauclerc – Vous ne connaissez pas mon ami : Tic, Tic. Il ouvrirabien autant de fois que je le lui dirai. Tout ce qu’il demande, cesont des instructions, et voilà que je les lui donne… Regardezau-dessous du cadran : il y a ici un demi-cercle en acier quipénètre dans la muraille ; là est une aiguille appelée lerégulateur, qui voyage tout autour du cadran, suivant le caprice demes mains. Remarquez, je vous prie, ces chiffres qui doivent meguider sur ce demi-cercle. Le chiffre 1 signifie qu’il faut ouvrirune fois dans les vingt-quatre heures ; le chiffre 2 veutdire : ouvrez deux fois, et ainsi de suite jusqu’à la fin.Tous les matins je place le régulateur après avoir lu mon courrier,et quand je sais quelle sera ma besogne du jour. Aimeriez-vous à mele voir placer ? Quel jour aujourd’hui ?… Mercredi. Bon.C’est la réunion des tireurs à la carabine, je n’aurai pasgrand’chose à faire, je suis sûr d’une demi-journée de congé. Onpourra bien quitter l’étude après trois heures. Serrons d’abord leportefeuille avec les papiers de la Municipalité. Voilà qui estfait ! Je crois qu’il n’est pas nécessaire d’ennuyer Tic Tic,et de lui demander d’ouvrir avant demain matin, à huit heures. Jefais reculer le régulateur jusqu’au numéro 1. Je referme laporte ; et bien fin qui l’ouvrira avant huit heures demainmatin.

Obenreizer sourit. Il avait déjà vu le côtéfaible de l’invention préconisée par le notaire ; il savaitcomment l’horloge à secret pouvait trahir la confiance de MaîtreVoigt et laisser ses papiers à la merci de son clerc.

– Arrêtez ! Monsieur, – cria-t-il, aumoment où le notaire allait fermer la porte. – Quelque chose aremué parmi les boîtes.

Maître Voigt se retourna.

Une seconde suffît à la main agiled’Obenreizer pour faire avancer le régulateur du chiffre 1 auchiffre 2. À moins que le notaire, regardant de nouveau le cercled’acier, ne s’aperçût de ce changement, la porte allait s’ouvrir àhuit heures du soir, et personne, Obenreizer excepté, n’en sauraitrien.

– Je n’ai point vu remuer ces boîtes, – ditMaître Voigt, – Vos chagrins, mon fils, vous ont ébranlé les nerfs.Vous avez vu l’ombre projetée par le vacillement de ma bougie. Oubien encore quelque pauvre petit coléoptère qui se promène aumilieu des secrets du vieil homme de loi… Écoutez ! J’entendsvotre camarade, l’autre clerc dans l’étude. À l’ouvrage !Posez aujourd’hui la première pierre de votre nouvellefortune !

Il poussa gaiement Obenreizer hors de lachambre noire ; avant d’éteindre sa lumière, il jeta undernier regard de tendresse sur son horloge, – un regard qui nes’arrêta pas sur le régulateur, – et referma la porte de chênederrière lui.

À trois heures, l’étude était fermée. Lenotaire, ses employés, et ses serviteurs se rendirent au tir à lacarabine. Obenreizer, pour s’excuser de les accompagner, avait faitentendre qu’il n’était point d’humeur à assister à une fêtepublique. Il sortit, on ne le vit plus ; on pensa qu’ilfaisait au loin quelque promenade solitaire.

À peine la maison était-elle close et déserte,qu’une garde-robe s’ouvrit, une garde-robe reluisante, qui donnaitdans le cabinet reluisant du notaire. Obenreizer en sortit. Ils’approcha d’une croisée, ouvrit les volets, s’assura qu’ilpourrait s’évader, sans être aperçu par le jardin, rentra dans sachambre, et s’assit dans le fauteuil de Maître Voigt. Il avait cinqheures à attendre.

Il tua le temps comme il put, lisant leslivres et journaux épars sur la table, tantôt réfléchissant, tantôtmarchant de long en large, suivant sa chère coutume. Le soleilenfin se coucha.

Obenreizer referma les volets avec soin avantd’allumer la bougie. Le moment approchait ; il s’assit, montreen main, guettant la porte de chêne.

À huit heures, doucement, lentement, sansbruit, comme poussée par une main invisible, la porte s’ouvrit.

Il lut, l’un après l’autre, tous les nomsinscrits sur les bottes de bois. Nulle part ce qu’ilcherchait !… Il écarta la rangée extérieure et continua sonexamen.

Là, les boites étaient plus vieilles,quelques-unes même fort endommagées. Les quatre premières portaientleur nom écrit en Français et en Allemand ; le nom de lacinquième était illisible. Obenreizer la prit, l’emporta dansl’étude pour l’examiner plus à l’aise… Miracle ! Sous unecouche épaisse de taches produites par la poussière et par letemps, il lut :

VENDALE

La clef tenait par une ficelle à une boite. Ilouvrit, tira quatre papiers détachés, les posa sur la table etcommença de les parcourir.

Tout à coup, ses yeux animés par uneexpression d’avidité sauvage se troublèrent. Un crueldésenchantement, une surprise mortelle se peignit en même temps surson visage blêmi. Il mit sa tête dans ses mains pour réfléchir,puis il se décida, prit copie de ces papiers qu’il venait de lire,les remit dans la boîte, la boite à sa place, dans la chambrenoire, referma la porte de chêne, éteignit la bougie, et s’esquivapar la croisée.

Tandis que le voleur, le meurtrier,franchissait le mur du jardin, le notaire, accompagné d’unétranger, s’arrêtait devant sa maison, tenant sa clef dans lamain.

– De grâce, Monsieur Bintrey, – disait-il, –ne passez pas devant chez moi sans me faire l’honneur d’y entrer.C’est presque un jour de fête dans la ville… le jour de notre tir…mais tout le monde sera de retour avant une heure… N’est-il pasplaisant que vous vous soyez justement adressé à moi pour demanderle chemin de l’hôtel… Eh bien, buvons et mangeons ensemble, avantque vous vous y rendiez.

– Non, pas ce soir, – répliqua Bintrey, – jevous remercie. Puis-je espérer de vous rencontrer demain matin versdix heures ?

– Je serai ravi de saisir l’occasion la plusprompte de réparer, avec votre permission, le mal que vous faites àmon client offensé, – repartit le bon notaire.

– Oui, oui, – fit Bintrey, – votre clientoffensé ! C’est bon ! Mais un mot à l’oreille, MonsieurVoigt.

Il parla pendant une seconde à voix basse etcontinua sa route. Lorsque la femme de charge du notaire revint àla maison, elle le trouva debout devant la porte, immobile, tenanttoujours sa clef à la main et la porte toujours fermée.

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